COMPTES RENDUS DES TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION

Jeudi 10 avril 2025 : Audition de Mme Nathalie Estival-Broadhurst, directrice Amérique et Caraïbes, ministère de l'Europe et des affaires étrangères 187

Mardi 13 mai 2025 : Audition de M. Thani Mohamed-Soilihi, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux 201

Jeudi 10 juillet 2025 : Audition de M. Arnaud Mentré, ambassadeur chargé de la coopération régionale dans la zone Atlantique 221

Jeudi 10 juillet 2025 : Audition de S.E. M. Louino Volcy, ambassadeur d'Haïti en France 235

Jeudi 16 octobre 2025 : Audition de M. Manuel Marcias, 245

Jeudi 10 avril 2025

Audition de Mme Nathalie Estival-Broadhurst, directrice Amérique et Caraïbes, ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre du second volet de notre étude consacrée à la coopération régionale dans le bassin atlantique, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Nathalie Estival-Broadhurst, directrice Amérique et Caraïbes au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.

Madame la directrice, nous vous remercions d'avoir répondu favorablement à notre invitation. Le constat d'une intégration encore insuffisante des outre-mer à leur environnement régional, déjà mis en évidence l'an dernier à propos des collectivités du bassin Indien, a conduit notre délégation à approfondir la réflexion sur les leviers susceptibles d'améliorer la coopération entre les territoires ultramarins et les États voisins.

Pour ce second rapport, nous avons confié la mission à un binôme de rapporteures : Evelyne Corbière Naminzo, sénatrice de La Réunion en visioconférence, et Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice du Val-d'Oise. Je les remercie vivement pour leur engagement, ainsi que Christian Cambon, chargé de la coordination des trois volets de cette étude.

Madame la directrice, nous attendons de votre intervention un panorama précis des accords de coopération conclus entre la France et les États de la Caraïbe ainsi que ceux du bassin nord-amazonien. Quels sont les principaux domaines couverts par ces accords ? Quels efforts restent à consentir ? Quels sont les projets structurants actuellement engagés dans cette zone ?

Nous souhaitons également recueillir votre analyse sur le rôle que les outre-mer français occupent, ou pourraient occuper, dans la définition et la mise en oeuvre de la politique étrangère de la France vis-à-vis de ses voisins régionaux. Comment, à l'échelle de votre direction comme au sein des ambassades de France dans la région, l'enjeu ultramarin est-il pris en compte dans la réflexion stratégique et dans l'action quotidienne de vos services ?

Cette audition précède de quelques jours un déplacement en Guyane et au Suriname que j'aurai l'honneur de conduire. La délégation se rendra également à Bruxelles le 22 mai afin de porter la proposition, formulée dans notre précédent rapport - des rapporteurs Georges Patient et Stéphane Demilly -, en faveur d'une politique européenne de voisinage ultrapériphérique (PEVu).

Comme de coutume, un questionnaire indicatif vous a été adressé pour structurer nos échanges. Après votre propos liminaire, je laisserai la parole à nos rapporteures pour un premier tour de questions, puis à nos collègues présents s'ils souhaitent intervenir.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst, directrice Amérique et Caraïbes du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères. - Madame le Président, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, je suis très honorée de m'adresser à vous ce matin. Bien que mon quotidien soit actuellement largement accaparé par les développements à Washington, soyez assurés que mon équipe et moi-même demeurons pleinement mobilisés sur l'ensemble du continent, notamment sur les enjeux caribéens.

J'ai eu récemment l'opportunité d'accompagner le ministre délégué chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux de la France, Thani Mohamed Soilihi, au sommet de la Communauté caribéenne, ou Communauté des Caraïbes (Caricom), aux côtés d'Alexandra Mengue, rédactrice Caraïbes, outre-mer et Caricom au sein de la direction. Ce déplacement nous a permis de mesurer l'ampleur des défis et des difficultés, mais également les immenses opportunités qu'offre cette relation régionale.

Le président de la République a clairement exprimé sa volonté de mieux comprendre le rôle, les atouts et les potentialités de nos collectivités ultramarines en matière d'intégration régionale. En effet, nombre de nos collectivités demeurent davantage reliées à leurs grands voisins ou partenaires commerciaux traditionnels qu'à leurs voisins immédiats. La Caricom constitue à ce jour l'organisation régionale la plus avancée en matière d'intégration, portée par le dynamisme de Mia Mottley, sa présidente pour six mois depuis le 1er janvier 2025. Néanmoins, des obstacles subsistent, et cette difficulté n'épargne aucune des îles ou zones concernées.

La décision de la France d'ouvrir à la rentrée une ambassade au Guyana s'explique par des enjeux stratégiques, tant en Amazonie que sur le plateau des Guyanes, et par les perspectives économiques liées à la récente découverte de gisements pétroliers. Nos relations avec cette région reposent aujourd'hui sur un socle de consultations politiques régulières. Le réseau diplomatique et culturel français, bien que dynamique, reste relativement peu dense. Certaines ambassades, comme celle de Castries à Sainte-Lucie, couvrent jusqu'à huit pays. D'autres ne sont représentées que par des postes de présence diplomatique, à l'instar de Trinité-et-Tobago ou de la Jamaïque. L'ambassadeur de France au Suriname est également accrédité auprès de la Caricom, dont le siège se trouve à Georgetown. L'ouverture prochaine d'une ambassade dans cette ville facilitera indéniablement les relations avec l'organisation.

Nos ambassadeurs s'efforcent d'entretenir un dialogue politique soutenu malgré des moyens parfois contraints. Le manque de visites officielles se fait ressentir, et votre déplacement sera donc particulièrement bienvenu. La coordination entre les ambassades, les collectivités, et l'État constitue une clé essentielle. Des mesures importantes ont été prises en ce sens, notamment la désignation de conseillers diplomatiques auprès des préfets de région en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe. Réciproquement, des représentants des collectivités ultramarines sont désormais accueillis au sein de certains postes diplomatiques, à l'image du représentant de la Martinique à Castries. Ces échanges favorisent l'émergence de coopérations nouvelles, qui n'auraient pu voir le jour sans cet appui local. Plusieurs formations en matière de sécurité, destinées à l'armée haïtienne, sont également organisées à la Martinique. 

L'articulation des efforts entre nos services et nos collectivités revêt une importance croissante. L'action de notre ambassadeur thématique en charge de la coopération régionale, nommé récemment, consiste à fédérer les acteurs diplomatiques et territoriaux autour d'objectifs communs et d'une vision partagée. À ses côtés, nous avons engagé les travaux préparatoires à la Conférence de coopération régionale Antilles-Guyane (CCRAG 2025) prévue à la Martinique, autour de priorités constantes : changement climatique et biodiversité ; lutte contre la criminalité organisée, constituant un enjeu majeur qui dépasse la zone Caraïbe-Guyane ; développement économique, encore très marqué par les conséquences de la crise sanitaire et les écarts persistants de niveau de vie ; et échanges humains, culturels et linguistiques, y compris la promotion de la francophonie. Le cadre institutionnel de cette coopération régionale s'est consolidé avec le Comité interministériel des outre-mer (Ciom) de 2023. Néanmoins, les moyens demeurent parfois insuffisants.

S'agissant de l'Union européenne (UE), les fonds mobilisables - en particulier ceux du programme Interreg - constituent des leviers puissants. La Guadeloupe coordonne le programme pour la Caraïbe, tandis que la Guyane pilote celui de l'Amazonie. Toutefois, l'accès à ces dispositifs reste freiné par leur complexité administrative et le manque de ressources humaines pour élaborer et instruire les dossiers. Nos conseillers diplomatiques, tout comme l'ambassadeur thématique, jouent un rôle central pour accompagner les porteurs de projets. Votre déplacement à Bruxelles s'inscrit dans cette dynamique utile, visant à mieux articuler les instruments européens aujourd'hui trop compartimentés, aux calendriers souvent déconnectés les uns des autres. Il convient, en effet, de plaider pour une intégration plus cohérente et plus efficace des instruments communautaires au bénéfice des régions ultrapériphériques.

L'adhésion de la Martinique à la Caricom en tant que membre associé nécessite désormais la ratification, par le Parlement français, de la Convention sur les privilèges et immunités de la Caricom. La Guyane manifeste également son souhait de rejoindre rapidement l'organisation tandis que la Guadeloupe semble adopter une posture plus attentiste, en s'interrogeant sur les bénéfices potentiels.

Historiquement, la Caricom s'opposait à l'adhésion de collectivités françaises, considérant que leur intégration au marché commun de l'Union européenne posait un problème de compatibilité avec leur propre processus d'intégration économique. Ce n'est qu'avec l'arrivée en 2021 de Carla Barnett, secrétaire générale, que cette doctrine a évolué, permettant l'ouverture à certaines collectivités françaises et néerlandaises.

La Martinique souhaite aujourd'hui jouer pleinement la carte de l'intégration régionale. Certaines initiatives bilatérales en témoignent, notamment avec Sainte-Lucie, où un dispositif d'échanges sans taxe ni octroi de mer sur une dizaine de produits a été mis en place. Ce type d'expérimentation mérite d'être soutenu et élargi, tant il illustre les bénéfices concrets que peuvent retirer nos territoires d'une insertion plus étroite dans leur environnement régional, à tous les niveaux : économique, humain, culturel.

Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie pour cet exposé liminaire qui nous encourage à poursuivre nos travaux, en particulier sur les volets liés à la coopération et à la défense des intérêts de nos territoires auprès de l'Union européenne (UE).

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Madame, je vous remercie pour la qualité de votre propos.

Trois priorités se dessinent : les enjeux sécuritaires, migratoires, puis économiques. La sécurité constitue en effet un préalable indispensable au développement économique d'un territoire.

Par ailleurs, pensez-vous que l'UE constitue, en l'état, un frein significatif au développement de ces territoires, en raison de normes identiques appliquées à l'ensemble des territoires français ?

Plus largement, que pensez-vous de la proposition d'élaborer une politique européenne de voisinage propre aux régions ultrapériphériques ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - L'accès de nos collectivités aux fonds européens demeure complexe et souvent laborieux. Pour autant, ces financements représentent une opportunité réelle, et parfois unique, compte tenu des contraintes budgétaires nationales. Ils permettent en effet de mobiliser des ressources plus substantielles, assorties d'une visibilité pluriannuelle, ce que les dispositifs nationaux ne peuvent que rarement offrir. Je ne connais pas dans le détail les règles opérationnelles de l'Agence française de développement (AFD) pour les collectivités ultramarines, toutefois en ce qui concerne la zone caribéenne, les possibilités restent fortement restreintes.

Dans certains cas, les fonds européens ont permis un véritable changement d'échelle dans la conduite de projets structurants. Par exemple, le CHU de la Martinique a récemment obtenu une enveloppe de 10 millions d'euros pour soutenir le développement de son cyclotron. Dans le domaine de la sécurité, le programme EL Pacccto (Europe Latin America Programme of Assistance against Transnational Organized Crime ou programme Europe-Amérique latine d'assistance contre la criminalité transnationale organisée), piloté par l'Espagne, dispose également de ressources budgétaires considérables.

À l'échelle nationale, nous avons mis en place un programme plus modeste, baptisé Accord de lutte contre la criminalité organisée dans les Caraïbes (ALCORCA), qui permet d'organiser des formations spécialisées destinées à renforcer les capacités locales, et nous ambitionnons de créer une académie régionale de formation en République dominicaine.

Pour l'ensemble de la zone, le ministère ne dispose actuellement que d'un million d'euros, dont la reconduction n'est pas garantie. Nous plaidons activement pour une réaffectation de certains crédits sécuritaires, aujourd'hui en réduction dans d'autres zones, afin de renforcer notre action dans la Caraïbe. L'explosion du trafic de cocaïne constitue un facteur majeur d'insécurité dans l'ensemble des îles, mais également au Costa Rica ou en Équateur. Ces dynamiques produisent un impact sur des territoires tels que le Suriname ou la Guyane, souvent utilisés comme zones de rebond dans les circuits de trafic.

Il apparaît essentiel d'attirer l'attention de Bruxelles sur la nécessité de mettre en oeuvre une politique spécifique pour les régions ultrapériphériques. Ces dispositifs doivent être considérés non pas uniquement comme un frein, malgré les obstacles persistants liés à leur complexité, mais bien comme des leviers stratégiques. Il nous revient, à nous comme à nos partenaires institutionnels, de soutenir nos collectivités dans l'élaboration de projets solides, crédibles et adaptés aux exigences communautaires. L'agence Expertise France accomplit déjà un travail remarquable dans ce domaine. Toutefois, cette ingénierie nécessite elle aussi des moyens, car elle suppose un accompagnement en amont, pour conférer aux dossiers toute la rigueur et la cohérence nécessaires.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - L'aéroport de Cayenne dispose-t-il de moyens techniques permettant d'intercepter les mules avant leur embarquement, afin d'éviter qu'elles n'alimentent, à leur arrivée à Paris, un véritable marché de la cocaïne ? Au-delà de l'enjeu sécuritaire, il s'agit également d'une question humaine, tant ce trafic exploite des jeunes fragiles, attirés par un gain immédiat pour soutenir leurs familles.

Par ailleurs, la frontière avec le Suriname suscite des situations comparables à celles entre Mayotte et les Comores : des femmes viendraient accoucher en Guyane pour bénéficier du système français, avant de regagner rapidement leur pays. Ce phénomène fait-il l'objet d'un suivi précis ou d'une coopération spécifique ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - S'agissant de la détection des mules, je m'exprime avec prudence, car ces éléments relèvent davantage de la compétence de la préfecture. L'Office anti-stupéfiants (OFAST) observe que les efforts de détection au Brésil ont conduit à une baisse relative des mules, même si les chiffres demeurent préoccupants. Je ne saurais dire si cette évolution se vérifie en Guyane.

Concernant la frontière avec le Suriname, les services de l'État sont en contact régulier avec le ministère de l'Intérieur, notamment à propos de la frontière brésilienne, où des réseaux très structurés organisent des passages vers le territoire français avant un départ vers l'espace Schengen. Ces trafics impliquent également des filières venant de bien plus loin, notamment du Maroc.

Le président Lula estime incohérent que les citoyens brésiliens puissent se rendre en France hexagonale sans visa, tout en demeurant soumis à une obligation de visa pour entrer en Guyane. Le ministère de l'Intérieur entend maintenir cette exigence, au regard des enjeux migratoires et sécuritaires, notamment en lien avec le trafic de drogue et l'orpaillage illégal. L'obligation de visa reste aujourd'hui l'un des rares leviers pour contenir certains flux irréguliers, en particulier ceux liés à la traite des êtres humains.

Concernant le Suriname, une partie de la frontière demeure contestée. La ratification de l'accord bilatéral trouvé en 2021 reste actuellement bloquée par le vice-président surinamais, dans un contexte de tensions politiques internes. Il convient toutefois de souligner un changement structurel : le niveau de vie au Suriname et sur le plateau des Guyanes augmente rapidement, porté par les récentes découvertes de gisements pétroliers. Ce décalage de développement risque de devenir difficilement compréhensible pour les populations locales voisines. Si les flux migratoires restent aujourd'hui majoritairement orientés du Suriname vers la Guyane, cette dynamique pourrait à terme s'inverser.

Notre conseiller diplomatique auprès du préfet de Guyane demeure pleinement mobilisé sur ces enjeux, en lien étroit avec notre ambassade au Suriname. Toutefois, nous manquons de moyens humains, notamment en matière d'attachés de sécurité intérieure (ASI).

M. Jean-Gérard Paumier. - N'est-il pas urgent que l'UE reconnaisse pleinement la spécificité de ces territoires et adapte ses mécanismes d'appui ? Ceux-ci représentent un enjeu stratégique pour l'Europe dans son ensemble, bien au-delà des seuls États membres concernés.

Cette exigence vaut tout particulièrement pour les régions ultrapériphériques, qui ne pourront se développer sans un soutien européen renforcé, notamment le Groenland, Madère, les Açores, ou les Terres australes et antarctiques, aujourd'hui au centre d'intérêts géopolitiques croissants.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - Dans le contexte actuel, la diversification de nos partenariats et le renforcement de notre présence dans certaines régions longtemps négligées deviennent essentiels. Les pays des Caraïbes, de l'Amazonie et, plus largement, de l'Amérique du Sud, rejettent la logique des blocs, refusant de choisir entre les États-Unis et la Chine. Or, l'Europe ne se manifeste souvent qu'au moment où elle a besoin d'eux, notamment pour solliciter leur appui lors d'échéances aux Nations Unies. Cette approche opportuniste doit être dépassée. Nous devons aller vers eux autrement, en cherchant à mieux comprendre leurs besoins et à bâtir des partenariats durables fondés sur des intérêts communs.

Face aux pressions croissantes - multiplication des droits de douane, politiques tarifaires agressives, désengagement progressif de l'agence des États-Unis pour le développement international (USAID) -, nous disposons d'une véritable fenêtre d'opportunité. Ces pays commencent d'ailleurs à percevoir l'intérêt d'un engagement européen plus conséquent, d'autant plus que l'aide des États-Unis s'est souvent accompagnée de tensions diplomatiques.

La Chine, quant à elle, s'est implantée de longue date, avant même l'initiative Belt and Road. Plusieurs États sont aujourd'hui fortement endettés à son égard. Le sommet de la Caricom a mis en lumière une forme de résignation : certes, la Chine suscite des critiques, mais les États-Unis n'ont jamais offert de concessions réelles. De ce fait, plusieurs pays refusent d'entrer dans un schéma d'opposition binaire.

Face à cette logique, j'ai tenu à affirmer une autre voie, fondée sur les valeurs partagées, le multilatéralisme et les principes démocratiques. Ces pays y sont profondément attachés, comme en témoigne l'engagement actif de la Caricom au sein des Nations Unies. Dès lors, il nous appartient de valoriser ce socle commun, entretenir un dialogue plus constant et cesser de ne les solliciter que lorsqu'un vote nous est nécessaire.

Mme Évelyne Perrot. - Quel impact la situation en Haïti exerce-t-elle actuellement sur les territoires ultramarins ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - La situation en Haïti est extrêmement préoccupante. Face à l'insécurité croissante, notre ambassade a été relocalisée à Pétion-Ville, dans les locaux de la délégation de l'UE. La capitale est désormais contrôlée à près de 90 % par les gangs, avec un bilan dramatique : plus de 5 600 morts en 2024, déjà plus de 1 000 depuis le début de l'année, et plus d'un million de déplacés.

Cette dégradation massive produit des répercussions directes sur l'ensemble de la région, notamment une pression migratoire forte. La République dominicaine a repris la construction de son mur frontalier et renvoie massivement les Haïtiens. L'an dernier, la France a soutenu un programme de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) pour favoriser leur réinsertion après ces expulsions.

Lors du sommet de la Caricom, la situation en Haïti a été inscrit à l'ordre du jour, témoignant d'une prise de conscience régionale, mais également d'un certain désarroi. Personne ne semble en mesure de proposer une solution. Le plaidoyer de la France en faveur du rétablissement d'une opération de maintien de la paix s'est heurté à l'opposition du Secrétaire général. Cette position s'explique par le traumatisme laissé par le précédent déploiement, marqué par des événements désastreux : épidémie de choléra, violences sexuelles, et procédures judiciaires contre l'ONU. 

Aujourd'hui, la présence onusienne se limite au Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), une mission politique spéciale de 260 personnes, chargée d'accompagner le processus de transition politique et l'organisation des élections. Ses moyens restent notoirement insuffisants pour faire face à l'ampleur de la crise.

Le Secrétaire général des Nations Unies privilégie désormais une mission de soutien logistique à la police haïtienne, appuyée par le déploiement de 1 000 policiers kényans. La France soutient cette démarche, malgré ses limites évidentes, en espérant éviter un veto de la Chine, qui tend à entraver les dispositifs d'aide en raison de la reconnaissance officielle de Taïwan par Haïti.

Sur le plan bilatéral, nous renforçons notre appui à la police nationale haïtienne : formations, équipements, véhicules blindés et, pour la première fois, envoi de munitions. Le système judiciaire haïtien est en ruine :  les prisons ont été détruites et la chaîne pénale rompue. Même une hypothétique victoire contre les gangs ne résoudrait pas l'effondrement institutionnel. La préparation d'élections, censées légitimer les autorités de transition, relève davantage du symbole que d'une perspective réaliste. Malgré tout, il apparaît essentiel d'en préserver le principe.

L'effort de 40 millions d'euros consenti l'an dernier par la France ne pourra pas être reconduit cette année, eu égard aux contraintes budgétaires. La crise humanitaire demeure pourtant considérable : près de la moitié de la population se trouve en situation d'insécurité alimentaire grave. Dans ce cadre, la pression migratoire sur les territoires voisins s'annonce tangible et durable.

