AVANT-PROPOS

Si l'organisation en tuyaux d'orgue de la police nationale était de l'aveu général profondément insatisfaisante, la réforme engagée entre 2020 et 2024 par Gérald Darmanin, alors ministre de l'intérieur, pour décloisonner sa gouvernance ne s'est pas faite sans heurts. Il s'agissait, dans le sillage des recommandations du livre blanc sur la sécurité intérieure, d'unifier les différents silos de la police nationale à l'échelle départementale, autour d'une logique de « filière métier ». Concrètement, cette réforme s'est traduite par la création de directions départementales ou interdépartementales de la police nationale (DDPN/DIPN) rassemblant, sous l'autorité d'un directeur unique rattaché au préfet, l'essentiel des services opérationnels de la police nationale.

Cette ambition de rationaliser l'organisation de la police nationale, qui n'est au demeurant pas nouvelle puisque Pierre Joxe avait porté un projet comparable dans les années 1990, n'était pas nécessairement illégitime. La conduite désordonnée d'un projet aux contours flous a néanmoins rapidement alimenté les doutes vis-à-vis d'une réforme manifestement très mal préparée. Ceux-ci se sont cristallisés sur les conséquences de la nouvelle organisation sur la police judiciaire, ici entendue au sens des missions de lutte contre la grande criminalité relevant des services de l'ancienne direction centrale de la police judiciaire (DCPJ).

Ces craintes, exprimées de plus en plus bruyamment à partir de l'été 2022, tenaient, d'une part, à l'hypothèse d'un déport des enquêteurs spécialisés de la DCPJ vers le traitement de la délinquance du quotidien et, d'autre part, à l'inadaptation de l'échelon départemental pour lutter contre une délinquance dite « du haut du spectre » qui ne connaît pas de frontières. Dans un même mouvement, l'autorité judiciaire a également fait part de nombreuses inquiétudes vis-à-vis d'une réorganisation territoriale perçue comme potentiellement de nature à remettre en cause le libre-choix du service enquêteur, à amoindrir le pouvoir de direction et de contrôle des enquêtes ou à mettre en péril l'indépendance et le secret des investigations.

Constatant la montée en puissance des oppositions à la généralisation d'une réforme qui n'avait été que timidement expérimentée, la commission des lois s'est emparée du sujet à l'automne 2022, en créant une mission d'information conduite par Nadine Bellurot et Jérôme Durain. Sans remettre en cause le bien-fondé de cette réforme, le rapport publié le 1er mars 20232(*) dressait un constat sévère sur les conditions particulièrement chaotiques de sa mise en oeuvre. La commission a considéré que les conditions de la réussite d'une départementalisation de la police nationale en général et de la création d'une nouvelle filière d'investigation unifiée en particulier n'étaient pas réunies. Afin de la préparer dans les meilleures conditions possibles et sans mettre en péril la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 (JOP), elle préconisait donc un moratoire jusqu'à l'achèvement de la période olympique.

Cet avertissement a néanmoins été largement ignoré par le ministère de l'intérieur, qui n'a que très marginalement modifié son projet initial. Aucune évaluation de cette réforme pourtant structurante de la gouvernance de la police nationale n'ayant été conduite par la suite, la commission des lois a souhaité à nouveau faire usage de ses prérogatives de contrôle sur le sujet et a à nouveau désigné Nadine Bellurot et Jérôme Durain pour conduire des travaux d'évaluation.

Cette seconde mission d'information a auditionné 35 personnes et procédé à deux déplacements au sein des DIPN de Nantes et de Nancy. Ses travaux confirment que la plupart des craintes soulevées par la commission en 2023 étaient fondées.

On peut certes se réjouir que le choix délibéré de l'ancien Gouvernement d'ignorer les recommandations parlementaires n'ait pas eu de conséquences immédiates sur la sécurisation des JOP 2024. De la même manière, certaines inquiétudes préalables à la généralisation des DDPN ne se sont pas (ou peu) matérialisées. Les enquêteurs spécialisés n'ont notamment pas été significativement réorientés vers des missions de voie publique. De la même manière, le libre-choix du service enquêteur et l'indépendance des enquêtes ont été préservés.

