II. LES FILIÈRES REP ONT UN POTENTIEL DE FINANCEMENT LARGEMENT INEXPLOITÉ

A. LA TRÉSORERIE DES FILIÈRES REP N'EST PAS SUFFISAMMENT MOBILISÉE

La trésorerie des filières REP, comprise comme l'accumulation de réserves financières, se matérialise principalement par les provisions pour charges futures. Les éco-organismes ont en effet la possibilité de différer leurs dépenses, afin notamment de pallier le décalage entre l'encaissement des éco-contributions et la mise en oeuvre des mesures d'aide à la collecte et de soutien aux collectivités territoriales. L'autorité de la concurrence les définit de la manière suivante : « ces provisions pour charges futures traduisent dans les comptes de l'éco-organisme en N+1, le solde positif entre les contributions reçues des metteurs en marché et les soutiens versés aux collectivités. »96(*)

Ce mécanisme n'est pas illégitime en tant que tel, et l'autorité de la concurrence rappelle d'ailleurs que ces provisions permettent aux éco-organismes de continuer à honorer leurs obligations contractuelles en cas de difficultés, et en déduit que « cette garantie contre les aléas économiques et financiers paraît très largement justifiée par les objectifs environnementaux poursuivis par la loi. »97(*) Les éco-organismes sont par ailleurs satisfaits de ce mécanisme.

Distinction entre provision pour charges futures et trésorerie

La provision pour charges futures est un mécanisme propre aux filières REP qui permet de sécuriser le financement des engagements futurs, couvrir les aléas liés à l'évolution des volumes/coûts/réglementations et garantir la soutenabilité économique du modèle dans la durée, le tout sous contrôle du censeur d'Etat. La trésorerie, quant à elle, représente les fonds immédiatement disponibles, permettant de payer les fournisseurs/salaires/impôts, financer les investissements à court terme, répondre aux besoins de liquidité. Contrairement à la provision pour charge future, la trésorerie n'est pas affectée à des obligations spécifiques et ne reflète pas une anticipation des charges.

Source : contribution de la filière des équipements électriques et électroniques

Cependant, le montant des provisions pour charges futures a fait régulièrement l'objet de critiques de la part des organismes de contrôle. La Cour des comptes, dans son rapport public annuel de 2016, a formulé des observations particulièrement incisives sur les provisions pour charges futures des éco-organismes : « la Cour constate que certains éco-organismes ont une pratique extensive de ce mécanisme comptable qui les conduit à constituer des provisions dont le montant cumulé est trop important, voire non justifié au regard de leurs dépenses », et après ce constat, les magistrats financiers rendent une conclusion sans appel : « une telle situation ne peut perdurer, les éco-organismes n'ayant pas vocation à être des gestionnaires de fonds, alors que les éco-contributions pèsent sur la trésorerie des entreprises et, en bout de chaîne, sur le consommateur. »98(*)

Bien qu'il en ait fait la demande auprès du collectif des éco-organismes, le rapporteur spécial n'a malheureusement pas obtenu les chiffres des provisions pour charges futures de 2024 ou 2023. Les chiffres disponibles les plus récents sont donc ceux cités pour l'année 2022 par le rapport des inspections générales.

Le montant total des provisions pour charges futures atteignait un milliard d'euros au terme de l'exercice 2022 pour les 18 éco-organismes pour lesquels la donnée était disponible, ce qui représentait en moyenne 8,2 mois de leurs charges de l'année 202199(*). La médiane est de 6,8 mois et les provisions se situent entre un minimum de 2,2 mois et un maximum de 15,9 mois de charges de l'année 2021100(*). Ce montant d'un milliard d'euros correspond également à environ la moitié du montant des éco-contributions collectées.

Au demeurant, le rapporteur spécial n'a pas eu connaissance au cours de ses travaux que le montant des provisions pour charges futures aurait drastiquement diminué en 2023 et 2024. Au contraire, le delta entre les éco-contributions perçues par les éco-organismes en 2023 et leurs dépenses (coûts opérationnels et soutiens versés aux collectivités territoriales) pourrait indiquer une progression de cette trésorerie : alors que cet écart était de 242 millions d'euros en 2022, il a progressé en 2023, pour atteindre 306,6 millions d'euros.

Différence entre dépenses et recettes des éco-organismes
des filières REP en 2023

(en millions d'euros)

Type de produit

Éco-contributions perçues par les éco-organismes

Coûts opérationnels des éco-organismes

Soutiens versés aux collectivités

Différence entre les montants perçus, les coûts opérationnels et les soutiens versés

Piles et accumulateurs portables

19,8

16,4

-

3,4

Équipements électriques et électroniques ménagers

323,1

418,8

34,8

- 130,5

Équipements électriques et électroniques professionnels

25,9

33,7

-

- 7,8

Emballages ménagers

983,8

-

784,5

199,3

Médicaments

13,1

9,4

-

3,7

Pneumatiques

100

93

-

7

Imprimés papiers ménagers et assimilés

68

-

71

- 3

Textiles d'habillement, linge de maison, chaussures ménagères

101,5

57,4

0,9

43,2

Dispositifs médicaux perforants des patients en auto-traitement (y compris les dispositifs électroniques)

