II. EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 9 juillet 2025, sous la présidence de M. Philippe Mouiller, président, la commission examine le rapport d'information de Mmes Patricia Demas, Anne-Sophie Romagny et Anne Souyris, sur les dangers liés aux opioïdes.
M. Philippe Mouiller, président. - Nous allons entendre la communication de Patricia Demas, Anne-Sophie Romagny et Anne Souyris à l'issue des travaux de la mission d'information qu'elles ont conduite sur les dangers liés aux médicaments opioïdes.
Je vous rappelle que les travaux de nos collègues s'inscrivent dans le programme de contrôle de la commission pour la session 2024-2025. Il devait s'agir initialement d'une mission flash, lesquelles doivent durer quelques semaines, avec un nombre d'auditions limité, pour donner lieu à un rapport d'une vingtaine de pages. Finalement, avec mon accord, la réflexion s'est transformée en une véritable mission d'information. J'indique que, l'année prochaine, afin de veiller à la bonne tenue de notre programme de travail, je veillerai, lorsque l'on créera une mission flash, à ce que le format prévu dans ce cadre soit respecté.
Je vous rappelle également que nous avons entendu sur ce sujet, en audition plénière, la sociologue Marie Jauffret-Roustide, le 9 avril dernier.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - En un quart de siècle, la « crise des opioïdes » a directement causé plus de 800 000 décès par surdose sur le territoire américain. Il s'agit là d'une catastrophe sanitaire d'une ampleur rarement observée outre-Atlantique, qui n'a fait que s'aggraver jusqu'en 2023, année durant laquelle près de 110 000 morts ont été à déplorer.
Les opioïdes désignent l'ensemble des substances dérivant du pavot à opium, qu'elles soient naturelles comme la morphine, semi-synthétiques comme l'héroïne, ou synthétiques comme le fentanyl. Utilisés à des fins thérapeutiques pour leurs vertus antalgiques, les opioïdes n'en sont pas moins des substances à risques, caractérisées par de nombreux effets secondaires, notamment psychotropes et, surtout, par un fort risque de dépendance.
Les opioïdes regroupent à la fois des médicaments bien connus comme le tramadol ou la codéine, et des produits stupéfiants illicites comme l'héroïne. Parfois, les mêmes substances actives qui servent de médicaments lorsqu'ils sont prescrits médicalement et délivrés en pharmacie alimentent un marché de rue à destination d'usagers dépendants : tel est le cas, notamment, du Skénan ou du fentanyl.
C'est en observant la gravité de la situation aux États-Unis, sur laquelle je reviendrai, que nous avons souhaité nous interroger sur les causes de cette crise, et évaluer la capacité du système de santé français à résister à un tel phénomène. Nos travaux nous ont conduites à mener dix-neuf auditions, faisant intervenir vingt-sept organismes ou personnalités qualifiées issus de tous les champs. Professionnels de santé, administrations et autorités sanitaires, structures de réduction des risques, industriels et usagers, ont tous été entendus.
Afin d'éclairer les réflexions que nous allons vous livrer sur le système de santé français, il nous a semblé nécessaire de vous présenter l'émergence et l'évolution de la crise américaine, qui s'est déroulée en quatre phases.
La crise des opioïdes américaine est d'abord, et peut être avant tout, une crise médicale de surprescription. Dans un contexte marqué par une demande croissante de soulagement des douleurs aiguës et chroniques, la prescription d'opioïdes s'est libéralisée aux États-Unis dans les années 1990. En cause, des stratégies commerciales agressives de la part des exploitants, qui ont stimulé l'offre par une politique de lobbying auprès des médecins, et encouragé la demande par la promotion de certains médicaments comme l'OxyContin auprès du grand public. Le tout, en occultant ou en minimisant les risques de dépendance associés à la consommation d'opioïdes. Entre 2007 et 2012, 780 millions d'antidouleurs ont été délivrés sur prescription en Virginie-Occidentale, soit 433 pilules par habitant.