Mme Micheline Jacques, président. - Il est par ailleurs estimé qu'environ 30 % des enfants haïtiens rejoignent les gangs.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Le véritable problème réside dans l'absence totale de perspective : aucune figure haïtienne ne semble en mesure de sortir le pays de cette situation.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - Nous pouvons compter sur un ambassadeur remarquable sur place. Les comptes rendus de ses entretiens redonnent une part d'espoir, témoignant de la présence d'acteurs locaux sincèrement engagés. Cependant, la peur pose un obstacle majeur. Jovenel Moïse, jugé trop passif, a pourtant été assassiné. Ariel Henry a été écarté. De nombreuses formations politiques ont tissé des liens, directs ou indirects, avec les gangs, attirées par des réseaux économiques particulièrement lucratifs : contrôle des ports, des importations, des infrastructures routières et des douanes. Il devient très difficile d'identifier les interlocuteurs sincères. Pourtant, il existe en Haïti des personnes de grande qualité, de bonne volonté et porteuses d'une vraie vision pour leur pays. Il ne faut pas renoncer à croire en eux.

Les États-Unis, avant de solliciter le Kenya, ont tenté de convaincre des partenaires régionaux majeurs. Les Brésiliens, marqués leur engagement massif dans la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), ont opposé une réponse sans équivoque : « Haïti, plus jamais ». Quant à la Colombie, elle a exprimé une volonté éventuelle de contribuer sur le volet judiciaire, mais refuse toute implication sur le plan sécuritaire.

Mme Micheline Jacques, président. - Que pensez-vous de l'idée de constituer un consortium international placé sous leadership français ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - La position de la France en Haïti est à la fois centrale et délicate. Nous sommes attendus, mais notre passé historique complexifie notre rôle, notamment en raison de la question de la dette dite de l'Indépendance. Celle-ci, qui ressurgira sans doute autour du 17 avril, date marquant les 200 ans de l'ordonnance de Charles X, ayant imposé à Haïti le versement de 150 millions de francs en échange de la reconnaissance de son indépendance, alimente une mémoire douloureuse. Pour l'opinion publique haïtienne, il serait difficilement acceptable que la France prenne davantage de poids, même si les responsables politiques ne l'admettront pas ouvertement.

Sur le plan européen, la France demeure l'un des rares pays - avec l'Espagne - à conserver une représentation diplomatique sur place. C'est sous l'impulsion française que l'UE a engagé un régime de sanctions à l'encontre des chefs de gangs. La France a instruit l'ensemble des dossiers, ce qui a déjà permis de sanctionner quatre chefs de gangs. D'autres sont en cours d'instruction.

Nous avons également convaincu l'UE d'abonder à hauteur de 10 millions d'euros le Fonds Fiduciaire des Nations Unies, destiné à soutenir la mission kényane. Sans notre action, l'UE ne serait pas intervenue, en raison d'obstacles techniques et bureaucratiques.

Par ce biais, la France agit déjà comme moteur d'un consortium international, articulé à la fois autour des Nations Unies, de l'UE, et de son propre engagement bilatéral. Néanmoins, nous ne pouvions pas être désignés comme Nation-cadre de la mission internationale d'appui à la sécurité. Les États-Unis ont cherché à confier ce rôle au Canada, qui a finalement renoncé. Le Rwanda avait exprimé son intérêt, mais les États-Unis s'y sont opposés, en raison de considérations liées à la protection des populations civiles. C'est finalement le Kenya qui a été retenu, au terme d'un processus complexe et prolongé. Le contingent déployé se limite pour l'instant à 1 000 policiers kényans, auxquels s'ajoutent de petits effectifs venus des Caraïbes, du Guatemala, de la Jamaïque ou de la Barbade.

Cependant, deux policiers kényans ont déjà été tués, l'un d'eux dans des conditions atroces, dont les images ont été diffusées par les gangs à des fins d'intimidation. Ce type d'acte dissuasif refroidit évidemment les velléités d'engagement d'autres pays, qui souhaitent contribuer dans la mesure de leurs moyens, mais sans s'exposer directement à des représailles d'une telle violence.

Mme Micheline Jacques, président. - Disposez-vous d'une étude sur l'impact du Brexit sur les petits territoires précédemment associés à l'UE, aujourd'hui isolés dans ce nouveau contexte ?

Par ailleurs, vous avez évoqué la présence croissante de la Chine dans les eaux caribéennes. Selon vous, quels effets les puissances asiatiques exercent-elles actuellement sur ces territoires ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - Dans le cadre de leur stratégie dite Global Britain, les Britanniques ont cherché à compenser le Brexit par la signature de nombreux accords commerciaux à travers le monde, notamment avec la Caraïbe. Toutefois, les retours obtenus lors du sommet de la Caricom font état d'un désengagement progressif. Autrefois, les Britanniques jouaient un rôle déterminant au sein de l'UE pour faciliter l'accès aux aides, aux programmes et aux canaux de financement. Depuis leur départ, ils ont perdu cette capacité d'influence, y compris aux Nations Unies, où leur poids, autrefois significatif, tend à s'amenuiser.

Concernant la Chine, la situation semble plus contrastée. Si sa présence reste limitée dans certaines zones d'Amérique centrale, elle s'est renforcée dans la Caraïbe, dans une logique stratégique d'encerclement discret du voisin nord-américain. La Chine déploie dans la région des initiatives relevant de la Belt and Road Initiative, bien qu'à une échelle moins visible que dans le cône Sud, où elle est fortement implantée, notamment en Argentine, au Chili, au Pérou et au Brésil. Dans la Caraïbe, son influence repose sur des outils d'influence douce : création de centres Confucius, bourses d'études, développement de liens humains et culturels.

Par ailleurs, la Chine s'emploie à renforcer sa présence au sein de l'Organisation des États américains (OEA), dont dix membres sont issus de la Caraïbe. Elle y voit un levier d'influence diplomatique majeur. À ce titre, des soupçons circulent sur une participation chinoise au financement du prochain sommet de l'OEA, alors même que l'OEA traverse une crise financière liée au retrait partiel de l'USAID, qui assurait jusqu'ici près de la moitié de son budget. Ce type d'intervention illustre la capacité de Pékin à investir les espaces laissés vacants.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Ne serait-il pas pertinent de réfléchir à une structuration pérenne, permettant d'associer pleinement les collectivités ultramarines à la définition et à la mise en oeuvre d'une stratégie locale de coopération régionale ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - Nous pourrions aller plus loin, c'est une évidence, mais il existe déjà plusieurs cadres dans lesquels les collectivités territoriales sont pleinement associées.

La Commission mixte transfrontalière réunit chaque année les partenaires institutionnels locaux : services de l'État, préfecture, mais aussi représentants de la collectivité territoriale de Guyane, et leurs homologues brésiliens. Cette instance aborde l'ensemble des problématiques transfrontalières : migrations, coopération économique, reconnaissance des diplômes, éducation, etc. La prochaine édition se tiendra en juin à Cayenne, et sera présidée par mon adjoint, en raison d'un conflit d'agenda.

Concernant l'adhésion de la Martinique à la Caricom, nous souhaitons proposer à l'organisation la mise en place d'un dialogue stratégique structuré, intégrant les collectivités françaises concernées. Si la Guyane rejoint prochainement la Caricom -- ce qui est envisagé --, elle serait naturellement incluse dans ce dispositif. Il en va de même pour la Guadeloupe.

Certains membres de la Caricom conservent une forme de réticence à l'égard de la France, perçue encore comme puissance coloniale. Il apparaît d'autant plus important de structurer un dialogue fondé sur des projets concrets, et d'y associer pleinement les collectivités ultramarines.

Par ailleurs, plusieurs collectivités disposent déjà de représentants au sein de nos ambassades, comme la Martinique, qui possède un représentant à l'ambassade de France à Castries. En lien étroit avec le Service économique régional (SER), il bénéficie ainsi d'analyses économiques, de veille stratégique et de propositions d'opportunités de coopération ou d'investissement. Ce dispositif mérite d'être renforcé, car il favorise l'ancrage territorial dans nos réseaux diplomatiques. À ma connaissance, la Guadeloupe n'a pas encore mis en place un tel poste.

Enfin, une convention-cadre entre l'État et les collectivités a été signée en 2024 dans le cadre de la CCRAG, dont l'édition 2025 constituera une excellente opportunité pour relancer la dynamique et approfondir cette structuration.

Mme Micheline Jacques, président. - Que pensez-vous de l'idée d'une révision visant à mieux harmoniser les statuts des régions ultrapériphériques/pays et territoires d'outre-mer (RUP/PTOM) ? Une telle démarche permettrait-elle, selon vous, de fluidifier les coopérations régionales pour les territoires de la Caricom ?

Par ailleurs, comment envisagez-vous une meilleure intégration des territoires ultramarins dans les accords commerciaux bilatéraux entre la France et les pays de la zone ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - Lorsque j'évoquais le fonctionnement en silo au sein de l'UE, je faisais notamment référence à cette distinction entre les dispositifs RUP et PTOM. Ces instruments reposent sur des processus distincts, avec leurs propres calendriers, critères d'éligibilité et modalités d'exécution. Il me paraît indispensable, dans la réflexion que vous porterez à Bruxelles, d'envisager une meilleure articulation entre ces régimes, voire, à terme, une certaine fongibilité, ou du moins une harmonisation partielle. Certes, les RUP et les PTOM répondent à des logiques et des objectifs différents, mais leur cloisonnement excessif constitue un frein majeur, en particulier dans les zones comme la Caraïbe où les interactions territoriales sont fortes.

Les accords commerciaux devraient figurer à l'ordre du jour du prochain sommet UE-Caricom. Il s'agit de mieux intégrer les territoires ultramarins français aux accords bilatéraux, tout en préservant la capacité d'action propre des États et territoires de la zone. Il ne faudrait pas, sous prétexte d'alignement avec les accords européens, entraver leur faculté à saisir des opportunités locales ou à adapter leurs partenariats aux réalités régionales. Ce sujet résidait au coeur des hésitations autour de l'adhésion de la Caricom à des partenariats impliquant des membres de l'UE.

Mme Micheline Jacques, président. - Le marché ultramarin demeure étroit et largement tourné vers l'Hexagone. La différence de développement entre les territoires français ultramarins et les petits territoires autonomes voisins entrave, pour l'instant, toute véritable ouverture commerciale. Permettre à ces territoires de monter en compétence favoriserait une meilleure intégration régionale et contribuerait à diversifier les approvisionnements.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - Cette problématique concerne également de nombreuses petites îles sous dépendance américaine ou du Commonwealth, comme Porto Rico ou les îles Vierges. La vie reste extrêmement chère, les produits étant majoritairement importés depuis des territoires comme les États-Unis.

À la Martinique, par exemple, le développement agricole reste très insuffisant, ce qui renforce cette dépendance aux importations.

Mme Micheline Jacques, président. - Les normes européennes et l'absence de flux bilatéraux freinent les échanges entre territoires. Il convient de créer du flux dans les deux sens, ce qui suppose des moyens logistiques adaptés. Aujourd'hui, un entrepreneur guadeloupéen souhaitant se rendre en Jamaïque ou à Cuba doit souvent passer par Paris ou Miami. Sans amélioration de la mobilité régionale, il sera difficile de stimuler les échanges économiques.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - La question des normes phytosanitaires constitue un enjeu majeur pour le développement agricole. L'harmonisation des normes figure parmi les axes de travail du programme européen de développement Global Gateway. Par ailleurs, l'Accord de Samoa, conclu avec les pays de l'Organisation des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP), représente également une perspective encourageante.

Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie sincèrement pour la richesse de vos éclairages. Les pistes évoquées renforcent la pertinence de nos travaux, que nous poursuivrons avec d'autant plus de détermination.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. - J'espère que nous pourrons échanger à votre retour. Je vous souhaite une excellente mission.

Mardi 13 mai 2025

Audition de M. Thani Mohamed-Soilihi, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux

Mme Micheline Jacques, président. - Monsieur le Ministre, cher Thani, chers collègues, dans le cadre du rapport d'information sur la coopération et l'intégration régionale des outre-mer, nous avons l'honneur d'auditionner M. Thani Mohamed-Soilihi, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des Affaires étrangères (MEAE), chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux.

Je tiens à exprimer l'émotion et le plaisir sincères qui nous animent en accueillant Thani, dont la présence parmi nous revêt une signification toute particulière. En effet, sa contribution passée aux travaux de notre délégation a laissé une empreinte durable par la pertinence de ses analyses, la rigueur de ses rapports et ses qualités humaines unanimement saluées.

Monsieur le Ministre, nous vous remercions chaleureusement pour votre précieuse participation à nos réflexions sur la coopération régionale. Cette thématique, retenue comme axe de travail prioritaire l'an dernier, a déjà fait l'objet d'un premier rapport consacré à l'océan Indien, brillamment conduit par le président Christian Cambon, aux côtés de nos collègues Georges Patient et Stéphane Demilly.

Comme vous le savez, la coopération régionale dans les outre-mer demeure malheureusement insuffisamment développée, alors même qu'elle constitue un levier majeur pour renforcer le rayonnement international de la France et soutenir le développement des territoires ultramarins. Dans cette perspective, notre délégation poursuit ses travaux en abordant à présent le bassin Atlantique, sous l'impulsion de nos deux rapporteures, Evelyne Corbière Naminzo, sénatrice de La Réunion, et Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice du Val-d'Oise, que je remercie vivement pour leur engagement.

Monsieur le Ministre, qui pourrait mieux que vous porter nos propositions ? Votre participation récente, aux côtés du Président de la République, au 5e sommet de la Commission de l'Océan Indien (COI) à Madagascar, représente un moment fort. Cette instance, qui rassemble les États insulaires du sud-ouest de l'océan Indien, constitue en effet un espace privilégié de coopération, et nous sommes ravis de pouvoir recueillir votre analyse de la situation actuelle et des perspectives à venir. À cet égard, nous accordons une attention singulière à la question de l'intégration de Mayotte, qui nous tient particulièrement à coeur et que nous avions déjà identifiée comme un enjeu prioritaire dans notre précédent rapport.

Notre audition s'inscrit également dans le prolongement d'un déplacement effectué en Guyane et au Suriname par nos rapporteures, qui ne manqueront pas de vous faire part de leurs observations.

Une interrogation récurrente mérite à nouveau d'être posée, et plus encore à vous, Monsieur le Ministre, qui portez désormais cette responsabilité au sein de l'exécutif : existe-t-il réellement une diplomatie française des outre-mer ?

Plus précisément, dans quelle mesure les intérêts spécifiques des collectivités ultramarines influencent-ils les orientations prises dans les relations de la France avec les pays riverains ? Quel rôle concret les outre-mer peuvent-ils jouer dans la définition et la conduite de la politique étrangère de la France à l'échelle régionale ? Enfin, en quoi la francophonie pourrait-elle constituer un levier stratégique pour servir cette ambition ?

Ces questionnements, parmi d'autres, permettront de structurer nos échanges, dont je présage qu'ils seront particulièrement fructueux. Conformément à nos usages, cette audition fait l'objet d'un enregistrement et d'une diffusion en direct sur le site du Sénat. À l'issue de votre propos liminaire, nos rapporteures vous adresseront leurs questions, suivies de nos collègues qui souhaiteront également vous interroger.

Vous avez la parole, Monsieur le Ministre.

Thani Mohamed-Soilihi, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et Affaires étrangères, chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux. -Madame le Président, chère Micheline, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, Chers collègues, chers amis, je tiens à vous témoigner ma profonde reconnaissance pour votre invitation à m'exprimer devant votre délégation. C'est avec une émotion sincère que je retrouve cette maison à laquelle je demeure très attaché, et dont j'ai eu l'honneur de partager les travaux sur de nombreux sujets relatifs aux outre-mer.

Permettez-moi de structurer mon propos autour de trois axes : les enjeux et perspectives de la coopération régionale ; les actions concrètes conduites dans les trois bassins océaniques ; et, enfin, quelques éléments de réponse aux propositions formulées dans votre rapport sur l'océan Indien.

Comme l'a rappelé le Président de la République en début d'année, l'insertion des outre-mer dans leur environnement régional constitue une priorité stratégique. Je salue à cet égard l'attention constante que votre délégation accorde à cette ambition essentielle.

Les outre-mer partagent avec leur voisinage des liens historiques, culturels et sociaux profonds. Il apparaît désormais nécessaire que cette proximité s'exprime davantage dans les échanges économiques. Il convient, en ce sens, de consolider la relation naturelle qu'entretiennent les territoires ultramarins avec leur environnement géographique immédiat, sans pour autant affaiblir les liens structurants qui les unissent à l'Hexagone.

Cette dynamique suppose un travail déterminé pour lever les obstacles entravant la circulation des biens et des services, fluidifier les échanges et créer un environnement propice à l'investissement privé. Cette orientation permettra également de renforcer la solidarité régionale et de mieux répondre à la problématique de la vie chère. L'amélioration de la connectivité aérienne et maritime s'impose par ailleurs comme un chantier prioritaire : tant que les territoires demeureront difficilement accessibles entre eux, toute ambition de coopération régionale restera stérile.

Dans cette perspective, j'ai souhaité consolider notre stratégie dite « Trois Océans », en m'appuyant sur des ambassadeurs de coopération régionale désignés pour chaque zone, en associant étroitement les représentants des collectivités territoriales aux travaux, notamment à travers les conférences de coopération régionale organisées chaque année. Je rappelle ici le fondement juridique posé par la loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000, renforcée par la loi du 5 décembre 2016, qui a permis des avancées significatives, notamment dans les départements et régions d'outre-mer.

Les collectivités ultramarines peuvent et doivent devenir des vecteurs d'influence pour la France dans leurs zones respectives. À cet égard, le développement de la coopération décentralisée offre un levier encore trop peu exploité.

Je me suis rendu en février dernier à la Barbade et à la Martinique afin d'accompagner l'adhésion de cette dernière à la Communauté des Caraïbes (Caricom). Cette avancée majeure devrait, je l'espère, être suivie par la Guadeloupe et la Guyane.

Nos priorités dans cette zone concernent la sécurité régionale, avec un accent mis sur la lutte contre les trafics, la criminalité transfrontalière, l'orpaillage illégal et les flux migratoires qui déstabilisent notamment Haïti.

L'action sanitaire figure également parmi nos priorités. Grâce au soutien de l'Agence française de développement (AFD) et à la Caribbean Public Health Agency (CARPHA), des réseaux de veille épidémiologique ont été mis en place, notamment pour répondre aux épisodes de dengue, de zika ou encore à la pandémie de Covid-19.

L'adaptation au changement climatique constitue un enjeu transversal : cyclones, séismes, montée des eaux, et prolifération des algues sargasses nécessitent une approche coordonnée. La préparation de la Conférence des Nations Unies sur l'Océan (UNOC 3), co-organisée par la France et le Costa Rica à Nice, ainsi que le Forum mondial des îles que je présiderai s'inscrivent dans cette dynamique.

La France intervient également en matière de sécurité civile, en mobilisant des moyens en soutien aux États voisins, comme lors de l'éruption de la Soufrière à Saint-Vincent ou du cyclone Irma. Cette solidarité renforce notre présence dans un espace marqué par une forte concurrence d'influences - latino-américaine, nord-américaine, caribéenne, chinoise, africaine et orientale.

Enfin, les partenariats universitaires et scientifiques, tels que ceux avec l'Université des Antilles, le Campus caribéen des arts, la Caribbean Maritime University ou encore Sciences Po, favorisent les échanges académiques et la recherche appliquée, et participent au rayonnement de la francophonie dans la région.

Le bassin Pacifique revêt une importance stratégique pour la France, qui y compte 600 000 ressortissants et des zones économiques exclusives (ZEE) calédoniennes, polynésiennes et wallisiennes couvrant les deux tiers de sa ZEE nationale.

Les forces armées stationnées en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie contribuent à la stabilité régionale et aux interventions humanitaires en cas de catastrophe naturelle. Lors d'un déplacement à Perth, j'ai réuni les ambassadeurs de la région ainsi que les élus locaux pour faire un point de situation sur les perspectives de coopération. Nous poursuivons notre engagement dans les principales organisations régionales : la Communauté du Pacifique, le Forum des îles du Pacifique, le Programme régional océanien pour l'environnement, et l'Association des États riverains de l'océan Indien (Indian Ocean Rim Association - IORA), dans le cadre de notre stratégie pour l'Indo-Pacifique. J'ai veillé à ce que nos collectivités soient pleinement associées à la révision en cours de cette stratégie.

Nous soutenons également des projets d'amélioration de la connectivité, qu'elle soit aérienne, maritime ou numérique. Le programme régional de mobilité lancé en 2024 favorise par ailleurs les échanges académiques et scientifiques entre les États insulaires du Pacifique et les collectivités françaises.

Nous entendons structurer et consolider cette dynamique prometteuse.

La région de l'océan Indien constitue un espace éminemment stratégique, tant par sa démographie - plus d'un million de ressortissants français y résident - que par son rôle dans les échanges mondiaux : un tiers du commerce mondial d'hydrocarbures y transite, et le canal du Mozambique a vu son trafic croître de 50 % en lien avec la crise sécuritaire en mer Rouge.

