TRAVAUX DE LA COMMISSION
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I. COMPTE RENDU DE L'AUDITION EN RÉUNION PLÉNIÈRE
Audition de Mme Marie Jauffret-Roustide, sociologue
(Mercredi 9 avril 2025)
M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, nous entendons ce matin Mme Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), dans le cadre de notre mission d'information sur les dangers liés aux médicaments opioïdes, dont les rapporteures sont Patricia Demas, Anne-Sophie Romagny et Anne Souyris.
Je vous informe que cette audition fait l'objet d'une captation. Elle est retransmise en direct sur le site du Sénat et sera disponible en vidéo à la demande.
Nous connaissons à la fois l'intérêt réel des médicaments opioïdes, notamment dans le domaine du traitement de la douleur, et les dangers inhérents à l'usage de ce type de substance. Les ravages sanitaires constatés dans un pays comme les États-Unis du fait d'une utilisation inadéquate de ces médicaments et de l'accoutumance qu'ils peuvent créer constituent un exemple frappant de ce qu'il convient d'éviter.
Nous nous interrogeons donc sur la pertinence de notre cadre législatif et réglementaire, ainsi que sur les pratiques concrètes des professionnels de santé et des patients, afin d'évaluer si nous ne risquons pas de laisser germer une situation dangereuse.
Madame, je vous laisse la parole pour un propos liminaire, en vous fondant notamment sur les nombreux travaux que vous avez conduits.
Mme Marie Jauffret-Roustide, sociologue. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation. Au préalable, permettez-moi d'indiquer que je suis à la fois chercheur à l'Inserm, membre du conseil scientifique de l'Agence de l'Union européenne sur les drogues, dite Euda (European Union Drugs Agency), et du comité « psychotropes, stupéfiants et addictions » de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Voilà maintenant trente ans que je travaille sur ces questions dans une perspective à la fois française, européenne et nord-américaine.
Pour vous parler de la crise liée aux overdoses d'opioïdes, je commencerai naturellement par évoquer les États-Unis, pays où cette crise a débuté et où elle est la plus profonde. Là-bas, on distingue quatre vagues.
La première, la plus médiatisée, a débuté dès les années 1990 et s'est prolongée jusqu'au début des années 2010 : elle est essentiellement due aux surprescriptions d'opioïdes par les médecins et aux mauvaises pratiques des laboratoires pharmaceutiques, qui ont délivré des informations erronées et mensongères sur le risque de dépendance à ces substances, ainsi qu'au système de santé américain, très différent du nôtre.
La deuxième vague s'est déroulée à partir des années 2010 : les États-Unis ont décidé de restreindre considérablement les prescriptions d'opioïdes, ce qui a poussé les personnes dépendantes à se reporter vers l'héroïne de rue.
Une troisième crise a suivi, celle liée au fentanyl, qui est à l'origine d'une explosion du nombre de décès outre-Atlantique : on dénombre ainsi plus de 100 000 décès par overdose chaque année aux États-Unis. Il s'agit là-bas de la première cause de mortalité chez les jeunes adultes et de la principale raison pour laquelle l'espérance de vie a diminué.
Aujourd'hui, on distingue une quatrième vague, caractérisée par la consommation de stimulants, de cocaïne et de méthamphétamine. Cette crise intéresse la France, puisque l'on observe une très forte hausse de la consommation de cocaïne dans notre pays et que le fentanyl est utilisé comme produit de coupe de ces stimulants.
À ce stade de mon propos, il est utile de préciser que le fentanyl est un produit fabriqué de manière illicite, dont la teneur est très variable - il peut être vendu comme de l'héroïne ou contenu dans des pilules contrefaites -, un opioïde de synthèse aux effets imprévisibles, qui se révèle 50 à 100 fois plus puissant que la morphine, ce qui est à l'origine d'un nombre extrêmement élevé d'overdoses. Ce produit est facile à fabriquer et à transporter et très peu cher, ce qui explique sa large diffusion.
Je vous livre quelques éléments chiffrés sur l'évolution du nombre de décès par overdose entre 2003 et 2023 aux États-Unis. Ce chiffre est en constante progression, surtout depuis les années 2010 : on dénombre ainsi plus de 30 décès pour 100 000 habitants en 2023, contre 10 décès pour 100 000 habitants en 2003, dont une majorité chez les hommes puisqu'on compte parmi eux près de 45 décès pour 100 000 habitants en 2023. La répartition des décès par overdose selon l'âge est également notable : la majorité des personnes concernées a entre 25 ans et 64 ans, avec un pic entre 35 ans et 44 ans, tranche d'âge où le nombre de décès atteint 61 pour 100 000 habitants.
Contrairement à une idée répandue, la méthadone n'est pas la principale substance responsable des décès par overdose aux États-Unis. En réalité, la plupart de ces décès sont dus aux opioïdes synthétiques tels que le fentanyl, avec une très forte hausse des morts à partir de 2013 due à la cocaïne et aux psychostimulants de manière générale. J'insiste sur ce point, car la consommation de cocaïne a été multipliée par huit en France ces trente dernières années. C'est la drogue dont la consommation augmente le plus dans notre pays.
En Europe, le nombre de décès par overdose d'opioïdes est nettement plus faible qu'aux États-Unis. En 2020, on y a enregistré moins de 9 000 décès par an. Même si tout décès par overdose est un drame, il faut noter que la France est relativement protégée et que c'est l'Europe du Nord, et tout particulièrement les pays baltes, qui est la plus concernée.
La crise liée aux overdoses d'opioïdes s'explique en partie par la situation géopolitique. C'est d'ailleurs pourquoi, même si l'Europe est pour le moment relativement peu touchée par rapport aux États-Unis, il faut rester prudent en la matière.