Prenant conscience de la crise sanitaire émergente, les pouvoirs publics ont brutalement resserré les conditions de prescription de ces médicaments, causant un effondrement de la délivrance d'opioïdes prescrits. Les patients pharmacodépendants ne pouvant plus se fournir sur le marché légal se sont notamment déportés vers le marché des opioïdes de rue, alors porté par l'héroïne. La consommation d'opioïdes et la qualité des substances sont alors devenues incontrôlables.
L'arrivée sur le territoire américain de nouveaux dérivés synthétiques du fentanyl, les fentanyloïdes, autour des années 2015, marque la troisième phase de la crise. Ces substances, 25 à 50 fois plus puissantes que l'héroïne et moins chères que cette dernière, ont eu tôt fait d'inonder le marché américain, mais leur puissance et l'hétérogénéité de leur composition les rend très difficiles à doser. Les consommateurs sont donc exposés à des risques de surdose accrus, particulièrement en cas d'association avec des psychostimulants. C'est la quatrième vague de la crise, toujours en cours aujourd'hui. Le fentanyl et ses dérivés sont devenus la principale cause de décès des Américains de 18 à 49 ans : ils sont responsables des trois quarts des overdoses aux États-Unis, avec 75 000 décès en 2023.
Mme Patricia Demas, rapporteure. - Si la situation américaine est sans commune mesure avec celle de la France, nous constatons aussi, depuis plusieurs années, une augmentation sensible de la consommation des médicaments opioïdes forts et de leurs mésusages. Les enquêtes menées par le réseau français d'addictovigilance font état de données préoccupantes qui doivent nous inciter à prendre toute la mesure d'un risque de banalisation des prescriptions et des usages des médicaments opioïdes.
La consommation de médicaments opioïdes reste globalement circonscrite, celle-ci représentant 22 % de la consommation d'antalgiques en France, dont 20 % d'opioïdes dits faibles ou de palier 2, et 2 % d'opioïdes dits forts ou de palier 3. Des évolutions significatives doivent néanmoins être relevées : à titre principal, une progression marquée de la consommation des opioïdes forts au détriment des opioïdes faibles, de façon assez spectaculaire pour certains médicaments comme l'oxycodone.
À cet égard, les autorités sanitaires relèvent que le nombre de cas de troubles de l'usage liés à la consommation de médicaments opioïdes a plus que doublé entre 2006 et 2015. Deux médicaments sont particulièrement représentés : le tramadol et l'oxycodone. Qu'il s'agisse du nombre d'hospitalisations liées à la consommation d'opioïdes obtenus sur prescription médicale, ou du nombre de décès liés à l'usage de ces mêmes médicaments, les indicateurs recensés depuis quinze ans doivent nous alerter. Le nombre de décès comptabilisés, hors usagers à risques, s'est ainsi accru de 20 % entre 2018 et 2022.
Au-delà des cas les plus graves, les mésusages, qui recouvrent notamment des consommations à visée thérapeutique non ou mal encadrées médicalement, ne cessent de progresser en France. Le nombre de signalements de mésusages de tramadol recensés par les centres d'addictovigilance a doublé depuis 2017. Selon la Haute Autorité de santé (HAS), 29 % des usagers de codéine et 39 % des usagers de tramadol sont en situation de mésusage, dont la moitié pour une finalité autre qu'antalgique.
Ces évolutions s'inscrivent dans un contexte de sous-estimation généralisée des risques associés à la consommation d'opioïdes, par les patients comme par les professionnels de santé.
Parmi les effets indésirables, il y a, bien sûr, le risque de dépendance, physique et psychologique qui, même lorsqu'il est connu, est souvent minimisé : selon une étude, 36 % des usagers de codéine et 47 % des usagers de tramadol auraient des difficultés à arrêter leur traitement.
L'insuffisante prise en considération de ce risque favorise les mésusages, imputables tant aux patients qu'aux professionnels de santé, au système de soins et aux pouvoirs publics. Disons-le d'emblée : la responsabilité est collective.
