MICHEL
GANDILHON,
EXPERT ASSOCIÉ AU PÔLE
SÉCURITÉ-DÉFENSE DU CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET
ME'TIERS (CNAM)
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1. Quelles sont les principales routes des opioïdes consommés en France (de la production à la commercialisation) ?
Le principal opioïde illégal consommé en France est l'héroïne n° 3 dite brune. Elle est produite en Afghanistan et alimente le marché européen via la route des Balkans. Celle-ci part de l'Afghanistan, traverse l'Iran et la Turquie pour déboucher en Europe du Sud-Est. Une partie de l'héroïne est ensuite redirigée vers les Pays-Bas et la Belgique, qui constituent les deux zones de redistribution secondaire du produit en Europe occidentale. Les trafiquants installés en France s'y approvisionnent, de même que de multiples réseaux d'usager-revendeurs. Il existe aussi des filières, actives depuis la Suisse, dominées par la mafia albanaise327(*).
S'agissant des opioïdes de synthèse, il existe des trafics par colis postaux à partir de commandes réalisées sur le darkweb. Ce trafic demeure toutefois relativement marginal.
2. Quelles évolutions et quelles tendances constatez-vous en matière de mésusage et de dépendance à des opioïdes en France ?
a. Quelles substances disponibles sur le marché français sont les plus concernées et sous quelle forme ?
b. Quels sont les principaux mésusages constatés (de la part des professionnels de santé et des usagers) ?
c. Quels facteurs ont-ils, selon vous, favorisé ces évolutions ?
d. La France se distingue-t-elle de ses voisins européens sur ces questions ?
L'héroïne reste centrale dans la configuration des usages d'opioïdes en France. Ces dernières années ont été marquées, avec plus d'une tonne, par des saisies sans précédent sur le territoire français qui placent la France en tête des pays européens. Entre 2017 et 2023, l'expérimentation du produit a fortement augmenté passant de 1,3 % de la population des 18-64 ans à 2 %. Les usages dans l'année ont crû de 0,2 à 0,3 % (OFDT, 2024)328(*). En 2023, la France compterait près de 850 000 personnes qui ont expérimenté l'héroïne (contre 500 000 en 2017), tandis que le marché actif doit compter environ 150 000 personnes. Le profil type du consommateur est un homme âgé de 35-44 ans. Il s'agit souvent d'une personne engagée dans un traitement de substitution aux opiacés qui consomme occasionnellement de l'héroïne. En 2023, près de 160 000 personnes suivaient un traitement de substitution en France. Il existe aussi un mésusage des traitements de substitution aux opiacés (méthadone, buprénorphine haut dosage). Ce mésusage est fondé généralement sur un petit trafic de rue alimenté par des détournements de prescription.
Le mésusage d'opioïdes légaux prescrits dans le cadre de traitements de la douleur serait en augmentation329(*).
S'agissant de l'héroïne, les évolutions du marché s'expliquent par la forte dynamique de l'offre afghane jusqu'en 2023. Le pays a vu sa production d'opium exploser ces dernières années provoquant une abondance d'héroïne dont le produit est accessible et de meilleure « qualité ». Les prix de détail sont en baisse et la pureté en hausse. Il est relativement aisé de se procurer de l'héroïne en allant la chercher aux Pays-Bas ou en Belgique.
La France du nord-est est relativement affectée par un phénomène qui touche des territoires périurbains, en général de vieilles terres industrielles, en voie de déclassement. Elle est une expression des fractures territoriales qui traversent le pays330(*).
3. Comment appréhendez-vous le développement du marché des nouveaux opioïdes de synthèse ? Quels dangers identifiez-vous ?
Certains éléments rendent-ils aujourd'hui plausible, selon vous, une importation de la crise américaine des opioïdes ? Quels facteurs géopolitiques peuvent-ils y contribuer ?
Jusqu'à maintenant, la consommation du fentanyl et de ses analogues est marginale en France dans un contexte où l'Europe est largement épargnée par les consommations. Les prévalences sont marginales, hormis dans certains pays baltes, alors que le nombre de décès n'est en aucun cas comparable avec la situation qui prévaut aux États-Unis. Selon les dernières données disponibles, en 2021, 137 personnes étaient décédées à la suite d'une consommation de fentanyl ou de l'un de ses dérivés contre plus de 70 000 aux États-Unis331(*). L'inquiétude des autorités sanitaires en Europe porterait plutôt sur les nitazènes à l'origine de quelques dizaines de morts en Irlande et en Grande-Bretagne. Une préoccupation existe toutefois depuis l'effondrement de la production d'opium en Afghanistan qui pourrait provoquer une pénurie d'héroïne sur le marché européen et français.