L'intégration de Mayotte à la COI constitue une priorité de notre diplomatie régionale. Ce point a été réaffirmé par le Président de la République et par moi-même lors du dernier Sommet des chefs d'État à Madagascar. Si les résistances demeurent vives du côté comorien, nous sommes déterminés à poursuivre le dialogue, et je me tiens prêt à me rendre à Moroni pour avancer sur ce dossier.

La France s'engage avec fierté au sein de la COI pour faire face aux problématiques régionales : pollutions marines, trafic de drogue, pêche illégale ou sauvetage maritime. Notre pays contribue activement à la sécurité maritime dans cette zone, notamment à travers une architecture régionale structurée autour de deux centres dédiés à la fusion des informations et à la coordination opérationnelle. La Réunion joue un rôle moteur à cet égard, et le projet de création de l'Académie de l'océan Indien, annoncé par le Président de la République, renforcera encore notre capacité à faire face aux défis sécuritaires communs.

Sur le plan agricole, des initiatives avec Madagascar visent à structurer un espace d'échanges agroalimentaires au sein de la COI. Le programme Varuna, soutenu par l'AFD, accompagne la préservation de la biodiversité et du parc naturel marin.

Nous soutenons également des coopérations bilatérales, notamment avec le Kenya, où un accord a été conclu entre la Chambre de commerce et d'industrie du Kenya et l'ADIM de Mayotte. Je m'y rendrai prochainement avec une délégation d'entreprises kenyanes. Par ailleurs, je soutiens pleinement le programme Interreg porté par le conseil départemental de Mayotte, axé sur le canal du Mozambique.

Je souhaite saluer la qualité du rapport produit par votre délégation, dont l'approche méthodique et pragmatique alimente utilement les politiques publiques. Je ne saurais prétendre à l'exhaustivité, au regard du travail minutieux que vous avez mené. Néanmoins, permettez-moi d'y apporter quelques éléments de réponse en trois volets : la structure administrative du MEAE, les orientations de politique étrangère, et la mobilisation européenne.

Je souscris pleinement à l'objectif d'un renforcement du dispositif de coopération régionale de l'océan Indien. Nous avons créé un poste de conseiller politique dédié à la coopération régionale, qui prendra prochainement ses fonctions à Maurice. Par ailleurs, les postes de conseillers diplomatiques des préfets sont aujourd'hui pourvus dans les trois bassins. Une convention signée en avril avec le conseil départemental de Mayotte permettra d'affecter des agents départementaux dans nos ambassades, selon un modèle déjà en place pour les collectivités françaises d'Amérique.

La plateforme de coopération régionale de la France dans l'océan Indien (PCFOI) a été réactivée, avec des réunions en mars et en juin. Cette instance constitue un pilier essentiel de notre politique de coopération régionale.

Soyez assurés de notre attachement à associer systématiquement les élus mahorais aux démarches diplomatiques. Le président du conseil départemental de Mayotte, Ben Issa Ousseni, a ainsi participé au Sommet de la COI. Cette dynamique représente une priorité de notre stratégie. Concernant votre proposition d'une meilleure intégration de Mayotte dans son environnement économique, nous avons engagé une stratégie commerciale régionale en ce sens, avec une finalisation prévue cet été.

En matière migratoire, le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte prévoit des mesures concrètes, tandis qu'un dialogue étroit s'organise avec les Comores pour lutter contre les départs irréguliers.

Quant au croisement des lignes budgétaires entre l'aide au développement et les crédits ultramarins, il constitue une nécessité. Nous travaillons activement avec le ministère des Outre-mer en ce sens.

Nous enregistrons toutefois un point de divergence, mineur mais réel, s'agissant de la représentation française au sein de la COI. Le rôle de La Réunion dans ce cadre s'avère central, et nous lui réservons une attention particulière. Toutefois, la représentation nationale au sein de cette instance ne saurait être déléguée exclusivement aux collectivités réunionnaises. Confier un mandat permanent de représentation à La Réunion contredirait l'objectif poursuivi d'associer pleinement Mayotte à l'ensemble des programmes de cette organisation.

Une représentation portée par l'État garantirait ainsi un équilibre entre nos deux territoires, chacune pleinement légitime dans cette enceinte. Par ailleurs, nombre de thématiques traitées relèvent de compétences régaliennes, et ne peuvent dès lors être assumées par les seules collectivités territoriales.

Je ne doute pas du succès d'une telle complémentarité entre l'État et les collectivités.

Plusieurs des recommandations formulées par votre délégation appellent une mobilisation accrue au niveau européen. Nous partageons la même analyse quant à la position stratégique des territoires ultramarins : ils constituent, à bien des égards, des avant-postes de l'Union européenne dans leurs bassins géographiques respectifs. Il nous revient ainsi d'exploiter cet atout structurel et de veiller à ce que les outre-mer en tirent tous les bénéfices.

S'agissant de votre proposition relative à l'élaboration d'une politique européenne de voisinage spécifiquement conçue pour les régions ultrapériphériques (RUP), il me semble que les fondations en sont d'ores et déjà posées, à travers les dispositifs d'adaptation existants, notamment les programmes Interreg. Toutefois, je partage votre conviction : il s'agit là d'un point de départ, et non d'un aboutissement. Des instruments analogues à la politique de voisinage appliquée aux frontières continentales de l'Union pourraient en effet être envisagés, afin de renforcer l'intégration régionale des territoires ultramarins.

Nos partenaires européens, souvent moins exposés à ces enjeux, doivent être sensibilisés avec constance. Cette pédagogie diplomatique constitue un impératif, et je m'y emploie systématiquement lors de chaque séquence de travail européenne. À cet égard, il semblerait opportun que votre délégation présente les conclusions de ce rapport devant le Parlement européen. Je crois savoir que cette démarche est déjà engagée - preuve, s'il en fallait, de la parfaite convergence de nos intentions.

Par ailleurs, vous soulignez avec justesse les contraintes juridiques et réglementaires qui freinent la coopération régionale, en particulier en matière d'approvisionnement et de gestion des déchets. Le Président de la République a d'ailleurs mis en lumière ces difficultés lors de son déplacement d'avril dernier. La France continuera de défendre, dans le respect des traités européens, une évolution du cadre réglementaire permettant une meilleure prise en compte des spécificités ultramarines, afin d'améliorer concrètement les conditions de vie et le pouvoir d'achat de nos compatriotes, sans jamais compromettre les exigences en matière de santé publique.

Madame la Présidente, j'espère avoir exposé de manière claire les grandes lignes de notre action en matière de coopération régionale, ainsi que les principales réponses aux propositions émises par votre délégation au sujet de la zone océan Indien. Je souhaite remercier à nouveau l'ensemble des contributeurs pour la qualité du travail accompli.

Vous pouvez compter sur mon engagement pour prolonger et mettre en oeuvre les orientations que nous partageons. À cet effet, j'ai d'ailleurs procédé à la désignation, au sein de mon ministère, d'une conseillère spécifiquement chargée du suivi de la coopération régionale.

Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Monsieur le Ministre, pour ces annonces porteuses d'espoir.

La délégation a récemment déposé une proposition de résolution européenne visant à élargir le cadre législatif applicable aux RUP, notamment sur les volets alimentation, énergie et traitement des déchets, qui constituent des enjeux fondamentaux pour nos territoires. Dans cette perspective, nous nous rendrons à Bruxelles le 22 mai, en partenariat avec la commission des affaires européennes du Sénat, dans le cadre d'une mission conduite avec le président Jean-François Rapin. Le programme prévoit, entre autres, un entretien avec M. Younous Omarjee, vice-président du Parlement européen.

Je vous remercie, Monsieur le Ministre, pour le soutien que vous nous témoignez dans cette démarche.

Je cède à présent la parole à nos rapporteures.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Monsieur le Ministre, je suis très heureuse d'échanger avec vous aujourd'hui.

Notre récente visite en Guyane et au Suriname a mis en évidence les défis majeurs auxquels ce territoire est confronté : orpaillage illégal, trafics, pêche illicite -- cette dernière constituant également un véritable fléau.

Sans une diplomatie structurée, nos marges de manoeuvre demeureront limitées. De surcroît, malgré les difficultés, il convient impérativement d'instaurer un dialogue avec la Chine, particulièrement installée dans la région. Les élus locaux, en première ligne, ne peuvent être laissés seuls face à ces enjeux de sécurité et de développement. Leur implication dans l'action diplomatique paraît indispensable.

Notre mission nous a également permis de rencontrer le Président du Suriname, qui attend beaucoup de la France pour accompagner son développement. Cependant, une relation de confiance suppose un engagement réciproque. Or, un accord frontalier, signé par la France, reste à ce jour non ratifié par le Suriname. Ce point mérite une attention particulière, car ces tensions affectent non seulement la Guyane, mais également la Guadeloupe et la Martinique.

Ainsi, ne conviendrait-il pas de renforcer notre action diplomatique dans la région, en y associant étroitement les élus locaux, souvent démunis face à des enjeux d'envergure ?

Par ailleurs, l'Union européenne continue d'imposer un cadre uniforme, inadapté à la réalité des territoires ultramarins. En Guyane, par exemple, l'interdiction d'importer du boeuf brésilien - pourtant traditionnellement consommé - encourage le développement de circuits illégaux.

Il apparaît désormais indispensable que l'Union européenne reconnaisse pleinement la spécificité de ces territoires et adapte ses règles en conséquence. La France, seule à disposer d'une telle présence dans plusieurs bassins océaniques, doit porter cette exigence au niveau européen.

Mme Evelyne Corbière Naminzo, rapporteur. - Monsieur le Ministre, je vous remercie pour la clarté de votre intervention.

Vous avez rappelé à juste titre que la coopération régionale repose à la fois sur des enjeux sécuritaires et sur la qualité des relations de voisinage avec les États riverains. À ce titre, je souhaiterais vous interroger sur un levier important de cette coopération : la langue. En effet, la francophonie joue un rôle structurant dans l'intégration régionale, comme l'illustrent, par exemple, les cours de français développés au Suriname.

Pourrions-nous envisager, en retour, de favoriser dans les outre-mer l'apprentissage des langues régionales, notamment le portugais - langue du Brésil, frontalier de la Guyane, mais aussi du Mozambique, proche de Mayotte et de La Réunion ?

Le développement de programmes d'échanges, inspirés du modèle Erasmus, dans les bassins géographiques des outre-mer, mériterait d'être étudié.

Je souhaiterais également évoquer le sujet de la coopération sanitaire. La Guyane et l'Amapá au Brésil font face à des défis communs en matière de santé publique. Les épisodes épidémiques à La Réunion et à Mayotte rappellent l'ampleur de ces enjeux, qu'il s'agisse de maladies infectieuses, de prévention ou de vaccination. Des initiatives telles que la Semaine de la santé, relancée en 2024 par l'ARS de Guyane, s'inscrivent dans une dynamique vertueuse, d'autant plus que le changement climatique favorise l'expansion de virus dans des zones jusqu'alors peu exposées.

Pourrions-nous, en matière de santé publique, également aller plus loin dans la structuration d'une coopération régionale durable et ambitieuse ?

M. Thani Mohamed-Soilihi. - Je vous remercie, Mesdames les rapporteures.

Nous avons mis en place une coopération diversifiée avec le Suriname, afin d'apporter une réponse coordonnée aux différentes problématiques transfrontalières, auxquelles j'ajouterais la lutte contre les narcotrafics. Or, l'absence de ratification d'un protocole par le parlement surinamais constitue un obstacle majeur à toute négociation substantielle. Nous appelons à cette ratification avec insistance, sans toutefois tomber dans l'ingérence.

Je partage pleinement votre constat selon lequel nos territoires ultramarins constituent de véritables fers de lance diplomatiques, et nous devons intensifier les relations entre ceux-ci et leurs voisins. Des initiatives existent déjà, comme les programmes Interreg, qu'il convient désormais de développer. Les visites de terrain que vous effectuez, ainsi que les événements internationaux comme la prochaine Conférence des Nations Unies sur l'Océan, représentent autant d'occasions de renforcer cette dynamique. Nous y travaillons activement.

À cet égard, je propose que des membres de votre délégation puissent m'accompagner lors de déplacements liés à ces thématiques, afin de porter ensemble ces enjeux sur le terrain.

S'agissant des règles européennes, le traité permet de faire valoir certaines exceptions. Ce travail, engagé ici depuis de nombreuses années, notamment à l'initiative du sénateur Michel Magras, se poursuit. Naturellement, toutes les contributions visant à lever les obstacles normatifs, tout en assurant la protection de nos concitoyens, recevront notre plein soutien.

L'apprentissage du français relève principalement du ministère de l'Éducation nationale, mais il s'agit effectivement d'un sujet fondamental dans le cadre de la francophonie. Celle-ci ne se limite pas à une langue ; elle véhicule également des valeurs, au rang desquelles figure le multilinguisme, que nous encourageons vivement. L'exemple du portugais semble particulièrement pertinent, compte tenu de notre environnement caribéen et de la proximité du Mozambique. Nous devrions effectivement promouvoir et encourager son apprentissage.

Parmi les initiatives récentes, je souligne la création prochaine du Collège international de la langue française à Villers-Cotterêts, destiné à former des professionnels dans les domaines de l'enseignement et de l'interprétariat. Par ailleurs, une intelligence artificielle dédiée à la langue française, issue des engagements du dernier sommet sur l'IA, permettra d'améliorer les outils de traduction vers et depuis le français, et d'apporter ainsi une innovation au service du multilinguisme. J'en profite pour réaffirmer notre attachement à la valorisation des langues régionales, notamment le créole, le shimaoré ou le kibushi. Ces sujets demeurent au coeur de nos préoccupations.

Sur l'aspect sanitaire, nous disposons d'opérateurs reconnus tels que l'AFD, l'Institut de recherche pour le développement (IRD), ou l'Institut Pasteur, dont l'expertise nous permet de mener des actions efficaces. Toutefois, je souhaite ici exprimer une vigilance particulière : la politique de développement, dont ces actions relèvent, fait l'objet de fortes contraintes budgétaires. Le récent vote du Parlement a réduit sensiblement ses moyens, et je me permets d'en alerter collectivement cette assemblée. Cette politique, portée historiquement par l'AFD depuis sa création par le général de Gaulle, demeure essentielle pour anticiper les crises, notamment sanitaires. La pandémie de Covid-19 a rappelé à quel point la capacité à prévenir et à agir en amont conditionne notre sécurité collective. Si demain une nouvelle épidémie survenait, amoindrir notre action en matière de développement reviendrait à affaiblir notre propre protection.

De ce fait, nous travaillons actuellement à l'affinement de cette politique stratégique afin qu'elle soit résolument orientée dans l'intérêt des Français.

M. Christian Cambon, rapporteur. - Monsieur le Ministre, je m'exprime ici à la fois comme sénateur et rapporteur pour la commission d'évaluation de l'aide publique au développement.

Je partage pleinement votre alerte sur ce budget, qui a été l'un des plus touchés par les restrictions l'an dernier. Alors que nous préparons le budget 2026, avec un besoin de 40 milliards d'euros, il faudra nous mobiliser pour éviter une nouvelle réduction. Cela dit, l'efficacité de chaque euro engagé doit rester une exigence. En effet, si l'AFD demeure un opérateur essentiel, il convient de rester collectivement attentifs à son action.

Je souhaite revenir sur une préoccupation majeure de notre délégation : l'implication des outre-mer dans la diplomatie française. Cette question, soulevée depuis le lancement de nos travaux, appelle des orientations claires, des décisions fortes et des moyens adaptés. Nous sommes, au sein de l'Union européenne, le seul État membre à disposer d'une telle présence outre-mer.

Comment l'intégrons-nous réellement dans notre diplomatie ?

Dans mes fonctions passées de président de la commission des affaires étrangères, puis aujourd'hui comme envoyé spécial du Président du Sénat pour les relations internationales, j'ai régulièrement entendu nos partenaires régionaux exprimer une attente forte, en réclamant des relations plus étroites, plus concrètes, et davantage de décisions communes avec la France. À cet égard, je tiens à attirer l'attention de la délégation sur les tentatives de déstabilisation visant certains territoires ultramarins, notamment Mayotte ou la Nouvelle-Calédonie. J'ai pu constater sur place que nos moyens militaires y demeurent modestes au regard des enjeux.

S'agissant de la diplomatie, ne serait-il pas pertinent de créer une direction de la coopération régionale des outre-mer, capable de coordonner les trois ambassadeurs délégués et de renforcer l'action du ministère ?

Enfin, quel bilan dressez-vous de notre participation aux organisations régionales telles que l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO), l'Association des États de la Caraïbe (AEC) ou la Caricom ? Il importe d'y faire valoir les intérêts de nos territoires, notamment face à des partenaires qui, eux-mêmes, peinent à reconnaître pleinement leur rôle diplomatique autonome.

Quel diagnostic portez-vous sur les moyens actuels de la diplomatie française pour répondre aux attentes des outre-mer en matière de sécurité, d'approvisionnement, de santé publique ou de développement économique ? Chacun se souvient de l'intervention du sénateur Georges Patient, soulignant que la Guyane se voit contrainte de s'approvisionner en pétrole en Norvège, alors qu'elle pourrait, pour des raisons de proximité et d'efficacité, développer des partenariats avec des fournisseurs régionaux comme le Venezuela.

Comment pouvons-nous, en tant que parlementaires, vous aider à obtenir les moyens nécessaires pour renforcer cette diplomatie ?

Je me réjouis de vous savoir au sein du MEAE, tout en demeurant conscient de l'ampleur du travail à accomplir. Nous sommes prêts à vous accompagner dans cette direction.

Mme Lana Tetuanui. - Je suis ravie de retrouver notre ancien collègue, dont l'engagement en Polynésie française, notamment sur la question du foncier, a marqué les esprits.

La diplomatie française dans le bassin Pacifique demeure insuffisamment structurée. Alors que l'attention internationale se tourne massivement vers l'Ouest, les fragilités pourraient bien surgir à l'Est. L'influence croissante de la Chine, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, ainsi que celle de plusieurs petits États insulaires, interroge la capacité de la France à s'affirmer autour de ses trois « vaisseaux amiraux » que sont Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française. Sur ce plan, il faut le dire clairement : la diplomatie française pèche par son manque de présence.

Par ailleurs, je souhaite insister sur les programmes d'échanges universitaires. Pourquoi nos jeunes Polynésiens devraient-ils systématiquement venir en Europe pour bénéficier d'un programme de type Erasmus, alors que des opportunités existent dans notre environnement immédiat, en Australie, en Nouvelle-Zélande ou dans les États voisins ? Ces destinations sont culturellement plus proches, les liens sont anciens, les coûts bien moindres, et les perspectives d'intégration régionale bien plus cohérentes.

Enfin, la stratégie dite « Indo-Pacifique » suscite, sur le terrain, une forme d'incompréhension. Nous en entendons parler régulièrement, mais les déclinaisons concrètes peinent à se matérialiser. Les élus locaux doivent être impérativement associés aux programmations concernées.

Ce soir, les trois entités françaises du Pacifique sont représentées dans cette salle. J'y vois un signal fort et une opportunité que nous devons saisir collectivement.

M. Thani Mohamed-Soilihi. - La meilleure implication de nos territoires dans la diplomatie constitue effectivement un enjeu central. Vous soulignez la nécessité de mieux associer les élus : c'est une démarche que je m'efforce de mettre en oeuvre au quotidien. Dans quelque temps, nous pourrons tirer pleinement les enseignements de mes premiers mois de fonction et formuler des propositions structurées. L'adhésion de la Martinique à la Caricom, par exemple, constitue l'aboutissement d'un processus engagé depuis les années 2000, renforcé par la loi dite « Letchimy ». J'espère que la Guadeloupe et la Guyane pourront suivre cette voie, qui permet aux exécutifs locaux de dialoguer plus directement avec leur environnement régional.

J'ai moi-même constaté la qualité des relations entre La Réunion et l'île Maurice. Il s'agit d'un exemple de coopération concrète qu'il importe d'améliorer et de valoriser. Notre objectif doit être clair : favoriser l'adhésion des outre-mer aux organisations régionales, dans le cadre d'une stratégie de bassins portée par le ministère des Outre-mer et articulée avec notre politique de développement. Le rythme d'avancement peut sembler insuffisant, mais la dynamique engagée est réelle et porte déjà ses premiers résultats.

Nous disposons, avec nos outre-mer, de joyaux stratégiques que nos compétiteurs ont parfaitement identifiés. Aussi, certains cherchent à les fragiliser, à travers des campagnes de désinformation ou des stratégies de déstabilisation dans chacun des bassins océaniques.

Je vous informerai à l'avance de mes prochains déplacements, afin que nous puissions conjuguer nos efforts. Car, au-delà du langage diplomatique, la voix des élus, votre légitimité et votre liberté de ton représentent des atouts essentiels. Nous avons besoin de cette complémentarité.

Mme Annick Petrus- Monsieur le Ministre, je souhaite attirer votre attention sur le territoire de Saint-Martin, que j'ai l'honneur de représenter au Sénat. Cette île singulière, partagée entre deux États, dispose d'un potentiel régional important qu'il convient aujourd'hui de consolider.