En premier lieu, on observe une déconnexion inquiétante entre les recommandations de bon usage des opioïdes publiées par la HAS et les pratiques des prescripteurs. Selon une étude, plus de 80 % des prescriptions de codéine concernent des indications pour lesquelles le recours aux opioïdes n'est pas recommandé en première intention, telles que la lombalgie ou les douleurs dentaires, voire formellement déconseillé, par exemple pour les céphalées.
Le problème plus profond est celui du défaut de formation des professionnels de santé sur les questions de prise en charge de la douleur et de repérage des conduites addictives. Nous y reviendrons en détail lorsque nous aborderons nos préconisations.
Du côté des patients, l'automédication et le partage de traitements, pratiques largement banalisées associées à des surdosages et au développement incontrôlé d'une pharmacodépendance, sont notamment en cause.
Face aux risques encourus, il faut faire sortir les patients d'un rôle de « consommateur » passif pour en faire des acteurs du bon usage. Malheureusement, l'information des patients, érigée en droit par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite loi Kouchner, et constitutive d'une obligation déontologique incombant aux professionnels, demeure très insuffisante : près d'un praticien sur cinq admet ne pas informer systématiquement les patients des risques liés aux opioïdes.
Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - Vous l'avez compris, mes chers collègues, face à la volonté tout à fait légitime de soulager la douleur, les opioïdes sont en quelque sorte devenus un réflexe, tant pour les patients qui les réclament que pour les professionnels qui les prescrivent.
Dans ces conditions, faut-il craindre une importation de la crise américaine ? Malgré le faisceau de signaux préoccupants que nous vous avons décrit, il ressort des auditions que ce scénario, s'il ne doit pas être écarté, ne semble pas le plus probable. La France peut en effet capitaliser sur des atouts construits sur le long cours, et compter sur la réactivité des autorités sanitaires, qui ont récemment resserré les conditions d'accès aux opioïdes.
D'abord, la France se distingue des États-Unis par son encadrement strict de la promotion des médicaments. Dès le XXe siècle, le législateur a fait le choix d'interdire la publicité grand public pour les médicaments à prescription médicale obligatoire, dont font partie les opioïdes : des campagnes marketing comme celles à l'origine de la crise américaine seraient donc inenvisageables ici. Quant à la publicité auprès des professionnels, elle est subordonnée à un visa de publicité délivré par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), laquelle vérifie l'objectivité du contenu et sa conformité aux recommandations de bon usage.
La France peut également compter, de longue date, sur des réseaux d'addictovigilance et de pharmacovigilance performants, qui jouent un rôle d'alerte auprès des autorités sanitaires en recensant et en quantifiant les mésusages et usages détournés le plus tôt possible. Il nous faut consolider ces acquis en donnant aux centres d'addictovigilance, particulièrement peu pourvus au regard de leurs missions, les moyens nécessaires à leur bonne exécution, et accentuer les efforts de testing, afin d'en savoir plus sur l'évolution des substances sur le marché et leurs risques pour la santé.
Prenant acte des signaux préoccupants évoqués plus tôt, les pouvoirs publics ont récemment réagi par une batterie de mesures visant à limiter ou circonscrire les mésusages. Entre garantie de l'accès aux antalgiques pour les patients qui le nécessitent, et encadrement suffisant de la prescription pour limiter les mésusages, la ligne de crête est mince. L'action des pouvoirs publics repose aujourd'hui sur quatre principaux piliers, dont deux restent particulièrement à consolider.
