C. UN « CHOC DE RESPONSABILISATION » DES ENTREPRISES SUR LA CONDITIONNALITÉ DES AIDES ET LE VERSEMENT DES DIVIDENDES

1. Interdire l'octroi d'aides publiques et imposer leur remboursement aux entreprises condamnées pour une infraction grave ou qui ne publient pas leurs comptes

Lors de ses travaux, la commission d'enquête a constaté qu'une interdiction d'octroyer des aides publiques à une entreprise ayant commis une infraction grave, voire une obligation de remboursement dans pareil cas, existe dans différents domaines. La professeure Anémone Cartier-Bresson, professeur de droit public à l'Université Paris Cité, a ainsi souligné que « pour les fonds européens, il est impossible de prétendre à de nouvelles aides en cas d'infraction, ou si l'on doit rembourser des aides et que l'on ne l'a pas encore fait. » De même, dans le cadre de la répression du travail illégal, le remboursement des aides publiques perçues est prévu pour tout employeur condamné pour travail dissimulé612(*).

Cependant, le champ des aides et des infractions couvertes par le droit en vigueur paraît réduit, et c'est pourquoi la commission invite à l'étendre. Seraient ainsi tenues de rembourser les aides perçues, et ne pourraient plus y prétendre durant une durée suffisamment incitative, les entreprises ayant été condamnées de manière définitive en matière de fraude fiscale, de travail illégal613(*), de discrimination systémique ou de police de l'environnement.

Ce remboursement ne pourrait être prononcé que dans un délai de deux ans après la publication de la condamnation définitive, afin que la mesure soit proportionnée aux manquements constatés et prévoie une forme de « droit à l'oubli » pour les entreprises concernées une fois ce délai écoulé.

En revanche, les aides publiques ne pourraient être octroyées qu'après un délai de cinq ans après la publication des condamnations définitives précitées.

La commission d'enquête souhaite également que les sociétés qui ne publient pas leurs comptes614(*) ne puissent pas percevoir des aides publiques aussi longtemps qu'elles n'ont pas rempli leurs obligations légales : il s'agit non seulement d'une obligation juridique mais aussi d'une exigence démocratique de transparence.

Pour mémoire, lors de son audition le 27 mars 2025 par la commission d'enquête, M. Stéphane Hayot, directeur général du Groupe Bernard Hayot (GBH), avait indiqué que « 80 % des entreprises en outre-mer ne déposent pas leurs comptes. Nous avons toujours déposé nos comptes auprès de l'administration chaque année et nous les fournissons aux autorités de contrôle à chaque demande. Cependant, nous ne souhaitions pas les rendre publics, ce qui a effectivement créé de la suspicion. Nous avons récemment déposé nos comptes consolidés des cinq dernières années », après une injonction du tribunal début 2025 », ajoutant « nos comptes sont maintenant déposés et accessibles. Vous pouvez les consulter. Le sujet est donc réglé ». Lors de son audition le 17 juin, M. Emmanuel Besnier, président-directeur général de Lactalis, a reconnu que le groupe n'avait pas publié ses comptes jusqu'à 2018.

Enfin, la commission d'enquête rappelle qu'il sera bientôt possible, en cas de suspicion de fraude, de suspendre l'instruction d'une demande d'aide publique aux entreprises, voire de la rejeter615(*).

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19

Interdire l'octroi d'aides publiques et imposer leur remboursement aux entreprises condamnées de manière définitive pour une infraction grave ou qui ne publient pas leurs comptes.

Gouvernement

Parlement

Immédiat

Loi

2. Prévoir systématiquement en amont de l'octroi d'une aide de l'État ou des collectivités territoriales les conditions relatives à son remboursement partiel ou total

Afin de garantir une utilisation responsable et conforme à l'intérêt général des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, la commission d'enquête recommande d'instaurer de manière systématique, dès l'attribution de l'aide, des conditions précises relatives à son éventuel remboursement, partiel ou total. Ces clauses doivent prévoir explicitement les cas dans lesquels une entreprise bénéficiaire serait tenue de restituer les fonds reçus.

En particulier, la commission se prononce en faveur d'une disposition législative transversale visant à permettre un remboursement automatique des aides perçues en cas de délocalisation d'un site ou d'une activité ayant justifié l'aide, dans un délai de deux ans suivant son octroi. Seraient concernées les aides versées par l'État et les régions, ainsi que celles octroyées par les communes et les EPCI qui sont compétents en matière d'investissement immobilier des entreprises et de location de terrains ou d'immeubles, voire dans certains cas les aides accordées par les métropoles. Cette exigence vise à décourager les comportements opportunistes, à renforcer la transparence dans l'utilisation des fonds publics, et à assurer un juste retour sur investissement pour la collectivité. Le délai de deux ans semble approprié : au-delà, les vicissitudes de la vie économique ne permettent pas à un chef d'entreprise de bonne foi d'avoir une vision claire sur la pérennité économique d'un site.