Depuis 2022, on constate une restriction considérable de la production d'opium en Afghanistan - la baisse est de 95 % -, résultante d'une décision prise par le régime des talibans. En 2000, ces mêmes talibans avaient pris une décision similaire, ce qui avait conduit à une augmentation considérable des overdoses en Europe et à l'arrivée du fentanyl dans les pays baltes, en Estonie notamment, et dans le nord de l'Europe. J'ajoute que l'Irlande et les Pays-Bas ont aussi connu ces dernières années des clusters d'overdoses en lien avec les opioïdes de synthèse utilisés comme produits de coupe. En 2023, l'Agence de l'Union européenne sur les drogues a également observé l'arrivée sur le sol européen de nitazènes, impliqués dans 150 cas d'overdose.
Évidemment, cette situation n'a rien à voir avec ce que l'on constate aux États-Unis, mais il convient d'être attentif à l'ensemble de ces signaux faibles.
En matière de lutte contre les opioïdes, la France dispose de plusieurs atouts. Un constat tout d'abord : notre pays est relativement épargné, puisqu'il a enregistré 450 décès par overdoses liées aux opiacés en 2019, soit 0,67 décès pour 100 000 habitants, à comparer aux 21,6 décès pour 100 000 habitants aux États-Unis.
Les travaux que je mène, en particulier avec Honora Englander, professeure à l'Université de Portland, et Benjamin Rolland, spécialiste en addictologie à Lyon, m'ont permis de dégager les principaux points forts de notre pays.
D'abord, la France mène une politique de réduction des risques qui est soutenue par l'État. Cela contribue à protéger la population de la crise qui frappe aujourd'hui les États-Unis. À l'inverse, les politiques de réduction des risques sont peu efficaces outre-Atlantique, notamment parce qu'elles sont principalement menées par des fondations privées.
Ensuite, en France, cette politique de réduction des risques permet de prendre en charge tous les publics, quelle que soit leur classe sociale, quel que soit leur statut migratoire ; aux États-Unis, les personnes racisées et les pauvres sont exclus des soins, dans la mesure où ceux-ci sont payants, contrairement à la France, où l'accès aux traitements par agonistes opioïdes (TAO), qui permettent de lutter contre la dépendance à l'héroïne, est gratuit.
En outre, dans notre pays, l'addictologie est une discipline médicale reconnue depuis les années 1990, ce qui n'est pas le cas outre-Atlantique. Notre modèle organisationnel de la médecine de ville a aussi favorisé la diffusion des TAO dès le milieu des années 1990. Aux États-Unis, pour prescrire des traitements de ce type, tout praticien doit suivre une formation complémentaire, longue et coûteuse - ce n'est pas le cas chez nous -, ce qui freine beaucoup la propagation des traitements.
D'autres raisons expliquent l'absence de crise liée aux overdoses d'opioïdes en France.
Le marché des drogues y est différent : le fentanyl n'est quasiment pas présent dans notre pays. On observe aussi l'existence d'un marché sécurisé, avec la présence d'un marché illicite de sulfates de morphine, qui est un facteur qui nous protège de l'arrivée du fentanyl. Je fais partie d'un groupe d'experts au sein de l'ANSM qui réclame un accès facilité, mais sécurisé à ces sulfates de morphine, car nous estimons qu'il permettrait de prévenir une éventuelle crise liée aux overdoses d'opioïdes chez nous.
La France offre une large accessibilité aux TAO, avec la prescription de buprénorphine et de méthadone dans les cabinets médicaux en ville, dans les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) ou dans des bus dits « à bas seuil ».
La France se caractérise par le respect effectif accordé aux patients. Ces derniers sont rarement soumis à des contrôles urinaires - on leur fait confiance - et les durées de prescription peuvent être allongées pour favoriser leur vie sociale. Aux États-Unis, tout est contrôlé, ce qui explique les très fortes réserves des médecins à prescrire ce type de traitement, ainsi que les réticences des patients à entrer dans des programmes de suivi pouvant, de fait, les empêcher de travailler.
Cela étant, pour ce qui concerne les opioïdes de manière générale, consommés par près de 11 millions de personnes en France, l'ANSM surveille de très près les éventuels risques. Cet encadrement est également un atout majeur pour notre pays. Il est d'ailleurs beaucoup plus performant qu'aux États-Unis. La publicité pour les opioïdes est interdite chez nous, alors qu'outre-Atlantique, les publicités mensongères ont longtemps prospéré, ce qui a favorisé la diffusion de la crise.
Autre force, nous exerçons un contrôle strict des conflits d'intérêts. Aux États-Unis, à l'inverse, certaines décisions concernant les médicaments opioïdes ont été prises par des personnes qui percevaient de l'argent des laboratoires.
Je vais désormais retracer une rapide perspective historique de la situation française.
Les traitements de substitution aux opiacés en France se sont diffusés à partir de 1995. On distingue différentes étapes ; elles ont systématiquement donné lieu à des conférences de consensus qui ont permis de définir de bonnes pratiques. La France est l'un des pays européens dont le taux de traitements de substitution aux opiacés est parmi les plus élevés. En 2023, 78 % des personnes dépendantes à l'héroïne ont pu bénéficier d'un traitement de substitution. Plus de 155 000 personnes étaient sous TAO en ville, dont la moitié d'entre eux étaient traités par méthadone, l'autre moitié des patients étant traités par buprénorphine.