D'abord, les autorités sanitaires ont décidé un resserrement des conditions de prescription des opioïdes. Tous les opioïdes sont désormais soumis à prescription médicale obligatoire, y compris, depuis 2017, les sirops codéinés. Afin de limiter la survenue d'une pharmacodépendance, la prescription d'opioïdes est désormais presque systématiquement encadrée dans sa durée. L'ANSM a ainsi décidé de limiter à douze semaines les prescriptions de tramadol en 2020, et de soumettre les spécialités codéinées à la même limitation le 1er mars dernier. Ce faisant, elle a souhaité rapprocher les conditions de prescription de ces médicaments de celles des médicaments stupéfiants, dont font partie la majorité des opioïdes de palier 3. Ces derniers ne peuvent être prescrits pour plus de quatre semaines. La durée maximale de prescription concerne désormais tous les opioïdes à l'exception de la poudre d'opium, de la nalbuphine et d'une spécialité de buprénorphine.
Les autorités sanitaires ont également souhaité renforcer la sécurisation des ordonnances d'opioïdes, particulièrement touchées par la falsification. Pour ce faire, l'ANSM a aligné, le 1er mars dernier, le régime du tramadol et de la codéine sur celui des médicaments stupéfiants, en exigeant la production d'une ordonnance dite sécurisée pour autoriser la délivrance. Seules la poudre d'opium et la nalbuphine ne sont pas concernés par une telle obligation.
Cette décision a reçu un accueil mitigé. Bien que pertinente, celle-ci pourrait en effet induire un risque de transmission de la demande du marché légal au marché illégal, selon le schéma survenu outre-Atlantique. Si la France n'a pas connu le même phénomène de surprescription que celui qui a été observé aux États-Unis, il convient toutefois de demeurer vigilant à ce que l'exigence d'un encadrement plus strict ne dérive pas en un durcissement contre-productif et inopportun des conditions d'accès aux antalgiques opioïdes. Il apparaît donc nécessaire d'évaluer cette mesure avant de l'élargir, le cas échéant, à l'ensemble des opioïdes, d'autant que les usages détournés, visant des effets psychoactifs, suivent eux aussi une trajectoire préoccupante, et prennent des formes toujours plus diversifiées. Dans un contexte d'effondrement de la production d'héroïne par l'Afghanistan, de nouveaux opioïdes de synthèse comme les nitazènes ou les fentanyloïdes, plus puissants et plus dangereux, arrivent sur le marché noir. Il convient d'accorder une attention toute particulière à la pénétration de ces produits en France, encore embryonnaire mais déjà bien présente chez certains de nos voisins européens.
Concernant l'étiquetage et le conditionnement des opioïdes, des travaux ont été engagés par les autorités sanitaires, mais demeurent à ce jour moins matures. Face aux enjeux, il est nécessaire d'agir sans précipitation, mais avec vélocité.
Le conditionnement des médicaments opioïdes est parfois inadapté aux posologies recommandées, ce qui conduit les patients à accumuler des boîtes d'antalgiques non terminées dans leur armoire à pharmacie. Cela renforce naturellement les risques d'automédication. Sur le modèle du travail conduit pour la réduction de la taille des boîtes de tramadol, il doit être envisagé de revoir le conditionnement de certaines spécialités comme le Dafalgan codéiné.
Enfin, l'étiquetage des opioïdes constitue un vecteur d'information essentiel pour le patient : il apparaît donc nécessaire de faire apparaître sur l'ensemble des boîtes de spécialités opioïdes des mentions d'alerte relatives au risque de pharmacodépendance encouru, comme aux États-Unis ou en Australie. Une telle évolution est en bonne voie pour le tramadol et la codéine, mais elle doit être étendue à l'ensemble des opioïdes, de palier 2 comme de palier 3.
Mme Patricia Demas, rapporteure. - Si la situation américaine est sans commune mesure avec celle de la France, les évolutions constatées ces dernières années témoignent de fragilités que l'on ne saurait ignorer ni laisser perdurer. Le constat auquel nous sommes parvenues nous conduit à préconiser d'inscrire la lutte contre la douleur et la prise en charge des conduites addictives parmi les priorités de santé publique. Trois axes nous semblent ainsi devoir donner lieu à la formalisation d'une feuille de route nationale : réinvestir dans la lutte contre la douleur ; renforcer la politique de réduction des risques en matière d'addictions ; former les professionnels de santé et accompagner l'évolution des pratiques. Nous les évoquerons tour à tour.
