EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 1er octobre 2025 sous la présidence de M. Stéphane Sautarel, vice-président, la commission a entendu une communication de M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial, sur les frais de justice.
M. Stéphane Sautarel, président. - Nous entendons ce matin la communication de notre collègue Antoine Lefèvre, rapporteur spécial de la mission « Justice », sur les frais de justice. Je salue également la présence parmi nous d'une délégation de l'Assemblée nationale du Bénin.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. - J'ai souhaité travailler cette année sur les frais de justice. Il est peut-être plus simple de dire ce qu'ils ne sont pas que ce qu'ils sont : les frais de justice n'incluent pas les rémunérations des magistrats et des greffes, ni les frais d'avocats payés par les parties aux procès, ni l'aide juridictionnelle dont ils bénéficient, ni les frais de fonctionnement courant. Il s'agit donc des autres dépenses liées à une procédure judiciaire qui sont à la charge de l'État : les expertises médicales, les analyses génétiques, les frais d'interprétariat et de traduction, les interceptions judiciaires, le gardiennage des véhicules saisis, etc. Le garde des sceaux les a d'ailleurs requalifiés en « frais d'enquête ».
Toutes ces prestations sont commandées par les magistrats ou, sous leur contrôle, par les officiers de police judiciaire. Chacune n'a qu'un coût limité, mais en les additionnant, on atteint un budget de 716 millions d'euros en 2024, en hausse de 51,2 % par rapport à 2013.
Si cette question faisait régulièrement l'actualité dans les années 2000 et 2010, cela fait quelques années qu'il y a peu de travaux publiés sur le sujet, en dépit de cette augmentation. C'est pourquoi j'ai souhaité, cette année, mieux comprendre quels en sont les déterminants, et sur quels leviers on peut agir.
En premier lieu, il faut souligner que le nombre de procès n'augmente pas : c'est plutôt la complexité croissante des enquêtes et la nature de certaines d'entre elles qui expliquent l'augmentation des coûts. Par exemple, les enquêtes relatives au narcotrafic nécessitent un très grand nombre d'interceptions judiciaires afin de parvenir à suivre à la trace des criminels qui, eux-mêmes, mettent en oeuvre des techniques de plus en plus sophistiquées pour brouiller les pistes. L'année 2024 a ainsi été marquée par une enquête exceptionnelle, lancée après l'évasion d'un narcotrafiquant au péage d'Incarville le 14 mai 2024 - cette évasion avait causé la mort de deux surveillants pénitentiaires et l'enquête, grâce aux interceptions judiciaires, a permis de mettre à jour de nombreuses ramifications des réseaux criminels.
La lutte contre cette inflation des coûts doit donc être conduite avec précaution : commander une expertise lorsqu'elle est nécessaire à la manifestation de la vérité, ce n'est pas une dépense de fonctionnement courant dont on pourrait s'abstenir ; c'est un acte lié à l'exercice de l'autorité judiciaire, dont la Constitution garantit l'indépendance. Avant l'entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), les crédits de frais de justice étaient d'ailleurs évaluatifs, et non limitatifs. Les magistrats qui exercent cette autorité disposent d'une liberté de prescription d'actes d'enquête qui est indispensable pour l'efficacité même de la justice.
Dans cet esprit, j'ai cherché à regrouper des propositions, d'une part pour améliorer l'information des magistrats et enquêteurs pour les aider à maîtriser les coûts sans nuire à la qualité de l'enquête, d'autre part pour réduire et annuler certaines dépenses qui ne contribuent en rien à la manifestation de la vérité.
En effet, il n'est pas simple pour des magistrats, des policiers ou des gendarmes de se poser la question des économies à faire lorsqu'ils ont besoin d'une expertise et que la rapidité est souvent le critère déterminant. Tous m'ont dit qu'ils étaient conscients de la nécessité de dépenser avec modération, mais il faut les y aider, par exemple en fournissant des comparatifs de prix, ou bien des guides de bonnes pratiques. Lorsque des prestataires à la fois publics et privés existent, comme c'est le cas pour certaines analyses biologiques, la comparaison est rendue plus difficile par l'absence de connaissance des coûts complets des laboratoires publics, qu'il faudrait parvenir à déterminer.
Améliorer l'information, c'est aussi être capable de calculer le coût d'une enquête par addition de l'ensemble des frais de justice : c'est aujourd'hui impossible, car l'information sur les prestations commandées est disséminée entre les greffes ou les services de police et de gendarmerie. La solution réside dans le projet de procédure pénale numérique (PPN), lequel se met peu à peu en place, mais il faudra qu'il aille à son terme en instaurant un « identifiant de dossier judiciaire » qui devra permettre de rattacher tous les frais de justice à une procédure, depuis son lancement jusqu'à l'étape de l'audience.
