N° 830
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2024-2025
Rapport remis à M. le Président du Sénat le 8 juillet 2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 juillet 2025
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission d'enquête (1) sur
les coûts et les modalités
effectifs
de la commande publique et
la mesure de leur effet
d'entraînement
sur
l'économie française,
Président
M. Simon UZENAT,
Rapporteur
M. Dany WATTEBLED,
Sénateurs
Tome I - Rapport
(1) Cette commission est composée de : M. Simon Uzenat, président ; M. Dany Wattebled, rapporteur ; Mme Céline Brulin, M. Henri Cabanel, Mme Karine Daniel, MM. Alain Duffourg, Fabien Genet, Mmes Nadège Havet, Lauriane Josende, Catherine Morin-Desailly, MM. Daniel Salmon, Stéphane Sautarel, vice-présidents ; M. Michel Canévet, Mme Vivette Lopez, MM. Victorin Lurel, Serge Mérillou, Mme Laurence Muller-Bronn, MM. Jean-Luc Ruelle, Paul Vidal.
L'ESSENTIEL
L'URGENCE D'AGIR POUR ÉVITER LA SORTIE DE
ROUTE :
PILOTER LA COMMANDE PUBLIQUE
AU SERVICE DE LA
SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE
Créée à l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires (LIRT), la commission d'enquête, à l'occasion de ses 51 auditions plénières et trois déplacements en France et à l'étranger, a rencontré les représentants de 134 structures incarnant la commande publique dans toute sa diversité : élus locaux, services de l'État, experts, juristes, économistes, acheteurs publics, acteurs économiques ou encore représentants du secteur hospitalier. Au terme de quatre mois de travaux, elle formule 67 recommandations qui visent à mieux exploiter le potentiel de la commande publique au service de la souveraineté économique et numérique européenne.
I. LA COMMANDE PUBLIQUE, MOTEUR ESSENTIEL DE L'ÉCONOMIE FRANÇAISE : UN PUISSANT EFFET LEVIER MAIS DES RESTRICTIONS À LEVER
A. UN POIDS ÉCONOMIQUE QUI FAIT DE L'ACHAT PUBLIC UN PILIER FONDAMENTAL DE L'ÉCONOMIE FRANÇAISE, NOTAMMENT AU PLAN LOCAL
Mesurer l'impact économique exact de la commande publique en France est un exercice complexe, notamment car une part substantielle des marchés publics, d'un faible montant, ne fait l'objet d'aucun recensement précis.
Sur le fondement des seuls contrats d'un montant supérieur ou égal à 90 000 euros HT, il est ainsi considéré que la commande publique française représentait 170 milliards d'euros en 2023, soit un montant deux fois plus important qu'il y a dix ans, les contrats publics ne représentant, en 2014, que 83 milliards d'euros. Pour la Cour des comptes européenne, son poids dans l'économie française s'élèverait à 14 % du PIB, soit 400 milliards d'euros.
La commande publique représenterait 400 milliards d'euros par an en France, selon l'Union européenne.
La commande publique est principalement portée par les collectivités territoriales, qui représentaient, en 2023, 80 % de l'ensemble des marchés publics, contre seulement 8 % pour l'État et 12 % pour les entreprises publiques et les opérateurs de réseaux. Une part importante de ces marchés est en pratique réalisée par le biais de centrales d'achat. La principale d'entre elles, l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), représente à elle seule près de 3 % des marchés publics français, avec des commandes enregistrées d'un montant de 5,9 milliards d'euros en 2024, en progression de 6,2 % en un an.
Bien que reposant sur des élus et des équipes disposant de moyens bien plus réduits que les administrations centrales, les achats publics des collectivités territoriales ont, toutes choses égales par ailleurs, un impact plus important sur les petites et moyennes entreprises que ceux de l'État.
B. UN INSTRUMENT JURIDIQUE ANCIEN DESTINÉ À RÉPONDRE AUX BESOINS DES PERSONNES PUBLIQUES ET INSCRIT DANS UN CADRE EUROPÉEN
Le droit français de la commande publique s'est progressivement constitué depuis 1833, inspirant le droit européen, qui l'encadre désormais.
La passation des marchés publics doit en effet respecter certains principes fondamentaux : l'égalité de traitement des candidats, la liberté d'accès et la transparence des procédures, dans le but d'assurer la bonne utilisation des deniers publics.
Les principes fondamentaux du droit de la commande publique ont une valeur constitutionnelle et sont inscrits dans la loi.
Trois types de procédures coexistent, en fonction de la valeur estimée du besoin :
- la procédure négociée, sans publicité ni mise en concurrence, pour les marchés d'un montant inférieur à 40 000 euros HT (100 000 euros HT pour les travaux) ;
- la procédure adaptée, spécificité française, pour les marchés d'un montant supérieur à ces montants mais inférieur aux seuils européens - compris entre 143 000 euros HT et 5 538 000 euros HT en fonction de la catégorie d'acheteur et du type de prestation acheté ;
- les procédures formalisées, et notamment l'appel d'offres, au-delà de ces montants.
C. UN ENCHEVÊTREMENT DE COMPÉTENCES ENTRE LES ACTEURS CENTRAUX DE L'ACHAT PUBLIC
Aucune administration ne peut être sérieusement qualifiée de « pilote » de la commande publique à l'échelle nationale :
- la direction des achats de l'État (DAE) conduit uniquement la politique des achats de l'État (à l'exclusion des achats de défense et de sécurité), tandis que la direction générale de l'offre de soins (DGOS) accompagne l'optimisation des achats hospitaliers et qu'aucune structure n'est dédiée aux questions relatives aux achats des collectivités territoriales ;
- la direction des affaires juridiques (DAJ) des ministères économiques et financiers se borne à élaborer la doctrine juridique officielle en matière de commande publique, tout en jouant le rôle de chef de file français dans le cadre de la renégociation des directives européennes ;
- le Commissariat général au développement durable (CGDD) assure simplement le suivi des dispositions législatives relatives à l'achat durable.
