I. II. LA CRÉATION ARTISTIQUE FACE À LA VAGUE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : NOUVEL HORIZON ARTISTIQUE OU PARASITISME CRÉATIF ?

A. COMMENT L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE BOULEVERSE LE PROCESSUS DE CRÉATION

1. Des premières expériences artistiques recourant à l'intelligence artificielle aux premières oeuvres intégralement générées par celle-ci

La création artistique, la science et la technique sont depuis toujours très imbriquées. Les avancées scientifiques permettent de développer de nouvelles techniques que le secteur artistique, qui peut d'abord s'y montrer réticent voire hostile, s'approprie ensuite pour faire évoluer la création.

L'invention de la photographie au début du XIXe siècle est un exemple particulièrement caractéristique de cette ambivalence. Perçue initialement comme une menace par certains artistes, parmi lesquels les poètes Alphonse de Lamartine et Charles Baudelaire, qui craignaient qu'elle ne remplace l'art pictural, la photographie trouve progressivement sa place dans le monde de la création, y compris chez les peintres qui l'utilisent comme moyen de reproduction et de documentation de leur oeuvre, à l'instar de Gustave Courbet ou d'Edgar Degas. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, elle acquiert progressivement ses lettres de noblesse en tant qu'art avec les premiers photographes-artistes comme Gustave Le Gray ou Eugène Atget.

L'apparition des premiers ordinateurs un peu avant le milieu du XXe siècle bouleverse à son tour la pratique artistique, en permettant l'utilisation de techniques d'automatisation dans le processus créatif. C'est à cette époque qu'émerge l'art génératif, mouvement artistique qui explore les possibilités offertes par l'informatique et les algorithmes pour permettre à des machines de créer de manière autonome. Le cybernéticien Albert Ducrocq est l'un des précurseurs dans ce domaine : il crée en 1953 l'un des premiers générateurs automatiques de poèmes, dénommé Calliope. Des expérimentations dans les arts visuels voient également le jour, comme celles de l'artiste Jean Tinguely qui développe une série de vingt Méta-Matic entre 1955 et 1960, sorte de sculptures animées capables de dessiner et de créer des oeuvres d'art. Le secteur musical n'échappe pas à cette fascination pour l'électronique : en 1955, le premier morceau de musique généré par ordinateur est créé par Lejaren Hiller et Leonard Isaacson à l'Université de l'Illinois7(*) ; en 1958, le compositeur français Pierre Schaeffer crée le groupe de recherches musicales (GRM), important centre de recherche et d'expérimentations en musique électroacoustique.

Toutes ces expériences artistiques préfigurent l'arrivée de l'IA dans le monde de la création à partir des années 1960. Les potentialités qu'elle offre sont notamment mises à profit par les pionniers de l'art numérique, comme Michael Noll, qui crée certaines des premières images générées par ordinateur, ou Vera Molnar, première artiste à produire en France des dessins numériques. En 1970, l'artiste Harold Cohen met au point un programme informatique, nommé Aaron, capable de créer des dessins et des peintures de manière autonome.

C'est dans la décennie 2010, avec l'essor des techniques d'apprentissage profond et l'apparition de l'IA générative, qu'un changement de paradigme s'opère. Jusqu'alors relativement limitées, les capacités démiurgiques de l'IA connaissent un changement d'échelle sans précédent. Les réseaux antagonistes génératifs (GAN), introduits en 2014, sont les premiers modèles d'IA générative dont se servent les artistes. Le lancement en 2022 de modèles tels Stable Diffusion, DALL-E et Midjourney marque un véritable tournant dans l'histoire de la création. Désormais, l'IA est en mesure de générer de nouvelles oeuvres (dessin, morceau de musique, texte...) à partir des milliards de données qui l'ont nourrie, la part humaine de ces créations se limitant à la commande adressée à la machine (prompt). Cette nouvelle donne technologique, qui peut être qualifiée de disruptive, soulève des interrogations fondamentales, d'ordre éthique et juridique, sur l'essence même de l'acte de création, le degré de créativité d'une oeuvre, la fonction de l'artiste et le devenir de l'expression artistique.

2. Une échelle de gradation de la place de l'intelligence artificielle dans le processus créatif
a) L'intelligence artificielle comme outil au service du créateur

Aujourd'hui présente dans toutes les esthétiques, l'IA offre aux artistes un arsenal d'outils novateurs, leur permettant de faciliter, d'enrichir, d'étendre leur pratique créative. Cette assistance se manifeste de multiples façons, à différentes étapes du processus créatif :

· comme outil d'inspiration, l'IA propose des idées, des suggestions d'amélioration, des associations ou des comparaisons avec d'autres approches artistiques, stimulant ainsi la créativité de l'artiste ;

· comme outil d'automatisation, elle prend en charge certains aspects techniques, permettant à l'artiste de se concentrer sur les étapes les plus créatives de son oeuvre ;

· comme outil de perfectionnement, elle affine certaines caractéristiques matérielles d'une oeuvre ;

· comme outil de diffusion, elle améliore l'accessibilité d'une oeuvre.