Je m'arrête un instant sur l'importance accordée par les médias au nombre de décès liés à la méthadone en France. Soyons clairs sur ce point : on dénombre 450 décès par overdose d'opiacés dans notre pays, dont 40 % sont dus à la méthadone, soit environ 200 décès. Ce chiffre est à comparer aux plus de 100 000 morts enregistrés chaque année aux États-Unis en lien avec les overdoses d'opioïdes, décès qui s'expliquent justement en partie par le manque de méthadone.
La méthadone peut effectivement causer des décès, mais le risque est faible en comparaison de ses bénéfices thérapeutiques et de la protection que ce produit offre face à une potentielle crise liée à la surconsommation d'opioïdes.
Un médicament existe pour lutter contre les overdoses : la naloxone. En France, la mise à disposition de ce produit a augmenté de 40 % ces dernières années, mais elle reste très insuffisante. En effet, alors que 160 000 personnes suivent un traitement de substitution aux opiacés, et que 11 millions de prescriptions sont délivrées chaque année, moins de 30 000 doses de naloxone sont vendues. Un effort doit être fait sur cette question.
J'ai parlé des forces de notre pays, mais les études que je mène avec mon équipe ou que mènent d'autres chercheurs avec qui nous travaillons montrent que nous avons également des faiblesses. Les études réalisées dans le cadre du programme de prévention des opioïdes en Provence-Alpes-Côte d'Azur, dit programme POP, lancé par la professeure Joëlle Micaleff, ont montré la faiblesse de la diffusion de la naloxone en France par rapport aux risques d'overdose et une méconnaissance des médecins et des patients quant à l'intérêt de cette substance.
De même, l'étude ANRS-Coquelicot, que j'ai menée avec mon équipe en 2023, met en évidence une augmentation des refus de soins à l'égard des personnes usagères de drogues en France : 20 % des personnes que nous avons interrogées dans vingt-sept villes nous ont dit s'être vu refuser la délivrance d'un traitement de substitution en pharmacie ou la prescription d'un traitement par un médecin. Cette dynamique est extrêmement préoccupante et fragilise notre modèle de protection contre les overdoses.
Il existe un paradoxe français : alors que les addictions sont fortement médicalisées, ce qui est protecteur, la politique de prohibition qui est menée favorise les attitudes de stigmatisation des personnes en situation d'addiction par les professionnels de santé, lesquels valident les refus de soins que je viens d'évoquer.
Au-delà de la question sanitaire, d'autres facteurs entrent en jeu, à commencer par une forme de paupérisation de la société française, qui va mal. En effet, l'une des causes de l'épidémie d'overdoses d'opioïdes aux États-Unis réside dans les inégalités structurelles de la société américaine. Le livre Deaths of Despair and the Future of Capitalism montre que les surprescriptions d'opioïdes sont certes liées aux laboratoires pharmaceutiques, mais aussi au désespoir engendré par la crise économique et les inégalités sociales, qui a poussé une partie de la population à se réfugier dans les opiacés.
Selon les données récentes publiées par l'Euda, si la France est le pays d'Europe qui délivre le plus de traitements par agonistes opioïdes - ce qui explique le faible nombre d'overdoses -, elle délivre également moins de seringues que ses voisins. Il s'agit d'un problème lié à la stigmatisation des usagers. Ainsi, la distribution de seringues est deux fois inférieure au volume nécessaire pour assurer une prévention efficace du VIH et de l'hépatite C.
Compte tenu des résultats de nos recherches, nous recommandons d'améliorer l'accès à la naloxone, en en élargissant la distribution non seulement aux consommateurs de drogues, mais également à leurs proches. Nous allons lancer un programme s'inspirant du programme québécois Profan 2.0 - prévenir et réduire les overdoses, former et accéder à la naloxone -, consistant à distribuer et à informer sur la naloxone.
Pour que ce produit fonctionne, quelqu'un doit se trouver aux côtés de la personne en situation d'overdose. Une stratégie de réduction des risques consiste donc à encourager les personnes à ne jamais consommer seules.
Nous recommandons également de renforcer les mesures de réduction des risques dont les effets positifs ont été validés par les données scientifiques.
Il convient donc de développer les haltes soins addictions (HSA), dont une équipe de recherche impliquant des chercheurs de l'Inserm, mais aussi du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et des universités de Strasbourg, d'Aix-Marseille et de Bordeaux a montré qu'elles permettaient de diminuer le nombre d'overdoses. Des études menées au Canada ont abouti aux mêmes conclusions.
De même, les stratégies de testing doivent être développées pour que les usagers sachent ce qu'ils consomment. En effet, le fentanyl est parfois consommé à leur insu par des personnes pensant consommer de l'héroïne ou de la cocaïne, car il est utilisé comme produit de coupe. Il convient de mettre en place des systèmes d'alerte précoces et d'élargir un accès aux sulfates de morphine et à des programmes d'administration encadrée de diacétylmorphine, comme cela existe en Suisse.
Par ailleurs, il est nécessaire de lutter contre la stigmatisation des personnes usagères de substances par les professionnels de santé pour favoriser leur accès aux soins.
Pour agir sur les causes de la consommation, il convient de réaliser des actions de prévention primaire sur les environnements de vie dès le plus jeune âge, d'améliorer l'accès aux soins de santé mentale et de favoriser l'insertion sociale et l'accès au logement. Cette question doit faire l'objet d'une approche non seulement sanitaire, mais aussi sociale, ainsi que d'une volonté politique très forte.
De même, les dispositifs d'encadrement et de gestion de la douleur doivent être développés, sans pénaliser les patients.