Les investigations de la commission d'enquête ont montré que l'État n'avait pas su se hisser à la hauteur des enjeux ces dernières années lorsque la commande publique avait dû être mobilisée pour répondre à l'urgence ou garantir la souveraineté nationale et européenne, qu'il se soit agi d'acquérir des masques durant la crise sanitaire, de remplir les objectifs de la loi Egalim ou d'assurer la protection des données publiques face aux géants du numérique.
Face à ces défaillances, la commission d'enquête juge indispensable de confier au Premier ministre la responsabilité du pilotage, de la cohérence et de l'efficience de la commande publique en France et de mieux associer le Parlement à son suivi à l'occasion d'un débat annuel consacré à la politique d'achat de l'État (recommandations nos 4 et 6). |
D. LES DIFFICULTÉS TROP LONGTEMPS IGNORÉES DES ÉLUS LOCAUX
La commission d'enquête a souhaité disposer d'un panorama plus représentatif des enjeux et défis que suppose l'évolution substantielle du cadre juridique de la commande ces dernières années pour les collectivités locales. Pour ce faire, elle a recueilli le ressenti des élus locaux, à travers deux déplacements, à Vannes et à Lille, qui ont permis de rencontrer plusieurs dizaines de représentants des différents niveaux de collectivités territoriales, ainsi que dans le cadre d'une consultation publique sur la plateforme dédiée du Sénat en avril 2025, à laquelle ont répondu 1 179 participants, dont la majorité représentait des communes.
Il en ressort une nette volonté de stabilisation et de simplification de la réglementation en vigueur, afin de permettre aux élus de mieux sécuriser leurs marchés et de mener plus rapidement à bien les procédures d'achat, au service de l'écosystème économique local. Ainsi, chez les élus consultés :
des élus locaux craignent le risque pénal |
d'entre eux cherchent à soutenir les entreprises locales dans leurs marchés publics |
II. LES DÉFAILLANCES DE L'ÉTAT
DANS LA TRANSFORMATION
DE LA COMMANDE PUBLIQUE
A. TRANSITIONS ENVIRONNEMENTALES ET SOCIALES : L'ÉTAT PRESCRIPTEUR NE DONNE PAS L'EXEMPLE
1. Le bilan en demi-teinte des mesures entrées en vigueur
Alors que les achats de l'État représentent 23 % de ses émissions totales de gaz à effet de serre, soit 10 millions de tonnes en équivalent CO2 chaque année, la transformation de la commande publique selon un modèle responsable apparaît depuis quelques années comme un objectif prioritaire afin de mener à bien une transition écologique globale.
Pourtant, les obligations environnementales instaurées ces dernières années en matière de commande publique font l'objet d'une application lacunaire.
- En matière de restauration collective publique, en 2023, les obligations de la loi Egalim étaient loin d'être respectées. Ainsi, parmi les services de restauration :
se conformaient à l'obligation de proposer 50 % de produits durables et de qualité |
se conformaient à l'obligation de proposer 20 % de produits issus de l'agriculture biologique |
En conséquence, la commission d'enquête préconise de transférer les adjoints gestionnaires des établissements scolaires aux collectivités de tutelle de ces derniers, afin d'assurer un pilotage plus cohérent de leurs services de restauration collective (recommandation n° 8). |
- Une minorité de pouvoirs adjudicateurs se conforme aux objectifs de réemploi, réutilisation ou recours aux biens issus du recyclage fixés par la loi dite Agec : 7 % des acheteurs respectent les minimas imposés pour le textile, 11 % en matière informatique.
Pour la commission d'enquête, convaincue du bien-fondé de ce virage vers une commande publique plus responsable, la mise en oeuvre embryonnaire de ce nouveau cadre juridique résulte notamment d'une défaillance du pilotage par la donnée, ayant conduit à la définition de normes sans visibilité sur les pratiques initiales des acheteurs, mais surtout d'un défaut d'accompagnement par l'État des plus petits acheteurs, générant une appropriation très disparate du nouveau cadre juridique. Elle a en effet relevé une sous-estimation des difficultés rencontrées par les acheteurs face aux changements de pratique demandés, ayant conduit à des mesures de soutien incomplètes et tardives.
2. Réussir l'ancrage environnemental de la commande publique : le défi de la loi Climat et résilience
Le bilan en demi-teinte des mesures environnementales déjà entrées en vigueur met en lumière le défi que représente le respect des mesures prévues par l'article 35 de la loi dite Climat et résilience du 22 août 2021, auxquelles l'ensemble des pouvoirs adjudicateurs devront se conformer à compter du 22 août 2026, en intégrant une clause d'exécution environnementale et un critère d'attribution prenant en compte les caractéristiques environnementales de l'offre dans chaque marché, ainsi qu'une considération sociale pour les marchés dont le montant excède les seuils européens.
La commission d'enquête a constaté l'insuffisante préparation des acheteurs publics à une telle évolution du cadre juridique, dont ils redoutent fortement la charge administrative induite.
En conséquence, afin de permettre aux petits pouvoirs adjudicateurs, et particulièrement aux plus petites communes, de s'approprier ces objectifs nouveaux, la commission d'enquête appelle à une rationalisation et un perfectionnement des outils d'accompagnement mis à disposition par l'État, alors que certains dispositifs prévus par la loi ne sont pas encore opérationnels, notamment l'outil Ecobalyse à la portée très restreinte. Faute d'un accompagnement réellement efficace des pouvoirs adjudicateurs, la commission d'enquête rejoint les craintes formulées par la Cour des comptes quant au risque de voir « les acheteurs (...) être tentés d'insérer des critères ou des clauses sans réelle portée ».
