B. UN TRAFIC AUX IMPACTS INSOUPÇONNÉS ET AUX RISQUES SOUS-ESTIMÉS

Le trafic illégal d'animaux vivants et de produits carnés, du fait notamment de son ampleur et de la circulation rapide de substances issues du vivant qu'il facilite en dehors de tout cadre ou protocole sanitaire, engendre des risques majeurs, multidimensionnels et sous-estimés pour la santé, l'environnement et l'économie. La crise de la Covid-19 a permis de mettre en lumière et d'affiner la compréhension de ces risques, tout en lui conférant une forte résonance médiatique, que la mission d'information estime opportun de mobiliser pour accentuer la nécessité d'une réponse publique plus déterminée.

1. Une menace insidieuse et permanente pour la santé humaine et animale

Sur le plan sanitaire, les produits circulant dans le cadre de ce trafic échappent à toute chaîne de contrôle vétérinaire ou de quarantaine, augmentant ainsi le risque d'introduction d'espèces vectrices de maladies zoonotiques ou épizootiques sur le territoire national. Selon l'OMS et la FAO, près de trois quarts des maladies infectieuses émergentes sont d'origine animale, principalement de la faune sauvage. Sur le plan sanitaire, on estime que 60 % des maladies infectieuses affectant l'humain sont d'origine animale, et 70 % des maladies émergentes sont issues de la faune sauvage, dont certaines pouvant aboutir à une pandémie ou du moins des impacts sanitaires et économiques très graves pour les sociétés concernées.

Il existe une abondante littérature scientifique relative au risque sanitaire du trafic d'espèces19(*). Il n'est pas inutile de rappeler que les émergences du syndrome respiratoire aigu sévère de type 1 et 2 (SARS-CoV-1 et 2), du virus de l'immunodéficience humaine (HIV), d'Ebola, de la variole du singe (Monkeypox), de Simian T-Cell Lymphotropic Virus (STLV) sont par exemple toutes dues à la consommation de viande de brousse. La pandémie du Sida à laquelle le monde fait face depuis plus de 40 ans présente ainsi un fort lien de causalité avec la consommation de viande de brousse20(*). Si rien n'est fait pour contrer plus efficacement ce trafic, la liste pourrait encore s'allonger...

Comme le prophétise Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS, « l'histoire nous enseigne que la question n'est pas de savoir si une prochaine pandémie surviendra, mais quand ». Il convient dès lors de se préparer à cette éventualité, mais également de mettre en oeuvre des mécanismes de surveillance et d'alerte avancée pour éviter la survenance de la prochaine pandémie de grande ampleur. La Covid-19 est le dernier exemple frappant de cette menace, en illustrant les coûts colossaux que peut engendrer une crise sanitaire d'origine zoonotique, tant en dépenses publiques qu'en perte de PIB, des milliers de milliards d'euros à l'échelle mondiale.

Ce que la pandémie de la Covid-19 nous a enseigné

La crise de la Covid-19 a constitué un électrochoc majeur pour les sociétés, a considérablement affiné les connaissances scientifiques et renforcé la prise de conscience de la gravité potentielle des différentes menaces sanitaires.

Confirmation du lien entre faune sauvage et zoonoses :

La pandémie a rappelé de manière éclatante que près des trois quarts des maladies infectieuses émergentes sont des zoonoses et que la faune sauvage (et son commerce) en est un réservoir majeur. Le rôle présumé du marché de Wuhan et la proximité entre humains et animaux sauvages ont mis en lumière le risque.

Accélération de la recherche :

La pandémie a stimulé la recherche sur les mécanismes de transmission des virus, l'identification des réservoirs animaux, les phénomènes de franchissement de barrière d'espèce, et la modélisation de la propagation. Les laboratoires de l'Anses ont renforcé la surveillance qu'ils opèrent sur ces sujets.

Renforcement des approches globales :

La Covid-19 a popularisé et mis en évidence l'importance de l'approche « Une seule Santé », qui reconnaît l'interconnexion intrinsèque entre la santé humaine, la santé animale et la santé des écosystèmes. Cela implique une collaboration étroite entre les professionnels de la santé humaine, vétérinaire et environnementale.