13,5

4,1

-

9,4

Produits du tabac

15,4

-

20,8

- 5,4

Produits chimiques, déchets diffus spécifiques

55

50,8

-

4,2

Éléments d'ameublement

308,3

299,4

44,4

- 35,5

Navires de plaisance ou de sport

1,4

1,8

-

- 0,4

Huiles lubrifiantes

39,6

-

0,2

39,4

Produits et matériaux de construction du bâtiment

120,8

10,6

-

110,2

Articles de sport et de loisirs

32,8

3,6

0,37

28,83

Articles de bricolage et de jardin

21,8

3,5

0,4

17,9

Jouets

30,4

1

0,04

29,36

Total

2272

946

962

306,6

Note : ce tableau ne permet pas de déterminer le niveau de la trésorerie des éco-organismes ni celui des provisions pour charges futures. En effet, les éco-organismes peuvent mobiliser leurs charges de provisions, ce qui explique que certaines dépenses soient supérieures aux recettes, comme c'est le cas de la filière des équipements électriques et électroniques ménagers. En outre, ce tableau n'inclut pas certaines dépenses des filières REP, comme les fonds réemploi et réparation, les redevances envers l'Ademe, ainsi que les actions communication et sensibilisation.

Source : commission des finances, d'après les données transmises par l'Ademe

En tout état de cause, une telle situation n'est pas davantage acceptable aujourd'hui qu'elle ne l'était en 2016. Il n'est pas compréhensible qu'autant d'argent soit immobilisé alors que les objectifs des cahiers des charges ne sont pas atteints. La protection face aux aléas ne justifie pas la constitution de réserves aussi importantes.

En outre, la constitution d'une trésorerie importante peut conférer un avantage concurrentiel pour les éco-organismes présents depuis longtemps sur le marché, comme le relevait déjà l'avis de l'Autorité de la concurrence de 2016, qui indiquait qu'« il serait souhaitable de prévoir une traçabilité de ces provisions, une modalité de restitution simple et rapide et, à tout le moins, un mécanisme d'arbitrage pour éviter des retards ou des manoeuvres dilatoires préjudiciables à la concurrence. Il est possible qu'une disposition législative soit nécessaire pour encadrer les modalités contractuelles de restitution. »101(*)

Bien que l'article L. 541-10 du code de l'environnement dispose que les éco-organismes sont « tenus de transférer [aux producteurs] la part de leurs contributions qui n'a pas été employée en cas de changement d'organisme »102(*), seul le cahier des charges des éco-organismes de la filière des batteries mentionne le provisionnement pour charges futures dans ce contexte et l'encadre.

D'une manière générale, il n'existe aucun encadrement au niveau de l'ensemble des REP de la possibilité de provisionner pour les éco-organismes, comme le relève d'ailleurs le rapport des inspections générales : « les éco-organismes ont la possibilité, actuellement non encadrée, de différer leurs dépenses. Les sommes non dépensées sont inscrites en provisions pour charges futures. »103(*) Dans la pratique, les cahiers des charges prévoient en général des seuils et plafonds des provisions pour charges futures, mais ils ne mentionnent pas l'usage, ni la restitution de ces sommes.

Les remarques que formulaient la Cour des comptes dans son rapport public annuel de 2016 restent ainsi applicables aujourd'hui : « le mode de fixation de ces seuils par les ministères chargés de l'agrément est particulièrement disparate, voire arbitraire, selon les filières et même selon les éco-organismes, et leur non-respect n'a fait l'objet, à ce jour, que d'observations écrites. »104(*)

Au regard de tous ces éléments, le rapporteur spécial préconise un encadrement au niveau législatif et réglementaire de la trésorerie et des provisions pour charge futures de l'ensemble des filières REP.

Recommandation : Encadrer les provisions pour charges futures des filières REP, en prévoyant notamment des seuils plus contraignants que ceux qui sont mentionnés actuellement dans les cahiers des charges, et en renforçant les sanctions en cas de non-respect de ceux-ci.


* 96 Avis n° 16-A-27 du 27 décembre 2016 concernant l'ouverture de la filière de traitement des emballages ménagers à plusieurs éco-organismes, Autorité de la concurrence, page 18.

* 97 Ibid.

* 98 Cour des comptes, Tome I du rapport public annuel de 2016, page 157.

* 99 « Performances et gouvernance des filières à responsabilité élargie du producteur », IGF, IGEDD, CGE, juin 2024, page 32.

* 100 « Performances et gouvernance des filières à responsabilité élargie du producteur », IGF, IGEDD, CGE, juin 2024, page 37 de l'annexe IV.

* 101 Avis n° 16-A-27 du 27 décembre 2016 concernant l'ouverture de la filière de traitement des emballages ménagers à plusieurs éco-organismes, Autorité de la concurrence, page 19.

* 102 « Performances et gouvernance des filières à responsabilité élargie du producteur », IGF, IGEDD, CGE, juin 2024, page 37 de l'annexe VI.

* 103 « Performances et gouvernance des filières à responsabilité élargie du producteur », IGF, IGEDD, CGE, juin 2024, page 27.

* 104 Cour des comptes, Tome I du rapport public annuel de 2016, page 156.

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