Afin d'amplifier la soutenabilité environnementale et sociale de la commande publique, la commission d'enquête préconise, en conséquence : - de mieux coordonner, autour d'un chef de file désigné par le Premier ministre, les actions de la DAJ, la DAE, du CGDD, de l'Ademe et des réseaux locaux dans l'élaboration d'outils et de formation d'aide à la transition des politiques d'achat public locales vers des achats durables (recommandation n° 11) ; - que l'État mette enfin à disposition des acheteurs publics des outils d'analyse du coût du cycle de vie des biens des principaux segments d'achat, comme l'impose l'article 36 de la loi Climat et résilience (recommandation n° 12) ; - de confier à l'État la responsabilité de conduire des enquêtes de qualité sur les différentes considérations sociales mobilisées au sein des marchés publics, notamment la mutualisation des parcours d'insertion entre personnes publiques, afin d'améliorer l'insertion durable dans l'emploi de leurs bénéficiaires (recommandation n° 13). |
B. LA PROFESSIONNALISATION INACHEVÉE DE LA FONCTION ACHAT
L'évolution rapide du cadre juridique de la commande publique, l'intégration de nouvelles exigences environnementales, sociales, ou de performance des achats ainsi que les contraintes budgétaires croissantes pesant sur les acheteurs publics ont conduit à un mouvement, encore inachevé, de professionnalisation de la fonction achat. Longtemps perçu comme une procédure purement administrative, l'achat public fait aujourd'hui partie d'une politique publique à part entière, requérant une expertise spécifique.
La commission d'enquête a constaté de fortes disparités dans la professionnalisation de la fonction achat. De fait, tandis que les administrations centrales et les collectivités les plus importantes ont initié, depuis les années 2000, une structuration complète de la fonction achat, avec la création de services dédiés, le recrutement d'acheteurs professionnels, et l'élaboration d'une véritable stratégie d'achat, les plus petites collectivités demeurent confrontées à des difficultés multiples pour cette montée en compétences : difficultés de recrutement, manque de formation des agents, volume d'achat insuffisant pour justifier la professionnalisation. Signe de ce retard, moins de 10 % des maires interrogés par le Sénat dans le cadre de la consultation des élus locaux ont indiqué disposer d'un acheteur professionnel dans leur équipe.
Pour pallier ce retard, la commission d'enquête appelle au renforcement de la formation des acheteurs publics, grâce à des programmes universitaires dédiés, ainsi qu'à un recours accru aux procédures de mutualisation des achats, qu'elle préconise de simplifier, notamment à l'échelle intercommunale (recommandations nos 14 et 15). |
C. DÉFAILLANCES ET CONTRADICTIONS : L'ÉTAT PRIS EN FAUTE
La commission d'enquête a relevé, au cours de ses travaux, des difficultés persistantes de l'État à soutenir, dans le cadre de ses marchés publics, des start-ups ou PME françaises et européennes innovantes ainsi qu'à garantir la protection pleine et entière des données publiques.
1. La carte nationale d'identité française, une occasion manquée pour l'innovation française
Le déploiement de la nouvelle carte nationale d'identité électronique (CNIe) française, projet structurant mêlant hautes exigences de sécurité et d'innovation technologique, a été conduit au détriment de solutions françaises émergentes qui ont pourtant rencontré un grand succès à l'étranger.
Pour la conception et la fabrication de la CNIe, l'Imprimerie nationale fait appel à des prestataires externes en mesure de fournir des technologies de pointe assurant la sécurisation du titre. Les travaux de la commission d'enquête ont permis de mettre en lumière un manque de volontarisme alarmant de sa part pour l'inclusion de technologies innovantes françaises dans ce cadre.
« Nous n'avons jamais été consultés sur le projet de CNIe, malgré toutes les recommandations obtenues de la part du ministère de l'intérieur » Cosimo Prete, président de CST.
La mise à l'écart de certaines entreprises françaises innovantes dans le cadre d'un projet d'une telle ampleur constitue une regrettable illustration des réticences de certains pouvoirs adjudicateurs à soutenir des PME et contribuer à leur développement dans le cadre de la commande publique.
2. La plateforme des données de santé : face aux contradictions de l'État
De la même manière, la commission d'enquête a relevé une grande inertie de l'État s'agissant des enjeux de souveraineté numérique et de protection de données sensibles dans le cadre de la commande publique, qui s'illustre tristement par le cas du Health Data Hub, désormais intitulé plateforme des données de santé (PDS).
Instituée en 2019, la PDS a pour objectif de favoriser l'utilisation des données de santé dans les domaines de la recherche, notamment en matière d'intelligence artificielle, de l'appui au personnel de santé et du pilotage du système de santé. Compte tenu de la forte sensibilité des données concernées, ainsi que de la doctrine de l'État prônant une protection et une souveraineté des données publiques sensibles, le choix de confier l'hébergement de cette plateforme à Microsoft - société exposée aux effets des lois extraterritoriales américaines pouvant conduire à des fuites de données, avec sa solution Azure - et non à un hébergeur souverain, constitue une erreur caractérisée, si ce n'est une faute politique.
Si le ministère de la Santé a indiqué que la solution d'hébergement proposée par Microsoft était la seule à « répondre à l'ensemble des prérequis fonctionnels et sanitaires », les documents communiqués à la commission d'enquête laissent à penser que ce choix était en réalité davantage motivé par des enjeux de délai et de coûts, la solution de Microsoft pouvant être acquise par l'Ugap et donc disponible immédiatement, tandis qu'une autre solution d'hébergement, française, semblait, selon les documents communiqués, satisfaire aux exigences de sécurité, mais présentait alors des coûts de production plus importants et des délais de mise en oeuvre de cinq à huit mois supérieurs. Pour les responsables politiques entendus par la commission d'enquête, le recours à Microsoft était un arbitrage clair afin de répondre à une contrainte temporelle. La commission d'enquête juge, à l'inverse, que le respect du droit de la commande publique, permettant de sélectionner l'offre économiquement la plus avantageuse, ne saurait dépendre de conditions de délai ou d'impératifs politiques, surtout quand la solution retenue contrevient aux objectifs affichés et illustre un défaut d'anticipation.