S'agissant, pour commencer, de la lutte contre la douleur, il faut se souvenir que celle-ci a constitué une véritable priorité de santé publique entre 1998 et 2010, avec la succession de trois plans nationaux dédiés, portés au niveau ministériel. Bernard Kouchner avait impulsé le premier plan, qui a notamment permis de simplifier les conditions de prescription de certains antalgiques, dont les stupéfiants, et contribué à structurer progressivement la prise en charge de la douleur au sein des établissements de santé et en ville. Malgré les recommandations du Haut Conseil de la santé publique, le quatrième plan national de lutte contre la douleur qui était attendu n'a jamais vu le jour. La douleur figure certes dans la loi, depuis 2016, parmi les objectifs auxquels doit concourir la politique de santé publique, mais elle n'apparaît plus, en pratique, comme une priorité.
Or, la part des Français souffrant de douleurs chroniques est estimée entre 20 % et 30 %. La douleur constitue la première cause de consultation en médecine générale et dans les services d'urgences. Pourtant, seuls 37 % des patients douloureux chroniques se déclarent satisfaits de leur prise en charge. Ce bilan témoigne de carences persistantes pour permettre une prise en charge adaptée des usagers. Relevons que les structures spécialisées « douleur chronique » (SDC) pâtissent d'une accessibilité limitée, du fait des délais de prise en charge excessivement longs, et d'une inégale répartition sur le territoire. En conséquence, seuls 3 % des patients douloureux chroniques y ont aujourd'hui accès, alors que 70 % d'entre eux ne reçoivent pas de traitement approprié.
Les SDC se trouvent en situation de fragilité au regard des moyens qui leur sont actuellement dédiés, et la Société française d'évaluation et de traitement de la douleur (SFETD) alerte sur la pérennité de certaines structures. Nous recommandons que leur situation soit de toute urgence consolidée. La recherche d'une meilleure coordination de tous les acteurs de l'offre de soins est également indispensable : à cet égard, des dispositifs incitatifs à l'utilisation du dossier médical partagé devraient être soutenus, pour éviter les prescriptions redondantes et les prolongations injustifiées de traitements.
Plus largement, nous préconisons que soit formalisé un nouveau plan national de lutte contre la douleur, pour apporter à la problématique des mésusages d'opioïdes des réponses globales en matière d'offre de soins, de la prévention à la prise en charge.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - J'en viens maintenant à la nécessité de renforcer notre politique de réduction des risques en matière de lutte contre les addictions.
Si nous pouvons nous satisfaire d'une chose, c'est que la France figure parmi les pays européens dans lesquels l'accès des usagers aux traitements par agonistes opioïdes (TAO) est le plus élevé. Cet accès mérite toutefois d'être soutenu et davantage sécurisé, compte tenu des conditions restrictives de prescription de ces traitements, et du refus de certains médecins de les prescrire. Ces refus de soins sont multifactoriels et peuvent s'expliquer, tant par un manque de formation des médecins, que par un refus de principe de suivre certains profils de patients. En tout état de cause, cela justifie de réfléchir aux conditions permettant de sécuriser la situation des patients dépendants. Sur ce point, nous proposons d'envisager un élargissement de l'offre de TAO, par exemple en autorisant la dispensation en ville de la buprénorphine à libération prolongée.
En revanche, la France a pris un retard coupable sur les conditions d'accès à la naloxone, cet antidote aux surdoses d'opioïdes qui permettrait d'éviter jusqu'à quatre décès sur cinq par overdose. Ce point doit indéniablement constituer une autre priorité d'action. Actuellement, l'hétérogénéité des conditions du remboursement et des modalités de délivrance de la naloxone nuit à sa disponibilité. La HAS a pourtant recommandé, dès 2022, d'améliorer sa diffusion grâce à un accès facilité, sans prescription, à toutes les formes de naloxone. Il est grand temps que le Gouvernement prenne les mesures utiles pour mettre en pratique cette recommandation de la HAS.
