N° 850
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 9 juillet 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur : « Réinvestir la relation France-Amérique du Sud : les cas du Brésil et du Pérou »,
Par MM. Jean-Luc RUELLE, Mickaël VALLET
et
Édouard COURTIAL,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Jean-Baptiste Lemoyne, Claude Malhuret, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Joël Guerriau, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.
L'ESSENTIEL
Dans un rapport de juillet 2023 intitulé « La France en Amérique du Sud, quelles relations avec ses voisins brésilien, surinamais et guyanien ? », la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées soulignait la nécessité de renforcer les partenariats bilatéraux avec les pays du continent sud-américain, en particulier le Brésil. Deux ans plus tard, en cette année croisée France-Brésil 2025 qui voit la célébration de l'amitié entre les deux pays, la Commission a créé une mission d'information pour évaluer les progrès accomplis vers un partenariat plus stratégique avec la première puissance sud-américaine. Elle a également tenté de dégager les conditions d'un approfondissement des relations franco-péruviennes, le Pérou étant pour le moment un pays insuffisamment pris en compte par la stratégie indopacifique française.
I. UNE RELATION AVEC LE BRÉSIL RELANCÉE MAIS QUI RESTE FREINÉE PAR DES DIVERGENCES GÉOPOLITIQUES
A. L'APPARTENANCE DU BRÉSIL AUX BRICS ET SES CONSÉQUENCES POUR LA RELATION FRANCO-BRÉSILIENNE
1. Une phase compliquée actuellement pour les BRICS
Le Brésil est un membre fondateur des BRICS (initialement Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), en assure la présidence en 2025 et en a accueilli le sommet en juillet 2025.
Les BRICS font face à deux défis. D'abord, l'incertitude qui pèse sur les relations entre les États-Unis de Trump et la Russie pourrait rendre plus difficile pour les BRICS de constituer un pôle d'expression et de revendications autonome. Le fait que, ni le président chinois ni le président russe, ne se soient rendus au sommet des BRICS du 4 juillet 2025 à Rio reflète ainsi les difficultés actuelles de ce groupe à trouver son équilibre dans une situation internationale confuse. La déclaration commune faite à l'issue de cet événement a défendu le multilatéralisme et condamné les guerres et le recours aux sanctions et aux taxes douanières comme instruments politiques, mais de manière très modérée et sans référence directe aux États-Unis. La remise en cause de l'ordre économique actuel et en particulier la « dédollarisation » est passée au second plan, en raison des déclarations concomitantes du président Trump, qui a menacé de représailles commerciales les pays qui tenteraient de remettre en cause la suprématie de la monnaie américaine.
Par ailleurs, l'élargissement à des pays très divers (Iran, Égypte, Émirats, Indonésie, Éthiopie) et la création en 2025 d'une catégorie « États partenaires » comprenant neuf pays met en jeu la cohésion des BRICS. Les divergences de vues sur les récentes attaques contre l'Iran mettent bien en lumière ce défi qui résulte de l'intégration de membres aux visions divergentes.
2. Quelles conséquences pour la relation franco-brésilienne ?
Les BRICS entendent remettre en cause la domination économique et politique des pays du G7, dont la France fait partie. Au G20 à Hiroshima en 2023, Lula critiquait le directoire mondial occidental et appelait de ses voeux un G20 plus politique ainsi qu'une relance de la relation stratégique franco-brésilienne allant au-delà des seuls sujets de l'écologie et de la défense pour inclure les grands contentieux internationaux tels que l'Ukraine ou Gaza.
Lors du déplacement de la mission sénatoriale dans le pays, les représentants du ministère des affaires étrangères, tout en saluant l'attachement au multilatéralisme et la « créativité politique » de la France, ont critiqué le supposé alignement de l'Union européenne et de ses membres sur les États-Unis et regretté les hausses de budgets de défense, qui seraient, selon eux, mieux employées à combattre la pauvreté et le changement climatique. En outre, tout en ayant condamné l'invasion russe, le Brésil considère que l'OTAN a une part de responsabilité dans la situation ayant conduit à la guerre en Ukraine et refuse toute idée de sanction. En 2022, avant son retour au pouvoir, Lula avait même mis en cause directement le président ukrainien. Lula a par ailleurs employé publiquement le terme de « génocide » à propos de l'intervention israélienne à Gaza.
Par ailleurs, le Brésil déplore la position française opposée au traité UE-Mercosur, texte que les autorités brésiliennes jugent stratégique, face aux pressions américaines, pour permettre la survie du multilatéralisme et la poursuite d'échanges commerciaux bénéficiant à tous. Concernant enfin la Chine, la délégation a pu constater que le Brésil adopte une lecture bienveillante de son comportement sur la scène internationale : ses intentions seraient pacifiques et les ingérences en provenance de ce pays des agissements purement individuels. Le président brésilien valorise le partenariat sino-brésilien et emploie volontiers des formulations d'origine chinoises. Cependant, le Brésil cultive une forme d'indépendance, ayant refusé d'adhérer à l'initiative « Belt and road » pour préférer une simple « synergie » avec l'initiative chinoise. Il prône ainsi une position d'équilibre : le monde ne doit être ni américain, ni chinois.