Le 19 mars dernier, notre collectivité a rejoint l'OECO en tant que membre associé, devenant ainsi le troisième territoire français ultramarin à y adhérer, après la Martinique et la Guadeloupe. Cette adhésion historique marque une volonté forte de renforcer notre insertion dans l'espace caribéen, autour de coopérations accrues dans les domaines sanitaire, économique, culturel et éducatif.

Par ailleurs, depuis le 4 janvier 2025, un projet structurant s'engage dans le cadre du programme Interreg Caraïbes 2021-2027, soutenu par les fonds européens de développement régional. Cette initiative répond aux ambitions de la Commission européenne à l'égard des RUP dans sa communication du 24 octobre 2017 appelant à un partenariat renforcé par la coopération régionale. Saint-Martin vise ainsi à bâtir une stratégie commune de développement avec Sint Maarten autour de problématiques partagées : mobilité, santé, sécurité, économie, environnement. Le radar météorologique commun, inauguré en 2024, constitue un exemple emblématique de cofinancement par l'Union européenne, la Collectivité de Saint-Martin et le Gouvernement de Sint Maarten.

En avril 2024, Saint-Martin a également accueilli la 17e Conférence de coopération régionale Antilles-Guyane, organisée pour la première fois sur notre territoire. Présidée par la ministre déléguée des Outre-mer de l'époque, cette rencontre a réuni élus, diplomates et acteurs économiques autour de quatre thématiques clés : intégration régionale, sécurité globale, exportations, échanges culturels et linguistiques. Cet événement confirme le rôle croissant que Saint-Martin peut jouer en tant que plateforme régionale d'échange, de dialogue et de convergence, dans une logique d'intégration renforcée en lien avec les grandes organisations caraïbéennes - l'AEC, l'OECO et le Cariforum.

Enfin, le président de la collectivité, Louis Mussington, a participé à la 19e Conférence des Présidents des RUP à La Réunion. Cette rencontre a permis de réaffirmer une position commune des RUP au sein de l'Union européenne et de rappeler l'importance d'intégrer pleinement leur dimension géopolitique dans la diplomatie française, notamment dans un contexte mondial incertain où solidarité et action collective s'avèrent plus que jamais nécessaires.

Monsieur le Ministre, à travers ces trois niveaux d'engagement - régional, transfrontalier et européen - Saint-Martin affirme sa volonté d'être pleinement actrice de son avenir. Dans cette perspective, le soutien de l'État apparaît indispensable. Je souhaiterais, à ce titre, vous poser trois séries de questions :

S'agissant de l'adhésion à l'OECO, quels moyens la France envisage-t-elle de mobiliser pour accompagner ses collectivités ultramarines dans le renforcement de leur intégration régionale dans la Caraïbe ?

Existe-t-il, entre la France et les Pays-Bas, des mécanismes bilatéraux ou multilatéraux permettant de soutenir concrètement les projets portés localement sur cette île partagée ?  Quel rôle votre ministère peut-il jouer pour appuyer cette diplomatie de proximité ?

Enfin, comment votre ministère collabore-t-il avec les institutions européennes pour défendre les intérêts des RUP dans leur environnement régional ? Selon vous, cette dimension géographique est-elle aujourd'hui suffisamment prise en compte dans la diplomatie française ?

Monsieur le Ministre, pour Saint-Martin comme pour l'ensemble de la Caraïbe, la coopération régionale incarne une promesse d'avenir. Notre ambition est claire : renforcer notre ancrage, intensifier nos échanges, et garantir une intégration harmonieuse dans cet espace stratégique.

Avec votre soutien, cette ambition peut devenir une réalité concrète et porteuse d'espoir pour nos territoires.

Mme Viviane Artigalas. - Les Alliances françaises font aujourd'hui face à une concurrence accrue, notamment de la part de la Chine, qui déploie une stratégie active de soft power en promouvant sa langue et sa culture à travers les Instituts Confucius. Cette dynamique s'inscrit dans une volonté d'expansion de son influence culturelle à l'échelle mondiale. Malgré ces pressions, le réseau des Alliances françaises a su faire preuve d'une remarquable capacité d'adaptation, en particulier lors de la crise sanitaire de 2020. L'accélération de sa transition numérique a permis d'assurer la continuité des cours et des activités culturelles à distance, préservant ainsi sa mission fondamentale.

Ce réseau culturel et diplomatique constitue un levier stratégique pour maintenir et renforcer l'influence française, notamment dans les pays limitrophes de nos territoires ultramarins. Or, le contexte international représente un moment charnière.

Quelle stratégie le Gouvernement entend-il déployer pour assurer la préservation et le renforcement des Alliances françaises ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Monsieur le Ministre, j'aimerais à mon tour évoquer la situation spécifique de la Guyane.

Quelle place cette dernière occupe-t-elle dans la stratégie française de coopération régionale dans le bassin Atlantique, en particulier dans ses relations avec le Brésil et le Suriname ?

La Guyane cherche depuis de nombreuses années à diversifier et à intensifier ses échanges économiques avec ces pays frontaliers, notamment le Brésil. En tant que ministre chargé des partenariats internationaux, quelles actions concrètes envisagez-vous pour accompagner ce territoire - unique département français en Amérique du Sud - dans son intégration régionale ?

Enfin, je participerai prochainement à une nouvelle réunion de la Commission transfrontalière à Cayenne. À ce titre, envisagez-vous une évolution du rôle des élus guyanais au sein des instances de coopération bilatérale ?

M. Thani Mohamed-Soilihi. - Vous avez rappelé à juste titre les trois niveaux de coopération auxquels Saint-Martin est désormais associée. La politique visant à améliorer l'insertion dans le bassin régional tend précisément à conférer des marges de manoeuvre plus directes aux collectivités vis-à-vis de leur environnement régional. Dès lors, une éventuelle intervention de l'État devra impérativement reposer sur une approche concertée. Si la délégation sollicite effectivement une contribution étatique plus importante, nous veillerons à nous appuyer sur les propositions émanant directement de la collectivité de Saint-Martin. Les mécanismes bilatéraux existants posent nécessairement l'enjeu de leur coordination, imposant un dialogue renforcé entre l'État et la collectivité. Concernant les relations spécifiques avec les Pays-Bas, je n'ai pas à ce stade d'éléments précis à vous apporter, mais je m'engage à revenir vers vous avec des informations complètes sur ce point.

Ensuite, je confirme que la promotion de la francophonie constitue l'une de nos priorités. Nous travaillons en étroite collaboration avec l'Organisation Internationale de la Francophonie et nos partenaires bilatéraux à l'étranger. Les Alliances françaises jouent un rôle central dans cette stratégie. Avec plus de 800 implantations dans le monde, elles forment le coeur battant de notre diplomatie culturelle, bien que le MEAE n'exerce pas de compétence directe sur ces structures. Je porterai ce sujet à l'attention des services concernés et vous tiendrai informés des développements.

Enfin, la Guyane occupe une place essentielle dans notre stratégie de coopération régionale dans cette zone géographique. La frontière qu'elle partage avec le Brésil et le Suriname représente une plateforme d'échanges quotidiens, marquée par une forte mobilité des populations. Cette situation justifie une coopération dense et multithématique : migrations, sécurité, santé, culture, éducation, populations autochtones, agriculture, etc.

Des structures spécifiques, comme les Conseils du fleuve Maroni et Oyapock, permettent d'intégrer les spécificités locales, tout comme les Commissions mixtes transfrontalières (CMT). Après une suspension liée à la pandémie, les réunions annuelles de la CMT franco-brésilienne ont repris depuis 2024. Nous avons également renforcé notre présence au Suriname, avec l'arrivée d'un attaché de sécurité intérieure et la création en cours d'une commission de gestion commune des bassins hydriques du Maroni et de l'Oyapock. La CMT franco-brésilienne, créée en 1996, demeure l'outil principal de coopération dans cette région. Elle permet aux acteurs locaux de faire remonter leurs besoins et de proposer des solutions concrètes. Nous continuerons à la soutenir activement.

Pour accompagner l'intégration régionale de la Guyane, une procédure d'adhésion à la Caricom a été lancée en partenariat avec l'État. Forts de l'expérience martiniquaise, nous sommes déterminés à accélérer cette dynamique. L'ambassadeur prépare actuellement la 18e Conférence de coopération régionale Antilles-Guyane, prévue au second semestre 2025 en Martinique. Elle permettra de faire le point sur les priorités identifiées précédemment : sécurité, environnement, diplomatie territoriale, économie et échanges culturels. Ces travaux compléteront les coopérations transfrontalières déjà en place, notamment avec le Suriname et le Brésil.

En outre, nous associons étroitement les élus en amont de la CMT, comme ce fut le cas lors de la réunion préparatoire du 11 mars dernier avec la collectivité territoriale de Guyane. Une évolution formelle de leur rôle nécessiterait une révision de l'accord intergouvernemental du 28 mai 1996. Je n'y suis pas opposé, mais cette démarche suppose l'accord des autorités brésiliennes. En attendant, nous pouvons et devons continuer à impliquer pleinement les élus dans la préparation des travaux.

Je me tiens à votre disposition pour poursuivre ces échanges en amont des prochaines échéances régionales. Mon ministère reste ouvert et mobilisé sur l'ensemble de ces sujets.

Mme Audrey Bélim. - Monsieur le Ministre, je souhaiterais profiter de votre récente participation au déplacement dans l'océan Indien aux côtés du Président de la République pour vous interroger plus précisément sur le bilan que vous tirez de ce Sommet de la COI, ainsi que sur les projets concrets de coopération qui en découlent.

Depuis plusieurs années, nous évoquons l'opportunité d'un véritable projet de coopération alimentaire et agricole dans la zone, visant à confier à Madagascar un rôle structurant - celui de « grenier régional », pour reprendre l'expression consacrée - en matière de production rizicole. Sa superficie agricole permettrait en effet de couvrir une part significative des besoins en riz de La Réunion, de Mayotte et de Maurice, que nos propres territoires ne peuvent satisfaire. Un tel projet, économiquement et écologiquement cohérent, renforcerait nos approvisionnements intrarégionaux.

Quelles perspectives concrètes identifiez-vous à ce sujet ?

Je souhaite également rappeler l'urgence de voir disparaître les structures de domination anciennes et de traduire nos ambitions régionales en actions concrètes : en matière de solidarité, de protection de l'environnement, mais aussi de coopération opérationnelle. Face aux défis sanitaires ou climatiques - lutte contre les épidémies, prévention des risques cycloniques -, une intégration régionale plus aboutie devient indispensable. Or, à ce jour, Mayotte ne figure toujours pas parmi les membres de la COI.

Quelles avancées ont été réalisées récemment dans les négociations pour permettre son adhésion pleine et entière ?

Enfin, je me permets de revenir sur un point que nous avons déjà évoqué ensemble : la signature, après plus de 60 ans, de l'extension de la Charte sociale européenne aux territoires ultramarins.

Dans quel délai l'ajout des outre-mer pourrait-il se concrétiser ?

M. Frédéric Buval. - Monsieur le Ministre, comme l'ensemble de mes collègues, je me réjouis sincèrement de vous revoir au sein de notre délégation.

Je souhaite aujourd'hui attirer votre attention sur un enjeu sanitaire, environnemental et économique majeur pour nos territoires : la prolifération massive des sargasses. En avril et mai 2025, la Guadeloupe et la Martinique ont une nouvelle fois été confrontées à d'importants échouements, avec des conséquences particulièrement lourdes pour les populations côtières.

En Guadeloupe, les zones de Marie-Galante, Petit-Bourg, La Désirade et Saint-François ont franchi les seuils de préalerte en raison de fortes émissions de gaz toxiques. En Martinique, les communes du Robert, du Vauclin, de Sainte-Anne, du François, du Diamant, de la Trinité et de la côte Caraïbe ont été sévèrement impactées, tant sur le plan sanitaire qu'économique.

Pour y faire face, un groupement d'intérêt public « Services publics anti-sargasses » a été mis en place en Martinique, réunissant l'État, la collectivité territoriale de Martinique, les EPCI et les communes concernées. Cependant, ce phénomène transfrontalier, aggravé par les effets de l'agriculture intensive en Amérique du Sud, exige une réponse coordonnée à l'échelle régionale.

Dans ce contexte, quelles démarches concrètes votre ministère entend-il engager, en lien avec les pays de la Caraïbe et les organisations internationales, pour renforcer la coopération scientifique et opérationnelle face à ce fléau ? Et surtout, comment cette coopération renforcée se traduira-t-elle, de manière tangible, pour nos collectivités les plus exposées ?

M. Thani Mohamed-Soilihi. - Le déplacement du Président de la République à Madagascar a permis de réaffirmer la qualité de nos relations bilatérales et notre volonté commune de renforcer la coopération avec ce partenaire essentiel dans l'océan Indien. Un mois plus tôt, j'y avais déjà signé plusieurs accords, notamment dans les domaines de la santé et de la nutrition, pour un montant de 5 millions d'euros.

Sur le plan économique, notre coopération bilatérale s'intensifie, atteignant chaque année environ un milliard d'euros. Nous souhaitons approfondir ces échanges, en particulier dans le domaine agricole, en misant sur la proximité géographique. L'expression de « grenier » peut prêter à discussion, mais elle renvoie à une réalité historique : Madagascar a longtemps approvisionné la région, comme en témoignent de nombreux récits transmis localement.

Le Président de la République a également engagé plusieurs accords structurants, parmi lesquels le projet de barrage hydroélectrique de Volobe, porté par EDF, destiné à améliorer l'accès à l'énergie et à l'eau.

En matière d'aide au développement, l'action de la France à Madagascar s'élève à environ 130 millions d'euros annuels. Le Président a également rappelé l'engagement de la France en faveur du dialogue mémoriel et des coopérations patrimoniales, à travers notamment la restitution annoncée des crânes Sakalava. Par ailleurs, la présence d'une importante communauté francophone à Madagascar a donné lieu à plusieurs séquences autour de la francophonie.

S'agissant de la Charte sociale européenne, je vous confirme que le ministre Jean-Noël Barrot a annoncé l'extension de son application aux territoires ultramarins. Nous avons officiellement notifié cette intention au Secrétaire général du Conseil de l'Europe, Alain Berset. Le processus est désormais en cours, et je reste bien entendu disponible pour vous fournir toute précision complémentaire.

Enfin, concernant les sargasses, je partage entièrement votre analyse : il s'agit d'un phénomène transfrontalier qui nécessite une réponse concertée. Le Forum des îles, que je présiderai en marge du sommet UNOC 3, réunira les petits États insulaires et les territoires ultramarins autour de pratiques et solutions partagées face aux défis communs.

Je vous invite à participer à cet événement, qui constituera une étape importante vers une réponse régionale coordonnée.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Permettez-moi de revenir sur la place croissante de la Chine dans les enjeux qui concernent nos territoires ultramarins.

La présence chinoise dans nos outre-mer constitue une réalité préoccupante, qu'il s'agisse de la multiplication des Instituts Confucius ou de l'influence économique et commerciale. En Guyane, la pêche illégale qui ravage nos ressources halieutiques s'explique en grande partie par la forte demande du marché chinois. Sur les bords du fleuve Maroni, le matériel utilisé pour l'orpaillage clandestin provient principalement de commerces tenus par des ressortissants chinois, de l'autre côté de la frontière.

Par ailleurs, l'or extrait illégalement en Guyane transite par le Suriname avant d'être exporté vers la Chine, sans aucune traçabilité, laissant derrière lui des conséquences environnementales désastreuses, notamment liées à l'usage du mercure.

Cet enjeu d'envergure ne peut pas être occulté. Sans verser dans l'ingérence, il nous revient de garantir une meilleure protection de nos territoires face à ces dynamiques. Bien que ce sujet ne relève pas exclusivement de votre portefeuille, il me paraît essentiel qu'il soit pleinement intégré à la réflexion sur les outre-mer.

Mme Micheline Jacques, président. - Monsieur le Ministre, je souhaiterais conclure en évoquant la situation en Haïti, dont l'instabilité croissante produit des répercussions directes sur nos territoires ultramarins. En Martinique, nous observons une recrudescence inquiétante de violences, parfois à l'arme lourde.

Quelle place la crise haïtienne occupe-t-elle dans votre feuille de route diplomatique ? Que pensez-vous de l'hypothèse d'un état civil biométrique, sur le modèle expérimenté notamment en Guinée équatoriale ? La France pourrait-elle y apporter une contribution ?

Je vous laisse, bien entendu, le soin de répondre maintenant ou ultérieurement par écrit, selon les contraintes de votre emploi du temps.

M. Thani Mohamed-Soilihi. - S'agissant de la Chine, j'entends votre plaidoyer. Ce sujet dépasse en effet le périmètre de mon portefeuille, mais je tiens à vous assurer que la France adopte une posture beaucoup moins naïve qu'il n'y paraît. Nous sommes pleinement engagés dans la lutte contre la désinformation, et renforçons nos coopérations internationales en privilégiant nos intérêts face aux principaux compétiteurs, qu'il s'agisse de la Chine ou, par exemple, de l'Azerbaïdjan.

Concernant Haïti, je rappelle que la France reste l'un des seuls États membres de l'Union européenne à maintenir une présence diplomatique à Port-au-Prince. Nous apportons un soutien constant au processus de transition, même si celui-ci demeure complexe, notamment en l'absence d'un engagement américain clairement défini. Par ailleurs, nous restons ouverts à tout dialogue approfondi, tant sur le plan sécuritaire que sur les dimensions historique et mémorielle.

Je pourrai vous faire parvenir une réponse écrite plus détaillée, conformément à votre suggestion. En tout état de cause, je vous confirme que la France continue de se tenir aux côtés d'Haïti.

Mme Micheline Jacques, président. - Votre vision de la coopération régionale et du rôle des territoires ultramarins dans la diplomatie française rejoint pleinement celle portée par notre délégation.

La création d'un poste de conseiller à la coopération au sein de votre ministère témoigne de votre engagement, et je vous en remercie. Votre proposition d'associer les membres de la délégation à vos déplacements est très favorablement accueillie : elle contribuera à renforcer le lien avec les élus locaux et à mieux ancrer nos représentants dans leur environnement régional.

Enfin, les travaux de notre délégation demeurent à votre disposition pour alimenter la réflexion Gouvernementale dans tous les domaines concernés.

Je ne doute pas, Monsieur le Ministre, que vous en serez le meilleur ambassadeur.

M. Thani Mohamed-Soilihi. - Merci beaucoup, Madame le Président, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs.

Nombre d'entre vous ont déjà été reçus au ministère dans le cadre de nos travaux sur l'aide au développement ou la francophonie. Les portes vous restent bien entendu ouvertes, en particulier sur ce sujet qui me tient à coeur : celui d'une meilleure intégration de nos territoires ultramarins dans leur environnement régional.

Encore une fois, merci pour la qualité de nos échanges.

Jeudi 10 juillet 2025

Audition de M. Arnaud Mentré, ambassadeur chargé de la coopération régionale dans la zone Atlantique

Mme Micheline Jacques, président. - Nous reprenons ce matin les auditions pour le second volet de notre étude sur la coopération régionale consacré au bassin Atlantique. Pour ce rapport, je vous rappelle que nous avons désigné un binôme de rapporteures : Mme Evelyne Corbière Naminzo, sénatrice de La Réunion, et Mme Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice du Val-d'Oise, que je remercie chaleureusement pour leur implication.

Nous accueillons aujourd'hui M. Arnaud Mentré, ambassadeur chargé de la coopération régionale dans la zone Atlantique, récemment nommé - monsieur l'ambassadeur, vous avez pris vos fonctions en mars dernier.

Comme vos collègues pour les autres bassins - M. Jean-Claude Brunet, pour la zone de l'océan Indien, que nous avons entendu l'an dernier, et Mme Véronique Roger-Lacan, pour la zone Pacifique, que nous auditionnerons sur le dernier volet -, vous êtes spécifiquement chargé de renforcer la coopération entre les territoires ultramarins et les États voisins.

Nous vous remercions donc vivement d'avoir répondu à l'invitation de la délégation sénatoriale aux outre-mer et de participer à cet échange.

L'insuffisante intégration des outre-mer dans leur environnement proche, déjà observée l'an dernier pour les collectivités du bassin Indien, a conduit notre délégation à se pencher sur les pistes d'amélioration de la coopération régionale, car les défis sont nombreux et d'envergure !

J'en citerai quelques-uns : la lutte régionale contre le narcotrafic dans les Antilles et en Guyane, les questions transfrontalières, les normes européennes et le développement des échanges commerciaux, ou encore le suivi des conséquences régionales de la crise haïtienne. J'ajouterai également le fléau des sargasses, une invasion qui affecte l'ensemble des territoires de la zone Caraïbe.

Nous attendons de vous, monsieur l'ambassadeur, un panorama des accords de coopération entre la France et les États de la Caraïbe et du bassin nord-amazonien. Dans quels domaines principaux ont-ils été conclus ? Où faut-il porter les efforts ? Quels sont les grands projets structurants de la coopération dans cette région ?