Ces actions doivent être conduites en lien étroit avec les utilisateurs, notamment les officiers de police et de gendarmerie qui sont plus éloignés que les magistrats et les greffiers des plans de maîtrise des frais de justice que le ministère de la justice renouvelle chaque année depuis 2021. Je propose donc de systématiser un réseau de référents « frais de justice » dans les services de police judiciaire.
Enfin, sur le plan budgétaire, le suivi est rendu plus difficile pour les services du ministère par le fait que les frais de justice, contrairement à l'esprit, voire à la lettre de la Lolf, ne sont pas enregistrés dans le système Chorus dès l'engagement, c'est-à-dire lorsque le magistrat commande la prestation. Ils sont comptabilisés après coup, lorsque le prestataire présente sa demande de paiement. Pour nous, parlementaires, les documents budgétaires sont d'ailleurs moins précis qu'il y a quelques années sur l'exécution budgétaire des frais de justice. Ces deux insuffisances devraient être corrigées.
Ma seconde série de constats et de recommandations concerne des dépenses qui sont peu utiles, voire inutiles, et que l'on ne soupçonne généralement pas.
Il faut commencer par la question de la sous-budgétisation. De nos jours, les frais de justice sont des quasi-dépenses de guichet, mais les crédits inscrits en loi de finances initiale sont le plus souvent insuffisants. Il faut donc, en cours d'année, exercer la fongibilité - autrement dit, puiser dans les crédits prévus à d'autres usages, par exemple les projets de rénovation ou de construction de tribunaux, ou encore les projets informatiques. Sinon, les juridictions sont contraintes d'arrêter de payer les experts dès le mois de septembre et accumulent peu à peu une dette économique, estimée à 318 millions d'euros.
Comme il s'agit d'une dépense future inéluctable, il me paraît indispensable de prévoir une budgétisation plus sincère des frais de justice.
S'agissant des dépenses sans utilité pour l'enquête, la plus évidente concerne les frais liés aux biens saisis, à commencer par le gardiennage de véhicules qui restent pendant des mois, voire des années dans des garages - à tel point que la juridiction se rappelle parfois de l'existence d'un véhicule lorsqu'elle reçoit la facture finale du gardiennage. Or, bien souvent, ces véhicules, qui perdent rapidement leur valeur, auraient pu être vendus ou affectés à des services de police ou de gendarmerie. Un effort important pourrait être conduit afin de réduire le stock de véhicules entreposés, mais il faut aider les juridictions en mettant à leur disposition le système d'information utilisé par le ministère de l'intérieur.
Une dépense utile, mais parfois excessive, concerne les interceptions judiciaires - ce terme désigne les traditionnelles écoutes téléphoniques, mais aussi, et de plus en plus, le recueil des données de connexion et de géolocalisation des criminels, car les communications vocales sont souvent cryptées de nos jours. Alors que le recours à des prestataires privés était autrefois la règle, avec des coûts élevés, il existe aujourd'hui une plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) gérée par l'Agence nationale des techniques d'enquêtes numériques judiciaires (Antenj). Je m'y suis rendu il y a trois semaines et j'ai constaté leur efficacité et leur engagement. Les utilisateurs critiquent certaines insuffisances d'ergonomie, des fonctionnalités à améliorer : il faut répondre à ces demandes, car ces interceptions sont nécessaires pour les besoins des enquêtes. Il faut aussi encourager à l'usage généralisé de cette plateforme, sauf dans certaines parties du territoire, comme le Pacifique, où elle n'est pas accessible.
Je souhaiterais également souligner qu'un certain nombre d'expertises ne sont pas choisies par le magistrat, mais imposées par la loi : on m'a cité le cas d'une expertise qui doit être conduite lorsqu'une personne placée sous curatelle vole une bouteille de whisky dans un supermarché. Les coûts sont souvent disproportionnés, et parfois sans utilité : il arrive que le magistrat ordonne une seconde expertise pour obtenir les renseignements dont il a réellement besoin. Je pense donc qu'un débat devrait être engagé sur cette question, qui tendrait probablement à rétablir la liberté de prescription du magistrat pour les expertises.