Prise de conscience politique et publique :

Les gouvernements et le grand public sont désormais bien plus conscients des risques liés au trafic d'espèces sauvages et à la consommation de produits d'origine animale non contrôlés. Cela a conduit à des appels au renforcement des législations et des contrôles.

Vulnérabilité des chaînes d'approvisionnement :

La pandémie a également mis en évidence la vulnérabilité des chaînes d'approvisionnement mondiales et la nécessité de renforcer la biosécurité aux frontières.

Source : échange avec Éric Cardinale, directeur scientifique santé animale de l'Anses

Ainsi, dans la mesure où la grande majorité des maladies infectieuses émergentes sont des zoonoses, c'est-à-dire des maladies qui se transmettent des animaux aux humains, il est nécessaire de favoriser des systèmes de coopération, de contrôle et de réponse adaptés à cette menace. Le trafic d'animaux vivants, en particulier les espèces sauvages, et de produits carnés issus de la faune sauvage augmente considérablement les contacts entre espèces, créant des opportunités pour les virus et bactéries de franchir la barrière des espèces. Les crises sanitaires récentes présentant un risque avéré ou présomptif de franchissement de la barrière inter-espèce par des agents pathogènes circulant initialement chez les animaux comme la Covid-19, l'influenza porcin, l'influenza aviaire, les infections par le West Nile Virus, l'émergence à venir de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, qui illustrent parfaitement le danger que fait courir la circulation de ces espèces ainsi que la réalité et le sérieux de la menace.

De nombreux virus zoonotiques peuvent être présents dans la viande de brousse. Même après fumage ou séchage, certains virus peuvent persister, comme Ebola (associé aux grands singes et aux chauves-souris, transmissible par la consommation de viande d'animaux infectés), le virus Marburg (chauve-souris), la fièvre de Crimée-Congo (via des tiques vectrices présentes sur le pourtour méditerranéen, y compris en Corse et dans l'Hexagone, ou le sang d'animaux infectés), le MERS-CoV ou coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (dromadaires), l'infection à virus Nipah (chauves-souris et porcs), la fièvre de Lassa (rongeurs) ou encore des agents liés à la fièvre de la Vallée du Rift. Des études ont mis en évidence la présence d'anticorps ou de matériel génétique de virus Ebola dans des échantillons de viande de brousse illégale saisis en Europe21(*). Une campagne de dépistage sur la faune sauvage au Parc naturel de Makira à Madagascar en 2022-2023 a également révélé des traces de circulation de maladies zoonotiques telles que la peste, la leptospirose et la toxoplasmose.

La viande de brousse, souvent manipulée dans des conditions d'hygiène sommaires et transportée sur de longues distances sans chaîne du froid adéquate, constitue ainsi un vecteur de risque majeur. La consommation de viande de brousse peut être à l'origine de toxi-infections alimentaires individuelles ou collectives. Les agents pathogènes peuvent persister dans les tissus pendant plusieurs jours, qu'il s'agisse de bactéries (Salmonella, E. coli pathogènes, Campylobacter, Listeria et d'autres bactéries en raison de conditions d'abattage et de manipulation insalubres et de la contamination fécale ou environnementale) ou de parasites, tels que les nématodes (Trichinella spiralis chez les suidés sauvages), les cestodes (ténias) ou les protozoaires (toxoplasmose) peuvent infecter les animaux sauvages et être transmis à l'homme par l'ingestion de viande insuffisamment cuite. En résumé, la viande de brousse peut contaminer l'humain par ingestion, contact cutané, inhalation de particules biologiques ou blessure lors de la découpe ou des manipulations.

La faune sauvage peut en outre être porteuse d'agents pathogènes inconnus, résistants ou mal détectés (virus, parasites et bactéries), ce qui complique la surveillance épidémiologique des saisies. En raison de leur dangerosité, les produits issus du trafic d'animaux vivants et de viande de brousse qui échappent à tout contrôle sanitaire ou vétérinaire doivent faire l'objet d'une attention sanitaire plus marquée de la part des autorités publiques : en contrôlant mieux le commerce illégal, on réduit le risque de propagation de maladies de l'animal à l'homme.