Nous nous interrogeons aussi sur le rôle que jouent ou pourraient jouer les outre-mer français dans la définition et l'animation de la politique étrangère de la France avec les pays voisins. Comment l'enjeu ultramarin est-il intégré à vos réflexions et à votre travail quotidien ?

Je vous précise que notre délégation s'est déplacée en Guyane et au Suriname, et s'est aussi rendue à Bruxelles, car nous défendrons notamment l'idée d'une politique européenne de voisinage ultrapériphérique (PEVu), telle qu'elle figure dans une proposition issue de notre précédent rapport sur le bassin Indien.

Comme à notre habitude, un questionnaire indicatif vous a été transmis afin de guider nos échanges. Je vous propose d'intervenir pour un exposé liminaire, après quoi nos rapporteures, puis les membres de la délégation qui le souhaitent, vous questionneront.

M. Arnaud Mentré, ambassadeur chargé de la coopération régionale dans la zone Atlantique. - C'est moi qui vous remercie pour votre invitation. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le rapport que vous avez rédigé sur le bassin océan Indien, et je serai heureux de contribuer à votre rapport sur le bassin Antilles-Guyane, ou plus largement la Grande Caraïbe, qui constitue un espace tout à fait riche. Nous y comptons un nombre important de collectivités françaises d'Amérique et, au vu de la qualité de votre premier rapport, je serais très heureux de contribuer au second.

Comme vous l'avez rappelé, ma nomination est récente : elle date de la mi-mars 2025. Dès lors, l'agenda a été extrêmement chargé, avec la conférence de Nice qui se profilait début juin. Celle-ci a toujours été considérée comme un rendez-vous très important, notamment en matière de lutte contre les afflux massifs de sargasses. Le projet de plan d'action avait été évoqué, mais tout restait à construire en mars.

Nous avons donc préparé un projet de plan d'action international, d'abord en interministériel, puis avec la région Guadeloupe. C'est, je crois, un très bel exemple de partenariat et de la façon dont nos collectivités françaises d'Amérique peuvent travailler conjointement avec les services de l'État dans le cadre de notre diplomatie. Le travail mené sur les sargasses en est une bonne illustration.

Il s'agissait ensuite de consolider ce plan avec nos partenaires dominicains, costaricains et mexicains pour le présenter à Nice, puis d'envisager ensemble les suites à donner à ce dossier.

Le deuxième dossier très urgent concernait la Banque de développement des Caraïbes (BDC). Le retour de la France dans le capital de cette banque était prévu par le Comité interministériel des outre-mer (Ciom) de 2023. À partir de mars-avril, nous avons pu accélérer la concertation interministérielle, afin qu'une lettre signée par les trois ministres - affaires étrangères, économie, francophonie et partenariats internationaux - soit adressée dans les meilleurs délais au secrétariat de la BDC, marquant ainsi notre souhait de réintégrer le capital et de commencer des négociations en vue d'un accord.

Troisième sujet important : la Communauté des Caraïbes (Caricom). La Martinique a rejoint l'organisation en tant que membre associé lors du sommet de la Barbade en février dernier. Deux chantiers sont engagés : d'abord, un travail interne pour faire approuver, par le Parlement, l'accord sur les privilèges et immunités, nécessaire pour rendre effective l'adhésion de la Martinique comme membre associé ; ensuite, un chantier avec la Guyane, qui veut également rejoindre la Caricom.

C'est d'ailleurs une priorité affirmée par la collectivité territoriale de Guyane, comme elle me l'a confirmé lors de mon déplacement voilà un mois. À ce titre, nous avons obtenu une lettre du ministre des affaires étrangères réaffirmant le souhait de voir la Guyane, comme les autres collectivités françaises d'Amérique (CFA), devenir membre associé de la Caricom. Il nous faut désormais avancer dans la négociation d'un accord en prévision de cette adhésion.

La visite d'État du président brésilien en France s'inscrivait également dans cette séquence, de même que l'ensemble des dossiers transfrontaliers avec la Guyane, qui revêtent une importance particulière. La commission mixte transfrontalière s'est tenue début juin, ce qui nous a permis d'avancer sur ces différents sujets.

Après cette période initiale très intense, j'espère pouvoir désormais disposer d'un peu plus de temps pour faire avancer les grands chantiers. Je conçois véritablement mon rôle comme celui d'un catalyseur interministériel au service des collectivités d'outre-mer. C'est, me semble-t-il, l'ADN même de ce poste, tel qu'il a été pensé lors de sa création, à la suite de l'adoption de la loi du 13 décembre 2000 d'orientation pour l'outre-mer.

Je me suis déjà rendu en Guyane, et je reviens de Martinique où j'étais encore avant-hier. J'y ai rencontré le président Serge Letchimy ainsi que plusieurs acteurs martiniquais, à qui j'ai exprimé ma vision de ce poste : être, au sein de l'État, une porte d'entrée pour soutenir les initiatives internationales qu'ils souhaiteraient mener, mais aussi, et surtout, assurer ici à Paris la coordination interministérielle, qui est cruciale sur des dossiers souvent transversaux et assez complexes. De nombreux intervenants sont impliqués, et sans tête chercheuse à Paris pour animer cette concertation, les choses avancent lentement.

Ces grands chantiers s'inscrivent dans la perspective de la prochaine Conférence de coopération régionale Antilles-Guyane (CCRAG), dont la date reste à fixer. Il s'agit de concilier les agendas de deux ministres : le ministre d'État chargé des outre-mer et le ministre délégué chargé de la francophonie et des partenariats internationaux, Thani Mohamed Soilihi, qui suit de très près ces enjeux de politique régionale et constitue un appui précieux au sein du ministère des affaires étrangères.

La CCRAG devrait se tenir en fin d'année 2025, en Martinique, conformément au cycle agréé lors de la précédente édition confiée à Saint-Martin, qui a été un très grand succès.

Quels sont les grands chantiers ? Ce sont ceux que vous connaissez bien, et qui ont été formulés dans la stratégie de bassin, agréée par l'État et les cinq collectivités françaises d'Amérique lors de la CCRAG de Saint-Martin : sécurité, environnement, économie, ainsi que les échanges humains et culturels.

Sur les questions de sécurité, de nombreuses initiatives ont été engagées, et une réorganisation de notre réseau est en cours. Je serais heureux d'échanger avec vous sur ce sujet, qui rejoint l'un de vos centres d'intérêt, et qui répond à l'évolution du phénomène des trafics illicites, en particulier des narcotrafics.

Pour dresser les grandes lignes, on observe aujourd'hui une réorientation des flux des narcotrafics. Alors que ces flux allaient historiquement d'Amérique du Sud vers les États-Unis, puis vers l'Europe, le marché américain tend désormais à se tourner vers d'autres drogues, notamment les drogues de synthèse comme le fentanyl. Cela conduit à un redéploiement croissant de la cocaïne vers l'Europe. C'est un sujet majeur, qui mobilise de nombreux acteurs ; il importe désormais de créer une véritable synergie.

Depuis plusieurs années, l'idée d'organiser une conférence régionale de sécurité est évoquée. Il faut désormais réfléchir aux modalités concrètes de sa mise en oeuvre : son format, les partenaires à associer, etc.

Parmi les outils existants, figure le programme baptisé Accord de lutte contre la criminalité organisée dans les Caraïbes (ALCORCA), porté depuis 2015 par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du ministère des affaires étrangères. Il s'apparente aux académies régionales de sécurité développées dans les bassins de l'océan Indien et du Pacifique, mais demeure encore limité dans ses moyens et ses ambitions. Il y a sans doute là un chantier à approfondir.

En matière de sécurité civile - deuxième pilier de ces enjeux sécuritaires -, de nombreuses actions sont déjà engagées. Des exercices sont organisés, et les forces armées françaises présentes aux Antilles et en Guyane travaillent activement avec leurs partenaires. Nous souhaitons désormais négocier un accord avec la CDEMA - Caribbean Disaster Emergency Management Agency -, l'agence de la Caricom chargée de la sécurité civile. Il s'agit d'un véritable casse-tête juridique, mais s'il aboutit, il offrira un cadre structurant pour développer nos actions. Nous aurons sans doute l'occasion d'y revenir plus en détail.

Sur les sujets environnementaux, chacun sait que la Caraïbe est l'une des régions les plus fragiles du monde face aux évolutions environnementales en cours, et les sargasses en sont un exemple. Nous sommes progressivement passés d'une période où l'on s'interrogeait sur l'origine du phénomène et sur la gestion des afflux, qui étaient irréguliers - massifs certaines années, moins d'autres - à une réalité où ces afflux sont désormais à la fois massifs et réguliers.

Cette année 2025 bat tous les records, avec environ 70 % de masse de sargasses supplémentaires en Atlantique par rapport aux années records de 2022-2023. Des territoires comme Saint-Martin, qui étaient épargnés, commencent à être touchés, alors que la Guadeloupe et la Martinique étaient les plus touchées auparavant. Les images qui nous parviennent sont particulièrement choquantes, et celles que j'ai pu voir en Martinique avant-hier en témoignent également.

Il faut donc absolument continuer notre initiative internationale sur les sargasses. Je crois que la perspective ultime est aussi de renforcer nos efforts en termes de valorisation et d'implication du secteur privé, afin de trouver une chaîne de valeur viable qui permette une solution pérenne face à ces afflux massifs qui sont amenés à se répéter.

Les sargasses constituent le dossier environnemental le plus visible, mais il existe bien d'autres enjeux. La mer des Caraïbes est un écosystème extrêmement fragile qui nécessite une action collective, notamment en matière d'assainissement. De très beaux projets sont d'ailleurs menés dans ce domaine par l'Agence de l'eau de la Martinique. Il est également essentiel de se concentrer sur la préservation du littoral et de répondre à des problématiques émergentes, telles que les brumes de sable, qui préoccupent de plus en plus nos compatriotes des Caraïbes. Ces phénomènes ont des répercussions directes sur leur environnement et leur santé.

En ce qui concerne les enjeux économiques, comme l'a très justement souligné Mme le président, il est essentiel de mener une réflexion approfondie sur les raisons de l'isolement de nos collectivités françaises d'Amérique au sein de leur environnement régional. Cette problématique repose sur une approche multifactorielle. La question logistique est cruciale ; nous pourrons y revenir plus en détail.

Actuellement, les liaisons commerciales passent encore par l'Hexagone avant d'être redistribuées vers d'autres destinations. Les liaisons aériennes, elles, représentent un frein important à la promotion des services. Il est essentiel d'améliorer ces connexions pour soutenir les prestations intellectuelles des entreprises basées à la Martinique, à la Guadeloupe et en Guyane.

Un autre enjeu majeur est la question des normes, que nous pourrons aborder plus en profondeur. Enfin, la compétitivité doit nécessairement être prise en compte.

En ce qui concerne les échanges humains et culturels, beaucoup reste à faire pour améliorer l'attractivité des études dans nos territoires, comme j'en discutais récemment avec le vice-président de l'université des Antilles à Fort-de-France. Si elle est bien calibrée, cette attractivité pourrait également favoriser l'immigration qualifiée. En tant qu'ancien chef du service des visas au ministère de l'intérieur, je suis particulièrement attentif à cette question. Pour les territoires concernés, à l'exception de la Guyane, qui font face à un vieillissement démographique, il est crucial de réfléchir à moyen terme aux solutions à apporter pour répondre à leurs besoins, notamment en matière de services de santé.

Voilà les priorités que je considère comme essentielles, et qui, je pense, sont partagées par tous les acteurs de la coopération régionale dans la Caraïbe. Plusieurs évolutions sont en cours dans la zone, offrant un moment stratégique à saisir.

D'abord, on observe une plus grande acceptabilité de la diversité régionale, notamment au sein de la Caricom, qui, historiquement anglophone, montre désormais un intérêt pour la Caraïbe francophone. Mme Mia Mottley, la présidente actuelle de la Caricom, l'a d'ailleurs exprimé au Président de la République lors de leur échange en marge du sommet de Nice. Un véritable intérêt existe aujourd'hui pour développer les liens avec toute la Caraïbe francophone.

Des opportunités s'ouvrent donc, non seulement au sein de la Caricom, mais aussi dans d'autres instances comme l'Organisation des États de la Caraïbe Orientale (OECO), qui développe des programmes intéressants de promotion du français. L'adhésion de Saint-Martin à cette organisation alimente aussi cette impulsion.

Dans le même temps, on observe un relatif retrait américain, ou du moins une relation plus complexe avec les États-Unis, y compris de la part d'acteurs traditionnellement proches comme la République dominicaine. Cela crée un espace que nous pourrions investir, en relançant par exemple l'élan des rencontres France-Caraïbes d'il y a une dizaine d'années, et en proposant une nouvelle initiative commune avec la France et l'Union européenne (UE).

La question est désormais de savoir comment structurer cette ambition. C'est à cela que je travaille, pour porter un message politique fort.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - À la suite de notre déplacement en Guyane et au Suriname, je souhaite évoquer plusieurs sujets, notamment le narcotrafic, une priorité pour le bassin des Caraïbes. Comment améliorer la coopération dans la région pour lutter contre ce fléau ?

Il y a aussi le problème majeur de la pêche illégale, et celui de l'orpaillage, en particulier en Guyane, à propos duquel la Chine joue un rôle qui n'est pas anodin.

La question de la frontière entre la Guyane et le Suriname se pose également. Des discussions ont eu lieu, mais rien n'a été signé pour l'heure, ni par la France ni par le Suriname. Des élections récentes ont eu lieu au Suriname ; le président a été remplacé par une présidente. Un accord pourrait-il enfin aboutir ?

Il me semble important également d'aborder le transport aérien et maritime, la question des déchets et celle des échanges agricoles. Des projets de coopération sont-ils en cours ? Que fait-on pour lever d'éventuels blocages normatifs, budgétaires ou diplomatiques ? Vu de l'extérieur, on a l'impression que la coopération ne fonctionne pas bien, malgré le potentiel et la richesse de ces territoires.

M. Arnaud Mentré. - S'agissant des questions de sécurité, beaucoup a été fait. C'est un sujet largement balisé, notamment en Guyane, et nous avançons au rythme de nos partenaires. Côté français, il n'y a pas eu de déficit de mobilisation. Nous avons créé des centres de coopération policière avec le Brésil et le Suriname. Nous essayons également de faire avancer au mieux les enjeux d'aménagement de la plus longue frontière terrestre de la France au sein des commissions mixtes transfrontalières avec le Brésil et des conseils du fleuve.

L'orpaillage est un véritable fléau. Il cause des préjudices environnementaux par le déversement de mercure dans les fleuves, sans compter qu'il s'agit d'une exploitation illégale de nos réserves minières.

Si nous avons des dialogues bilatéraux de qualité avec le Suriname et le Brésil, nous ne disposons pas encore de structure permettant un dialogue approfondi sur une base régionale. La direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées a développé une initiative intéressante de dialogue stratégique sur le plateau des Guyanes, qui se tient à peu près chaque année et permet des échanges d'informations. Cependant, il nous manque un dialogue proprement politique sur ces questions, et c'est un sujet auquel nous devons nous atteler.

Je souhaite associer davantage de partenaires étrangers aux conférences de coopération régionale Antilles-Guyane, qui ont été très productives en termes d'échanges d'informations entre collectivités territoriales d'Amérique, mais qui pourraient devenir plus opérationnelles et plus ouvertes sur l'environnement proche. Je vais faire des propositions en ce sens à mes deux ministres de tutelle.

Nous pourrions ainsi utiliser la prochaine conférence, en Martinique, pour avancer sur un dialogue de sécurité proprement antillais, puis la suivante, qui se tiendra à Cayenne en 2026, pour progresser sur un dialogue de sécurité relatif au plateau des Guyanes. L'orpaillage a lieu massivement au Suriname, mais il est surtout le fait de ressortissants brésiliens.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - On nous laisse le mercure et on nous vole notre or, qui part ensuite au Suriname, où il est acheté par les Chinois, sans aucune traçabilité... Nous n'allons pas faire les lois à la place du Suriname, mais il y a peut-être des points à aborder dans le cadre de notre coopération avec ce pays, qui nous prend tout de même beaucoup et ne nous donne pas grand-chose en retour. Nous rencontrons à la frontière avec le Suriname des problèmes assez proches de ceux que nous connaissons à Mayotte, et cela déstabilise une partie de nos territoires.

La pêche illégale a également des conséquences environnementales dramatiques sur nos fonds marins au nord de cette frontière. Nous devons agir dès aujourd'hui.

M. Arnaud Mentré. - S'agissant de la Chine, nos efforts ont pour l'instant assez habilement porté sur des études académiques menées par l'intermédiaire de centres de recherche comme la Fondation pour la recherche stratégique. Celle-ci a élaboré un rapport public qui commence à nommer les choses, notamment les approvisionnements en mercure dans les zones concernées, l'absence de traçabilité sur le suivi du mercure et les exportations d'or. L'ambassade de Chine à Paris lit absolument tout ce qui concerne son pays ; les autorités chinoises savent donc que le sujet commence à être dans le viseur des autorités françaises. C'est une première manière de leur signifier que quelque chose doit être fait ; cela permet également de documenter précisément la situation.

Des efforts importants sont aussi en cours avec le Brésil afin de pouvoir mener des patrouilles conjointes, et non plus seulement coordonnées. Ces questions de sécurité, de même que celle des visas, ont été au coeur de la feuille de route bilatérale adoptée lors de la visite d'État du Président de la République au Brésil en 2024, puis lors de la visite du président brésilien à Paris. Nous voulons mettre l'accent sur ce dialogue de sécurité, et je serais bien entendu très intéressé par les éventuelles préconisations que pourrait formuler la délégation, car tout est à construire.

Le dialogue doit aussi porter sur les sujets environnementaux. Nous cherchons à nous rapprocher de l'Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA). J'ai rencontré son secrétaire général lorsque j'étais à Brasilia il y a quelques mois. Nous voulons nous rapprocher de cette organisation, mais le Brésil, qui a tendance à segmenter les dialogues bilatéraux, se montre plus réticent sur tout ce qui est régional.

La pêche illégale est un autre sujet important, souvent évoqué sur place, qui pose la question du poids de notre Marine et de l'utilisation de nos forces pour faire respecter nos zones économiques exclusives (ZEE). Se pose aussi la question de la reconstitution des flottes de pêche dans les collectivités et territoires d'outre-mer, un sujet qui revêt aussi un aspect européen, sur lequel la direction générale des outre-mer (DGOM) est pleinement mobilisée.

Je ne me suis pas encore rendu au Suriname, ayant préféré me consacrer au flanc brésilien, à Brasilia, Cayenne et Saint-Georges-de-l'Oyapock, où les sujets sont nombreux. De l'autre côté de la frontière, des projets d'exploitation de champs de pétrole pourraient transformer l'État de l'Amapá, actuellement assez pauvre, en une zone beaucoup plus riche, avec d'autres problèmes qui pourraient apparaître et un potentiel de déstabilisation pour la région de Saint-Georges-de-l'Oyapock.

Je préférais attendre aussi de voir les orientations du futur Gouvernement surinamais issu des élections du 25 mai. La présidente vient d'être élue et a réussi à obtenir sa majorité des deux tiers au Parlement. Mais elle s'appuie sur certains partis dont on sait qu'ils ne sont pas favorables à la coopération avec les partenaires étrangers en général, et avec l'Union européenne en particulier. Le parti historique de la présidente lui-même est issu d'orientations qui n'étaient pas spontanément favorables à la coopération internationale, même si, une fois au pouvoir, les autorités surinamaises constateront certainement que cette coopération est essentielle pour le développement du pays.

Les grands projets pétroliers sont évoqués dans un calendrier très resserré, puisque l'on parle des premières exploitations dès 2027. Notre ambassadeur sur place, Nicolas de Lacoste, fait un travail remarquable pour baliser le terrain. Il a parlé à toutes les parties de façon à ce que nous ne nous enfermions pas dans une relation bilatérale avec l'ancien président.

Sur l'accord frontalier avec le Suriname, notre position est constante : nous n'aborderons pas le dernier tiers avant que l'accord sur les deux premiers tiers - la partie la moins contestée - ne soit ratifié. La présidente elle-même s'était exprimée contre cet accord, dans un contexte de politique intérieure surinamaise. La situation se présentera peut-être différemment dans les prochains mois ; c'est un dossier que nous suivons avec beaucoup d'attention.

De manière générale, le Suriname est un partenaire important. Le ministère des affaires étrangères le montre en nommant des ambassadeurs très expérimentés comme Nicolas de Lacoste. On peut saluer plus largement, sur l'ensemble de la zone, la nomination d'ambassadrices et d'ambassadeurs de très grande qualité, ce qui reflète aussi l'adaptabilité du ministère.

Concernant le transport aérien, la direction générale de l'aviation civile (DGAC) fait son maximum. Une impulsion nouvelle a été donnée depuis deux ans pour simplifier la conclusion d'arrangements administratifs avec les pays voisins, alors qu'il fallait auparavant attendre la conclusion d'accords aériens en bonne et due forme. La DGAC vient d'en conclure un avec la Barbade et a signé toutes sortes d'accords avec différents États de la zone.