Enfin, il convient d'approfondir les recherches pour prévenir l'arrivée du fentanyl en France. Honora Englander, Benjamin Rolland et moi-même venons d'achever un projet de comparaison des États-Unis et de la France. Une autre étude, financée par l'Institut pour la recherche en santé publique (Iresp), que je dirige, va être réalisée durant les deux prochaines années pour étudier les signaux à la fois pharmacologiques et sociologiques sur la question. En outre, je viens d'obtenir la création d'une équipe au sein du CNRS, constituée autour de Florence Noble et Nicolas Marie, pour étudier la susceptibilité des patients à consommer du fentanyl et déterminer une prise en charge adaptée.
Enfin, je profite de cette audition pour exprimer mon soutien à mes collègues américains, dont le travail est actuellement menacé. Les scientifiques de l'Inserm se tiennent à leurs côtés par le biais du mouvement Stand up for Science. Grâce à eux, j'ai pu vous fournir des données scientifiques aujourd'hui. Peut-être que je ne le pourrai plus dans quelques années, à cause des politiques américaines actuelles, qui entravent la recherche scientifique sur le sujet.
Mme Céline Brulin. - Très bien !
Mme Anne Souyris, rapporteure. - Nous essayons à la fois de comprendre la croissance des prescriptions d'opioïdes et de déterminer comment prévenir une crise des opioïdes en France. Comme vous l'avez dit, nous avons des atouts pour lutter contre une épidémie telle que celle qui a lieu aux États-Unis, que ce soit en matière de protection sociale, d'encadrement du médicament ou de régulation des conflits d'intérêts.
Toutefois, le risque d'importation d'une telle crise n'étant pas nul, il convient d'agir de manière préventive auprès des personnes usagères de drogues pour que cela n'advienne pas, mais aussi de prendre de l'avance en formalisant des protocoles si jamais cela devait advenir. La commission des affaires sociales se concentre tout particulièrement sur la question de la santé publique, celle du trafic illicite ne relevant pas de son domaine de compétence.
Vous avez évoqué le fait que des consommateurs de drogues ne savent pas que le produit qu'ils achètent dans la rue est coupé avec du fentanyl. Il s'agit en effet d'un problème important. En revanche, vous n'avez pas évoqué la méconnaissance des patients à l'égard des opioïdes qui leur sont prescrits. Ceux-ci ne savent pas toujours que les antidouleurs qu'ils prennent sont en réalité des opioïdes très forts, que ce soit le fentanyl ou, dans une moindre mesure, le tramadol. De même, si les médecins sont sensibilisés à cette question au cours de leur formation initiale, des lacunes demeurent.
Avez-vous travaillé sur le niveau d'information des consommateurs de drogues, qu'elles soient illégales ou prescrites, sur la contenance des produits qu'ils consomment et sur leur propre dépendance ? Il me semble que cette question est un angle mort.
Dans le cas du VIH, avant la politique de réduction des risques menée au cours des années 1990, la plupart des psychiatres considéraient qu'on ne pouvait pas aider les usagers de drogues, car ils seraient des personnes irresponsables. Or les faits ont prouvé le contraire : la responsabilisation des usagers, même lorsqu'ils sont dépendants, permet de réduire l'usage, mais surtout d'empêcher des morts.
Comment faire évoluer nos dispositifs - vous avez notamment évoqué le testing - pour progresser sur la connaissance des produits ? Les médecins sont-ils bien informés sur l'évolution des usages ? Vous avez abordé le fentanyl et les nitazènes, mais l'oxycodone est également de plus en plus consommé, en particulier au Royaume-Uni, c'est-à-dire très proche de nous. Ce phénomène peut-il s'étendre à la France ?
Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - J'axerai mes questions sur la prise en charge de la douleur. Celle-ci constitue une avancée thérapeutique importante et a été érigée en priorité de santé publique depuis la fin des années 1990, ce qui s'est concrétisé en 1998 par le premier plan national de lutte contre la douleur.
Toutefois, cette volonté d'une meilleure prise en compte de la douleur peut également conduire à des dérives quant à l'usage d'antalgiques opioïdes. Aux États-Unis, l'élargissement des conditions de prescription de l'OxyContin, un analgésique très puissant, a ouvert la voie à la crise des opioïdes.
Quel regard portez-vous, en tant que sociologue, sur cette question de l'appréhension et du soulagement de la douleur ?
L'augmentation des prescriptions hors indication thérapeutique du tramadol, de la codéine ou du fentanyl constitue-t-elle un signal inquiétant ? Doit-elle nous alerter sur un risque d'importation d'une crise des opioïdes en France ?
Le système de santé français permet d'organiser l'accès à des TSO et d'accompagner les usagers, dans une démarche de réduction des risques. C'est l'un des points qui distinguent notre pays des États-Unis. Toutefois, l'usage de la méthadone suscite des débats, car cette substance est actuellement responsable de plus de 40 % des décès par overdose en France.
En dehors de la lutte contre les trafics illicites, un renforcement de l'accès à des TSO est-il selon vous la priorité pour endiguer une éventuelle importation en France de la crise des opioïdes ? Le cas échéant, comment mieux encadrer ces traitements pour éviter les risques de surdose associés ?
Mme Patricia Demas, rapporteure. - Le tramadol, qui est classé comme un opioïde dit faible, est la substance faisant le plus fréquemment l'objet d'ordonnances falsifiées. Le nombre de personnes dépendantes le désignant comme le produit dont la consommation a entraîné leur addiction a été multiplié par dix-sept en dix ans. Depuis mars 2025, l'ANSM a mis en place de nouvelles règles pour renforcer la vigilance et sécuriser la prescription d'opioïdes en France.
