N° 816

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juillet 2025

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la mise en place
des
directions départementales de la police nationale sur la filière investigation,

Par Mme Nadine BELLUROT et M. Jérôme DURAIN,

Sénatrice et Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; M. Jean-Michel Arnaud, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer, MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, David Margueritte, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.

L'ESSENTIEL

La réforme de la gouvernance de la police nationale portée entre 2020 et 2024 par l'ancien ministre de l'intérieur Gérald Darmanin a suscité nombre d'inquiétudes, principalement liées à ses effets potentiels sur la police judiciaire. La création annoncée de nouvelles directions départementales ou interdépartementales de la police nationale (DDPN/DIPN) organisées par filières métiers et rassemblant, sous l'autorité d'un seul directeur, l'essentiel des services opérationnels de la police nationale a en effet alimenté les craintes d'un déport des enquêteurs spécialisés de la police judiciaire (PJ) vers des missions de voie publique. La pertinence de l'échelon départemental pour lutter contre une criminalité dite « du haut du spectre » qui ne connaît pas de frontières est par ailleurs apparue discutable.

Dans ce contexte, la commission des lois s'est une première fois emparée du sujet à l'automne 2022. Sans remettre en cause l'opportunité d'une réorganisation, ses rapporteurs Nadine Bellurot et Jérôme Durain dressaient le 1er mars 2023 un constat sévère sur les premiers pas particulièrement chaotiques de cette réforme. Considérant que les conditions de réussite d'une réorganisation aussi ambitieuse n'étaient dès lors pas réunies, ils ont préconisé de la soumettre à un moratoire jusqu'à l'achèvement de la période olympique. Cette option a néanmoins été immédiatement écartée par le ministre de l'intérieur, qui s'en est tenu au calendrier initial en dépit des nombreuses alertes émises par la commission sur les risques d'un déploiement précipité d'une réforme elle-même inaboutie.

Près d'un an et demi après l'entrée en vigueur de la nouvelle organisation, force est de constater que la plupart des inquiétudes formulées étaient fondées. Le déploiement à marche forcée des nouveaux organigrammes, particulièrement complexes si ce n'est illisibles, s'est ainsi traduit par un double phénomène d'affaiblissement de l'ancienne « PJ » au sein de la police nationale et de marginalisation de l'investigation spécialisée dans la filière.

Au terme de leurs travaux, incluant deux déplacements effectués dans les directions interdépartementales de la police nationale de Nantes et Nancy, les rapporteurs, dans le cadre de ce « droit de suite », maintiennent leur analyse et considèrent que la réforme n'aurait pas dû être menée dans ces conditions. Ils estiment néanmoins que son annulation risquerait de déstabiliser encore davantage une institution qui ne l'a pas encore totalement absorbée. À court terme, ils invitent donc à privilégier des correctifs concrets visant à atténuer les principales incohérences de la nouvelle organisation et formulent 15 propositions en ce sens.

I. UNE RÉFORME DÉPLOYÉE À MARCHE FORCÉE ET DANS LA CONFUSION, MALGRÉ LES NOMBREUSES ALERTES

A. UNE RÉFORME DÉPLOYÉE DANS LA PRÉCIPITATION, ALORS QUE LES CONDITIONS DE SA RÉUSSITE N'ÉTAIENT PAS RÉUNIES

Alors que les faiblesses de l'organisation en tuyaux d'orgue de la police nationale étaient identifiées de longue date, l'ancien ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, reprenant une idée née au début des années 1990, a entendu mettre en oeuvre un ambitieux projet de réorganisation. L'objectif était de mettre fin au cloisonnement historique de la police nationale par l'installation de nouvelles DDPN ou DIPN réunissant au niveau départemental l'ensemble des filières, qui disposaient auparavant chacune de leur propre organisation.

Les conséquences de cette nouvelle organisation étaient particulièrement importantes s'agissant de la police judiciaire, dès lors qu'elle supposait de mettre fin à la césure traditionnelle entre les services traitant de la petite et de la moyenne délinquance (rattachés à la direction centrale de la sécurité publique - DCSP) et ceux de la police judiciaire « historique », compétente pour le haut du spectre et intervenant pour l'essentiel à un niveau supra-départemental (rattachés à la direction centrale de la police judiciaire - DCPJ).

Loin de faire consensus, ce projet a au contraire agrégé contre lui d'importantes oppositions, tant au sein de la police nationale que du monde judiciaire. Comme l'avait démontré le rapport d'information précité sur le sujet, la préparation du projet s'était caractérisée par de graves insuffisances. Sur le fond, les contours du projet sont longtemps restés flous, tandis que, sur la forme, un manque manifeste de concertation et une communication erratique pouvaient être relevés. Particulièrement préjudiciables, ces manques ont contribué à alimenter les inquiétudes :

- les inquiétudes de la police judiciaire avaient notamment trait au risque de dilution de cette filière hautement spécialisée dans une structure unique « noyée » sous le flot de la délinquance du quotidien. Partant, le risque d'un affaissement de la compétence spécialisée d'une police judiciaire par ailleurs déjà en crise était régulièrement évoqué ;

- les inquiétudes de l'autorité judiciaire tenaient notamment au risque de remise en cause du libre choix du service d'investigation que recelait l'institution d'un interlocuteur unique au niveau départemental, au potentiel amoindrissement de son pouvoir de direction et de contrôle des enquêtes ainsi qu'au risque d'affaiblissement de l'indépendance des enquêtes les plus sensibles et du secret des investigations.

Dans ce contexte, la commission avait considéré que les conditions de réussite de la réorganisation n'étaient pas réunies, qui plus est à moins de deux ans d'une échéance olympique particulièrement sensible en termes de sécurité, et a appelé à un moratoire sur sa mise en oeuvre jusqu'à l'automne 2024.

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