Cependant, une fois les accords signés, les lignes aériennes n'apparaissent pas spontanément, car des logiques privées entrent en jeu. Nous devons donc réfléchir à des incitations qui pourraient faciliter le développement de nouvelles lignes et améliorer la connectivité dans la zone, qui reste défaillante, voire en recul. Beaucoup d'efforts avaient été consacrés au développement de liaisons avec la République dominicaine, notamment, mais l'opérateur privé a ensuite décidé de fermer sa ligne, car elle n'était pas rentable selon ses projections.

Nous avons également eu des difficultés avec le Suriname, puisque les compagnies aériennes surinamaises ont été placées sur la liste noire de l'Union européenne. Cela a entraîné la fermeture de la ligne sur laquelle nous comptions pour développer la connectivité aérienne de la Guyane. Mais nos compatriotes sont aussi satisfaits de savoir que, lorsqu'ils prennent un avion, celui-ci est sûr. Il faut donc essayer de concilier ces différents objectifs et contraintes.

Il y a des aspects importants sur lesquels nous pouvons travailler, mais c'est un sujet auquel je commence seulement à m'atteler. Je serai en mesure de vous en parler plus en détail dans quelques mois. Je songe notamment aux contraintes européennes en matière d'aides d'État, à la possibilité de conclure des contrats sur plusieurs années, avec des pertes dans un premier temps et des anticipations de bénéfices futurs. Bref, je pense à toutes sortes d'instruments sur lesquels nous devons trouver le moyen d'alléger les contraintes du droit européen.

Tous les acteurs locaux citent la convention de Bâle comme un obstacle à la recherche de coopération en matière d'exportation de déchets. Toutefois, le coût du transport maritime est tel que l'on peut se demander si le recyclage de déchets dans d'autres territoires aux normes moins contraignantes constitue réellement une perspective économique crédible. La réponse n'est pas évidente, et la même question se pose pour les sargasses. La valorisation de sargasses collectées au large de la Guadeloupe et de la Martinique dans des États comme la Grenade serait-elle envisageable ? Compte tenu du coût très important du transport, ce n'est pas certain. Cela démontre en tout cas la nécessité d'une coordination interministérielle et interservices approfondie en la matière.

Des initiatives très intéressantes sont menées à l'échelle du bassin sur cette question des déchets. Le programme Interreg a financé des coopérations, principalement des échanges de bonnes pratiques et d'informations sur les technologies, qui nous ont permis de découvrir que la meilleure manière de répondre à ces enjeux environnementaux était de développer de nombreuses petites structures robustes et peu coûteuses. On constate en effet que les équipements nécessitant une maintenance lourde ne résistent pas à l'épreuve des années.

Le programme Caribsan, développé par l'agence de l'eau de Martinique, est un bel exemple de solution concrète qui peut avoir, à terme, un effet important sur la pollution de la mer des Caraïbes, notamment s'il est utilisé par des partenaires qui se trouvent dans des situations difficiles, comme Cuba. Doté d'une enveloppe de 8 millions d'euros, il porte sur le développement de systèmes de filtration par les plantes pour l'assainissement collectif ou semi-collectif.

Il y a aussi beaucoup d'échanges de bonnes pratiques en matière de modernisation agricole, notamment un très beau programme mené entre 2021 et 2024 par l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) de la Guadeloupe, sur financement Interreg, dont le volet scientifique était mené par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), un acteur dont la qualité des projets est à souligner, et qui s'était notamment illustré dans la coordination de l'aide internationale à Mayotte après le cyclone.

Enfin, il y a la question de nos échanges agricoles, et plus largement de nos échanges économiques, sur laquelle je pourrai revenir si vous le souhaitez.

Mme Evelyne Corbière Naminzo, rapporteure. - Ma première question concerne le rôle de l'Europe, qui paraît bloquant, alors même que d'importants financements proviennent de l'Union européenne. Comment envisagez-vous le soutien de l'Europe ?

Quels programmes éducatifs et pédagogiques pourraient par ailleurs renforcer les échanges de manière pérenne dans le bassin Atlantique ? Dans l'Académie de La Réunion, nous n'avons par exemple qu'un seul professeur de portugais. Dans ces conditions, il est difficile d'établir des échanges fluides avec le Mozambique, comme nous le souhaitons. Comment donc convaincre les États voisins de s'engager dans des programmes de développement et d'échanges au sein des écoles françaises ultramarines ?

M. Arnaud Mentré. - L'Europe est un acteur tout à fait important, d'abord par ses financements économiques.

Mme Evelyne Corbière Naminzo, rapporteure. - Dans mon territoire, cette action se résume à peu près aux financements...

M. Arnaud Mentré. - Les financements européens sont assez cloisonnés : la DG Regio (Directorate-General for Regional and Urban Policy) mène sa politique régionale, la politique agricole commune (PAC) sa politique agricole et la DG Intpa (Directorate-General for International Partnerships) sa politique de coopération.

Les fonds structurels européens sont généreux avec l'outre-mer. Le programme Interreg représente beaucoup d'argent : 60 millions d'euros pour le programme Caraïbes, géré par la région Guadeloupe, et un peu moins de 10 millions d'euros pour le programme Amazonie, géré par la collectivité territoriale de Guyane.

Le Fonds européen de développement régional (Feder), la PAC et le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Poséi) sont également généreux.

Dans nos collectivités françaises des Amériques, qui exportent essentiellement des bananes vers l'Europe, la PAC n'a pas été conçue autour de la coopération régionale. Nous n'avons donc que peu de marge de manoeuvre financière pour développer la coopération régionale par ce biais.

Au directeur de la DG Intpa chargé des Amériques et des outre-mer, que j'ai rencontré à Bruxelles, j'ai indiqué que la conférence sur les sargasses qui devait se tenir à Bruxelles le 8 juin dernier entrait en concurrence avec la conférence des Nations unies sur l'océan de Nice... Pour diverses raisons, la conférence sur les sargasses a finalement été reportée au 8 octobre. Nous nous rencontrerons de nouveau le 18 juillet pour discuter notamment des perspectives de valorisation des sargasses.

La DG Intpa finance de nombreuses actions en ce sens, car elle a compris qu'il s'agissait d'une problématique régionale majeure et d'une porte d'entrée pour intéresser les États de la Caraïbe aux relations avec l'Union européenne. Elle finance aussi d'autres actions dans le domaine de l'environnement, ainsi que le programme Europe-Amérique latine d'assistance contre la criminalité transnationale organisée (EL PAcCTO), qui vise à renforcer les capacités de lutte contre les trafics illicites et les narcotrafics.

Nous nous efforçons de faire en sorte que les régions ultrapériphériques (RUP) soient davantage prises en compte par ce programme. EL PAcCTO relève actuellement d'une logique de guichet : si des États tiers se montrent intéressés par une coopération, l'Union européenne les accompagne. Or il faut que les États membres aient davantage leur mot à dire sur la manière dont sont fixées les priorités d'EL PAcCTO, même si cela emporte un renversement de perspective pour la DG Intpa, qui considère plutôt que la demande doit venir de l'État tiers. Il nous faut donc trouver une voie d'équilibre.

Il est fondamental d'intégrer nos collectivités françaises d'Amérique dans un plan stratégique avec l'Europe. J'ai du reste indiqué à la DG Intpa qu'une telle approche était nécessaire sur les sargasses. Mais au-delà de l'aspect financier, il nous faut également « forcer » la Commission à s'assurer régulièrement de la bonne articulation du marché européen et des enjeux d'insertion régionale, en particulier pour les RUP.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - L'Europe s'étant construite sans tenir compte de nos outre-mer, les règles qui s'appliquent à ces territoires sont bien souvent inadaptées. Nous les empêchons par exemple d'acheter de la viande brésilienne au motif qu'elle ne correspond pas à nos normes, alors que cette viande est consommée en Guyane depuis cinq générations.

Sans mettre nos populations en danger, il serait sans doute possible d'alléger ces procédures ou, du moins, de prendre réellement en compte nos territoires ultramarins.

Mme Annick Petrus. - Je me prends à espérer. La nomination d'un ambassadeur chargé de la coopération régionale signifie que l'on a enfin compris que nous avions une carte à jouer.

Cette coopération est indispensable pour la France, qui ne profite pas assez de ses territoires ultramarins, de leur proximité avec les États voisins et la richesse que nous pourrions mettre en commun, pour résoudre de nombreuses situations.

En tant qu'élue de Saint-Martin, je suis particulièrement sensible à l'enjeu de l'intégration régionale des outre-mer, notamment dans des domaines prioritaires comme la santé, la formation professionnelle ou la transition énergétique. En dépit des accords-cadres qui existent, les coopérations concrètes peinent à se structurer. À Saint-Martin, pourtant entourée d'îles anglophones, hispanophones et néerlandophones, la diplomatie de terrain reste trop souvent théorique.

La volonté d'intégration régionale est pourtant réelle et assumée. Notre territoire s'est engagé activement dans cette dynamique, avec son adhésion historique, en mars dernier, à l'Organisation des États de la Caraïbe orientale. La coopération transfrontalière est renforcée avec Sint Maarten, notamment à travers le partage d'un radar météorologique et la mise en oeuvre d'une stratégie commune dans le cadre du programme Interreg Caraïbes. Nous avons aussi organisé sur notre île la 17e conférence de coopération régionale Antilles-Guyane et participé activement à la 29e conférence des présidents des RUP.

Pour Saint-Martin comme pour l'ensemble de la Caraïbe, la coopération régionale n'est pas un concept abstrait : c'est une promesse d'avenir. Notre ambition est claire : renforcer notre ancrage régional, intensifier nos échanges et bâtir une intégration plus harmonieuse dans cet espace stratégique.

Quels leviers la diplomatie française peut-elle mobiliser pour lever les freins juridiques, budgétaires ou institutionnels qui entravent encore l'implication active des collectivités d'outre-mer dans les organisations régionales ? Nous avons besoin d'outils simples, souples et efficaces, de projets transfrontaliers à effet immédiat pour nos populations.

Il existe déjà des coopérations transfrontalières concrètes avec nos voisins du Sud, notamment pour la gestion partagée du radar météo ou pour des actions communes en matière de santé ou de sécurité civile. La diplomatie française envisage-t-elle de consolider ces coopérations au travers de mécanismes bilatéraux ou multilatéraux plus robustes avec les Pays-Bas ? Quel rôle votre ministère peut-il jouer pour soutenir cette diplomatie de proximité, si essentielle sur une île partagée ?

Enfin, comment articulez-vous votre action avec celle des institutions européennes pour défendre les intérêts géopolitiques, économiques ou sociaux des RUP dans leur environnement régional ? La dimension stratégique des RUP, notamment dans la Caraïbe, est-elle aujourd'hui suffisamment prise en compte dans la diplomatie française ?

Mme Micheline Jacques, président. - Haïti est une plaque tournante du narcotrafic. Il en résulte, en Guadeloupe et en Martinique, une hausse inquiétante des meurtres et des actes violents. Quelles actions envisagez-vous de mener pour sécuriser ces territoires ?

La décision des États-Unis de suspendre le partage des données satellitaires pour la surveillance des cyclones crée un climat très anxiogène. Quels en seront les impacts ?

En ce qui concerne les sargasses, j'ai découvert qu'à la Barbade, un véhicule fonctionnant au gaz naturel compressé, créé à partir des eaux usées des distilleries et d'un biométhane à base de sargasses a été expérimenté par la start-up Rum & Sargassum, en partenariat avec The University of the West Indies. En 2019, les entreprises étaient réticentes à investir, car on ne savait pas si les arrivages de sargasses se poursuivraient. Or force est de constater que le phénomène s'amplifie. Au-delà des échanges culturels, que nous avons évoqués, la France ne devrait-elle pas encourager des échanges scientifiques avec ces territoires ?

Vous avez évoqué les normes européennes. Le bois du Brésil doit par exemple passer par Le Havre pour revenir en Guyane...Il est essentiel de les adapter, tout comme il me paraît essentiel de trouver des solutions de recyclage des batteries électriques dans l'environnement proche des territoires ultramarins. Les entreprises maritimes considèrent en effet qu'il est trop dangereux de faire traverser l'Atlantique aux batteries usagées - un cargo a récemment coulé dans le Pacifique après que des véhicules électriques chinois qu'il contenait ont pris feu.

Il convient enfin de préserver les territoires français et l'impact de la France dans la zone Caraïbe. La Barbade a signé un accord pour l'ouverture d'une ligne aérienne avec l'Hexagone. Il serait pourtant plus judicieux de développer des hubs en Guadeloupe et en Martinique, à l'image de l'aéroport Princesse Juliana dans la partie néerlandaise de Saint-Martin.

Nous attendons donc votre contribution écrite et nous restons à votre écoute. Je vous remercie pour cette audition très éclairante.

M. Arnaud Mentré. - Je reste à votre entière disposition pour répondre à toute question qui pourrait survenir dans le cadre de votre travail.

Nous avons peu évoqué Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Ayant été sous-directeur d'Amérique du Nord à la direction des Amériques et des Caraïbes du Quai d'Orsay et consul général à Boston, j'aurai à coeur de faciliter autant que possible les relations de Saint-Pierre-et-Miquelon avec le Canada.

Saint-Barthélemy et Saint-Martin sont parvenus à s'imposer comme de véritables phares du tourisme caribéen. Il convient bien sûr de renforcer les relations avec les Pays-Bas, mais aussi avec les États-Unis, ce que ces collectivités font déjà très bien, en lien avec Atout France. En tout état de cause, je m'emploierai à les épauler, sur ces sujets comme sur d'autres.

Jeudi 10 juillet 2025

Audition de S.E. M. Louino Volcy, ambassadeur d'Haïti en France

Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, après l'audition de l'ambassadeur chargé de la coopération régionale dans la zone Atlantique, nous recevons à présent Son Excellence M. Louino Volcy, ambassadeur d'Haïti en France, qui est accompagné de M. Ricardo Lambert, responsable de la communication à cette ambassade.

Nous vous remercions, monsieur l'ambassadeur, d'avoir répondu à l'invitation de la délégation sénatoriale aux outre-mer et de participer à cet échange.

Nous avions eu l'occasion d'évoquer l'histoire et la situation complexe de votre pays lors de la projection du film documentaire Haïti : la rançon de la liberté que j'ai organisée au Sénat le 25 mars dernier. Comme vous le savez, la crise haïtienne nous préoccupe particulièrement, car elle est facteur de déstabilisation pour toute la région.

Aujourd'hui, dans le cadre de notre étude sur la coopération régionale dans le bassin de l'océan Atlantique, nos deux rapporteures, Evelyne Corbière Naminzo, sénatrice de La Réunion, et Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice du Val d'Oise, que je remercie pour leur implication, et moi-même souhaitons vous entendre sur les relations franco-haïtiennes, en particulier sur les liens entre Haïti et les outre-mer français de la région - Saint-Martin, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane.

Face aux problèmes de sécurité, notamment, quel est l'état de la coopération entre Haïti et la France, ainsi que les autres États de la région dans ce domaine ? Comment les territoires ultramarins peuvent-ils y contribuer ?

Nous savons que de nombreux ressortissants haïtiens vivent et travaillent dans les outre-mer français. Quelles en sont les conséquences régionales ?

Je laisserai nos rapporteures vous interroger sur ces différents sujets et bien d'autres, après votre exposé liminaire. Nos autres collègues vous poseront à leur tour les questions qu'ils souhaiteront.

M. Louino Volcy, ambassadeur d'Haïti en France. - Madame le président, c'est un honneur d'être auditionné par votre délégation. Je salue votre engagement en faveur de la cause haïtienne : outre la projection du documentaire en mars dernier que vous avez mentionnée, vous avez rappelé au ministre de l'intérieur Bruno Retailleau, il y a quelques semaines, que la France ne devait pas abandonner Haïti - j'ai d'ailleurs eu l'occasion de m'entretenir avec M. Retailleau à Lyon, lors d'une cérémonie de sortie de promotion dont faisait partie un policier haïtien. Votre déclaration, qui a été vivement appréciée, a été largement diffusée sur les réseaux sociaux en Haïti. Je me félicite, plus largement, de l'attention accordée par votre délégation à Haïti.

Vous m'avez demandé d'apporter mon éclairage sur les relations entre Haïti et la France, les collectivités françaises d'outre-mer et ses voisins.

Haïti entretient des liens d'amitié avec la France. Les visites du président du Conseil présidentiel de transition en France, en janvier 2025, en témoignent. M. Voltaire a eu l'occasion d'échanger avec le président de la République M. Emmanuel Macron, qui l'a reçu à l'Élysée, pendant plus d'une heure. En avril, en outre, le Président de la République a annoncé la création, de concert avec les autorités haïtiennes, d'une commission mixte d'historiens chargée d'étudier notamment la question de la dette de l'indépendance. Une cérémonie s'est également tenue à Port-au-Prince pour marquer le bicentenaire de la dette de l'indépendance. Sous réserve de confirmation et de l'aboutissement des démarches de visa, une délégation officielle composée de cinq ministres du Gouvernement haïtien et de trois membres du Conseil présidentiel de transition se rendra en Guadeloupe le 18 juillet pour y rencontrer le préfet, le maire de Pointe-à-Pitre, et les présidents des conseils régional et départemental. La délégation empruntera le premier vol international depuis l'aéroport de les Cayes - la troisième ville du pays - à destination de Pointe-à-Pitre, qui préfigure l'établissement d'une liaison aérienne entre ces deux villes.

La coopération avec la France a une forte dimension sécuritaire, en lien avec l'actualité haïtienne depuis quelques années. Des formateurs du Raid (Recherche, assistance, intervention, dissuasion) interviennent auprès d'une unité spécialisée de la police nationale d'Haïti. La France a aussi récemment fait don d'équipements à la police nationale d'Haïti, ainsi que de blindés, il y a plusieurs années.

Désormais, la coopération s'ouvre aussi au domaine de la défense. Les forces armées aux Antilles (FAA) ont accueilli, à deux reprises, un contingent de vingt-cinq soldats haïtiens en formation en Martinique. Cependant, nous souhaiterions que la France nous aide à former des effectifs plus importants. Alors que la force armée haïtienne est en reconstruction depuis 2017, c'est la première fois qu'un pays occidental accepte d'accueillir nos soldats dans ce cadre.

À Paris, j'ai assisté à une réunion de travail avec la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées. J'ai également été reçu par la direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS) du ministère de l'intérieur, pour échanger sur la nécessité de renforcer les coopérations en matière de défense et de sécurité.

J'en viens à la situation actuelle en Haïti. Nous faisons face à une crise dont l'une des dimensions est humanitaire. À cet égard, la France a apporté son soutien, notamment au travers de financements octroyés à des agences onusiennes, comme le Programme alimentaire mondial (PAM), pour venir au secours de nombreux Haïtiens en situation d'insécurité alimentaire.

La France intervient aussi, à titre bilatéral, pour nous aider à faire avancer le dossier haïtien, qui est sur la table du Conseil de sécurité des Nations unies depuis bien longtemps. Cependant, au cours des cinq dernières années, de nombreuses actions ont été entreprises par le Conseil de sécurité pour aider Haïti à faire face à la crise. La France, en tant que membre permanent, a plaidé en faveur de l'envoi d'une force multinationale pour aider la police à maîtriser la situation en Haïti. En octobre prochain, le renouvellement du mandat de cette force multinationale pilotée par les Kényans - qui a néanmoins suscité une forme d'insatisfaction - devra être décidé par le Conseil.

Par ailleurs, le mandat du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) doit être renouvelé au cours du mois de juillet. Nous nous attendons au soutien de la France à ce titre.

Il en est de même pour la contribution française au fonds fiduciaire destiné à soutenir financièrement la force multinationale. La France a été le premier pays à abonder ce fonds : sa contribution s'élève aujourd'hui à plus de 9 millions d'euros. En outre, la France a oeuvré pour que l'Union européenne participe à l'alimentation de ce fonds, à hauteur de 10 millions d'euros.

L'Union européenne a aussi fait don de 20 millions d'euros en 2024 pour apporter une aide humanitaire à Haïti, la France ayant, à titre bilatéral, contribué à hauteur de 16 millions d'euros.

La coopération franco-haïtienne présente plusieurs volets. Sur le plan sécuritaire, on considère que la France, aux côtés des États-Unis et du Canada, fait partie des pays qui ont porté sur les fonts baptismaux le projet de création de la police nationale d'Haïti, en 1995. La France contribue depuis des années à la formation des différentes promotions de cette police.

Au-delà de la sécurité et de la défense, la France est aussi un partenaire d'Haïti en matière d'éducation et de culture.