Entre 2022 et 2023, les superficies de pavots sont en effet passées de 233 000 ha à 10 800 ha, tandis que la production chutait de 6 300 tonnes à 330 tonnes, soit, à peu de choses près, le niveau de la production de 1979, quand l'Armée rouge a franchi la frontière. Dans un tel contexte le fentanyl pourrait pallier le manque d'héroïne. Une telle configuration s'est retrouvée dans les pays baltes confronté à une pénurie en 2010 laquelle a été comblée par des opioïdes de synthèse. À la fin de l'année 2023, l'EMCDDA, l'Observatoire européen des drogues, par la voix de certains de ses membres dans la revue Addiction, s'en est inquiété : « Des informations provenant de la surveillance par satellite et d'autres sources suggèrent que les actions des Talibans ont entraîné une réduction spectaculaire de la culture du pavot en 2023. Si cette tendance se poursuit, elle pourrait entraîner une pénurie d'héroïne en Europe à partir de la fin de l'année 2024. Une précédente pénurie d'héroïne de courte durée a entraîné des changements dans les habitudes de consommation d'opioïdes dans certains pays, qui ont persisté même lorsque la disponibilité de l'héroïne a augmenté. Il est trop tôt pour spéculer sur l'éventualité d'une pénurie, mais si c'est le cas, cela pourrait augmenter la demande d'opioïdes synthétiques à court terme, ce qui pourrait persister à l'avenir même si l'héroïne redevient disponible. À l'heure actuelle, la production d'opioïdes synthétiques en Europe serait très faible, mais des saisies de laboratoires et de précurseurs ont été récemment observées. L'Europe est également un centre de production de drogues synthétiques et des liens existent avec des groupes produisant des opioïdes synthétiques pour le marché nord-américain. Il y a donc peu de raisons de penser que la production d'opioïdes synthétiques ne pourrait pas être rapidement augmentée si les conditions du marché étaient favorables332(*) ».
À ce jour, et d'après des informations en provenance de l'EUDA, aucune pénurie d'héroïne n'a été constatée sur les différents marchés européens. Les stocks d'opium accumulés depuis des années permettent d'assurer une continuité de la production d'héroïne. En France, l'importance des médicaments de substitution aux opiacés dans le traitement des addictions, de même que la disponibilité sur le marché parallèle des sulfates de morphine, sont un facteur de protection contre le recours à des opioïdes de synthèse plus puissants. Cependant, la vigilance doit être de mise. Les Pays-Bas et la Belgique disposent de toutes les infrastructures techniques pour se lancer si nécessaire dans une production. C'est déjà le cas depuis cinq ans avec la méthamphétamine produite qui plus est avec les conseils techniques de certains membres des cartels mexicains333(*). Une affaire intervenue en février 2024 d'importation de carfentanil en France par go-fast depuis les Pays-Bas en est l'illustration334(*).
4. Quels enseignements la France peut-elle tirer de l'émergence et de l'évolution de la crise des opioïdes aux États-Unis, en matière de pratiques commerciales, d'encadrement des prescriptions et de politique de réduction des risques ?
Les enseignements sont clairs. La crise des opioïdes aux États-Unis est née des pratiques commerciales abusives de l'industrie pharmaceutique dans le cadre d'une promotion de substances antidouleurs très puissantes335(*). L'encadrement en France est beaucoup plus strict. Il est interdit par exemple de faire de la publicité auprès du public pour les médicaments remboursables par la Sécurité Sociale, et/ou pour les médicaments inscrits sur une liste de substances vénéneuses.
5. Quelles mesures pourraient-elles, en France, contribuer à prévenir ou freiner un tel phénomène et, plus largement, à circonscrire les mésusages et risques de dépendance observés ?
La sensibilisation des médecins généralistes à la problématique de la prescription des médicaments opioïdes est centrale., de même que la sensibilisation aux signes d'éventuelles dépendances.
6. Quelles devraient être selon vous les priorités d'actions en matière de lutte contre la disponibilité et l'usage des opioïdes illicites en France ?