Il n'est pas inenvisageable que ce trafic puisse être à l'origine d'une Urgence de santé publique de portée internationale (USPPI), déclaration formelle de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en cas d'« événement extraordinaire qui est déterminé comme constituant un risque pour la santé publique pour d'autres États à cause de la propagation internationale de la maladie et pouvant potentiellement nécessiter une réponse internationale coordonnée ».

Le trafic illégal d'espèces sauvages et de produits carnés remplit plusieurs des critères pouvant conduire à la déclaration d'une USPPI, avec notamment un risque avéré de propagation internationale. En faisant voyager des animaux ou leurs produits à travers les continents, ce trafic crée des vecteurs parfaits pour la propagation rapide d'agents pathogènes bien au-delà des frontières d'un pays : un virus émergent dans un marché de faune sauvage en Afrique ou en Asie peut se retrouver à Paris en quelques dizaines d'heures via un voyageur ou un colis. Ce trafic est également en mesure d'avoir un fort impact sur la santé publique, avec des agents pathogènes issus de la faune sauvage qui peuvent provoquer des maladies graves chez l'homme, avec des taux de morbidité et de mortalité élevés, tout en présentant un risque d'entrave au commerce et aux voyages internationaux.

Cette hypothèse a été prise au sérieux par le ministère de la Santé, qui a saisi, juste après la crise sanitaire, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) et le Comité de veille et d'anticipation des risques sanitaires (CoVARS) dans le but de définir une cartographie des risques sanitaires inspirée de l'approche « Une seule santé », tenant notamment compte de l'accélération probable de l'émergence de nouvelles zoonoses susceptibles de représenter une menace pour la santé des populations et de mécanismes multifactoriels et complexes, générateurs de crises sanitaires, comme le changement climatique et ses conséquences environnementales, l'augmentation des interactions humaines avec les réservoirs de pathogènes (élevage, déforestation), la mondialisation des transports, etc. L'objectif de la cartographie des risques sanitaires était d'orienter et prioriser les stratégies d'anticipation et de préparation aux crises sanitaires de demain.

L'avis du HCSP du 27 octobre 2023 a permis de mettre en exergue 14 maladies infectieuses définies comme hautement prioritaires, selon une méthodologie multicritères développée par l'ECDC, le centre européen d'épidémiologie et de contrôle des maladies. L'avis du CoVARS du 3 avril 2024 a quant à lui permis d'évaluer les risques de situations sanitaires exceptionnelles (SSE) majeures pour la santé humaine en France au cours des années 2025-2030, sur la base d'une analyse des cartographies existantes des risques sanitaires liés aux infections et à l'environnement en France, à l'échelle européenne et internationale.

La combinaison de ces deux avis a permis de définir une liste de risques prioritaires pour le Centre de crises sanitaires22(*) selon leur typologie, leurs spécificités géographiques ainsi que le degré de risque associé. On peut citer parmi les risques élevés : les infections respiratoires aiguës (IRA), les arboviroses (notamment la dengue, Chikungunya, Zika, West Nile), l'influenza aviaire hautement pathogène, les coronavirus pandémiques, les fièvres hémorragiques virales, mais également la maladie X, maladie inconnue et de nature à provoquer une épidémie grave. La rage, le paludisme, les encéphalites à tique, la maladie de Lyme et Mpox et autres pathologies émergentes ou ré-émergentes (rougeole, infections invasives à méningocoques...) font l'objet également d'une attention particulière. La majorité de ces risques sont zoonotiques et peuvent résulter du contact avec un animal ou un vecteur potentiellement importé ou absent naturellement du territoire. Néanmoins, la majorité des cas signalés de maladie émergente sont aujourd'hui le fruit d'une contamination à l'extérieur du territoire.

Ce trafic est par ailleurs à la confluence de trois dimensions sanitaires qui s'imbriquent, avec la santé publique, la santé humaine et la santé environnementale. Cette interdépendance est généralement mise en évidence et étudiée dans le cadre des approches dites « Une seule santé ». Des interactions contaminantes (« spillover ») vers l'humain ou des animaux domestiques, pouvant à leur tour contaminer l'homme, peuvent résulter par exemple de la manipulation ou la consommation des animaux sauvages ou de leurs produits, sans précaution sanitaire, mais aussi de la contamination des élevages ou des lieux de culture par les animaux sauvages qui sont attirés par exemple par la ressource alimentaire.