En outre, alors que Microsoft ne devait constituer qu'une solution temporaire, permettant de rendre le projet opérationnel rapidement, une situation de dépendance à ses services s'est établie, la stratégie de réversibilité de l'hébergement de la plateforme n'ayant jamais été mise en oeuvre. Six ans après le lancement de la PDS, seule une solution intercalaire est pour l'instant envisagée pour remédier aux insuffisances les plus flagrantes par rapport aux ambitions initiales du projet.
Alors que la réversibilité de la solution d'hébergement était promise et que Microsoft ne devait assurer qu'une prestation temporaire de deux ans, la migration vers une solution d'hébergement souveraine semble encore lointaine.
Le pilotage de la plateforme des données de santé traduit l'incapacité de l'État à garantir la protection et la souveraineté des données publiques. Malgré le renforcement de la doctrine française en matière de protection des données, l'existence d'un rapport d'experts préconisant de programmer l'arrêt de l'hébergement sur Azure, et les déclarations récentes de certains responsables politiques signalant leur souhait de voir la plateforme migrer vers une solution souveraine, force est de constater qu'une telle migration semble, bien qu'imposée par la loi, encore lointaine et qu'elle supposera des coûts bien supérieurs à ceux qui auraient permis, dès le lancement du projet, de mettre en place une protection souveraine des données hébergées.
La commission d'enquête appelle donc à transférer dans les meilleurs délais l'hébergement de la plateforme des données de santé sur une solution souveraine, immune aux législations extraterritoriales, conformément à l'article 31 de la loi Sren (recommandation n° 16). |
III. FIXER UN CAP CLAIR ET ACCÉLÉRER : PILOTER LA COMMANDE PUBLIQUE AU SERVICE DE LA SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE
A. LE PROCESSUS ENGAGÉ DE RÉVISION DES DIRECTIVES EUROPÉENNES RELATIVES À LA COMMANDE PUBLIQUE
En raison de son impact sur le fonctionnement du marché intérieur, le droit de la commande publique est régi par des directives européennes, transposées ensuite en droit français.
À l'échelle européenne, la commande publique représente :
Par son ampleur, la commande publique est un levier stratégique au service de la politique industrielle et de la compétitivité de l'UE.
Le paquet « marchés publics » de 2014, actuellement en vigueur, est composé de trois directives qui ont fait l'objet d'une évaluation sévère de la Cour des comptes européenne, soulignant notamment qu'elles n'avaient pas atteint leur but de simplification et de renforcement de la concurrence dans les procédures de marchés publics et avaient même plutôt eu l'effet inverse.
En conséquence, et au vu de l'évolution du contexte économique et stratégique depuis 2014, appelant à mobiliser la commande publique pour soutenir l'innovation, sécuriser les approvisionnements et réduire les situations de dépendance technologique, une révision de ces directives a été annoncée dès l'été 2024 par la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, devant aboutir d'ici à 2027.
La Commission européenne a d'ores et déjà réalisé une consultation en ligne ouverte à toutes les parties prenantes et devrait poursuivre ses travaux au cours de l'année 2025, avant de proposer un projet de réforme d'ici à la fin de l'année 2026.
Le Parlement européen, de son côté, a pris l'initiative, au sein de sa commission sur le marché intérieur et la protection des consommateurs (IMCO) d'un rapport visant à accompagner cette révision, dont les premières orientations privilégient une conception purement économique de la commande publique, en contradiction totale avec la vision de la commission d'enquête. Celle-ci s'est rendue à Bruxelles, à la rencontre de la Commission européenne et du Commissaire en charge de ce dossier, M. Stéphane Séjourné, Vice-président chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, pour leur faire part de la nécessité de saisir cette opportunité pour faire de la commande publique, à l'échelle européenne, une politique publique au service des transitions écologique et sociale et de la souveraineté économique, agricole, industrielle et numérique de l'Union européenne.
B. POUR UNE PRÉFÉRENCE EUROPÉENNE ÉLARGIE
Dans le cadre de la révision des directives européennes, la commission d'enquête estime que l'accent doit être mis sur la préférence européenne, sur le modèle de dispositions en vigueur de longue date aux États-Unis et résumées sous l'appellation Buy American Act, qui imposent un régime de préférence nationale dans les achats fédéraux, sauf prix déraisonnable de l'offre.
Sans enfreindre les engagements internationaux de l'Union européenne, il lui appartient de faire preuve de moins de naïveté à l'égard de ses partenaires, qui ferment leurs marchés publics à ses entreprises tandis qu'ils profitent des siens. L'évolution du contexte international appelle à soutenir par la commande publique les entreprises européennes, dans le cadre du marché intérieur. La Commission européenne a déjà fait un premier pas en ce sens, défensif avec l'Instrument sur les marchés publics internationaux de 2022 et, dans ses communications récentes, vis-à-vis de certains secteurs critiques.
Il s'agit selon la commission d'enquête d'aller plus loin. Le but ne doit pas être uniquement de garantir la résilience de l'économie, en assurant la sécurité d'approvisionnements locaux, et de répondre aux situations d'urgence ou de crise, mais surtout d'adopter une approche transversale, avec une règle s'appliquant à l'ensemble des secteurs économiques à l'échelle européenne, pour contribuer à la structuration de filières souveraines.
La préférence européenne doit être générale et non limitée à certains secteurs particuliers.
Il est également indispensable que la France défende, dans le cadre de la révision des directives sur la commande publique, une exception alimentaire à l'échelle européenne, permettant de faciliter le recours aux producteurs locaux et de développer les circuits courts au profit de la restauration collective publique.