Enfin, il nous semble nécessaire de donner une portée plus large à la politique de réduction des risques, presque exclusivement tournée vers des publics marginalisés et encore trop confidentielle. Les démarches « d'aller vers » menées dans le cadre de politiques de prévention ciblées doivent être promues, notamment envers les usagers les plus à risques. Les haltes soins addictions (HSA) déployées à titre expérimental depuis 2016 visent précisément à répondre à cette préoccupation. J'aurais souhaité que ce rapport formule des préconisations à cet égard, mais je vous précise qu'en l'attente du rapport d'évaluation final de la direction générale de la santé et faute d'un consensus, de ce fait notamment, difficile à trouver, tel n'est pas le cas, et je le regrette. Je précise que les rapports intermédiaires dont est issue cette évaluation sont tous favorables en termes de santé publique - les HSA sauvent des vies - et de sécurité publique. Je tiens également à préciser que l'expérimentation touche à sa fin le 31 décembre prochain, et que pour que les quelques milliers de personnes en grandes déshérence et en grand danger qui sont littéralement sauvées par ces structures, je pense qu'il sera utile que nous prenions leur avenir en main, en dépassant les clivages partisans comme nous savons le faire ici, et comme Strasbourg a d'ores et déjà su le faire.
Au-delà de telles actions « d'aller vers », il convient de saisir toute la diversité des profils concernés par les mésusages d'opioïdes : ceux-ci incluent des patients devenus tolérants du fait de prescriptions prolongées suite à une intervention chirurgicale lourde ou en raison d'une douleur chronicisée. De ce point de vue, l'éducation thérapeutique constitue un levier à développer pour responsabiliser les patients et les rendre acteurs de leur prise en charge. Les professionnels de la douleur appellent unanimement à ce qu'elle soit renforcée, par des campagnes dédiées et par la mise à disposition d'outils d'autoévaluation du risque de dépendance.
Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - Enfin, l'enjeu de formation des professionnels de santé et plus largement, d'accompagnement de ces professionnels dans l'évolution de leurs pratiques, est tout à fait décisif.
Un premier constat s'impose : le médecin généraliste est aujourd'hui l'acteur central de la prise en charge de la douleur. Son rôle a d'ailleurs été renforcé par la loi de modernisation de notre système de santé de janvier 2016, qui lui confie la mission d'administrer et de coordonner les soins visant à soulager la douleur. Les médecins généralistes prescrivent 86 % des médicaments opioïdes faibles et 89 % des médicaments opioïdes forts. Ils ne bénéficient pourtant de formation complète et adaptée ni sur le traitement de la douleur ni sur la gestion des conduites addictives. La SFETD indique en outre que la réforme du troisième cycle des études médicales aurait conduit à une diminution de moitié du temps de formation consacré à la douleur.
Ces carences dans la formation initiale étant partagées par les médecins, les pharmaciens et les infirmiers, l'une de nos recommandations consiste à prévoir un module renforcé sur la prise en charge de la douleur et des conduites addictives dans les formations initiales des professionnels de santé.
Le développement de programmes de formation continue qui soient aisément accessibles aux professionnels en exercice apparaît également nécessaire, a fortiori dans l'optique que préconise la SFETD d'intégrer le dépistage de la douleur aux consultations de prévention aux âges clés de la vie.
S'agissant de l'évolution des pratiques à soutenir, il ressort de nos auditions que le médecin généraliste se trouve bien souvent isolé et démuni, confronté à des douleurs qu'il ne sait pas gérer autrement que par le recours aux opioïdes. Cette situation favorise l'escalade thérapeutique, alors que les spécialistes recommandent au contraire d'accompagner toute prescription initiale d'opioïde d'une stratégie de déprescription, et de favoriser le recours à des alternatives non médicamenteuses ou à des antalgiques non opioïdes. Ces bonnes pratiques, nous l'avons évoqué, sont encore largement méconnues des médecins. L'absence de repérage précoce des troubles de l'usage accentue encore les situations d'impasse thérapeutique pour des patients devenus tolérants puis dépendants, sans toujours ressentir de soulagement de leurs douleurs.