Ces franchissements sont facilités par les modifications des écosystèmes qui génèrent des interactions plus grandes entre espèces sauvages et domestiques ou les humains. Les espaces de l'être humain et de la nature s'interpénètrent de plus en plus, avec une réduction des sanctuaires naturels et une extension des zones géographiques favorables au développement et à la survie de pathogènes et des vecteurs. En outre, l'état général de santé, et en particulier de stress, des animaux constitue également un facteur aggravant sur le risque de contamination et de contagiosité en cas de maladie infectieuse.

La nature des espèces faisant l'objet des trafics et leur provenance inquiète également sur le plan de la santé animale, avec un risque significatif d'importation et de développement d'épizooties, c'est-à-dire de maladies infectieuses transmises par la faune aux autres animaux. De nombreux agents pathogènes issus de la faune sauvage sont susceptibles d'émerger à l'occasion de franchissement de la barrière d'espèce, avec ou sans mutation. L'introduction de produits carnés ou d'animaux vivants non contrôlés peut introduire des maladies animales hautement contagieuses et dévastatrices pour l'élevage national et européen, à l'instar de la peste porcine africaine (PPA), la grippe aviaire hautement pathogène (IAHP) ou la fièvre aphteuse. Les viandes « de chasse » peuvent véhiculer des pathogènes divers, également dangereux pour les cheptels européens : charbon, fièvre aphteuse, coronavirus bovins. L'arrivée de ces maladies aurait des conséquences économiques catastrophiques pour les filières agricoles.

La peste porcine africaine est un exemple frappant d'une maladie épizootique qui menace de façon très sérieuse les filières d'élevage et le commerce international, et dont l'introduction via des produits carnés illégaux est une préoccupation constante en Europe. Bien que n'étant pas une zoonose, son impact économique peut être équivalent à celui d'une crise sanitaire majeure pour l'élevage. Si cette maladie devait se propager sur le territoire français, la France perdrait son statut indemne qui lui permet actuellement d'exporter sa viande et les conséquences économiques se chiffreraient alors à plusieurs centaines de millions d'euros, avec un risque de déstabilisation majeure de la filière porcine française.

Il convient de rappeler que les risques de propagation d'un virus dépendent du type de pathogène, de sa transmissibilité, de sa période d'incubation et de ses modes de transmission. Ces éléments conditionnent également la nature, l'intensité et le calendrier des mesures à déployer. Le risque sanitaire est obtenu en multipliant une probabilité d'apparition d'une épidémie par les conséquences. Plus la viande de brousse est importée sur le territoire national, plus la probabilité d'apparition d'une épidémie augmente et plus le risque est important. Certains agents pathogènes peuvent persister plusieurs jours sur une carcasse et certaines de ces carcasses arrivent fraiches, avec des animaux tués en forêt moins de 24 heures avant le vol.

Au vu des éléments qui viennent d'être exposés, la mission d'information estime que la lutte contre ce trafic doit faire l'objet d'une attention bien plus soutenue des autorités et du public, à travers des compagnes de sensibilisation et une meilleure connaissance des risques associés à ce trafic. Les effets de la crise sanitaire, encore frais dans les mémoires, doivent être mobilisés à des fins démonstratives et argumentatives. En outre, les moyens de la lutte doivent être renforcés aux points d'entrée du territoire, au nom du principe de précaution : le coût de l'inaction est toujours supérieur aux investissements d'anticipation et de préparation aux risques et aux menaces.

Recommandation n° 2 : Sensibiliser les pouvoirs publics, les magistrats et les acteurs de la chaîne aéroportuaire aux approches « Une seule santé » et aux risques de zoonose et d'épizootie associés à l'introduction massive d'espèces végétales et animales en dehors de tout cadre sanitaire, dans le but d'éviter une nouvelle pandémie due au franchissement de la barrière inter-espèces par des agents pathogènes.