Concernant l'éducation, plus de 4 700 étudiants haïtiens réalisent leurs études en France, en mobilité libre. Chaque année, la France octroie environ 500 visas étudiants à des Haïtiens, essentiellement dans le cadre de licences, de masters ou de doctorats. Cependant, là où le bât blesse, c'est que seule une quarantaine de bourses sont allouées à des étudiants haïtiens, au travers de deux programmes, l'un géré par l'ambassade de France à Port-au-Prince, l'autre financé par l'État haïtien par l'intermédiaire de la Banque de la République d'Haïti. Nous appelons donc à la création d'un programme ambitieux de bourses pour les jeunes Haïtiens qui pourraient être formés dans des domaines clés pour le relèvement national. La France gagnerait à faire d'Haïti une vitrine de ce qu'elle peut accomplir, notamment en matière de coopération universitaire.

Par ailleurs, il existe un réseau culturel français très important en Haïti, qui s'appuie notamment sur l'Institut français de Port-au-Prince, sur les alliances françaises établies dans cinq villes - Jacmel, Jérémie, Les Cayes, Gonaïves et Cap-Haïtien. Cette présence soutenue témoigne de l'importance des relations franco-haïtiennes dans le domaine culturel. De nombreux écrivains haïtiens ont également bénéficié de bourses pour des résidences littéraires en France. Toutefois, depuis 2020-2021, en raison de la situation dans le pays, ces programmes se sont interrompus.

Je conclus sur la coopération régionale, notamment avec les départements et collectivités d'outre-mer. Ces relations ont connu un certain dynamisme, en particulier après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Beaucoup de coopérations décentralisées ont été établies entre des communes haïtiennes et des collectivités françaises, notamment avec le conseil régional de la Guadeloupe, le conseil régional de Guyane, Pointe-à-Pitre, Cap Excellence ou d'autres villes des Caraïbes.

Ces coopérations ont porté sur des domaines tels que la gouvernance locale, la formation des agents techniques, l'appui budgétaire ou l'environnement. Toutefois, en raison de la crise, un grand nombre de ces programmes ont été interrompus. Aussi, lorsque la situation se sera stabilisée, j'espère que les coopérations avec les collectivités de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane ou même de Saint-Barthélemy pourront reprendre.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Merci, monsieur l'ambassadeur. Nous connaissons fort bien, hélas, les difficultés auxquelles est confronté Haïti, l'image actuelle du pays nous peinant beaucoup. Des élections sont-elles prévues afin de permettre au pays de retrouver de la stabilité ?

La France apporte son aide en contribuant à la formation des policiers et en fournissant des équipements afin de tenter de préserver un minimum de sécurité, la principale conséquence des événements actuels étant une crise humanitaire. Nous souhaitons vraiment que les liens qui unissent nos deux pays soient maintenus, même si la situation géopolitique ne nous aide pas.

De manière concrète, quels pourraient être les liens entre Haïti et les outre-mer de cette région, c'est-à-dire Saint-Martin, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe ? Un certain nombre de vos compatriotes y résident déjà, et nous pourrions réfléchir collectivement à des actions de coopération, de manière à favoriser le développement de votre pays.

Mme Evelyne Corbière Naminzo, rapporteure. - Pourriez-vous nous en dire plus sur les ressortissants haïtiens qui vivent et travaillent dans les territoires ultramarins ? Apportent-ils une plus-value à leur pays d'origine ?

De la même manière, comment le retour des étudiants haïtiens accueillis dans l'Hexagone se passe-t-il ? Si les bourses sont en nombre insuffisant, le programme a le mérite d'exister. En tant qu'élue ultramarine, je suis attachée à ce que les jeunes puissent revenir chez eux une fois leurs études terminées : comment appréhendez-vous cet aspect pour l'avenir, une fois que la crise sera terminée ?

M. Louino Volcy. - Madame Eustache-Brinio, la crise haïtienne est multidimensionnelle, le drame humanitaire n'en étant que l'une des facettes. De fait, la crise actuelle revêt une triple dimension, à la fois nationale, transnationale et internationale.

Sur le plan national, tout d'abord, nous venons de commémorer - le 7 juillet - l'assassinat du dernier président haïtien élu, assassinat survenu il y a quatre ans. Cet événement a poussé la crise à son paroxysme en accélérant l'effondrement des institutions.

Depuis 2021, les autorités de transition se sont succédé en cascade. Le premier objectif de la transition consiste à rétablir la sécurité et à libérer certaines zones de l'emprise des gangs, afin de créer les conditions de l'organisation d'élections, le dernier scrutin ayant eu lieu en 2016, soit il y a bientôt une décennie.

La résorption de la crise sécuritaire constitue donc un impératif pour les autorités de transition, dans l'optique d'organiser ensuite un référendum qui permettrait au pays de se doter d'une nouvelle Constitution. Le texte actuel comporte en effet des éléments de blocage et nous souhaiterions faire de cette transition un moment de refondation institutionnelle. La troisième composante, enfin, correspond à l'organisation d'élections générales dans le pays.

La prochaine échéance est fixée au 7 février 2026 - date de fin du conseil présidentiel de transition -, ce qui m'amène à faire le point sur les avancées enregistrées jusqu'à présent. Le Gouvernement de transition a d'ores et déjà mis en place un comité chargé d'élaborer une nouvelle Constitution, un projet de nouveau texte ayant déjà été publié ; les élections et le référendum devraient se tenir en novembre prochain, de manière à ce que le président élu puisse prendre les rênes du pouvoir dès le 7 février.

Précisons, néanmoins, que le respect de cette échéance a été subordonné au rétablissement de la sécurité : c'est pourquoi le Conseil de sécurité de l'ONU a décidé de faire intervenir une force multinationale, tandis que le Gouvernement a massivement investi dans le renforcement des capacités opérationnelles de la police haïtienne.

En dépit du déploiement de soldats de la force multinationale, qui compte près d'un millier de soldats et policiers, les zones contrôlées par les gangs se sont étendues : Mirebalais est récemment tombée dans leur escarcelle, tandis que la pression s'accentue sur Lascahobas. Nous n'avons même pas réussi, depuis le lancement de ce combat contre les gangs armés il y a quatre ans, à tuer un de leurs chefs.

Une autre solution consisterait à organiser des élections partielles là où c'est possible, la crise de sécurité étant concentrée dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince et ses environs. Le blocage des routes constitue l'un des aspects les plus critiques de cette crise, car le pays est désormais divisé en plusieurs parties. De surcroît, et alors que la voie maritime était utilisée pour continuer à transporter les produits agricoles vers Port-au-Prince, les gangs armés y ont développé la piraterie : ils ont récemment attaqué un bateau de fortune dont plusieurs occupants se sont noyés en cherchant à éviter les balles.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - C'est terrifiant !

M. Louino Volcy. - Oui, d'autant plus que certains territoires, qui font office de greniers agricoles du pays, ne peuvent plus approvisionner la capitale.

Les élections doivent se tenir, mais à la condition qu'une sécurité minimale soit garantie. La solution d'un scrutin limité à une partie du territoire risque de mécontenter l'opposition, ainsi que la communauté internationale.

J'en viens aux outre-mer, avec lesquels Haïti entretient une relation étroite de longue date : d'après la maire de Cayenne, plus de 100 000 ressortissants haïtiens sont présents en Guyane, par exemple. De manière générale, il est difficile pour un Haïtien de quitter le territoire à l'heure actuelle, en raison de l'absence de liaison aérienne opérationnelle, puisque les gangs ont également réussi à faire fermer l'aéroport international de Port-au-Prince.

Dans ce contexte, d'autres villes pourraient se développer : tel est le cas de Cap-Haïtien, la deuxième ville du pays, qui s'érige en capitale de fait en accueillant les visiteurs étrangers. De la même manière, une nouvelle liaison aérienne permettra de relier la ville de les Cayes à la Guadeloupe, ce qui favorisera l'essor des relations commerciales.

Plus globalement, nous gagnerions à relancer les coopérations « dormantes », entre les communes par exemple. La délégation sénatoriale peut d'ailleurs inciter les municipalités et collectivités à maintenir un minimum de lien avec les collectivités haïtiennes qui en ont besoin dans le contexte actuel.

Je souhaiterais faire une demande à la délégation. Étant donné le contexte géopolitique actuel, la question haïtienne est occultée. La délégation pourrait-elle faire une demande officielle au Gouvernement pour que Paris organise une conférence internationale sur Haïti ? Paris l'a fait pour la Syrie et pour le Soudan. Un tel événement diplomatico-politique susciterait un intérêt renouvelé pour Haïti.

Mme Annick Petrus. - Excellence, je souhaite, au nom de tous les Saint-Martinois, témoigner notre solidarité au peuple haïtien. Cette crise systémique affecte profondément l'ensemble de la région, y compris les territoires français les plus proches.

La communauté haïtienne fait partie intégrante de l'île de Saint-Martin, de notre vie sociale, de notre économie et de notre quotidien. Elle contribue activement à la richesse et à la diversité de notre territoire. Nous ne parlons pas de population étrangère, mais bien de voisins, de collègues, d'amis et de famille.

Nous devons bâtir ensemble des réponses coordonnées, ancrées dans la réalité du terrain. Quelles sont vos attentes précises en matière de coopération vis-à-vis de la France et de ses territoires d'outre-mer, qu'elles soient humanitaires, sanitaires, éducatives ou sécuritaires ?

Sans institutions fonctionnelles, sans justice ni sécurité, aucune reconstruction durable n'est possible. Que prévoit votre Gouvernement pour renforcer l'État et la gouvernance ? Comment pouvons-nous accompagner ce redressement ?

Face aux défis, la réponse ne peut être uniquement bilatérale. Une coordination régionale avec les pays voisins est indispensable. Y a-t-il une volonté politique de relancer ce dialogue régional ? Je pense à la Communauté des Caraïbes (Caricom) ou à d'autres enceintes. Comment la France et ses collectivités d'outre-mer peuvent-elles être associées ?

Haïti, pays frère, ne peut être abandonné. Nos territoires au plus près de sa détresse veulent agir pour construire des ponts, et non des murs.

Mme Micheline Jacques, président. - La diaspora haïtienne est très active. Quel est le rôle des associations ? L'association franco-haïtienne Haïti Futur réalise un travail important en matière de scolarisation des enfants et de lutte contre l'illettrisme.

La diaspora contribue à un développement limité, mais foisonnant. Les initiatives locales sont nombreuses, le potentiel et la volonté sont immenses. Il est dommage que les gangs gangrènent cette dynamique.

La diaspora américaine, très importante, contribue financièrement au développement économique du pays. Or Trump a annoncé l'expulsion de 520 000 Haïtiens en septembre. Quelles sont les réactions au sein de la population ?

M. Louino Volcy. - De nombreux étudiants haïtiens souhaiteraient rentrer au pays. Une première limite, matérielle, est l'impossibilité d'atterrir à Port-au-Prince. S'ils trouvent un emploi, ces jeunes transiteront via la Guadeloupe ou Saint-Martin pour rejoindre Cap-Haïtien.

Tous les Haïtiens sont affectés par la crise. Tous ont des proches qui sont kidnappés, tués ou violés. L'ambassade et le consulat sont à leur disposition et les accompagnent dès qu'ils ont besoin de documents administratifs. Même à distance, nos ressortissants restent très actifs. Ils envoient des fonds, mais travaillent aussi à des projets de développement local. Haïti Futur n'est qu'un exemple parmi d'autres. La communauté haïtienne en France et en outre-mer est très courageuse et dynamique.

En matière de coopération, notre priorité est la sécurité. Nous souhaiterions que la France puisse nous aider à former plus de policiers et de soldats. Le nombre de forces de l'ordre disponibles par rapport à la population est totalement en deçà de la norme internationale. En matière d'armement, le déséquilibre avec les gangs est patent. Les policiers manquent de munitions face à des gangs bien ravitaillés - selon les Nations Unies, 90 % de ces armes viennent d'Amérique du Nord. Haïti et les outre-mer doivent travailler ensemble pour lutter contre la criminalité transnationale.

Envoyer des agents du Raid est certes très efficace, mais il faut avant tout que la France nous aide à former massivement plus de policiers et de soldats. Nous aurions besoin d'une marine professionnelle pour surveiller les côtes, notamment pour éviter le trafic d'armes et de munitions, alors que 600 000 armes circulent de manière illégale dans le pays selon les Nations Unies.

Bref, nous souhaiterions un renforcement de la coopération avec la France dans le domaine sécuritaire et de défense. Il nous faut du concret avant tout, à savoir comment passer, par exemple, de 1 500 à 5 000 soldats opérationnels en trois ou cinq ans. Nous devrions aussi instaurer une police municipale.

Il existe bien une volonté de coopérer avec les organisations internationales. Haïti est membre de la Caricom, qui a repris les échanges avec les acteurs haïtiens pour faciliter le dialogue interhaïtien, rétabli depuis le 1er juillet. La Caricom joue un rôle de médiateur, car la crise, multiple, est aussi politique, et tout part de là.

La crise est sécuritaire, mais aussi humanitaire et économique. La pauvreté grandit. Certains n'arrivent même pas à faire transiter leurs productions agricoles. Une paupérisation silencieuse sévit dans les régions reculées du pays, conséquence de cette crise sécuritaire et de l'action des gangs armés en lien avec les cartels.

Les expulsions décidées par les États-Unis sont un sujet de préoccupation. Nous essayons de poursuivre le dialogue diplomatique, mais l'immigration relève de la souveraineté des pays. Nous demandons que nos ressortissants soient traités humainement, mais nous ne pouvons mener d'action en justice contre les décisions américaines.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Aux Américains de prendre leurs responsabilités.

Mme Micheline Jacques, président. - Cette audition n'est qu'un début. Vous pourrez compter sur la France ; le ministre de l'intérieur Bruno Retailleau a dit que la France était amie d'Haïti. La France a réellement la volonté de vous accompagner. Nous espérons aller plus loin, car la sécurité est la pièce maîtresse du développement d'Haïti.

Quand je vois l'énergie de la diaspora, je ne doute pas que ce pays pourra se développer comme il le mérite.

Jeudi 16 octobre 2025

Audition de M. Manuel Marcias,

Mme Micheline Jacques, présidente. - Chers collègues, dans le cadre de notre étude sur la coopération régionale dans le bassin Atlantique, que nos deux rapporteures Evelyne Corbière Naminzo, sénatrice de La Réunion, et Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice du Val-d'Oise, sont en train de finaliser, nous accueillons ce matin M. Manuel Marcias, économiste, auteur d'une étude récente et remarquée de la Banque de France intitulée « Quelles perspectives pour le commerce extérieur des territoires français ultramarins ? ». Nous sommes vraiment dans le vif du sujet.

Monsieur Marcias, nous vous remercions d'avoir répondu à l'invitation de la délégation sénatoriale aux outre-mer.

Vous êtes économiste, chargé d'études économiques au sein des instituts d'émission d'outre-mer (Iedom-Ieom). Vos missions incluent la réalisation d'études sectorielles et macroéconomiques, ainsi que la participation à des rapports sur l'attractivité des territoires ultramarins.

L'insuffisante intégration des outre-mer dans leur environnement proche, déjà observée l'an dernier pour les collectivités du bassin océan Indien, et leur dépendance marquée à l'Hexagone ont conduit notre délégation à rechercher des pistes d'amélioration concrètes pour nos outre-mer.

Votre étude nous a intéressés, car elle établit l'existence pour ces territoires d'un potentiel de commerce encore largement sous-exploité avec leur environnement régional.

En conséquence, nos interrogations concernent en particulier la politique commerciale que vous recommandez pour les différents territoires, en particulier la Guyane, les Antilles françaises et Saint-Pierre-et-Miquelon. Quels accords manquent, selon vous ? Faut-il par exemple privilégier des accords ciblés par produit ?

Comme à notre habitude, un questionnaire indicatif vous a été transmis afin de guider nos échanges.

Je laisserai nos rapporteures vous poser des questions après votre exposé liminaire. Puis, ce sera le tour des autres collègues qui le souhaitent. Je salue nos collègues qui assistent à cette réunion en visioconférence.

M. Manuel Marcias, auteur de l'étude de la Banque de France intitulée « Quelles perspectives pour le commerce extérieur des territoires français ultramarins ? ». - Merci de nous permettre de vous présenter les résultats de nos travaux. J'ai préparé un diaporama qui présente le contexte de notre étude et quelques résultats.

D'où vient notre volonté de mener cette étude ? La question du commerce extérieur des territoires français ultramarins, qui est essentielle, a été remise à l'ordre du jour par la publication de nombreux rapports, du conseil économique, social et environnemental (Cese) comme du Parlement, sur le problème de la vie chère et son impact sur les populations ultramarines. La plupart des biens consommés outre-mer sont importés, ce qui a une incidence sur leur coût.

Il s'agit donc d'abord d'un intérêt de politiques publiques, auquel s'ajoute un intérêt scientifique. Les douanes transmettent à l'Iedom (Institut d'émission des départements d'outre-mer) des données très précises sur les exportations des territoires ultramarins, ainsi que sur le commerce entre les territoires ultramarins et le reste du monde (autres territoires ultramarins, Hexagone, pays étrangers). Cela nous donne une base de travail très précise et assez unique.

Nous souhaitions enfin compléter la littérature sur ce sujet et renouveler des études produites il y a une dizaine d'années en remettant à jour nos modèles.

Dans cette étude, nous parlons exclusivement de commerce de marchandises et de biens et non de commerce de services.

Les outre-mer souffrent d'une double « insularité ». Les guillemets s'imposent. En effet, si tous les territoires ultramarins ne sont pas des îles, en revanche, d'une part, tous sont isolés dans leur environnement géographique, au sens où ils appartiennent à un bassin isolé (Caraïbes, océan Indien...), c'est-à-dire des territoires avec de petites économies insulaires - c'est la première insularité - ; d'autre part, ils sont victimes d'un isolement au sein de territoires déjà isolés - c'est la seconde insularité.

Les territoires ultramarins se trouvent donc dans un environnement géographique « insulaire » qui vont contraindre leur accès au commerce international.

D'abord, le marché intérieur est très étroit, du fait du faible nombre d'habitants. Il est difficile de développer une industrie large et compétitive. Qui imaginerait développer l'industrie automobile en Guadeloupe ?

Ensuite, certains territoires sont isolés économiquement : ils sont loin de l'Union européenne continentale, de l'Asie ou des États-Unis.

Enfin, leur économie faible limite le nombre de produits qu'ils peuvent exporter et crée un risque lié aux fluctuations de ces biens spécifiques sur les marchés internationaux. C'est le cas de la Nouvelle-Calédonie avec le nickel.

Comment rendre les territoires ultramarins plus autonomes, moins dépendants de l'Hexagone, et améliorer la diversification de leurs exportations ?

Si l'on ne prend que la dimension géographique, on se rend compte à quel point certains territoires sont éloignés des principaux pôles économiques mondiaux et l'on s'aperçoit que nos territoires ultramarins ont des valeurs d'indices très faibles, surtout les bassins Indien et Pacifique. Pour ces territoires, les distances à parcourir pour écouler leurs marchandises et accéder à des marchés sont beaucoup plus importantes que pour le reste du monde. Cela pose des problèmes de coût, mais aussi de connaissance des marchés étrangers. La distance a un effet de complexification. La Guadeloupe et la Martinique sont deux exceptions, en raison de leur proximité avec les États-Unis.

L'isolement est également logistique. La plupart des marchandises arrivent et partent par voie maritime. Le niveau d'intensification des lignes maritimes est donné par l'indice de connectivité (fréquence des bateaux, nombre de lignes connectées, tonnages...). Si les territoires ultramarins ont des performances plutôt faibles, certains d'entre eux arrivent à se distinguer. C'est le cas de la Nouvelle-Calédonie, grâce au nickel, et de la Polynésie française, tellement isolée que des lignes ont dû être créées.

Les ports ultramarins français sont à la charnière : ils ont une faible connectivité à l'échelon international, mais ils parviennent à concurrencer les plus grands ports régionaux. C'est le cas de la ligne La Réunion-île Maurice, grâce au hub CMA CGM situé à La Réunion.

Même si c'est difficile, les territoires ultramarins exportent-ils ? Oui, et certains plus que d'autres. Ces territoires répondent à des spécialisations sectorielles qui sont communes à l'ensemble des petits États insulaires en développement.

Deux possibilités s'offrent à eux : soit les territoires ultramarins exploitent une ressource naturelle - le nickel en Nouvelle-Calédonie - qu'ils exportent, avec une spécialisation totale ; soit ils profitent d'un avantage comparatif dans des secteurs agricoles - le sucre à La Réunion, la banane à la Martinique, ou encore le rhum à la Martinique et en Guyane. Je signale une spécificité pour la Martinique où l'implantation de la société anonyme de la raffinerie des Antilles (Sara) permet une exportation importante d'hydrocarbures.

On le voit, la première insularité a un impact sur le commerce international. Ces territoires possèdent des similarités avec leurs voisins en matière d'exportations : ils sont soumis aux mêmes contraintes.

Pour autant, au sein de leur environnement géographique, ils peinent à s'intégrer. C'est ce que j'ai appelé la double insularité.

Ils ont des PIB par habitant beaucoup plus importants que les pays voisins. Si le niveau de développement est beaucoup plus important, le niveau de vie et les coûts de production le sont également beaucoup plus.