Ces nouvelles règles réduiront-elles selon vous les cas de mésusage de manière significative ? Permettront-elles de mieux encadrer les pratiques de prescription et de protéger les patients contre les risques de dépendance et de surdosage ? Comment pourraient-elles influencer les dynamiques sociales et les comportements à la fois des prescripteurs et des usagers ?
Plus largement, selon les données dont vous disposez, le risque de mésusage en France porte-t-il davantage sur les opioïdes dits faibles, dont l'usage se banalise, ou sur les opioïdes dits forts, comme le fentanyl ou l'oxycodone ?
Enfin, plusieurs acteurs que nous avons auditionnés regrettent des conditions d'accès à la naloxone insuffisantes et appellent, pour certains d'entre eux, à des prescriptions systématiques en cas de prescription d'opioïdes. Qu'en pensez-vous ? Comment les autorités sanitaires pourraient-elles faciliter la mise à disposition de naloxone ? Est-il envisageable de systématiser sa prescription dans certaines situations ?
Mme Marie Jauffret-Roustide. - Je travaille depuis trente ans sur ces questions. J'ai donc connu la crise du Sida au début de mes recherches. Celle-ci a permis de créer la figure du malade réformateur, qu'il conviendrait d'appliquer aux personnes usagères de drogues. Cette démarche a eu des effets très positifs dans la lutte contre le VIH en responsabilisant les individus.
Comme je l'ai évoqué, nous sommes confrontés en France au paradoxe de la médicalisation et de la prohibition : notre système de soins est beaucoup plus efficace que ceux d'autres pays, mais nous sommes l'un des pays d'Europe les plus répressifs à l'égard des usagers de drogues. Or si la répression vis-à-vis de l'offre de drogues et du trafic est très importante, la répression des usagers les éloigne des soins et favorise des attitudes de stigmatisation et des représentations sociales erronées. Ce faisant, cela peut contribuer à la survenue d'une crise des overdoses d'opioïdes en France.
L'accès à la méthadone ou à la buprénorphine est un facteur de protection très fort contre les overdoses. Le fait que des professionnels de santé refusent de prescrire ces substances à cause de représentations sociales négatives à l'égard des personnes toxicomanes constitue une faiblesse de notre système de soin. C'est l'une des raisons pour lesquelles les États-Unis sont confrontés à la crise actuelle.
Sur cette question, il est extrêmement important de renforcer l'information des médecins, notamment en faisant venir des patients dépendants dans les formations médicales, pour qu'ils témoignent de leur vécu et de leurs représentations. En parallèle, il faut développer l'éducation thérapeutique, pour que les patients soient véritablement informés et responsabilisés.
Dans le cadre de mes recherches, je suis conduite à interroger à la fois des personnes usagères de drogues, des personnes dépendantes aux opiacés et des médecins. Comme d'autres chercheurs qui travaillent sur ces questions, je constate souvent le décalage provoqué par les préjugés qui persistent de part et d'autre.
Pour la plupart, les médecins connaissent mal les questions d'addictions, excepté évidemment les addictologues. De leur côté, les patients se sentent parfois très jugés ; ils ont des réticences à confier leurs difficultés aux médecins. En résultent des prises en charge qui ne sont pas toujours très adaptées. Les équipes de Joëlle Micallef, qui ont travaillé sur le programme POP, ont ainsi constaté une très grande méconnaissance de la naloxone, du côté des patients comme du côté des médecins.
Un certain nombre de dispositifs en vigueur ont été évalués par la science. À l'évidence, ils fonctionnent.
Je pense au travail de pair-aidance, consistant à embaucher dans les équipes soignantes ou dans les hôpitaux des médiateurs de santé, personnes ayant elles-mêmes vécu des situations de dépendance, pouvant jouer un rôle d'intermédiaire entre les patients et les médecins et améliorer les connaissances des professionnels de santé au quotidien.
Je pense aussi au testing, qui renforce la capacité des personnes à agir. Quand une personne consomme un produit illicite, elle peut connaître les produits de coupe que ce dernier contient, et choisir de ne pas le consommer, par exemple s'il contient du fentanyl.
Je pense également aux HSA, que de nombreux pays à travers le monde, dont la France, jugent extrêmement efficaces pour prévenir les overdoses, donc limiter la mortalité.
La prise en charge de la douleur est un sujet complexe. Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, l'enjeu est de trouver un équilibre pour assurer un encadrement sans pénalisation du patient.
Longtemps en France, on a très mal soigné la douleur, en particulier la douleur des enfants. L'héritage de notre culture judéo-chrétienne permet notamment de l'expliquer ; la recherche historique le démontre. On partait du principe que la souffrance faisait partie de la vie. Heureusement, notre monde a changé. Les médecins sont plus à l'écoute des patients. Des centres anti-douleurs ont vu le jour. Divers dispositifs d'évaluation de la douleur par le patient ont été développés, via toute une série de technologies.
J'ajoute que les opioïdes ne sont pas les seuls à même de soulager la douleur : il y a aussi, entre autres, le cannabis thérapeutique, pour lequel la France est très en retard.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Bien sûr !
Mme Marie Jauffret-Roustide. - Je faisais partie du groupe de l'ANSM qui, en 2018-2019, a préconisé l'expérimentation du cannabis thérapeutique après avoir entendu des patients, des soignants, des scientifiques et des acteurs politiques de différents pays qui en autorisent l'usage. Le cannabis thérapeutique est un outil extrêmement intéressant pour faire face à la douleur ; on peut y avoir recours plutôt que de prescrire un opioïde. Mais encore faut-il qu'il soit autorisé en France. Cette question doit être au centre du débat relatif à la prise en charge thérapeutique.