2. Un trafic dont l'ampleur et les implications sont dommageables à la biodiversité

Outre les risques sanitaires significatifs et ininterrompus que fait peser le trafic d'espèces sauvages sur la santé humaine et la santé animale, le commerce illégal d'espèces protégées et de viande de brousse est également porteur de menaces sur la biodiversité, et ce à plusieurs niveaux : à la fois dans les pays de départ, mais également dans ceux de destination. Ces risques sont parmi les mieux documentés sur le plan scientifique, notamment grâce aux rapports de l'IPBES23(*) qui ont mis en évidence que les sociétés humaines dépendent de 50 000 espèces sauvages pour leur survie, dont elles retirent de nombreux avantages, qu'il s'agisse d'alimentation, d'énergie, de matériaux, de substances médicinales, de loisirs ou d'autres besoins humains.

À travers des rapports synthétisant et analysant un grand nombre d'études scientifiques, les experts de l'IPBES sont parvenus à démontrer que le trafic d'espèces sauvages et de produits de la pêche illégale constitue l'une des principales menaces pour la biodiversité. Le commerce des espèces sauvages génère une pression importante sur les espèces, qui nuit à leur durabilité, et conduit à l'effondrement des populations sauvages24(*). Il a ainsi été établi que le prélèvement non durable contribue à accroître le risque d'extinction de 28 % à 29 % des espèces menacées ou quasi menacées appartenant à dix groupes taxonomiques évalués dans le cadre de la liste rouge des espèces menacées de l'Union internationale pour la conservation de la nature25(*).

Le rapport mondial sur la criminalité liée aux espèces sauvages précité souligne « qu'au-delà d'une menace existentielle pour les espèces ciblées, les destructions et prélèvements engendrés par le trafic illégal provoquent des impacts écosystémiques déstabilisant les interdépendances entre espèces sur lesquelles reposent les fonctions écosystémiques, y compris celles jouant un rôle face au réchauffement climatique ». De plus, cette criminalité « réduit les bénéfices socioéconomiques pour les populations locales, que cela soit leurs revenus du commerce légal ou l'accès à la nourriture » et « favorise la corruption et la fraude au niveau politique ».

À grande échelle, quand il est perpétré par des réseaux capables de mobiliser des moyens humains et logistiques significatifs, ce trafic est susceptible de neutraliser les efforts de conservation de la nature, d'affecter les ressources vivrières des communautés locales, d'endommager les équilibres écosystémiques en cas de prélèvements trop abondants d'espèces et de limiter l'efficacité des politiques de préservation de l'environnement mises en oeuvre par les États. Il prive également les pays qui en sont victimes d'une partie des ressources matérielles et immatérielles générées par leur patrimoine naturel et culturel.

Couplés à une forte pression démographique, à la déforestation et aux changements d'usage des terres qui réduisent les habitats naturels, ces trafics conduisent à de profonds déséquilibres environnementaux menaçant la stabilité des écosystèmes, voire à des effondrements de certaines espèces : la population d'éléphants des forêts a ainsi chuté de 86 % ces trois dernières décennies26(*), quand celle des rhinocéros s'est effondrée de 97,6 % depuis 1960. Ces deux espèces sont particulièrement emblématiques des dynamiques du commerce illégal, dont le braconnage constitue l'un des principaux facteurs de déclin, en raison des sous-produits extrêmement lucratifs que sont l'ivoire et la corne : un braconnier peut ainsi vendre une corne de rhinocéros pour un montant compris entre 50 000 et 75 000 dollars des États-Unis27(*).

L'érosion alarmante de la biodiversité dans certains pays africains est notamment due à ces prélèvements d'espèces sauvages qui échappent à tout contrôle. Ces prélèvements ont un impact d'autant plus fort pour la faune sauvage qu'ils touchent des espèces ayant des cycles de reproduction lents avec un nombre de progénitures restreint. Dans le bassin du Congo, plus de cinq millions de tonnes d'espèces sauvages seraient prélevées annuellement28(*), un rythme qui n'est pas soutenable pour la biodiversité.

Ce trafic repose sur le braconnage et la capture illégale d'espèces menacées dans leurs milieux naturels, conduisant à la surexploitation des populations, à leur déclin, voire, si rien n'est fait pour renverser la tendance, à l'extinction à terme des espèces concernées. Les pangolins, rhinocéros, éléphants, grands singes, perroquets et de nombreuses espèces de poissons et de reptiles sont particulièrement touchés par ce trafic : il s'agit d'une menace directe et irréversible, qui contribue également à mettre en péril des écosystèmes vitaux déjà fragilisés.