Il n'en demeure pas moins que la mise en oeuvre à marche forcée de la réforme s'est traduite par une fragilisation de la police judiciaire au sein de la police nationale. Les quelques gains qui peuvent aujourd'hui être discernés dans la nouvelle organisation, notamment en matière de circulation de l'information entre les filières, sont trop marginaux pour justifier l'importante mise sous tension imposée à la police nationale sur les cinq dernières années pour la mettre en place. A contrario, ses conséquences dommageables sur la filière judiciaire sont d'ores et déjà perceptibles et alarmantes. L'unification du commandement à l'échelle départementale s'est faite au prix d'une marginalisation de la police judiciaire, d'une dilution de son expertise et de la mise en place d'organigrammes complexes, si ce n'est illisibles, entraînant des dysfonctionnements opérationnels.

Les rapporteurs, maintiennent l'analyse qu'ils avaient formulée dans le cadre de la première mission d'information et considèrent que la réforme n'aurait pas dû être menée dans ces conditions. Ils estiment néanmoins que son annulation risquerait de déstabiliser encore davantage une institution qui ne l'a pas encore totalement absorbée. À court terme, ils invitent donc à privilégier des correctifs concrets visant à atténuer les principales incohérences de la nouvelle organisation.

I. UNE RÉFORME DE LA POLICE NATIONALE MISE EN oeUVRE DANS LA PRÉCIPITATION, EN DÉPIT DES ALERTES ÉMISES PAR LA COMMISSION DES LOIS

A. LA GENÈSE DE LA RÉFORME : UNE VOLONTÉ DE RATIONALISATION ANCIENNE DE L'ORGANISATION DE LA POLICE NATIONALE

Loin d'être une idée nouvelle, la réforme de l'organisation de la police nationale mise en oeuvre entre 2020 et 2024 est l'aboutissement d'un processus de réflexion entamé dès le début des années 1990, sous l'impulsion de Pierre Joxe, alors ministre de l'intérieur. Il s'agissait alors de créer des directions départementales qui, sous l'autorité du préfet, auraient rassemblé l'ensemble des services opérationnels de la police nationale, à l'exclusion de la police judiciaire. Une expérimentation en ce sens avait été lancée à partir d'avril 1990 dans plusieurs départements avant d'être progressivement étendue puis généralisée. Comme le rappelait la commission des lois dans son rapport précité du 1er mars 2023, « l'objectif affiché était, d'une part, d'être plus efficace dans la lutte contre la petite et moyenne délinquance et, d'autre part, d'unifier des services dont le morcellement était perçu comme une entrave à l'efficacité des politiques de sécurité ». Cette réorganisation des services de la police nationale a néanmoins été interrompue par le ministre de l'intérieur Charles Pasqua en avril 1993, près de trois ans après son lancement.

Dans ce contexte, la commission des lois avait rappelé en 2023 que la réforme proposée par Gérald Darmanin n'était « pas nouvelle », qu'elle avait été « plusieurs fois envisagée mais jamais conduite à son terme », concluant que le « projet de départementalisation de la police nationale [alors] porté par le ministère de l'intérieur s'apparent[ait] davantage à une nouvelle version d'une réforme défendue antérieurement par différents ministres de l'intérieur ».

De fait, les faiblesses de l'organisation en tuyaux d'orgue de la police nationale avaient été identifiées de longue date. Pour rappel, antérieurement à la réforme, l'ensemble de ses directions opérationnelles3(*) travaillaient en « silos », chacune des directions centrales disposant de son propre schéma d'implantation territoriale. Alors que la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) reposait sur une organisation départementale4(*), la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) combinait des échelons zonaux et interdépartementaux5(*) et la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) des directions régionales et zonales (elles-mêmes décomposées en directions territoriales6(*)). Au-delà de son caractère difficilement lisible, cette organisation complexe était à l'origine d'importants coûts de coordination, voire de rivalités entre les services, avec, à la clé, des pertes d'efficacité opérationnelles avérées.