Au total, en raison de ces différentes prises de positions sur les enjeux internationaux, les dirigeants « occidentaux » n'affichent plus la même proximité avec Lula que lors de ses deux premiers mandats : c'est un sentiment de « déception » qui domine, auquel répond d'ailleurs côté brésilien une pareille « déception » devant une attitude jugée partiale dans la crise au Moyen-Orient et ce que le Brésil considère comme une inaction voire un recul sur les grands dossiers climatiques et environnementaux.
Pour autant, les autorités brésiliennes cherchent à convaincre du bien-fondé de leur approche dans une perspective de défense du multilatéralisme. Celso Amorim, ancien ministre des affaires étrangères de Lula, a ainsi expliqué à la délégation que les BRICS sont un moyen pour faire accepter au G7 que seul le G20 est représentatif et doit exercer une forme de gouvernance mondiale. Dans le même ordre d'idée, certains chercheurs brésiliens qualifient les BRICS de « légitimateur réformiste de l'ordre existant ».
Par ailleurs, les dirigeants actuels et la société brésilienne expriment une francophilie certaine. Ainsi la France, mobilisée par la guerre en Ukraine, solidaire de l`Union européenne, de l'OTAN et dans une moindre mesure des États-Unis dans le chaos grandissant des crises, peut-elle malgré tout cultiver un partenariat avec l'un des BRICS, au-delà de son seul soutien réitéré à l'entrée du Brésil au Conseil de sécurité ? L'axe franco-brésilien peut-il faire pont entre « occident » et « Sud » ?
Jusqu'à récemment, la volonté semblait faire défaut côté français. Le précédent rapport de la Commission des affaires étrangères et de la défense sur le Brésil regrettait ainsi l'absence de grande initiative française après le retour de Lula : ni visite présidentielle, ni investissements majeurs. Il appelait à une visite officielle du président Macron en 2023, qui n'a pas eu lieu dans ce délai.
Cependant, la visite officielle du Président de la République au Brésil en mars 2024 a entendu marquer un tournant, avec l'adoption d'un plan stratégique et de plus de vingt accords sectoriels. En particulier, un programme de finance verte doit mobiliser un milliard d'euros pour l'Amazonie. En matière culturelle, l'objectif est d'accueillir huit mille étudiants par an en France d'ici 2026 (contre cinq mille aujourd'hui). 2025 est l'année France-Brésil avec des centaines d'événements dans chacun des deux pays. Toutefois, les résultats concrets des grandes annonces de 2024 restent encore limités, tandis que les irritants déjà évoqués gardent toute leur force et empêchent un véritable approfondissement de la relation.
Décision / intention |
Contenu |
État de mise en oeuvre (juillet 2025) |
1. Lancement d'un programme d'investissement vert (1 milliard €) |
Mobilisation de capitaux publics/privés sur 4 ans pour la protection de l'Amazonie et la bioéconomie, incluant un marché carbone rémunéré. |
En cours : Des fonds publics (AFD, EU, BRICS) commencent à être mobilisés, notamment via le programma AMABIO, Toutefois, l'essentiel du capital privé n'est pas encore engagé. Un rapport provisoire de l'AFD (avril 2025) indique que 200 M€ sont contractés. |
3. Poursuite de la coopération défense - sous-marins & hélicoptères |
Mise à l'eau du 3? sous-marin Scorpène, coopération relancée pour le sous-marin à propulsion nucléaire, hélicoptères H145 proposées. |
Progrès réalisés : Scorpènes livrés (Tonelero), recherche d'autres acheteurs pour des Scorpène en Amérique du Sud, retards mais poursuite de la coopération sur le sous-marin à propulsion nucléaire. |
4. Renforcement diplomatique UE-Mercosur |
Macron s'est positionné contre l'accord UE-Mercosur dans sa forme actuelle, appelant à un nouvel accord intégrant le climat et la biodiversité. |
En stagnation : La France maintient un véto technique en 2025, exigeant un volet environnemental renforcé, tandis que le Brésil continue à prôner fortement son adoption et que la Commission européenne a progressé vers l'adoption. |
5. Co-développement académique & culturel |
Augmentation du flux étudiants brésiliens (5 000?8 000 d'ici 2026), promotion du bilinguisme, saisons culturelles dès 2025. |
En cours de réalisation : Saison France-Brésil lancée comme prévu en avril 2025 (Musée du quai Branly, Salon du Livre...) avec des centaines de manifestations dans les deux pays. Proposition de loi brésilienne imposant l'Espagnol comme 2ème langue rejetée. |
6. Océans |
Soutien à l'entrée en vigueur de l'accord se rapportant à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale (BBNJ), en profitant de la tenue de l'UNOC 3 à Nice, en juin 2025. |
En progression : 21 signatures et 19 ratifications supplémentaires recueillies lors du sommet UNOC de Nice, permettant d'atteindre au total 136 signatures et 51 ratifications : encore 9 ratifications nécessaires pour entrée en vigueur. |
Au total, la Commission ne peut qu'encourager le Gouvernement à poursuivre résolument la mise en oeuvre des mesures de coopération décidées en 2024 tout en poursuivant la discussion sur les crises internationales, sans espérer toutefois un rapprochement décisif avec les positions brésiliennes