La chasse non durable dans les régions tropicales épuise également les ressources animales, qui sont souvent une source essentielle de protéines pour les communautés locales, aggravant ainsi l'insécurité alimentaire. C'est ainsi qu'environ 300 espèces de mammifères sont menacées d'extinction à cause de la chasse pour la viande sauvage. Outre l'impact sur les écosystèmes qu'entraîne la disparition de populations d'animaux sauvages, elle menace également la sécurité alimentaire des populations rurales. Pour de nombreuses communautés locales, la faune sauvage constitue en effet un moyen de subsistance et une source majeure de protéines. Le braconnage à grande échelle, souvent orchestré par des acteurs externes, les prive de cette ressource vitale, sans leur offrir d'alternatives viables, tout en constituant une concurrence déloyale pour les filières légales.

La disparition d'espèces clés bouleverse les chaînes alimentaires, la régénération des forêts via la dispersion des graines et d'autres services écosystémiques vitaux. Il peut s'ensuivre une dégradation des habitats et une perte de résilience des écosystèmes, pouvant entraîner des cascades d'extinctions et la perturbation des services écosystémiques, telles que la pollinisation ou la régulation des parasites.

L'introduction d'animaux vivants est également susceptible de conduire à l'introduction d'espèces exotiques envahissantes dans les pays de destination, qui concurrencent les espèces indigènes, altèrent les habitats et peuvent véhiculer des maladies. L'IPBES a ainsi établi que « le commerce international a également été reconnu comme une source importante et en croissance rapide d'introduction d'espèces exotiques envahissantes », qui affectent l'abondance et la répartition des espèces sauvages et peuvent accroître le stress et les difficultés pour les communautés humaines qui utilisent les ressources animales et végétales ainsi concurrencées.

On estime qu'en métropole, en moyenne, 12 nouvelles espèces s'installent tous les dix ans depuis 1984 dans chaque département29(*). Selon une étude publiée en 2023 par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l'Université Paris-Saclay, les préjudices économiques sont tels que les espèces exotiques envahissantes peuvent être comparées à une catastrophe naturelle au niveau mondial : de 1980 à 2019, les dégâts causés par les espèces invasives sont estimés au montant astronomique de 1 200 milliards de dollars.

L'IPBES estime que plus de 37 000 espèces exotiques ont été introduites par les activités humaines, dont 3 500 ayant des impacts négatifs documentés dans la littérature, avec une variabilité du caractère invasif selon les taxons. Les espèces exotiques envahissantes sont impliquées dans 60 % des extinctions globales d'espèces documentées, leur coût économique mondial a dépassé les 390 milliards d'euros par an en 2019, et a au moins quadruplé chaque décennie depuis 197030(*).

La prévention des espèces exotiques envahissantes représente également un véritable défi pour les autorités françaises, avec l'introduction d'espèces vectrices de pathogènes, tel le moustique tigre, allergisantes comme l'ambroisie ou avoir un comportement agressif. D'autre part, ces espèces peuvent avoir un impact négatif sur les activités économiques et de loisirs, notamment les cultures et les élevages, les activités forestières, touristiques, la navigation fluviale ou encore la pêche professionnelle et de loisir.

Afin d'être cohérent avec les mesures adoptées dans le cadre de la stratégie nationale relative aux espèces exotiques envahissantes visant à préserver les écosystèmes et les espèces indigènes contre les espèces exotiques envahissantes et les impacts qu'elles génèrent, la mission appelle à accroître les efforts de biosécurité en vue d'éviter que le commerce illégal des espèces sauvages ne favorise la propagation sur notre territoire d'espèces envahissantes, dont l'éradication est très coûteuse, voire impossible une fois que les espèces se sont acclimatées, et à l'origine de coûts de gestion significatifs.

3. Un commerce illégal lucratif à la confluence d'autres activités criminelles

Selon l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), la criminalité environnementale constitue la quatrième activité criminelle transnationale organisée la plus lucrative au monde, aux côtés du trafic d'armes, de drogues et de la traite d'êtres humains. À titre d'illustration, le trafic d'ivoire d'éléphant, de corne de rhinocéros et de parties de tigre d'Afrique et d'Asie du Sud-Est vers l'Asie génère à lui seul chaque année 75 millions de dollars de profits31(*). Selon le WWF, les trafiquants passeraient illégalement, chaque année, plus de 100 millions de tonnes de poissons, 1,5 million d'oiseaux vivants et 440 000 tonnes de plantes médicinales. Ce commerce illégal dégagerait chaque année un chiffre d'affaires global estimé à plus de 14 milliards de dollars américains.