La commission d'enquête appelle à instaurer, dans le cadre de la révision des directives européennes sur la commande publique, un principe général de préférence européenne dans les achats des personnes publiques (recommandation n° 19). Elle revendique l'introduction d'une exception alimentaire au droit de la commande publique, permettant de faciliter, notamment pour les collectivités territoriales, le recours à des producteurs locaux et à des circuits courts d'approvisionnement (recommandation n° 18). Elle appelle à mobiliser la diplomatie parlementaire pour contribuer à bâtir une majorité qualifiée afin d'adopter une révision ambitieuse des directives européennes sur la commande publique (recommandation n° 17). |
C. VERS UN SMALL BUSINESS ACT EUROPE'EN
La révision de la réglementation européenne de la commande publique doit aussi être l'occasion de mettre en pratique un engagement évoqué de longue date mais jusqu'à présent jamais tenu : celui de soutenir le développement des petites et moyennes entreprises (PME) en leur réservant une part des marchés publics, sur le modèle du Small Business Act (SBA) américain.
Le modèle américain constitue en effet un exemple à suivre : depuis 1953, il réserve une part, en valeur, des marchés publics fédéraux aux TPE et PME et permet également de leur attribuer directement des marchés, en dessous de certains seuils.
Part théorique, en valeur, des marchés publics réservés aux PME aux États-Unis |
Part effective des marchés publics attribués aux PME aux États-Unis |
Part des marchés publics attribués aux PME en France |
Des outils existent déjà pour faciliter l'accès des PME à la commande publique et ont démontré leur efficacité : allotissement, groupement momentané d'entreprises, relèvement des seuils. Pour autant, de nombreux acteurs entendus par la commission d'enquête, des représentants des collectivités aux entreprises du numérique, ont jugé indispensable d'aller plus loin et de transformer la commande publique en outil revendiqué de soutien à l'économie locale et aux entreprises innovantes.
C'est pourquoi la commission d'enquête appelle à instituer, à l'occasion de la révision des directives européennes sur la commande publique, un Small Business Act européen réservant aux PME une part d'au moins 30 %, en valeur, des marchés publics passés par l'ensemble des pouvoirs adjudicateurs (recommandation n° 20). |
Ce Small Business Act européen devra réserver aux PME les marchés publics d'un montant inférieur au seuil des procédures formalisées pour les fournitures et les services et à 100 000 euros HT pour les travaux, sauf en cas d'infructuosité d'une première procédure (recommandation n° 21).
D. CHANGER DE LOGICIEL : GARANTIR LA SOUVERAINETÉ NUMÉRIQUE EUROPÉENNE DANS LE CADRE DE LA COMMANDE PUBLIQUE
1. Protéger les données publiques face aux tentatives de captation étrangères
Dans un contexte géopolitique extrêmement tendu, la dépendance française et européenne à l'égard des solutions numériques étrangères, notamment américaines, et la soumission au droit extraterritorial américain des entreprises fournissant aux acheteurs publics français des prestations d'hébergement de données induisent des risques considérables.
En effet, le Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa) et le Clarifying Lawful Overseas Use of Data (Cloud) Act permettent au gouvernement des États-Unis d'exiger de sociétés assujetties à la loi américaine la communication des données qu'elles stockent, sur simple autorisation d'un juge. Du reste, la Chine et l'Inde ont également adopté des législations similaires.
Aussi M. Anton Carniaux, directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft France, invité par la commission d'enquête à garantir que les données des citoyens français hébergées par Microsoft ne seront jamais transmises à des autorités étrangères sans l'accord des autorités françaises, a-t-il répondu : « Non, je ne peux pas le garantir ».
Microsoft France n'est pas en mesure de garantir la souveraineté des données des citoyens français qu'elle héberge.
Cette possibilité doit faire craindre que des pressions puissent être exercées sur la France et sur les États de l'UE, soit par l'utilisation malintentionnée des données obtenues par un gouvernement étranger, soit par la restriction de l'accès à des solutions numériques dont l'Union européenne est dépendante aujourd'hui.
C'est la raison pour laquelle certains États européens, comme le Danemark, ont décidé de cesser progressivement d'utiliser les solutions Microsoft. L'action du gouvernement français en la matière s'inscrit clairement à rebours de ces annonces.
Depuis 2021, la doctrine « cloud au centre » impose aux ministères décidant de recourir à des offres de cloud commerciales de choisir une offre disposant de la qualification de sécurité SecNumCloud, proposée par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), pour l'hébergement de données sensibles.
Cette prescription a récemment reçu une valeur législative au travers de l'article 31 de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (Sren).
Cependant, et alors même que des instructions particulièrement claires ont été données, dans la période récente, aux rectorats en vue de l'arrêt du déploiement des suites collaboratives de Microsoft et de Google, le ministère de l'éducation nationale a récemment passé un important marché pour l'équipement de ses services et des établissements d'enseignement supérieur en solutions Microsoft.
Montants estimé et maximal du marché
passé par l'éducation nationale |
Ce marché a d'ailleurs été attribué sans avoir été préalablement soumis pour avis conforme à la Dinum, ce qui constitue pourtant, depuis 2019, une obligation pour les projets mettant en oeuvre un système d'information dont le montant prévisionnel global est égal ou supérieur à 9 millions d'euros TTC. Comme pour la PDS, les conditions de réalisation de l'étude de marché préalable au lancement de la procédure sont contestées par les acteurs du numérique souverain, qui estiment ne pas avoir été consultés.
Malgré ses sollicitations, la commission d'enquête n'a reçu aucune preuve permettant d'indiquer qu'ils avaient tort, signe supplémentaire des relations ambivalentes entre le secteur du numérique français et l'État et de la déconnexion entre les discours et les actes de ce dernier.
La commission d'enquête juge donc indispensable de rationaliser le pilotage de la politique numérique de l'État, en réaffirmant le rôle de pilote de la direction interministérielle du numérique, sous l'autorité du Premier ministre, et en rappelant aux administrations de l'État le caractère obligatoire de la doctrine « cloud au centre » (recommandation n° 29). |
La commission d'enquête a constaté, au sein de l'État, un dénigrement systématique des solutions européennes, jugées à tort trop onéreuses ou peu performantes.