Je reviens sur la crise des overdoses d'opioïdes. La première phase de cette crise était liée non seulement à la surprescription médicale, mais aussi aux mensonges dont les laboratoires se sont rendus coupables. Ni les médecins, ni les patients, ni les familles n'ont été informés quant aux risques de dépendance.
Il est très important d'informer le patient, qu'il s'agisse des bénéfices ou des risques des médicaments qu'il va prendre. À ce titre, on a besoin d'un dialogue ouvert avec le médecin, ce qui renvoie à des questions plus structurelles. De combien de temps les praticiens disposent-ils aujourd'hui pour mener leurs consultations ? Comment forme-t-on les médecins ? Comment revalorise-t-on les différentes professions de santé ? La question de la suppression du numerus clausus s'inscrit dans ce cadre.
En parallèle, pour penser aux différentes options thérapeutiques, il faut travailler sur les représentations sociales. Chez les élus, certaines représentations sont encore erronées. On peut ainsi considérer, à tort, que l'autorisation du cannabis thérapeutique ouvrira la voie à la légalisation du cannabis. À l'inverse, son recours permettra selon moi de limiter un certain nombre de risques. J'ajoute que la prescription de certains opioïdes sur ordonnance sécurisée pourra entraîner un report vers d'autres opioïdes. Il faut avoir une approche globale, en examinant toutes les options thérapeutiques pour limiter le recours aux opioïdes.
Au total, 40 % des décès par overdose d'opiacés sont certes dus à la méthadone, mais pour un total de 450 personnes, quand on déplore 100 000 morts aux États-Unis. La méthadone protège en fait la France de la crise des overdoses par opioïdes, tout comme la buprénorphine et les sulfates de morphine.
Comment prévenir les overdoses ? Le groupe de l'ANSM n'est pas favorable à la primo-prescription de la méthadone par le médecin généraliste. Selon nous, cette primo-prescription doit continuer d'avoir lieu dans un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), ou en milieu hospitalier.
L'accès à la méthadone est, certes, plus facile en France qu'il ne l'est aux États-Unis, mais plusieurs formes de régulation sont prévues. Elles viennent renforcer l'information du patient et permettent un certain nombre de relais.
En France, on dispose actuellement de la méthadone et de la buprénorphine. Mais, sur le marché noir, on trouve aussi beaucoup de sulfates de morphine. Or - on le sait - certains patients sont en échec avec la méthadone et la buprénorphine, alors même que les sulfates de morphine constituent, pour eux, une option thérapeutique intéressante. Ces derniers doivent, à mon sens, faire partie de la palette des traitements pouvant être prescrits par les médecins en substitution aux opiacés.
J'ai déjà répondu à la question relative au tramadol, en évoquant les ordonnances sécurisées et les risques de reports. Il faut se pencher sur la formation médicale et sur la question du numerus clausus, pour que la France dispose d'un plus grand nombre de médecins. Ces derniers doivent avoir le temps nécessaire pour informer leurs patients.
La naloxone devrait, selon moi, être proposée à tout patient ayant une prescription d'antalgiques forts et présentant, en conséquence, un risque d'overdose. Le Québec a opté pour une diffusion très large de la naloxone en lien avec des dispositifs profanes, dont la formation par les pairs. Ce programme a été jugé très efficace.
Il faut également informer les familles, ce qui suppose d'ouvrir le dialogue au sujet de la dépendance et de lutter contre certaines représentations sociales. Il faut arrêter de stigmatiser les personnes usagères de drogues. Contrairement à ce que l'on peut entendre dans les médias, les personnes usagères de drogues ne sont pas foncièrement différentes des autres. Il peut s'agir d'un voisin, d'un proche, voire d'un membre de sa propre famille. Toute personne peut, au cours de sa vie, être confrontée à une dépendance aux opioïdes. La déstigmatisation est un outil majeur pour la prévention de la crise des overdoses opioïdes.
M. Bernard Jomier. - À l'évidence, nous sommes face à un problème de représentation des opiacés, y compris chez les soignants. La prescription de morphine est encore parfois refusée, même à un patient qui, en se réveillant à la sortie du bloc opératoire, se plaint de douleurs intenses. Elle a, certes, progressé, mais pas suffisamment pour que l'on atteigne un équilibre satisfaisant. Dans les urgences des hôpitaux, on a systématiquement recours au tramadol : on est en situation de surprescription. En revanche, pour certains morphiniques, on déplore une sous-prescription.
Avant 1995, c'est-à-dire avant la légalisation des traitements substitutifs, les usagers de drogues entretenaient des rapports très violents avec les soignants. Cette population se précarisait, les surdoses se multipliaient et les indicateurs infectieux étaient très mauvais ; je pense à la fois au VIH, à l'hépatite C et aux septicémies. La population considérée restait en dehors du système de soins.
En 1995, Simone Veil, ministre de la santé, autorise les TSO, et le rapport de soignant à soigné s'améliore rapidement. Les médecins de ville sont de plus en plus nombreux à prescrire des TSO. De plus en plus de pharmaciens s'associent à l'effort entrepris, la prise en charge sanitaire progresse et les résultats sont immédiats, en particulier en matière de santé.
Aujourd'hui, j'ai l'impression d'assister à un nouveau basculement. De plus en plus de mes confrères médecins refusent de prendre en charge les usagers de drogues. De plus en plus de pharmaciens refusent de délivrer de la méthadone ou de la buprénorphine, et de plus en plus d'usagers de drogues se détournent des soignants.