La criminalité environnementale progresse dans l'ensemble des pays européens ; elle se professionnalise et s'internationalise. L'organisation internationale de police criminelle et l'ONUDC rapportent par ailleurs l'augmentation continue de l'ampleur et de la rentabilité de ce trafic, qui apparaît souvent associé à d'autres activités illicites comme le blanchiment d'argent ou la corruption, et dont les revenus peuvent alimenter des groupes armés et des réseaux terroristes.

En effet, les risques encourus et les peines sanctionnant les trafiquants sont moins élevés dans de nombreux pays tandis que les bénéfices sont de plus en plus élevés : 3 milliards d'euros chaque année pour le trafic de civelles, 60 000 euros le kilo de poudre de corne de rhinocéros, plusieurs centaines voire milliers d'euros pour des espèces de flore sauvage, etc. Les produits issus de ce trafic s'échangent fréquemment à un prix supérieur à celui de l'or : un kilogramme de poudre de corne de rhinocéros se vendait fin 2014 aux États-Unis 2,5 fois plus cher qu'un kilo de cocaïne32(*). Ce trafic génère ainsi une économie souterraine non fiscalisée, concurrente des filières légales, et favorise le blanchiment d'argent via les circuits de revente. Plusieurs études suggèrent que le commerce légal est intrinsèquement lié au commerce illégal : il permet de blanchir la vente d'espèces sauvages détenues illégalement ou capturées dans la nature, afin d'alimenter différents marchés légalement constitués.

D'ampleur transnationale, cette criminalité est généralement polymorphe (mêlant évasion fiscale, trafic de stupéfiants, etc.) et opérée par des réseaux criminels organisés qui s'engagent dans cette activité en raison des faibles risques encourus et des profits élevés. Ce trafic est de plus en plus souvent investi par des réseaux de criminalité organisée, structurés et transnationaux, qui tirent profit de la forte valeur marchande de ces espèces rares, ce qui complique la lutte contre ce trafic et nécessite une coopération internationale renforcée. Ces réseaux criminels transnationaux utilisent également des méthodes de blanchiment, des cryptomonnaies et des financements issus d'autres types de criminalité.

Le trafic d'espèces sauvages n'est que rarement isolé, il s'articule généralement autour de trafics connexes (drogues, armes, contrefaçons, voire traite d'êtres humains) exploités par les mêmes réseaux criminels. Interpol et l'ONUDC soulignent que les filières logistiques, les routes, les circuits de blanchiment et les modes opératoires sont fréquemment mutualisés. Cette porosité entre trafics complexifie les enquêtes, certains réseaux utilisent le trafic d'espèces comme vecteur de diversification à faible risque, d'autant plus attractif que les peines encourues sont souvent plus faibles que pour les stupéfiants. Le commerce illégal d'espèces protégées peut faire office de trafic précurseur, permettant de tester de nouvelles routes pour des trafics plus lourdement sanctionnés, voire de trafic de complément.

Ce trafic constitue par ailleurs une source majeure de violences : chaque année, de nombreux décès liés à des affrontements entre gardes forestiers et braconniers sont à déplorer33(*). Le caractère très lucratif de ce commerce illégal conduit en effet les trafiquants à prendre des risques importants et à opérer en bande armée, au mépris de la législation et des mesures de surveillance mises en oeuvre par les états. Au surplus, le trafic d'espèces sauvages peut constituer, dans les pays sources, une menace pour la sécurité nationale, car certains de ces réseaux criminels se livrent également au blanchiment d'argent, au trafic d'armes et au financement du terrorisme.