Pour justifier le choix de solutions étrangères, le ministère de l'éducation nationale a mis en avant des motifs financiers et remis en question la capacité des acteurs français et européens à assurer un niveau de performance comparable à celui des géants américains.
Pourtant, la gendarmerie nationale a, de longue date, décidé de migrer sur des solutions en open source, contrairement à la police nationale, qui doit supporter les coûts conséquents et cachés - plusieurs millions d'euros - induits par la migration vers Windows 11.
Ce phénomène est malheureusement entretenu par les grandes centrales d'achat, et en premier lieu par l'Ugap. Au travers de ses marchés multiéditeurs et de prestations d'hébergement en cloud - respectivement 860 et 44 millions d'euros de ventes en 2024 -, cette dernière assure une simple intermédiation entre l'offre et la demande de solutions étrangères, de l'aveu même de son PDG, qui a admis devoir mieux conseiller ses clients au sujet de l'assujettissement éventuel de leurs fournisseurs au droit extraterritorial étranger.
« Sur les sujets de souveraineté, je reconnais que nous pouvons faire des choses. (...) Il faut que nous donnions plus d'informations sur les éditeurs, les logiciels et les conditions d'hébergement. Nous avons un peu de travail à faire. » Edward Jossa, PDG de l'Ugap
La commission d'enquête appelle à ce qu'il soit remédié au défaut de pilotage politique de l'Ugap pour en faire un outil de souveraineté industrielle et numérique, en confiant sa tutelle au ministère chargé de la souveraineté industrielle et numérique et en limitant à deux mandats successifs l'exercice des fonctions de membre du conseil d'administration (recommandation n° 30). |
Le recours à des solutions étrangères opérées par des acteurs immunisés à l'égard du droit américain telles que le « cloud de confiance » Bleu, porté par Orange et Capgemini et en cours de qualification SecNumCloud, est souvent présenté comme une voie de compromis pour les acheteurs publics.
Il ne saurait toutefois constituer une solution viable, dans la mesure où il contribuerait à entretenir l'adhérence française aux solutions étrangères tout en nous exposant au risque d'interruption de l'accès à ces technologies par leurs fournisseurs américains.
Dans un tel contexte, pour mieux assurer la protection des données des citoyens français dans le cadre de la commande publique, la commission d'enquête recommande notamment : - d'assurer la mise en oeuvre de l'article 31 de la loi Sren, dans le respect de la volonté du législateur, dans les plus brefs délais (recommandation n° 22) ; - de reconnaître le caractère sensible de toutes les données produites ou détenues par des personnes publiques (recommandation n° 23) ; - de rendre obligatoire, d'une part, dans tous les marchés publics comportant des prestations d'hébergement et de traitement de données publiques en cloud, l'insertion d'une clause de non-soumission aux législations extraterritoriales étrangères et, d'autre part, dans tous ceux qui comportent des prestations de conseil, d'une clause interdisant le transfert des livrables produits dans le cadre de ces prestations vers un pays tiers, en exigeant la non-soumission au droit extraterritorial étranger des cabinets de conseil travaillant pour le secteur public (recommandations nos 24, 27 et 28) ; - de faire respecter le recours obligatoire à des offres disposant de la qualification SecNumCloud pour l'hébergement des données publiques d'une sensibilité particulière, de préférence au moyen de solutions intégralement souveraines (recommandations nos 25 et 26) ; - et d'assigner aux centrales d'achat nationales, et en particulier à l'Ugap, un objectif d'appui à la structuration des filières économiques françaises et européennes, notamment dans le secteur du numérique avec la diffusion de solutions souveraines en matière de logiciels et d'hébergement en nuage (recommandation n° 31). |
2. Offrir à nos start-ups des perspectives de développement grâce à la commande publique pour nous émanciper des solutions étrangères
En France, les start-ups peinent tout particulièrement à accéder aux marchés publics. Seul 1,75 milliard d'euros leur ont ainsi été dédiés en 2022 au titre de la commande publique.
D'après les entreprises, cette situation découlerait notamment de l'inadéquation de la structure des appels d'offres aux particularités des start-ups et de la tendance naturelle des acheteurs publics à leur préférer de grands groupes, jugés à tort plus fiables mais pourtant souvent moins innovants.
En matière numérique, les acheteurs recourent donc trop souvent aux offres de grands fournisseurs étrangers et n'utilisent pas assez les instruments juridiques qui leur permettraient pourtant de soutenir l'innovation française, comme le partenariat d'innovation et le dispositif dit des « achats innovants ».
des achats publics était réalisé auprès de start-ups en 2022 (en valeur) |
Seuil de dispense de publicité et de mise en concurrence pour les achats innovants |
Pourtant, les start-ups innovantes se disent prêtes à réaliser les investissements nécessaires au développement de solutions numériques souveraines à condition de se voir garantir des marchés en contrepartie.