Une dernière catégorie d'expertises sur laquelle des marges d'économies existent est celle des prestations d'interprétariat et de traduction. Là aussi, la loi impose l'intervention d'un interprète humain. Or le développement extraordinaire des technologies de traduction automatisée, depuis une dizaine d'années, devrait permettre de réduire les coûts et les délais, tout en maintenant le contrôle par un humain lorsque c'est nécessaire. Cette piste n'a pas encore été suffisamment étudiée, alors qu'elle concerne plusieurs ministères, qui pourraient collaborer.
J'aborderai pour finir quelques recettes qui peuvent compenser, dans une certaine mesure, le coût des frais de justice pour l'État.
En 2017, j'ai consacré un rapport à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), chargée de vendre des biens saisis ou confisqués, ou de les mettre à disposition des services de l'État - par exemple les services de police ou de gendarmerie - et, depuis peu, des collectivités locales. En 2024, l'Agrasc a versé 244 millions d'euros à l'État et à plusieurs fonds, comme la mission interministérielle de lutte contre les addictions (Mildeca). Compte tenu du nombre et de la valeur des biens saisis et confisqués, son action pourrait encore être étendue, par exemple en s'assurant qu'elle est mieux informée des opportunités existantes.
La compensation des frais de justice peut aussi passer, comme c'était le cas autrefois, par des recettes demandées aux justiciables eux-mêmes.
La première nécessité serait toutefois, à cet égard, d'améliorer le système de recouvrement des amendes pénales et des frais de justice, car les amendes pénales ne sont recouvrées qu'à hauteur de 46 % de la somme due. Là aussi, il faut améliorer le dispositif. Les remarques que j'ai faites devant cette commission en 2019 sur le caractère obsolète des logiciels semblent malheureusement être encore largement d'actualité.
Si les frais de justice sont aujourd'hui à la charge de l'État pour les personnes privées, ce n'était pas le cas avant 1993, et ce n'est toujours pas le cas lorsque la personne condamnée est une personne morale. La distinction n'a pas de justification précise et je proposerai de rétablir un principe de recouvrement de frais de justice pénale à l'ensemble des personnes physiques. Il ne faut certes pas en espérer une recette trop importante : d'abord parce qu'il est très difficile, à l'heure actuelle, de retracer la totalité des frais liés à une procédure, ensuite parce que les condamnés n'ont souvent pas les moyens de payer les indemnisations dues aux victimes, donc a fortiori les frais de justice. Le juge aura une marge d'appréciation pour écarter le recouvrement dans ces cas.
S'agissant en outre du droit fixe de procédure, qui est une somme forfaitaire payée par les personnes condamnées, il a été doublé l'an dernier. Toutefois, les cours criminelles départementales, qui ont été généralisées en 2023, ne sont pas mentionnées dans l'article du code général des impôts qui institue ce droit et nous pourrions mettre à profit la prochaine loi de finances pour corriger cet oubli.
Enfin, toujours dans le cadre de la loi de finances, nous avons voté l'an dernier, sur la proposition de notre collègue Christine Lavarde, la réintroduction d'une contribution de 50 euros au titre de l'introduction d'une instance devant une juridiction. Cette mesure avait finalement été écartée par la commission mixte paritaire, mais je propose de la reprendre, car elle contribue, elle aussi, à compenser quelque peu le coût des frais occasionnés par le procès.
Voici les principales analyses et propositions que je vous soumets sur un sujet qui n'est guère nouveau, mais qui n'avait pas été suffisamment mis en lumière, me semble-t-il, ces dernières années.
La somme de 716 millions d'euros est certes importante, mais il ne faut pas y voir uniquement un coût. Une enquête bien menée, c'est aussi des recettes financières pour l'État, avec le produit des amendes, et c'est surtout un maintien de l'ordre, dont le bénéfice est difficile à chiffrer, mais indéniable. Certaines politiques font l'objet d'un « compte », comme le compte du logement publié par le ministère de la transition écologique, qui fait le bilan des dépenses et des recettes liées à cette politique. Si un tel compte était établi pour l'ensemble des dépenses de la justice, aussi bien judiciaires que pénitentiaires, peut-être se rendrait-on compte que les 12 milliards d'euros qui lui ont été consacrés en 2024 ne sont pas, pour la plupart d'entre eux, des dépenses inutiles pour la société.
Mme Lauriane Josende, rapporteure pour avis de la commission des lois. - Il s'agit d'un rapport essentiel, qui traite d'un sujet central, mais épineux. Les frais de justice sont en effet très mal contrôlés, et ils comprennent à la fois des dépenses inutiles et d'autres qui sont indispensables à la manifestation de la vérité.
Notre collègue Antoine Lefèvre avance des mesures très concrètes. La commission des lois les soutiendra, en espérant qu'elles figureront dans la loi de finances, car il en va de l'efficacité et de la crédibilité de notre justice.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. -Les propositions formulées dans ce rapport sont précises et visent à rendre le système plus efficace, mais pas nécessairement plus simple...