À leur paroxysme, ces trafics peuvent porter atteinte à l'État de droit en alimentant la corruption et en aggravant l'insécurité, ce qui peut compromettre toute perspective de développement économique et de stabilité politique. En ce cas, la coopération internationale est un préalable nécessaire au démantèlement des réseaux, en coordonnant les moyens de la lutte afin de tarir la demande dans les pays de destination et d'inverser le ratio entre risques et profits pour les trafiquants. Aucun pays n'est en mesure, à lui seul, de faire échec à ce trafic, qui mobilise des ressources et des moyens logistiques de réseaux transnationaux excédant largement les moyens de surveillance et de contrôle susceptibles d'être mis en oeuvre par un état en développement, faisant face par ailleurs à de nombreux défis socio-économiques.

Comme c'est le propre de tous les trafics transnationaux, chaque fois que les flux ne sont pas canalisés par les pays de départ, ils sont à l'origine d'une pression sur les pays de destination, ce qui est notamment le cas de la France.


* 19 Publication de février 2021, A rapid review of evidence on managing the risk of disease emergence in the wildlife trade, https://www.woah.org/app/uploads/2022/08/a-oie-review-wildlife-trade-march2021.pdf

* 20 Phylogénie des SIV et des VIH - Mieux comprendre l'origine des VIH, Martine Peeters, Marie-Laure Chaix, Éric Delaporte Med Sci (Paris), 24 6-7 (2008) 621-628 : « Bien que le mode exact de transmission des virus simiens à l'homme ne soit pas connu, l'exposition à du sang ou à des sécrétions d'animaux infectés à l'occasion de la chasse ou de la préparation de la viande de brousse semble la cause la plus probable de contamination. Les morsures de singes captifs peuvent également avoir été un autre mode de contamination. »

DOI : https://doi.org/10.1051/medsci/20 082 467 621

* 21 Le virus Ebola est un pathogène présent dans la viande de brousse, hautement transmissible et létal chez l'humain. Il semblerait qu'aucun cas n'ait été identifié en France malgré des poussées épidémiques importantes en Afrique.

* 22 La direction générale de la santé dispose d'un service dénommé « Centre de crises sanitaires » (CCS) qui assure la centralisation des alertes et la coordination ou la participation à la réponse à ces alertes, ainsi que l'anticipation et la cartographie des risques sanitaires, l'élaboration des plans de préparation et de réponse aux menaces sanitaires, et le volet sanitaire des plans de défense et de sécurité, en s'assurant de leur déclinaison par les agences sanitaires et les ARS.

Ainsi, en cas de crise, le CCS pilote l'ensemble de la réponse ministérielle, en lien le cas échéant avec la cellule interministérielle de crise, les autres ministères et les acteurs territoriaux.

* 23 Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, souvent surnommée le « Giec de la biodiversité ».

* 24  https://www.ipbes.net/sustainable-use-assessment

* 25 Résumé à l'intention des décideurs de l'évaluation thématique de l'utilisation durable des espèces sauvages de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, page 11.

* 26  https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/03/25/les-elephants-d-afrique-menaces-d-extinction-en-raison-du-braconnage-et-de-la-disparition-de-leurs-habitats_6074 437_3244.html

* 27  https://www.mnhn.fr/fr/actualites/couper-les-cornes-des-rhinoceros-pour-les-sauver-du-braconnage

* 28  https://www.nationalgeographic.fr/photographie/reportage-de-la-foret-a-la-table-au-coeur-du-commerce-de-la-viande-de-brousse

* 29  https://www.notre-environnement.gouv.fr/actualites/breves/article/especes-exotiques-envahissantes-des-impacts-ecologiques-et-economiques

* 30 Summary for policymakers of the thematic assessment of invasive alien species and their control of the Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystem Services.

* 31  https://www.unodc.org/toc/fr/crimes/organized-crime.html

* 32 Rapport d'information fait par la députée Michèle Tabarot, en application de l'article 145 du règlement de l'Assemblée nationale, par la commission des affaires étrangères, en conclusion des travaux d'une mission d'information sur la protection des espèces menacées, n° 5049, déposé le jeudi 17 février 2022.

* 33 Ainsi, de 2006 à 2021, l'International Ranger Federation a recensé 2 351 décès de gardes forestiers et rangers morts en service pour la protection de la nature et de la faune sauvage, dont 42 % sont liés à une origine criminelle.

https://www.internationalrangers.org/resource/conservation-casualties-an-analysis-of-on-duty-ranger-fatalities-2006-2021/

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