Il apparaît donc nécessaire à la commission d'enquête : - de relever sensiblement le seuil de dispense de publicité et de mise en concurrence pour les achats innovants en le portant à un niveau compris entre 143 000 euros et 443 000 euros HT, selon la catégorie d'acheteur public (recommandation n° 32) ; - de préciser la définition juridique de l'achat innovant, dont l'imprécision des contours est susceptible de faire craindre des contentieux aux acheteurs publics (recommandation n° 33) ; - d'alléger les contraintes qui peuvent être imposées aux entreprises, en abaissant le plafond du chiffre d'affaires minimal exigible des entreprises candidates à un appel d'offres et en limitant la capacité des acheteurs publics à leur imposer des conditions relatives à leurs capacités techniques et opérationnelles (recommandations nos 34 et 35) ; - et de renforcer les efforts financiers consentis en faveur de nos start-ups, en intégrant l'ensemble des acteurs de l'achat public au programme « Je choisis la French Tech » et en amenant les acheteurs à s'engager sur des objectifs d'achat auprès de start-ups (recommandations nos 36 et 37). |
E. LA SIMPLIFICATION : PASSER DU SLOGAN À L'ACTION
1. Libérer les acheteurs publics des normes excessives
Aujourd'hui, l'extrême complexité des règles de la commande publique pèse en grande partie sur les acheteurs publics, freinant les bonnes volontés. La commission d'enquête a notamment relevé :
L'enchevêtrement des procédures et des règles de publicité, qui suscite de la complexité et de l'insécurité juridique, comme l'illustrent les contradictions de la jurisprudence administrative au sujet de la qualification juridique d'un marché négocié attribué après sollicitation de trois devis ;
En dehors de quelques cas, les marchés les plus importants sont paradoxalement les seuls à ne pas pouvoir être négociés.
· La limitation à des situations très spécifiques de la possibilité de recourir à la négociation, qui permet pourtant aux PME de promouvoir leur offre et aux acheteurs de choisir l'offre la plus compétitive et la mieux adaptée à leur besoin ;
· La lourdeur de la vérification du respect par les soumissionnaires de leurs obligations légales et réglementaires, notamment en matière fiscale et sociale ;
· Et le casse-tête que constitue, en cas de défaillance du titulaire d'un marché, l'obligation de passer le nouveau marché selon la même procédure que celle qui a été suivie pour le marché initial.
Les acheteurs publics devraient pouvoir négocier librement tous leurs marchés, dans le respect des principes fondamentaux du droit de la commande publique.
Une véritable simplification du droit de la commande publique s'impose par conséquent. Celle-ci pourrait notamment reposer sur : - la suppression de la procédure adaptée, laquelle n'est pas imposée par le droit européen, et l'extension du champ de la procédure négociée jusqu'aux seuils européens des procédures formalisées (recommandation n° 38) ; - la suppression de l'obligation de publication des marchés passés selon une procédure formalisée au Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) en sus du Journal officiel de l'Union européenne (JOUE) (recommandation n° 40) ; - l'autorisation, pour tous les pouvoirs adjudicateurs, de recourir librement à une procédure formalisée avec négociation, sans avoir à le justifier (recommandation n° 42) ; - la mise à disposition des acheteurs publics, via une plateforme en ligne, d'un « passeport commande publique » attestant du respect par les soumissionnaires à un marché de leurs obligations légales et réglementaires (recommandation n° 43) ; - et l'ouverture de la possibilité de remplacer le titulaire défaillant d'un marché ou d'un lot par le biais d'une procédure allégée, sans publicité ni mise en concurrence préalables (recommandation n° 45). |
2. Soutenir davantage les entreprises en levant les irritants
Les lourdeurs et les contraintes imposées par le droit de la commande publique pèsent également sur les entreprises et contribuent à leur méfiance à l'égard de l'achat public.
Ainsi, les variantes, offres alternatives comportant une modification des spécifications techniques par rapport à la solution de base décrite dans le cahier des charges, sont interdites dans le cadre d'une procédure formalisée, sauf mention contraire.
Or, par manque d'expertise ou par crainte du risque contentieux, les acheteurs publics rechignent à les autoriser, alors qu'elles permettent pourtant de valoriser les entreprises innovantes et d'élargir le champ de la concurrence, dans l'intérêt de tous.
La problématique des retards de paiement constitue une autre source de préoccupation pour les entreprises, et particulièrement pour les TPE et les PME, dont la trésorerie est fragile.
auraient été transférés de la trésorerie des grandes entreprises vers les TPE-PME en l'absence de retards de paiement en 2022 |
des saisines du Médiateur des entreprises sont liées à des retards de paiement |
En sus des retards liés à des difficultés financières, souvent constatés dans le secteur hospitalier, certains acheteurs cherchent, par divers procédés, à retarder le point de départ du délai de paiement.
La commission d'enquête suggère par conséquent : - d'inverser le régime actuel des variantes, en les autorisant par principe, sauf mention contraire (recommandation n° 47) ; - d'autoriser en contrepartie les acheteurs publics, qui disposeraient d'outils fiables d'analyse mis à disposition par l'État, dans un souci de sécurisation, à expérimenter les variantes proposées avant de les retenir (recommandation n° 46) ; - de garantir le versement automatique des intérêts moratoires en cas de retard de paiement relevant de la responsabilité de l'ordonnateur (recommandation n° 49) ; - de communiquer auprès de l'ensemble des acheteurs publics sur les conséquences de leurs retards de paiement sur les entreprises et d'imposer aux services de l'État le respect des délais réglementaires de paiement (recommandation n° 50) ; - de promouvoir des méthodes de notation ne dénaturant pas la pondération entre les critères de notation des offres (recommandation n° 52) ; - de rendre obligatoire la publication de la méthode de notation des offres, qui permettrait aux entreprises de mieux adapter leurs propositions aux besoins des acheteurs, et l'évaluation du critère du prix sur la base des prix hors taxes, de façon à assurer un traitement équitable à tous les soumissionnaires, qu'ils soient assujettis ou non à la TVA (recommandations nos 53 et 54). |
F. SÉCURISER ET FORMER LES ACHETEURS PUBLICS POUR LIBÉRER LES ÉNERGIES
1. Diffuser les bonnes pratiques et renforcer la formation des acheteurs publics
En France, le secteur de l'achat public regorge de bonnes pratiques, développées notamment à l'échelle locale, qui gagneraient à être a minima recensées, puis diffusées à l'ensemble de l'écosystème.
Dans le même temps, malgré de récents efforts en matière de professionnalisation de la fonction achat tant au sein de l'État que des collectivités territoriales, la formation des élus reste facultative, tandis que l'offre proposée en la matière dans l'enseignement supérieur demeure embryonnaire.