L'approche par produit est bien sûr très intéressante, mais l'approche par les usagers est elle aussi fondamentale. C'est toute une population d'usagers de drogues qui, tout en se développant, se précarise, plonge dans la violence et dans la délinquance. Les indicateurs sont de nouveau très mauvais, qu'il s'agisse de la santé ou de la sécurité publique. On n'arrive plus à avancer.
Les HSA en sont l'illustration même. Je connais bien les évaluations menées à Paris, notamment par l'Inserm : grâce aux solutions déployées par le passé, tous les indicateurs s'étaient améliorés, y compris la tranquillité publique. Mais, malgré le travail législatif accompli, aucune nouvelle halte n'a été créée depuis le vote de la loi. Ce basculement, qui va de pair avec une nouvelle stigmatisation, m'inquiète au plus haut point.
Que pensez-vous de ces signaux épars ? Selon vous, assistons-nous à un changement d'époque ?
Mme Corinne Imbert. - Le fentanyl représente le danger le plus important : facile à produire, peu onéreux, il inonde un certain nombre de pays, notamment les États-Unis.
Parmi les points forts de notre pays que vous avez évoqués, vous auriez pu insister davantage sur la sécurité de la chaîne du médicament, de sa fabrication à sa dispensation. Au-delà des seuls opioïdes, une enquête publiée voilà quelques années démontrait que la France était moins touchée que d'autres pays par le trafic de faux médicaments.
Selon moi, le niveau d'information du patient est satisfaisant. Ce dernier sait très bien, s'agissant des opioïdes forts - fentanyl, oxycodone, buprénorphine, méthadone - ce que le médecin lui a prescrit et ce que le pharmacien lui délivre, compte tenu des conditions dans lesquelles la prescription et la délivrance se font. Vous avez donc raison de dire que la buprénorphine et la méthadone, aujourd'hui, le sulfate de morphine, peut-être demain, dans un certain sens, protègent la France.
Comme Bernard Jomier, je souhaiterais en savoir davantage sur l'enquête de 2023.
Par ailleurs, je ne dis pas que la stigmatisation de la part des médecins et des pharmaciens n'existe pas, mais il s'agit d'un phénomène très rare. Si nous constations une chute du nombre de boîtes de Subutex délivrées ainsi qu'une moindre délivrance de buprénorphine ou de méthadone, nous pourrions nous interroger.
N'oublions pas que le comportement des patients varie selon la périodicité des conditions de délivrance : hebdomadaire, par quinzaine, sur vingt-huit jours. Ne reprochons pas à un pharmacien de s'opposer à un patient qui souhaite « gratter » deux ou trois jours parce qu'il a consommé plus que nécessaire.
Sur l'accessibilité aux soins, ne tombons pas dans la caricature : des progrès ont été réalisés en trente ans. À l'époque où le médicament à base de buprénorphine a été délivré, remboursé par la sécurité sociale, les forces de l'ordre ont immédiatement constaté la diminution des vols d'autoradios. Cela vous paraît peut-être trivial, mais cela a été l'un des premiers constats réalisés à l'époque.
Plutôt que de stigmatiser les professionnels, veillons à mieux accompagner les patients, mais aussi les familles. Sur la naloxone, je n'ai pas forcément d'avis ; je fais confiance aux spécialistes.
Mme Laurence Muller-Bronn. - À Strasbourg, dans le Bas-Rhin, de nombreuses inquiétudes s'expriment sur l'arrêt, à la fin de l'année, de l'expérimentation des HSA. Celle de Strasbourg, ouverte en 2016, portée politiquement de manière transversale, s'est révélée très positive. L'espace d'hébergement qui lui est attenant est aussi remis en question.
Sur ce sujet, qui relève bien plus de la santé publique que de la politique, les seules salles ouvertes l'ont été à Paris et à Strasbourg. Chez nous, nous ressentons grandement l'influence des frontières allemande et suisse, pays beaucoup plus ouverts à ce type de prise en charge.
Je reviens sur la carte que vous avez projetée au début de votre exposé. J'ai été étonnée que les pays du nord de l'Europe, présentés comme très sociaux, sans inégalités et où il fait prétendument bon vivre, soient aussi concernés par une consommation de masse en la matière.
Mme Silvana Silvani. - Merci du soutien que vous avez apporté à vos confrères américains. En l'absence de données scientifiques, sur ce sujet comme sur d'autres, tout un chacun se retrouverait dans un désert intellectuel et culturel qui empêcherait le moindre échange.
Il est intéressant de vous entendre dire que la politique de réduction des risques en France est manifestement efficace. Je note que la question de la stigmatisation des consommateurs par les soignants était l'un des freins, pas le seul évidemment, à la prise en charge. Peut-être la répression est-elle un peu trop forte et toujours dirigée unilatéralement vers les consommateurs.
Vous avez également évoqué les représentations sociales non seulement chez les soignants, mais aussi chez les politiques. En tant que sociologue, vous savez à quel point les représentations sociales ont la vie dure. Quelles pistes pouvez-vous suggérer ?
Mme Marie Jauffret-Roustide. - Les signaux issus de nos études laissent supposer que nous sommes à un moment dangereux, sans aller jusqu'à parler de basculement, pour la préservation de notre modèle français, qui pourrait ensuite nous fragiliser par rapport à une crise possible des overdoses aux opioïdes.
Sur le traitement de la douleur, s'il y a eu des progrès, ils ne sont pas suffisants. Il est des patients qui, faute d'une prescription par le médecin de médicaments opioïdes, vont essayer de s'en procurer par d'autres moyens. C'est exactement ce qui se passe avec le cannabis thérapeutique.