La vigilance sur la question des cybertrafics d'opioïdes de synthèse doit être centrale.
La question de la réponse pénale en matière de répression des réseaux albanais de l'héroïne est posée, de même que la lutte contre les filières géorgiennes qui sont au coeur des trafics de médicaments opioïdes en France depuis 25 ans336(*).
7. L'encadrement actuel de la prescription d'opioïdes en France vous paraît-il concilier un bon équilibre entre le contrôle et la prévention des mésusages d'une part, et la garantie d'avoir accès aux antalgiques opioïdes pour les usagers qui le nécessitent d'autre part ? Quelles évolutions préconiseriez-vous pour garantir ou améliorer cet équilibre ?
Globalement oui.
8. Selon vous, existe-t-il un risque sérieux qu'un resserrement des conditions d'accès à certains opioïdes (ex : instauration d'une ordonnance sécurisée pour le tramadol) se traduise par un report des consommateurs et usagers vers le marché illégal ? Pouvez-vous argumenter et illustrer ce risque par des exemples historiques ?
Les risques existent, mais ils sont inévitables. Il faut raisonner ici en termes de coûts/bénéfices.
9. Dans ce contexte, identifiez-vous des risques accrus d'utilisation d'ordonnances falsifiées ?
10. La sociologue Marie Jauffret-Roustide considère que le marché illégal des sulfates de morphine permet un approvisionnement relativement sécurisé en traitements agonistes aux opioïdes (TAO). Qu'en pensez-vous ?
Le marché illégal des opioïdes comprend l'héroïne, le Subutex, la méthadone et les sulfates de morphine. Ce marché permet aux usagers de drogues non inscrits dans des parcours thérapeutiques d'avoir accès à un panel de substances qui constitue un moindre mal par rapport à des produits comme le fentanyl et ses analogues.
11. Certains acteurs regrettent que les sulfates de morphine soient cantonnés au marché illégal et ne soient pas reconnus par un TAO, pour intégrer la substance dans un cadre légal. Quel regard portez-vous sur cette question ?
Oui les sulfates de morphine pourraient venir élargir opportunément l'offre thérapeutique de TAO.
12. Estimez-vous que la communication autour des risques de mésusage et de dépendance liés à la consommation d'opioïdes soit aujourd'hui suffisante ?
13. Au global, comment évaluez-vous la politique de réduction des risques en France ?
La politique de RDR en France est globalement un succès. Elle a permis depuis 30 ans de diminuer considérablement les surdoses d'héroïne et d'autres drogues illégales et de faire baisser drastiquement les contaminations au virus VIH et VHC. En France, en 2022, les opioïdes ont tué 477 personnes, 81 000 aux USA.
14. Avez-vous d'autres points à porter à l'attention des rapporteures ?
Oui, sur la question de la prise en charge des usagers dépendants des opioïdes et notamment de l'héroïne. La critique que l'on pourrait faire au système français est qu'il est trop centré sur les traitements de substitution aux opiacés, ce que certains professionnels qualifient de « tout TSO ». Contrairement à d'autres pays européens, comme l'Italie, l'offre de centres de sevrage est notoirement insuffisante et mériterait d'être développée.
* 327 Au coeur des trafics d'héroïne en France, les filières albanophones | Cairn.info
* 328 Les niveaux d'usage des drogues illicites en France en 2023 | OFDT
* 329 Crise des opioïdes : comment l'Agence du médicament compte éviter l'emballement en France
* 330 L'héroïne en milieu rural en France : une réalité ignorée
* 331 European Drug Report 2024 : Trends and Developments : source data | www.euda.europa.eu
* 332 Griffiths Paul et al., Opioid problems are changing in Europe with worrying signals that synthetic opioids may play a more significant role in the future, Addiction, December, 2023.
* 333 Laniel Laurent, « La méthamphétamine, les Pays-Bas et les cartels mexicains : la coopération sans frontières », Observatoire des criminalités internationales, IRIS, 2021.
* 334 « Île-de-France : le trio importait de la drogue de synthèse contenant du carfentanil », Le Parisien, 17 février 2024.
* 335 États-Unis : la crise des opioïdes comme révélateur social et... politique | vih.org
* 336 La Géorgie et les drogues illicites : trafics, usages et politiques publiques. Drogues, enjeux internationaux n° 13 - documentation-administrative.gouv.fr