Le suivi territorialisé de cette disposition devrait être confié aux Dreets, conjointement à leur rôle d'homologation des plans de sauvegarde de l'emploi.

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Imposer le remboursement total d'une aide de l'État ou des collectivités territoriales si l'entreprise procède à une délocalisation d'un site ou d'une activité ayant justifié l'aide dans les deux années suivantes, et prévoir les autres conditions de remboursement, partiel ou total, dès l'octroi de l'aide.

Gouvernement

Collectivités territoriales

Immédiat

Loi

3. Exclure les aides publiques du périmètre du résultat distribuable, à l'exception des exonérations et allègements de cotisations sociales

Au fil de ses travaux, la commission d'enquête a pu tester auprès des personnes auditionnées l'idée d'exclure les aides publiques perçues par les entreprises du périmètre du résultat distribuable servant de base au versement de dividendes aux actionnaires.

Cette mesure de bon sens vise à garantir que l'argent public mobilisé au soutien d'une entreprise soit exclusivement affecté à l'objectif qui a motivé l'octroi de l'aide - qu'il s'agisse de préservation de l'emploi ou de la compétitivité, d'investissement productif ou bien de transition environnementale.

Cette mesure devrait, selon la commission d'enquête, s'appliquer uniquement aux aides versées par l'État, les collectivités territoriales et celles financées par des fonds européens : elle ne s'appliquerait donc pas aux allègements et cotisations sociales dont bénéficie l'entreprise. Cette recommandation suppose en pratique une adaptation du cadre comptable et fiscal afin de neutraliser l'effet des aides publiques dans la détermination du bénéfice distribuable. Elle contribuerait à renforcer la légitimité de l'action publique auprès des citoyens, en évitant que les aides contribuent au financement des dividendes, parfois en contradiction avec la situation économique de l'entreprise, ou du moins de l'un de ses sites.

La commission souligne que cette exclusion ne remet pas en cause le droit des entreprises à rémunérer leurs actionnaires, mais encadre ce droit. Par ailleurs, certains dirigeants d'entreprise auditionnés ont indiqué eux-mêmes souscrire à cette logique. M. Olivier Andriès, directeur général de Safran, a ainsi précisé lors de son audition par la commission d'enquête le 31 mars 2025 : « Nous avons déduit ces montants [d'aides] de notre résultat distribuable, ce qui a mécaniquement réduit le niveau des dividendes versés. Notre politique de distribution repose sur un taux nominal de 40 % du résultat distribuable ».

La mise en place de cette mesure nécessiterait donc de modifier la définition du bénéfice distribuable mentionnée à l'article L. 232-11 du code de commerce, afin de le définir comme « le bénéfice de l'exercice, diminué des pertes antérieures, des aides publiques perçues au cours de l'exercice précédent à l'exception des exonérations et allègements de cotisations sociales, ainsi que des sommes à porter en réserve en application de la loi ou des statuts, et augmenté du report bénéficiaire. »

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Exclure les aides publiques du périmètre du résultat distribuable, à l'exception des exonérations et allègements de cotisations sociales.

Gouvernement et Parlement

1er semestre 2026

Loi

4. Pour des raisons d'exemplarité, inviter le groupe Michelin à rembourser une partie du CICE perçue sur le site de la Roche-sur-Yon fermé en 2020

Dans une question écrite du 31 octobre 2019, le rapporteur avait interrogé M. Bruno Le Maire, alors ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, au sujet de l'utilisation faite par le groupe Michelin du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) sur son site de La Roche-sur-Yon, qui a fermé ses portes quelques mois plus tard en 2020.

Le groupe Michelin avait perçu au titre du CICE 4,3 millions d'euros pour l'achat sur ce site de huit machines, dont deux seulement ont été installées, les six autres ayant été envoyées dans des établissements roumains, polonais et espagnols sans jamais être utilisées en France.

Le rapporteur demandait en conséquence si le Gouvernement envisageait « de demander un remboursement du CICE perçu pour ce site à Michelin, l'utilisation faite ne correspondant pas aux exigences en termes d'emploi, de développement et d'innovation »616(*).

La réponse apportée le 27 août 2020 par le ministre ne mentionnait pas le sujet du remboursement d'une partie du CICE.