Une organisation en tuyaux d'orgue de la police nationale à l'origine d'une perte d'efficacité opérationnelle

Sénat, rapport d'information n° 384 (2022-2023) de Nadine Bellurot et Jérôme Durain
sur l'organisation de la police judiciaire dans la police nationale, 1er mars 2023

Chacune des directions de la police nationale exerçant des missions de police judiciaire dispose d'une grande autonomie de fonctionnement, tant en termes opérationnels que de gestion des ressources humaines ou de gestion budgétaire. À titre d'exemple, la DCPAF et la DCPJ sont organisées aux niveaux interdépartementaux et zonaux, tandis que la DCSP est principalement organisée autour de l'échelon départemental, l'échelon zonal constituant un simple niveau de coordination.

Cette organisation fragmentée apparaît peu lisible et inadaptée. Cela s'ajoute à un mode de fonctionnement fortement centralisé et vertical, chacun des services déconcentrés ne rendant en pratique compte qu'à sa direction centrale sans qu'il y ait suffisamment d'interactions avec les autres services au niveau local, ce qui pèse sur l'efficience de l'action de la police nationale.

Comme le soulignait le livre blanc pour la sécurité intérieure publié le 16 novembre 2021, « la police nationale d'aujourd'hui s'est constituée progressivement par la création de structures spécialisées qui ont été conçues pour accomplir des missions particulières (police aux frontières, police judiciaire, police technique et scientifique, renseignement, maintien de l'ordre, protection des hautes personnalités, intervention spécialisée) ». Elle est ainsi « marquée par sa verticalité qui, au fil du temps, a juxtaposé des services aux compétences croisées ». Le livre blanc indiquait également que « l'état des lieux a confirmé une attente partagée d'un pilotage renforcé et affirmé, d'une plus grande lisibilité, de décloisonnement, de déconcentration et donc de conjuguer une fierté d'appartenance à une grande et puissante maison avec une agilité retrouvée ».

Le fonctionnement de la police nationale, souvent qualifié de fonctionnement en silos ou en tuyaux d'orgue, ne permet pas une approche globale et pluridisciplinaire dans la compréhension et le traitement des problématiques de sécurité intérieure.

Ce constat s'appliquait de manière identique aux services exerçant des missions de police judiciaire. Exercée sous l'autorité de magistrats, celle-ci a pour mission de constater les infractions à la loi pénale, d'en rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs7(*). Avant la réforme, les missions de police judiciaire relevaient dans leur grande majorité de la compétence de deux directions centrales de la direction générale de la police nationale (DGPN)8(*), selon le degré de complexité des affaires. La DCSP traitait premièrement plus de 90 % des infractions enregistrées sur le territoire par l'intermédiaire des directions départementales de la sécurité publique et, au niveau local, des sûretés départementales ou urbaines réparties dans les circonscriptions de sécurité publique. Les infractions visées relevaient pour l'essentiel de la petite et de la moyenne délinquance - dites de « niveaux 1 et 2 », et notamment de la délinquance de voie publique. En termes quantitatifs, près de 15 000 des 65 000 personnels de la DCSP étaient en charge du traitement de cette délinquance de masse (23 %).

Les 5 640 personnels et 3 800 enquêteurs de la DCPJ étaient, deuxièmement, compétents pour le traitement des infractions les plus graves - dites de « niveau 3 » -, en particulier la criminalité organisée, le terrorisme ou la cybercriminalité. Elle regroupait neufs offices centraux et quatre sous directions opérationnelles au niveau central, ainsi que sept directions zonales ou régionales, 18 directions territoriales et 34 services de police judiciaire.