Nous sommes face à un paradoxe. Nous voulons une justice plus rapide, plus efficace, mais nous constatons dans le même temps que les recettes diminuent pour des dossiers toujours plus nombreux.
Nous sommes tous comptables des deniers publics, plus encore par les temps qui courent, et c'est pourquoi ce rapport me semble particulièrement bienvenu.
Il est parfaitement légitime de vouloir mieux maîtriser les frais de justice, dans le but, in fine, de mieux rendre la justice.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je salue à mon tour les propositions très précises qui ressortent de cette analyse particulièrement fouillée. Les frais de justice explosent, mais ils agrègent des dépenses très différentes. Certains postes augmentent-ils plus que d'autres ? Au contraire, la dérive concerne-t-elle l'ensemble des dépenses ?
M. Thierry Cozic. - Le groupe socialiste défend le principe de l'accès à la justice pour tous et craint que les mesures proposées n'aboutissent à une financiarisation de la justice. Si certaines nous semblent aller dans le bon sens, l'instauration d'une contribution de 50 euros au titre de l'introduction d'une instance devant une juridiction constitue pour nous une ligne rouge. Sans évolution sur cette disposition, nous nous opposerons à ce rapport.
Mme Christine Lavarde. - Je rappelle à Thierry Cozic que ces frais de 50 euros ont existé par le passé, et que des frais de 250 euros s'appliquent quand on veut contester la première décision qui a été rendue. Vous proposez donc un système à deux vitesses, qui permet d'attaquer tout et n'importe quoi en justice à titre gracieux, et qui nuit en définitive à l'efficacité de la justice.
L'an dernier, à la demande expresse du garde des sceaux, nous avions accepté de retirer cette disposition en commission mixte paritaire, puisqu'il nous avait assuré qu'il allait entreprendre des consultations. Le rapporteur spécial dispose-t-il d'informations sur la tenue de ces consultations et leur éventuelle concrétisation dans le PLF ?
Mme Nathalie Goulet. - Les propos du rapporteur ne sont pas sans lien avec le travail que Rémi Féraud et moi-même avons effectué sur les frais de justice liés au contentieux des visas : nous avons mis en exergue leur augmentation exponentielle et leur répartition pour le moins baroque.
Je soutiens pleinement la promotion d'un guide de bonne conduite. À la suite de la commission d'enquête que j'ai menée avec Raphaël Daubet sur la criminalité organisée, nous avons constaté qu'un certain nombre de ministères procédaient à des appels d'offres séparés, aboutissant à l'utilisation de logiciels de décryptage incompatibles et à l'impossibilité d'échanger les données.
Enfin, le taux de recouvrement des avoirs criminels s'établissant à seulement 2 % pour 50 milliards d'euros d'argent blanchi, j'estime qu'il nous faut en effet pousser les feux en la matière.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. - L'extension des frais fixes pour les personnes condamnées est une mesure de cohérence. Elle pourra d'ailleurs être écartée par le juge, notamment pour les personnes ne disposant pas de ressources.
Les frais d'expertise et d'analyse médicales ont crû de près de 50 % depuis 2013, notamment en raison de l'inflation du nombre d'expertises psychiatriques, tandis que les frais de traduction et d'interprétariat ont augmenté de 72 %. Les frais d'écoute téléphonique sont pour leur part quasiment stables, puisque grâce à la mise en place de la PNIJ, ils n'ont augmenté que de 1,2 %.
Je vous confirme que pour les raisons évoquées par Mme Lavarde, je maintiens la proposition, que j'avais du reste déjà défendue dans le passé, d'une contribution de 50 euros au titre de l'introduction d'une instance devant une juridiction. En ce qui concerne la consultation menée par le garde des sceaux sur cette question, je ne dispose pas d'élément nouveau, mais je pourrai l'interroger à l'occasion de la présentation que je lui ferai du présent rapport.
Je vous remercie de souligner l'importance du guide de bonne pratique des juridictions, madame Goulet. Il est incompréhensible que les difficultés relatives aux incompatibilités de logiciels ne soient pas surmontées à ce stade. Dans le rapport d'information sur le recouvrement des amendes pénales que j'ai commis en 2019, j'indiquais que plus de 500 000 fiches avaient été ressaisies manuellement en raison de l'incompatibilité des systèmes d'information des services de justice et financiers. Nous avons là une forte marge de progression, tout comme en matière de recouvrement des avoirs criminels.
La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.