Ayant participé au groupe de réflexion sur l'expérimentation au sein de l'ANSM, j'ai été extrêmement frappée d'apprendre, au fil des auditions, que des patients qui avaient des douleurs vraiment réfractaires à différents médicaments et pour lesquelles le cannabis fonctionnait se voyaient contraints de demander à leurs petits-enfants d'aller leur acheter du cannabis sur le marché illégal. Cela prouve toute l'absurdité de la situation.
Il y a encore des progrès à faire : mal soulager la douleur, donc devoir s'approvisionner sur un marché illégal ou ne pas avoir d'informations éclairées de la part de son médecin, expose à des risques beaucoup plus importants.
La question des représentations sociales liées aux prescriptions a été étudiée aux États-Unis parce qu'y sont collectées des données ethno-raciales, ce qui n'est pas le cas en France. Différentes études ont montré que, à douleur égale, les personnes d'origine hispanique ou afro-américaine avaient beaucoup moins accès aux médicaments opiacés que les personnes blanches au début de l'épidémie. Si les personnes blanches étaient surreprésentées parmi les victimes, c'est donc pour des raisons de racisme médical.
En France, les études disponibles montrent les inégalités existant en matière de prescription selon les classes sociales. Idem en matière de genre : on prescrit beaucoup plus de médicaments aux femmes qu'aux hommes, considérant que les femmes seront moins en capacité de prendre sur elles pour gérer leur douleur. Le médecin est un humain comme un autre : il a des représentations et des préjugés qui lui sont propres.
Je reviens sur l'enquête Coquelicot, une étude représentative réalisée auprès de plus de 2 000 usagers de drogues dans vingt-sept villes : 20 % déclarent avoir subi des refus de prescription ou de délivrance ; ce pourcentage, alors même qu'il s'agit de médicaments autorisés, pose question.
L'idée est non pas de jeter l'opprobre sur la profession médicale ou sur les pharmaciens, bien au contraire, mais de s'interroger sur les raisons de tels refus. Celles-ci sont multiples : attitudes parfois violentes des patients, troubles de santé mentale, mais, surtout, cette conception morale selon laquelle se droguer est mal ; c'est vraiment ce qui est le plus souvent ressorti des entretiens que nous avons menés.
Cela renvoie aussi à la dimension politique, avec un discours médiatique ambiant selon lequel faire la chasse aux personnes qui consomment des drogues serait bon pour la collectivité. Certains professionnels de santé ont justifié leur refus de prescrire en soutenant que cela entretenait la toxicomanie.
Une telle minorité existe. La profession elle-même en fait un sujet de préoccupation : elle a effectué des testings, pour documenter le refus de délivrance de TSO ou de seringues. Un représentant de l'Académie nationale de pharmacie a d'ailleurs tenu des propos extrêmement violents, relayés dans les médias, sur les usagers de drogues, en appelant à leur stérilisation. L'Académie s'est déclarée très choquée, rappelant son attachement à la politique de réduction des risques.
Oui, la majorité des pharmaciens et des médecins sont sensibles à de telles questions, mais il y a une minorité qui s'exprime, comme sur d'autres thématiques sociétales à forte dimension morale : contraception, avortement...
Il importe que l'ensemble des patients puissent avoir accès à des soins de qualité. Parallèlement, il faut garantir aux médecins et aux pharmaciens des conditions de travail satisfaisantes. Avec le numerus clausus, nous manquons de médecins et de pharmaciens, d'où la nécessité de mettre en place des politiques structurelles.
Les études tant qualitatives que quantitatives le montrent, la stigmatisation augmente, en partie parce que les nouvelles générations de pharmaciens et de médecins n'ont pas vécu l'hécatombe du sida, laquelle a frappé toute une génération dans les années 1980.
L'expérimentation des haltes soins addictions a été évaluée de manière positive dans le monde entier. En France, l'inspection générale des affaires sociales (Igas) a demandé leur pérennisation. Le problème survient quand un discours de sécurité publique prend le pas sur le discours de santé publique. Or, dans le cadre de l'évaluation, nous avons mis en évidence que ces HSA, au-delà d'améliorer la santé publique et de prévenir les overdoses, ont un effet positif sur la sécurité publique.
La stigmatisation est en effet liée à l'importance de la répression. Travaillant sur ces questions depuis trente ans, je vois l'évolution : auparavant, seul le groupe des écologistes était favorable à la réduction des risques, tenant un discours très critique sur la pénalisation, tandis que les autres groupes politiques restaient sur une dimension très répressive. Aujourd'hui, des politiques de tous bords demandent une politique plus humaniste, moins axée sur la répression des consommateurs.
Pour agir, il faut encourager les politiques à ne pas se centrer uniquement sur leur idéologie et sur le fait de penser que le retour à l'autorité va tout résoudre. Si c'était un moyen de résoudre la question des drogues, la France n'aurait pas un des niveaux de consommation de cannabis le plus élevé d'Europe. On voit que cela ne fonctionne pas.
Regardons ce qui se passe à l'étranger. Dans les années 1990, le Portugal a été touché par une crise des overdoses par opioïdes et par l'épidémie de sida, avec le record de décès en Europe. À la demande des familles, l'État portugais a décidé de décriminaliser l'usage de drogues et a réinvesti l'argent économisé sur la répression dans des politiques de soins et de réduction des risques. Désormais, grâce à sa politique volontariste, humaniste et pragmatique, le pays a un taux de mortalité et de morbidité parmi les plus bas d'Europe.
Concernant les pays du Nord, c'est parce que le fentanyl y est bien plus implanté qu'en France, et non en raison d'une plus grande consommation globale, que les statistiques sont plus élevées.
M. Philippe Mouiller, président. - Je vous remercie : c'était passionnant !
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.