Dès lors, nombre d'acheteurs publics sont contraints de recourir à un assistant à maîtrise d'ouvrage (AMO) pour leur fournir des conseils en vue de la réalisation de leurs achats ou de la conduite de leurs opérations de travaux, ce qui peut induire de l'inefficacité et des surcoûts, réduire l'autonomie des acheteurs publics et donner lieu à des conflits d'intérêts.
Face à cette situation, la commission d'enquête estime qu'il serait avisé de : - revaloriser le rôle des élus membres des commissions d'appel d'offres (CAO) en leur faisant bénéficier d'une formation obligatoire aux enjeux et au droit de la commande publique (recommandation n° 57) ; - accompagner plus fortement le développement des programmes universitaires consacrés à la commande publique incluant les aspects de souveraineté et de durabilité (recommandation n° 58) ; - mettre en place un mécanisme d'habilitation des organismes assurant des missions d'assistance à maîtrise d'ouvrage au profit de personnes publiques, afin de faire disparaitre les risques de conflit d'intérêts en lien avec de telles missions exercées au profit d'entreprises privées (recommandation n° 60). |
2. Redonner confiance aux acheteurs dans la commande publique
La peur du risque pénal associé à l'achat public a été abondamment évoquée devant la commission d'enquête.
De fait, le délit de favoritisme, qui est puni de deux ans d'emprisonnement, de 200 000 euros d'amende et d'une peine complémentaire obligatoire d'inéligibilité, est caractérisé dès lors qu'un élu ou un agent public a commis une erreur d'application du droit de la commande publique, même lorsque l'intéressé est de bonne foi.
« Heureusement que nous ne pensons pas au pénal ! Sinon, nous démissionnerions. » Joël Marivain, président de l'AMR 56
Il en résulte une tendance à la sécurisation, qui, si elle contribue à éviter bien des poursuites pénales - seules 211 condamnations ont été prononcées pour une infraction principale de favoritisme susceptible d'être commise par un décideur public entre 2014 et 2023 -, limite excessivement la flexibilité de l'achat public.
N'ayant pas le droit à l'erreur, les acheteurs deviennent averses au risque et moins novateurs, au préjudice de la collectivité.
Comme l'y invite le rapport remis en mars 2025 au Gouvernement par M. Christian Vigouroux, il est aujourd'hui souhaitable de mieux faire la part des choses entre la nécessité née de l'urgence d'une situation et d'inexcusables abus en excluant du champ du délit de favoritisme les méconnaissances du droit de la commande publique : - lorsqu'elles visaient à permettre l'atteinte d'un objectif d'intérêt général impérieux ; - et lorsqu'elles n'ont pas été commises dans l'intention d'octroyer un avantage injustifié (recommandation n° 55). |
G. ASSURER UN PILOTAGE PAR LA DONNÉE EFFICACE ET TRANSPARENT DE LA COMMANDE PUBLIQUE POUR ATTEINDRE SES OBJECTIFS ET AMÉLIORER SA GESTION
Dans un contexte où la commande publique est de plus en plus appelée à jouer un rôle de levier stratégique au service des politiques publiques, la mise à disposition de données exhaustives, centralisées et exploitables relatives aux achats publics apparaît comme un nouvel impératif pour améliorer son pilotage et sa performance économique, environnementale et sociale.
Pourtant, la remontée d'informations sur les marchés publics assurée par l'État aujourd'hui ne peut qu'être qualifiée de lacunaire. En dépit d'une réforme devant aboutir en 2025, le recensement économique de la commande publique effectué par l'Observatoire économique de la commande publique (OECP) demeure partiel. En effet, jusqu'en 2025, seuls les marchés au montant supérieur à 90 000 euros HT étaient obligatoirement déclarés auprès de l'OECP. Abaissé à 40 000 euros HT à compter de 2024 (pour publication en 2025), et même 25 000 euros HT selon des modalités déclaratives adaptées, ce seuil demeure néanmoins un obstacle à une connaissance en temps réel des caractéristiques de l'ensemble des marchés publics, alors même que certains pouvoirs adjudicateurs ont démontré qu'un réel pilotage par la donnée de cette politique publique est un objectif aussi nécessaire qu'atteignable.
C'est le cas de la région Bretagne, dont l'observatoire des données de l'achat public, lancé en 2022, permet d'accéder à la performance des marchés de la région dès le premier euro, offrant aux acheteurs, aux entreprises et aux citoyens une vision d'ensemble de la commande publique, notamment s'agissant des caractéristiques environnementales et sociales de ces achats, ou de leur impact sur l'écosystème local et les entreprises de proximité.
La commission d'enquête juge donc que la constitution d'un outil statistique national public et transparent est un objectif prioritaire pour la performance de la commande publique et préconise en conséquence de prévoir le recensement des données des marchés publics dès le premier euro dépensé (tout en modulant les obligations de remontée de données en fonction du montant du marché) et de garantir l'interopérabilité des profils d'acheteurs ainsi qu'une remontée automatisée des données vers le portail national des données ouvertes (recommandations nos 61 et 63). Elle estime aussi indispensable de développer des outils permettant d'assurer une traçabilité de la création de valeur de la commande publique, ne reposant pas uniquement sur la nationalité et l'enregistrement juridique des titulaires des marchés (recommandation n° 67). Elle invite à rendre publiques et facilement accessibles les données sur la commande publique détenues par l'Observatoire économique de la commande publique (recommandation n° 65). Enfin, elle appelle à développer, chez les acteurs publics, la programmation des achats et sa publicité et exiger de l'État et de ses opérateurs la réalisation d'une programmation de leurs achats, a minima triennale (recommandation n° 66). |
Réunie le 8 juillet 2025 sous la présidence de Simon Uzenat, président, la commission d'enquête a adopté à l'unanimité le rapport et les recommandations présentés par Dany Wattebled, rapporteur, et en a autorisé la publication sous forme d'un rapport d'information. |