Interrogé par le rapporteur sur ce sujet lors de son audition du 18 mars 2025 par la commission d'enquête, M. Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin, a indiqué ne pas connaître le « détail du dossier », mais il a considéré que « l'on devrait être capable de rembourser si le CICE n'a pas servi pour les machines restées en France », « ce ne serait pas anormal qu'on les rembourse ».

Lors de son audition le 7 mai par la commission d'enquête, M. Bruno Le Maire, ancien ministre, a indiqué : « Très honnêtement, je n'ai pas de souvenir précis de cet épisode avec Michelin. Cela illustre ce que je disais tout à l'heure : dès lors qu'il y a un mauvais emploi des fonds publics, plutôt que de changer l'intégralité du dispositif, il vaut mieux exiger de l'entreprise, y compris de manière publique, qu'elle rembourse l'argent. Et pour des raisons strictement réputationnelles, il est probable qu'effectivement, grâce à votre pression, Michelin remboursera ses six machines-outils ». Il a ajouté que « si les démarches nécessaires n'ont pas été faites à ce moment-là, c'était une erreur. L'essentiel, c'est que lorsqu'il y a de l'argent public qui a été mal employé, il puisse être remboursé grâce à la transparence que vous suggérez. Ce sera le cas en l'espèce, ce qui est une très bonne chose. »

M. Éric Lombard, ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, a concédé, lors de son audition par la commission d'enquête le 15 mai dernier, que « cet élément » lui avait « échappé dans l'audition de Florent Menegaux » mais que ses services allaient « examiner ce sujet ». Il a ajouté : « Je suis très surpris qu'une entreprise comme Michelin ait bénéficié d'une aide sans mettre en place l'installation prévue. Mais s'ils le reconnaissent, cela doit être vrai. »

C'est pourquoi la commission d'enquête recommande au groupe Michelin de rembourser spontanément, même en l'absence de base juridique opposable, la partie du CICE perçue pour l'achat de six machines qui n'ont finalement jamais été utilisées sur le site de la Roche-sur-Yon. Le groupe Michelin ferait preuve ainsi d'exemplarité, en montrant à nos concitoyens que les grandes entreprises ont le souci de la bonne utilisation des deniers publics.

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Pour des raisons d'exemplarité, inviter le groupe Michelin à rembourser la part de CICE perçue pour l'achat de six machines qui n'ont jamais été utilisées sur le site de la Roche-sur-Yon fermé en 2020 et qui ont été transférées dans d'autres établissements en Europe.

Michelin et Gouvernement

Immédiat

Instruction


* 612 Article L. 8222-2 du code du travail.

* 613 Aux termes de l'article L. 8211-1 du code du travail, le travail illégal regroupe le travail dissimulé, mais aussi le marchandage, le prêt illicite de main-d'oeuvre, l'emploi d'étranger non autorisé à travailler, le cumul irrégulier d'emplois, la fraude et certaines fausses déclarations.

* 614 Voir les articles L. 232-21 à L. 232-26 du code de commerce, consacrés à la publicité des comptes des sociétés commerciales.

* 615 En effet, l'article 1er de la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, dans sa rédaction résultant du vote du Sénat du 21 mai 2025 (lecture des conclusions de la commission mixte paritaire, avant son examen par le Conseil constitutionnel) prévoit d'insérer dans le code des relations entre le public et l'administration un article L. 115-3 ainsi rédigé : « I. - En l'absence de dispositions spécifiques, en présence d'indices sérieux de manquement délibéré ou de manoeuvres frauduleuses en vue d'obtenir ou de tenter d'obtenir indûment l'octroi ou le versement d'une aide publique, les agents désignés et habilités d'une administration ou d'un établissement public industriel et commercial chargés de l'instruction, de l'attribution, de la gestion, du contrôle ou du versement d'aides publiques peuvent procéder à la suspension de l'octroi ou du versement d'une aide publique. La durée de la mesure de suspension ne peut excéder trois mois à compter de sa notification. Lorsque des éléments nouveaux laissant supposer un manquement délibéré ou des manoeuvres frauduleuses sont portés à leur connaissance durant cette période, les agents précités peuvent renouveler la mesure de suspension pour la même durée. / II. - En cas de manquement délibéré ou de manoeuvres frauduleuses, les autorités mentionnées au I peuvent rejeter la demande d'une aide publique. Elles peuvent également rejeter le versement d'une aide publique, sous réserve, le cas échéant, du retrait de la décision d'octroi de l'aide dans les conditions prévues aux articles L. 241-2 et L. 242-2. »

* 616  https://www.senat.fr/questions/base/2019/qSEQ191012934.html.

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