Les professionnels de santé doivent donc être accompagnés dans l'évolution de leurs pratiques. De ce point de vue, les ordres professionnels ont un rôle clair à jouer, en coopération avec la HAS, pour assurer la diffusion et la promotion des référentiels de bonnes pratiques sur la prescription des opioïdes. L'élimination systématique de toute douleur ne doit pas constituer un objectif thérapeutique ultime, et il est essentiel de positionner l'usage des médicaments opioïdes dans une prise en charge multimodale globale, recourant notamment à des approches non médicamenteuses.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - En conclusion, la France dispose d'un système de santé bien armé pour prévenir la survenue d'une crise des opioïdes telle que les États-Unis l'ont vécue. Si un tel phénomène apparaît à ce stade peu probable dans notre pays, rien ne nous prémunit toutefois contre une aggravation des tendances constatées concernant les mésusages de médicaments opioïdes. Si elles ne sont pas rapidement corrigées par un plan d'action approprié, la situation, déjà préoccupante, devrait poursuivre sa dégradation.
En matière de santé publique et de prévention, nous le savons, il est essentiel d'anticiper les risques pour les traiter efficacement. L'ensemble des vingt recommandations que nous formulons sont aisées à mettre en oeuvre et peu ou pas coûteuses. Nous espérons qu'elles pourront être déployées sans délai.
M. Khalifé Khalifé. - Vous êtes-vous intéressées au développement de plantations d'opium à visée thérapeutique en France, comme il en existe en Inde ? Les produits naturels sont moins toxiques que les produits de synthèse. De même, avez-vous inclus le captagon dans le champ de votre étude ?
Mme Frédérique Puissat. - Je remercie nos rapporteures d'avoir respecté l'esprit qui préside à nos missions d'information. Celles-ci visent à contrôler l'action du Gouvernement et à évaluer les politiques publiques. Même si nos positions peuvent diverger, nous parvenons toujours, dans ce cadre, à des consensus, qui font que nos rapports font référence. Ils sont très précis et constituent des mines d'information pour ceux qui veulent se renseigner sur un sujet.
Je souhaite revenir sur les salles de shoot, dénommées « haltes soins addictions ». J'entends les propos de l'une de nos rapporteures sur le sujet, mais je ne souhaite pas m'y associer. En la matière, il faut marcher sur deux jambes : la santé et la sécurité. La proximité de ces salles peut entrainer certaines difficultés pour les voisins.
Mme Patricia Demas, rapporteure. - Non, Monsieur Khalifé, nous n'avons pas abordé la question de la culture d'opium en France.
Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - Notre mission visait les opiacés et les opioïdes de synthèse. Le captagon n'est pas un opioïde : il s'agit d'un mélange d'amphétamine et de théophylline.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - Notre rapport ne comporte pas de recommandation sur les salles de shoot. Ce sujet n'est pas central dans notre mission, mais il a été évoqué à de nombreuses reprises dans nos auditions. Je n'en ai parlé qu'à titre personnel, sans esprit polémique. Il n'en demeure pas moins que l'expérimentation des salles de shoot arrivera bientôt à son terme et que des choix politiques devront être faits.
M. Alain Milon. - Les salles de shoot ont été créées par la loi Touraine du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, dont j'étais rapporteur au Sénat. C'est une bonne idée. Il était question d'en installer un peu partout. Le Sénat a demandé que les salles soient installées dans les hôpitaux, afin qu'elles soient supervisées par des professionnels de santé. Je voterai ce rapport.
M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, je mets aux voix les recommandations de nos rapporteures, ainsi que le rapport d'information.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.