Ces formes d'aide à la création ne se substituent pas à la vision créative de l'artiste, mais ouvrent plutôt de nouvelles perspectives d'expression et d'expérimentation.

b) L'intelligence artificielle comme co-partenaire de création

Au-delà de la simple assistance, l'usage de l'IA générative dans la création ouvre aussi la voie à des pratiques collaboratives entre l'artiste et la machine.

Cette co-création est rendue possible par la complémentarité des compétences : tandis que l'artiste apporte sa sensibilité esthétique, son intention artistique, sa compréhension du contexte culturel, historique et social dans lequel va s'inscrire l'oeuvre, l'IA déploie sa capacité d'analyse et de traitement de grandes quantités de données. Des échanges entre ces deux pôles émerge une collaboration hybride qui ouvre un vaste champ de possibilités créatives et qui s'inscrit, selon certains spécialistes, dans la continuité du travail en atelier où la créativité s'exerce indirectement via des instructions, la réalisation étant confiée à des exécutants.

c) L'intelligence artificielle comme créateur à part entière ?

Avec l'essor et la démocratisation des techniques d'IA générative, créer une image, un morceau de musique, un texte, devient à la portée de tous, moyennant la maîtrise des prompts. La création artistique humaine, qui reposait jusqu'alors sur un subtil dosage entre des qualités innées et des compétences acquises, est aujourd'hui confrontée à une nouvelle forme de création, accessible en quelques mots-clés.

Cette situation pose avec une acuité particulière la question du rôle de l'humain dans la création et de la potentielle substitution des artistes par l'IA. Suscitant de vifs débats, celle-ci ne peut recevoir de réponse tranchée car nul ne peut présager des futures avancées technologiques de l'IA.

À ce jour, il peut simplement être constaté que si l'IA est en capacité de produire une oeuvre nouvelle, elle le fait sans intention, sans émotion, sans vécu, sans prise en compte du contexte. Elle ne fait que répondre à une commande donnée par l'homme, à partir de contenus déjà existants, sans conscience du sens et de la portée de sa création. L'humain reste celui qui initie la démarche, qui choisit de donner tel sens et telle forme à l'oeuvre. L'IA demeure donc une potentialité que l'homme, avec plus ou moins de talent, peut exploiter à des degrés divers.

3. Principaux cas d'usage de l'intelligence artificielle dans les industries culturelles et créatives

IA et création artistique : un sujet d'exposition

Preuve que le sujet fascine, le musée du Jeu de Paume à Paris propose actuellement une grande exposition « Le monde selon l'IA », la première de cette ampleur à explorer les interactions entre l'IA et la création artistique, en embrassant toute une variété de médiums, de la photographie au cinéma, en passant par la peinture, la sculpture et la vidéo.

Y est présentée une sélection d'oeuvres créées entre 2016 et aujourd'hui, dont plusieurs inédites, qui posent la question de l'expérience du monde « selon l'IA » ou « au prisme de l'IA ».

a) Dans les arts visuels

De par leur rapport intrinsèque à l'image, les arts visuels constituent un terrain artistique très propice à l'usage de l'IA. C'est d'ailleurs dans les arts visuels que celle-ci a trouvé ses premières applications artistiques (voir supra).

Depuis une dizaine d'années, les artistes visuels se sont emparés des technologies d'IA pour faciliter et améliorer leur processus créatif, expérimenter de nouvelles techniques, s'ouvrir à d'autres styles, réaliser des installations interactives avec le public. Dans tous ces usages, l'IA agit à la fois comme outil d'aide à la création et catalyseur pour l'inspiration.

En 2016, The Next Rembrandt, un tableau composé par une IA à partir de l'analyse de 346 oeuvres du maître hollandais est présenté à Amsterdam.

En 2018, le collectif français Obvious, dont la mission d'information a auditionné l'un des membres, réalise une série de onze portraits représentant une famille bourgeoise fictive des XVIIIe et XIXe siècles, les Belamy, grâce à une IA entraînée à partir de milliers de portraits de la peinture classique. L'un des portraits de cette série, celui d'Edmond de Belamy, est vendu chez Christie's pour près d'un demi-million de dollars, une première pour une oeuvre générée par l'IA.

En 2022, l'installation « Hyperphantasia, des origines de l'image » de l'artiste plasticienne française Justine Emard, conçue en collaboration avec des archéologues et des préhistoriens, fait appel à l'IA générative : des GAN, entraînés sur un vaste corpus d'images de la grotte Chauvet-Pont d'Arc, ont permis d'obtenir des variantes de ces dessins préhistoriques.