De la même manière que pour la police nationale, l'organisation antérieure de la police judiciaire - entendue ici comme la DCPJ - n'était pas exempte de défauts, largement documentés. La commission des lois en mettait notamment deux en avant dans son rapport précité du 1er mars 2023 :

- une organisation complexe, cloisonnée et peu efficiente : la commission relevait à ce titre l'existence de nombreux conflits de compétences entre les services ainsi qu'une circulation de l'information sous-optimale, ces faiblesses ne permettant pas « l'appréhension globale d'un phénomène tant à l'échelle d'un territoire qu'à l'échelon national ». Elle concluait que « chacun des services de police travaillait dans sa logique propre sur son territoire, sans nécessairement interagir avec les autres composantes de la police nationale » et au détriment de l'efficacité d'ensemble ;

- une organisation qui n'était plus adaptée à la criminalité du XXIème siècle : celle-ci se caractérise en effet par le développement de réseaux internationaux de criminalité organisée parfaitement structurés, avec des « têtes de réseaux » le plus souvent établies à l'étranger et de nombreuses ramifications locales. Dans ce contexte, la lutte contre la criminalité organisée et celle contre la criminalité du quotidien constituent les deux faces d'une même médaille. Cette imbrication est particulièrement prononcée en matière de trafic de stupéfiants, comme l'a démontré la commission d'enquête du Sénat de mai 20249(*) sur le sujet.

L'efficacité de l'action de la police nationale suppose dès lors une communication étroite entre les services de police judiciaire spécialisés, chargés de traiter le haut du spectre, et ceux de la sécurité publique, en première ligne face aux conséquences de l'action de ces réseaux criminels sur le terrain. Force était de constater que l'organisation antérieure de la police nationale, où subsistait une relative étanchéité entre ces deux versants, ne satisfaisait pas pleinement cette condition. Si la qualité des relations interpersonnelles entre les différents acteurs permettait un tant soit peu de pallier ce déficit de communication, il n'en demeure pas moins que les différents services exerçant des missions de police judiciaire étaient structurellement trop cloisonnés, voire rivaux, pour autoriser un partage d'information efficient. La multiplication des conflits de compétence, des structures transversales10(*) ou des protocoles de coopération - dont l'existence même pouvait sembler incongrue au sein d'une police nationale supposément unique - n'en étaient que les illustrations les plus flagrantes.

Au-delà de la question de l'organisation de la police nationale en général et de la police judiciaire en particulier, il doit être relevé que le projet de réforme porté par le ministre de l'intérieur est intervenu dans un contexte de crise aigüe pour la police judiciaire. Les causes de cette perte d'attractivité de la filière judiciaire sont connues de longue date et loin de se résumer à des questions d'organigramme. La complexité de la procédure pénale, les cycles horaires exigeants, l'insuffisance du régime indemnitaire, la responsabilité et la charge mentale pesant sur les enquêteurs, l'excessive lenteur de la réponse judiciaire ou encore l'obsolescence des outils informatiques sont autant d'éléments qui entretiennent la désaffection dont elle souffre aujourd'hui. Cette situation ne s'est malheureusement pas améliorée au cours des dernières années. De la même manière qu'en 2023, les rapporteurs ont été systématiquement interpellés par les personnes auditionnées sur l'ampleur des difficultés de la filière judiciaire et du désarroi des enquêteurs, et ce tant au sein de la police nationale que de l'autorité judiciaire11(*).


* 2 Sénat, rapport d'information n° 384 (2022-2023) de Nadine Bellurot et Jérôme Durain sur l'organisation de la police judiciaire dans la police nationale, 1er mars 2023.

* 3 En l'espèce la direction centrale de la sécurité publique et son service central du renseignement territorial, la direction centrale de la police judiciaire ainsi que la direction centrale de la police aux frontières.

* 4 Décret n° 2008-633 du 27 juin 2008.

* 5 Décret n° 2012-328 du 6 mars 2012.

* 6 Décret n° 2020-1776 du 30 décembre 2020.

* 7 Article 14 du code de procédure pénale.

* 8 Les effectifs de la police aux frontières exercent également, dans une moindre mesure, des missions de police judiciaire.

* 9 Sénat, Commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y

remédier, Rapport n° 588 (2023-2024), 7 mai 2024.

* 10 À l'instar des cellules de renseignement opérationnel en matière de stupéfiants, ou des groupes interministériels de recherche.

* 11 Voir la partie III du présent rapport.

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