En 2025, l'artiste turco-américain Refik Anadol présente au musée Guggengheim de Bilbao une installation audiovisuelle qui, à l'aide de l'IA, réimagine l'héritage architectural de Franck Gehry. Le logiciel utilisé a été entraîné pendant des mois avec des images, des croquis, des plans du célèbre architecte afin de traduire son vocabulaire en paysage numérique de formes, de couleurs et de mouvements en constante évolution.

b) Dans le cinéma et l'animation

Tout comme les arts visuels, les filières de l'image animée (cinéma, audiovisuel, jeu vidéo) ont depuis une dizaine d'années recours à l'IA pour ses potentialités techniques. La puissance inédite des modèles d'IA générative, comme Midjourney ou ChatGPT, bouleverse toutefois en profondeur la manière dont sont produites les oeuvres cinématographiques, audiovisuelles et vidéoludiques.

Une étude publiée en avril 2024 par le Centre national de la cinématographie et de l'image animée (CNC)8(*), dans le cadre de son Observatoire de l'IA, et dont les principaux enseignements ont été présentés à la mission d'information, offre une cartographie très intéressante des usages actuels et potentiels de l'IA dans ces filières.

Il en ressort les grands constats suivants :

· les applications de l'IA sont nombreuses (une soixantaine de cas d'usage a été identifiée dans le cadre de cette étude), sur l'ensemble des chaînes de valeur du cinéma, de l'audiovisuel et du jeu vidéo, avec un potentiel plus marqué pour les étapes de post-production, d'animation et d'effets visuels, et pour le secteur des jeux vidéo ;

En phase de préproduction, l'IA est notamment utilisée pour :

- analyser les attentes du public, repérer les éléments narratifs les plus susceptibles de lui plaire et orienter les choix créatifs en fonction des attentes identifiées ;

- générer des scripts à partir de l'analyse de scénarios existants ;

- aider à l'écriture de scénarios ;

- concevoir des storyboards.

En phase de production, l'IA permet d'automatiser des tâches logistiques comme l'élaboration des plannings de tournage.

En phase de postproduction, l'IA ouvre de nouvelles opportunités en matière de :

- montage vidéo et son ;

- création d'effets spéciaux (réalisation de visuels plus complexes et plus réalistes, création de scènes de masse sans figurants réels, vieillissement ou rajeunissement d'acteurs, « renaissance » d'acteurs décédés) ;

- composition de bandes originales ou d'effets sonores personnalisés ; techniques de post-synchronisation, doublage, synchronisation labiale et sous-titrage.

· les opportunités offertes par l'IA sont de divers ordres : gain de productivité, augmentation des capacités de production, stimulation de la créativité via les échanges homme-machine et la réallocation du temps vers les tâches à plus forte valeur créative, ouverture sur de nouveaux possibles techniques, créatifs et économiques, meilleure accessibilité des oeuvres ;

· les acteurs de ces filières n'adoptent pas l'IA à la même vitesse, ni dans les mêmes proportions, d'où un impact-métier de l'IA à géométrie variable : les acteurs de grande taille et ceux davantage tournés vers l'innovation sont plus susceptibles de s'adapter aux nouveaux usages que ceux de petite taille et ceux moins directement concernés par la technologie.

c) Dans la musique

Bien que l'attrait du secteur musical pour les technologies informatiques puis numériques remonte à plusieurs décennies, les capacités désormais offertes par l'IA générative sont sans commune mesure pour les acteurs de la filière.

L'IA leur permet, entre autres :

· d'améliorer la qualité sonore, en corrigeant les imperfections audio, en ajoutant des effets sonores, en augmentant la dynamique ;

· d'explorer de nouveaux territoires sonores, en créant de nouvelles combinaisons de sons, en générant des sons inhabituels ou en modifiant les sons existants ;

· de générer, à partir de l'analyse de milliers de morceaux et de l'extraction de leurs éléments constitutifs (mélodies, harmonies, rythmes...) de la musique originale dans une multitude de styles et pour diverses applications (musique d'ambiance, musique de film, musique de publicité...).

d) Dans la littérature

En comparaison des autres secteurs, celui de la création littéraire semble pour le moment un peu moins perméable à l'IA, même si ChatGPT est désormais capable de générer des écrits originaux ou des récits à la manière de tel ou tel auteur, disponibles à la vente sur de grandes plateformes en ligne.

Des cas d'usage explicites sont toutefois à mentionner :

· en 2018, une petite maison d'édition française, Jean Boîte, publie un roman en anglais, 1 the Road, exclusivement écrite par une IA entraînée sur des livres classiques américains ;

· en 2024, l'autrice japonaise Rie Kudan, lauréate du prestigieux prix littéraire Akutagawa pour son livre « La Tour de compassion de Tokyo », a révélé qu'environ 5 % de son roman futuriste avait été écrit par ChatGPT, précisant que le logiciel l'avait aidée à libérer son potentiel créatif.

D'autres cas d'usage, plus expérimentaux et confidentiels, ont également sans doute cours.


* 7 La pièce se composait de quatre mouvements. Le premier créait la mélodie, le deuxième générait des segments à quatre voix en utilisation des règles stochastiques, le troisième abordait le rythme et la dynamique, le quatrième expérimentait des grammaires génératives probabilistes.

* 8 « Quel impact de l'IA sur les filières du cinéma, de l'audiovisuel et du jeu vidéo ?», étude menée par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et BearingPoint, avril 2024.

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