Ainsi, les logiques de spécialisation sont les mêmes : ils produisent les mêmes biens, mais plus cher, ce qui pose des problèmes d'exportation.

Par ailleurs, la faible intégration des économies ultramarines dans leur environnement régional et à l'international est également un facteur d'isolement.

Dans leur commerce, les outre-mer français dépendent de façon quasi-exclusive de l'Hexagone et des autres territoires ultramarins. Si l'on prend l'exemple de la Guadeloupe et de la Martinique, cela représente 80 % des exportations et 60 % des importations.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Quel est le poids des normes ?

M. Manuel Marcias. - Nous n'avons pas réalisé d'étude spécifique sur les normes, mais nous avons montré que l'impact des droits de douane était assez limité. Ce sont d'autres causes qui expliquent cette situation.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Le président Trump a initialement annoncé 10 % de droits de douane pour les territoires insulaires et ultramarins, mais ce sont finalement les mêmes que pour l'Hexagone qui ont été décidés. Cela a-t-il un impact sur les exportations et les importations ?

M. Manuel Marcias. - Les droits de douane ont un impact sur le commerce international, les études le montrent, mais ce n'est pas l'objet de notre travail.

Appartenir à une zone de libre-échange a une incidence et facilite le commerce. Qui dit droits de douane dit prix plus élevés pour le consommateur et baisse de la demande. Sur les droits de douane aux États-Unis, il y a eu beaucoup de revirements : il est donc difficile d'avoir une idée précise de ce qui se passera.

Globalement, les exportations des outre-mer vers les États-Unis, à part pour Saint-Pierre-et-Miquelon et la Polynésie française, n'atteignent pas des niveaux très élevés : pour la Guadeloupe et la Martinique, elles représentent moins de 5 %. Il faut aider les entreprises guadeloupéennes et martiniquaises à pénétrer le marché américain, qui est un marché potentiel, et explorer d'autres pistes. Ce n'est pas uniquement dû aux droits de douane.

En revanche, près de 40 % des importations de la zone Caraïbes viennent d'Amérique du Nord, contre moins de 10 % pour la Martinique et la Guadeloupe.

En Guyane, qui se trouve pourtant dans un environnement économique qui n'est pas comparable, les constats sont très similaires. En matière d'exportations comme d'importations, la dépendance vis-à-vis de la France est très forte, alors même que la Guyane se trouve à proximité immédiate du Brésil, qui pourrait être un fournisseur de nombreux biens.

On raisonne sur des valeurs théoriques, mais on n'étudie pas la dimension logistique. Ainsi, il n'existe pas de liaison directe entre le Brésil et la Guyane qui permettrait des exportations importantes ; une grande ligne CMA CGM relie la France, la Guyane et le Brésil, puis revient en Europe. La logistique est capitale : il faut développer les ports et les lignes maritimes.

Pour revenir à notre question de départ, c'est-à-dire la vie chère, les départements et régions d'outre-mer (Drom) se fournissent principalement sur le marché européen à des prix bien plus élevés que dans leur zone, ce à quoi s'ajoutent des frais de transport et des frais de grossistes.

Mon graphique s'appuie sur les statistiques produites par l'Autorité de la concurrence en 2019 à propos des coûts moyens dans les cinq Drom.

Deux blocs nous intéressent : le premier, c'est le prix des marchandises à l'origine, qui représente 50 % du prix final. Le deuxième, ce sont les frais d'approche - grossistes, octroi de mer et transport -, qui en représentent 32 %. En faisant venir les marchandises de moins loin, nous pourrions agir sur ces deux facteurs. Notez que nous n'avons pas abordé la question de l'octroi de mer dans notre étude...

M. Manuel Marcias. - Mais le protocole de Fort-de-France a ouvert la question ; il sera intéressant de voir les effets de ce protocole très ambitieux sera appliqué en Martinique.

Revenons à notre étude scientifique théorique, consistant à soumettre des données à un modèle pour obtenir à travers des estimations statistiques une image de ce qui est envisageable.

Je ne vous présente pas d'équations - sinon dans une diapositive en annexe ; pour faire simple, nous cherchons à expliquer les exportations d'un pays I vers un pays J en fonction de trois groupes de facteurs. Le premier concerne la capacité du pays exportateur à exporter : coût du travail, conditions à l'export, infrastructures. Le second porte sur la capacité du pays importateur à importer : niveau de vie, ouverture du marché, etc. Le troisième agrège des caractéristiques de chaque couple de pays : l'échange est-il facile ou non ? quels sont les coûts au commerce, les liens historiques, la distance, etc. ?

Cela nous permet d'obtenir un graphique pour l'ensemble des situations envisageables. Nous constatons un gros défaut d'export de la Martinique et de la Guadeloupe vers les États-Unis. Dans mon graphique, le point rouge représente ce que chaque territoire exporte vraiment vers les États-Unis en 2021 ; le point noir représente ce que, selon notre modèle, la géographie devrait déterminer. En comparaison avec les autres économies de la région, la Martinique et la Guadeloupe exportent plutôt peu vers les États-Unis ; surtout, elles sont assez loin de leur potentiel, alors que, pour les économies les plus exportatrices, le réel égale plus ou moins le potentiel.

Reprenons les trois groupes de facteurs ou effets. La capacité à exporter est globalement assez élevée : aucune contrainte n'empêche les exportations et celles-ci sont fortes vers l'Hexagone. La capacité générale à importer des États-Unis est la même pour tous. Reste l'effet « couple de pays ». Avec les États-Unis, il est plus fort pour la Martinique et la Guadeloupe que pour les autres pays de la zone.

La Martinique et la Guadeloupe présentent des coûts au commerce vers cette destination plus importants : cela représente 30 % du potentiel pour la Guadeloupe et 12 % pour la Martinique.

Allons plus loin dans l'analyse. Le potentiel est donc plus bas que pour les voisins, mais imaginions qu'il soit le même. La Martinique et la Guadeloupe pourraient exporter respectivement 25 millions et 33 millions de dollars de plus par an vers les États-Unis. Le potentiel est inexploité et même sous-estimé.

Intéressons-nous spécifiquement aux produits agroalimentaires. La Barbade, île voisine, exporte en effet énormément vers les États-Unis, principalement des produits agroalimentaires, notamment du rhum. C'est sans commune mesure : le rhum de la région s'exporte en effet très bien vers les États-Unis, sauf depuis la Martinique et la Guadeloupe. Ces exportations pourraient être multipliées par 5 pour la Martinique et par 3,6 pour la Guadeloupe.

Ces deux Drom sont les deux pays de la zone qui pâtissent le plus de l'effet couple pays avec les États-Unis. Pourquoi ? nous n'avons pas de réponse définitive, mais nous avons des pistes.

Première piste : les droits de douane. La différence entre les territoires ultramarins et les pays voisins est que ces derniers font partie des pays d'Afrique, Caraïbe, Pacifique (ACP) bénéficiant d'accords préférentiels avec la plupart des pays développés. Ils ne paient donc pas de droits de douane à l'export vers les États-Unis, tandis que la Martinique et la Guadeloupe paient les mêmes droits que l'Union européenne. Cela peut changer avec la stratégie de Trump de différencier les droits pour les territoires insulaires, mais il restera malgré tout des tariffs.

Deuxième piste : la logistique. Il faudrait mener des études sur les difficultés de ce côté-là, qui obèrent la capacité à exporter vers les États-Unis. Actuellement, ce que ces derniers achètent passe d'abord par le marché européen avant d'être réexporté aux États-Unis.

Enfin, pour exporter, il est nécessaire de connaître le marché de destination. Il est plus facile d'exporter vers une métropole avec laquelle on partage la langue, à travers des circuits logistiques peu coûteux. Pour exporter aux États-Unis, il faut trouver un distributeur, traduire les étiquettes, choses très coûteuses pour des entreprises, surtout ultramarines, faute d'expérience en la matière.

Vous m'interrogez sur le rôle que pourraient jouer les grands acteurs du développement des entreprises en France. Je travaillais à Business France avant de travailler à l'Iedom ; je connais donc mieux cet acteur que les chambres de commerce et d'industrie. Son rôle est très important. Il dispose d'une expertise importante sur les marchés à haut niveau de vie, notamment les États-Unis, une connaissance sectorielle, lui permettant de réaliser des études de marché. Les entreprises ultramarines peuvent demander à Business France d'organiser des voyages pour rencontrer des distributeurs ; elles peuvent demander des subventions pour payer les prestations de cet organisme, qui peuvent être chères. Pour cette projection, qui n'est ni facile ni innée, les entreprises ultramarines doivent être accompagnées par des acteurs publics.

Dans la vie chère, les importations sont au centre. Nous nous sommes interrogés sur les conséquences de l'accord entre le Forum Caribéen des États de l'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (Cariforum) et l'Union européenne, notamment sur les Antilles et la Guyane : on pourrait penser que, si l'on diminue les tarifs douaniers, cela permettra d'importer davantage des pays alentour. Les premiers résultats de travaux prospectifs montent qu'a priori, cela n'a pas eu d'impact. La baisse des droits de douane n'est donc pas la solution à tout et ne suffira pas à mieux intégrer les outre-mer. D'autres choses jouent, qu'on appelle les barrières non tarifaires.

Les normes, d'abord : pour la construction, les Drom importent des biens de l'Union européenne aux normes CE, alors qu'on pourrait faire venir de pays plus proches des matériaux qui, quoique non conformes à ces normes, pourraient s'avérer plus adaptés aux conditions climatiques.

Il y a eu une avancée : un vote du Parlement européen en juin 2024 ouvre une négociation sur des normes relatives aux régions ultrapériphériques (RUP), ce qui a été validé au niveau français. Des comités consultatifs des normes doivent être mis en place dans chaque territoire pour déterminer des normes RUP permettant l'import de biens ne respectant pas les normes CE. Cela devrait avoir un effet important.

On ne peut pas faire d'étude a priori sur ce sujet ; il faudra donc en faire une a posteriori. Les comités consultatifs devront établir des normes protégeant la sécurité des consommateurs, mais adaptées aux territoires.

C'est aussi pour des raisons logistiques que les Drom importent de l'Hexagone : les lignes arrivent depuis l'Europe ; les grandes enseignes se fournissent sur leurs plateformes logistiques : en Nouvelle-Calédonie, Super U propose des produits U. C'est plus simple de les faire venir de l'Hexagone.

C'est enfin en raison des liens historiques : l'habitude de commercer, la langue, l'absence de formalités, et les habitudes culturelles concernant les biens à consommer.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Merci infiniment. Vous clôturez nos auditions et votre analyse technique nous éclaire sur les sujets que nous avons abordés auparavant. Vous êtes très clair, et votre analyse correspond à notre ressenti. N'étant pas élue des outre-mer, j'ai appris beaucoup de choses. La situation est complexe, mais rien n'est impossible !

Vous avez parlé tout à l'heure du rhum qui n'est pas exporté aux États-Unis. Quelle ne fut pas ma surprise de constater, au tout début de nos auditions, que l'on trouve, aux États-Unis, du rhum en provenance de tous les autres pays - Colombie, etc. -, mais pas le nôtre ! Il est vrai qu'il existait, bien avant la taxe Trump, une taxe très importante sur les rhums. Cependant, rien n'est impossible pour autant. Il faut que nous arrivions à percer ce marché.

Sur la barrière de la langue, je pense qu'il n'est pas compliqué de coller des étiquettes bilingues... Il faut peut-être que nous essayions de pousser un peu les choses, car ces territoires ont besoin de se développer avec les acteurs locaux.

Je pense que vous avez posé aujourd'hui certaines clés que tout le monde devra s'approprier.

On peut peut-être aussi se demander s'il n'y a pas une complexité qui tient à la manière dont la vie et le développement de ces îles sont organisés. Il me semble que c'est le cas : tout le monde s'occupe de tout, mais pas de manière individualisée, si bien que l'on n'avance pas beaucoup. Nous savons que, partout, y compris dans l'Hexagone, des mille-feuilles nous empêchent d'avancer. Ces mille-feuilles sont peut-être cependant encore plus handicapants dans ces territoires. Avez-vous pu avoir une réflexion à ce sujet ?

M. Manuel Marcias. -Non, je n'ai pas du tout étudié la complexité liée à l'existence de différentes structures.

Lors d'une conférence Arum (Actes de la recherche ultramarine) sur l'économie ultramarine - ces conférences Arum sont organisées tous les deux ans -, une élue du bassin Atlantique a déclaré que nous disposions de financements, mais que nous manquions d'ingénierie de projet, ce qui ne nous permet pas de répondre de manière satisfaisante aux demandes d'aides. Nous proposons des aides, mais nous ne donnons pas aux territoires les moyens de s'en saisir. Accorder des aides ne suffit pas ! Il faut également accompagner les entreprises. Il est nécessaire que les organismes tels que Business France ou les chambres de commerce et d'industrie, par exemple, les aident à intégrer ces financements dans leur développement.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Vous avez également abordé un vrai sujet, qui est mentionné quasiment à chaque audition : celui des normes européennes. Vous avez raison de rappeler qu'elles protègent, au niveau sanitaire ou en matière de sécurité. Cependant, nous nous apercevons qu'elles sont aussi très bloquantes pour les territoires ultramarins. Comme je le dis souvent, nous avons construit l'Europe sans songer que nous avions des territoires ultramarins. Il faut dire que, parmi les pays européens, la France est celui qui a le plus de territoires ultramarins ! Les autres n'en ont pas, ou quasiment pas. Le sujet n'a donc pas dû s'y poser de la même manière. C'est, pour nous, une double difficulté d'adaptation.

Vous avez parlé du lien entre la Guyane et le Brésil. Nous avons pu constater le poids des contraintes lors d'un déplacement que nous avons effectué. Il existe même parfois des infrastructures qui permettraient une gestion différente, mais cela ne se fait pas. C'est un vrai sujet, que vous avez raison de soulever. Sur cette question des liens, la logistique est fondamentale.

M. Manuel Marcias. - Nous pourrons proposer tous les dispositifs possibles et imaginables, s'il n'y a pas de liens de transport entre deux pays, les exportations et les importations ne se feront pas.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Bien sûr !

Je vous remercie, car vous avez répondu à toutes les questions que nous vous avions fait passer. Vos schémas sont très éclairants sur les forces et faiblesses de nos territoires.

Mme Solanges Nadille. - Merci pour vos premiers propos.

Vous êtes-vous intéressé à la question des monopoles dans les territoires ultramarins et à leurs conséquences ?

Je vous rejoins sur de nombreuses conclusions de votre étude, mais il y a une particularité que vous n'avez pas citée : la triple insularité pour les territoires qui sont eux-mêmes composés de plusieurs îles, comme la Guadeloupe ou la Polynésie. Il me semble que ce problème n'est pas pris en compte au niveau national.

Pour ma part, je considère que l'ingénierie ne manque pas : c'est une stratégie nationale qui consiste à empêcher l'ouverture vers le continent américain. De fait, si nous exportons vers l'Amérique, nous pouvons aussi chercher à importer. Il faut pousser la réflexion et se demander s'il n'est pas opportun d'en rester à la situation actuelle, même si les coûts de production sont élevés. N'oublions pas la valeur des territoires ultramarins pour la balance commerciale de la France.

M. Jean-Gérard Paumier. - Je souhaite prolonger les propos de notre rapporteure sur l'Europe. Il y a une sensibilisation très importante à mener, car nous nous rendons bien compte qu'un certain nombre de normes et de règles sont inadaptées aux territoires ultramarins - c'est mon sentiment depuis que je suis sénateur.

Une étude comparative a-t-elle été menée avec les autres pays de l'Union européenne qui ont des territoires ultramarins ? Constate-t-on chez eux les mêmes phénomènes que ceux que vous avez relevés ? Si nous sommes plusieurs dans la même situation, nous serons peut-être un peu plus forts pour sensibiliser davantage l'Union européenne à l'importance de faire évoluer les normes.

Enfin, quelles propositions ou orientations que nous pourrions défendre auprès de l'Union européenne en tant que parlementaires pourriez-vous nous suggérer, au-delà de vos très justes constats ?

Mme Marie-Do Aeschlimann. - Je vous remercie pour les éclairages que vous nous avez apportés.

Vous avez évoqué un certain nombre de freins au développement d'une véritable politique de commerce extérieur pour les territoires ultramarins, dans une optique de lutte contre la vie chère dans ces territoires. Vous avez également esquissé l'idée d'une spécialisation, qui pourrait être sectorielle, avec un ou plusieurs produits par territoire. Dans cette optique, la problématique des chaînes d'approvisionnement ne doit-elle pas être prise en compte ? Celles-ci sont importantes, puisqu'elles concernent les matières premières, mais aussi tout ce qui peut concourir à la construction d'une activité industrielle ou de production. Elles peuvent également freiner la stratégie de construction d'une véritable économie productive à partir d'une idée de spécialisation sectorielle.

Je n'ai pas le sentiment que la question des infrastructures logistiques, notamment portuaires, ait été prise en compte dans votre étude et dans votre modèle de gravité. Considérez-vous que cette donnée n'a pas beaucoup d'importance ? À moins que ce sujet n'ait fait l'objet d'une autre étude ? En particulier, les caractéristiques des infrastructures portuaires, notamment l'accès ou les tonnages, peuvent limiter ou faciliter l'activité maritime. Les caractéristiques des ports dans nos territoires leur permettent-elles d'avoir une taille critique pour s'insérer véritablement dans le commerce international ? Je songe notamment au tirant d'eau.

Par ailleurs, dans ces territoires, les considérations écologiques et environnementales sont importantes, en particulier les problématiques de dragage, qui peuvent constituer des entraves. Le développement d'une véritable activité commerciale extérieure est-il compatible avec la protection des littoraux et des environnements physiques de ces territoires ? Si oui, dans quelle mesure ?

Enfin, a-t-on tenté d'évaluer ce que représenterait une mise à niveau des infrastructures maritimes sur un plan financier ? Quelles pourraient être les sources de financement pour nous permettre de nous insérer véritablement dans le commerce maritime international ?

M. Manuel Marcias. - Le problème des monopoles, que nous n'avons pas abordé dans cette étude, est réel. Dans les chaînes logistiques intégrées, que j'évoquais tout à l'heure, ce sont ces monopoles qui interviennent. Concernant la distribution, il s'agit plutôt d'oligopoles, avec une concurrence très faible. Ces oligopoles ont un impact sur les prix. Ces éléments seront étudiés dans une étude que mène actuellement la Cour des comptes, me semble-t-il, sur les marges des entreprises. Il existe aussi un monopole en matière de transport : vers la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, c'est principalement CMA CGM qui assure les transports et qui peut donc fixer les prix. Oui, ces éléments jouent un rôle très important. L'absence de concurrence impacte toujours les prix à la hausse. Une réflexion doit être menée pour limiter ces monopoles et oligopoles, y compris pour lutter contre la vie chère.

Sur la triple insularité, je ne peux que vous rejoindre. Cette situation existe effectivement dans de nombreux territoires ultramarins. Les îles Loyauté, en Nouvelle-Calédonie, en sont un exemple. Il y a donc, au sein même de nos territoires déjà isolés, des territoires qui subissent des contraintes encore plus fortes.

Je suis assez réservé sur l'analyse concernant les exportations de rhum à destination des États-Unis et les importations. Le fait d'exporter permettra à la fois d'augmenter la production et de se tourner vers un marché avec des prix plus élevés, pour retirer des marges plus importantes sur nos productions. Il est donc dans notre intérêt de nous orienter vers ces marchés. Nous avons intérêt à diversifier nos marchés de destination, d'autant que nous produisons des rhums de qualité qui ont toute leur place sur le marché américain, lequel est l'un des premiers marchés consommateurs de rhum au monde.

Se restreindre au seul marché hexagonal ne suffit pas. Surtout, cela ne permet pas de valoriser notre production ! Nous produisons un rhum de qualité, que nous n'arrivons pas à exporter vers des marchés pour lesquels nous savons qu'il y aurait un potentiel. Il serait important que nous ayons une meilleure connaissance de ces marchés.

Pour rebondir sur ce qui a été dit, traduire une étiquette en anglais ne suffit pas. C'est un peu plus compliqué que cela : il faut contacter - en anglais - des distributeurs, rédiger des contrats...

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Oui, mais ce n'est pas insurmontable ! D'autres pays ont réussi à le faire.

M. Manuel Marcias. - Oui, mais ce sont des démarches qui peuvent donner lieu à une demande d'accompagnement.

Plus de 60 % des importations de ces territoires viennent de l'Hexagone. Je ne pense pas que la création d'un lien commercial avec les États-Unis pour le rhum changera cet équilibre du tout au tout ! Comme le montrent les graphiques que nous avons projetés, l'Amérique du Nord représente, pour la Caraïbe, un importateur important - de l'ordre de 40 % -, mais le taux n'est pas de 60 % ou 70 % comme il peut l'être avec la métropole.

Je vois deux intérêts à l'ajout de concurrence : il fait venir des biens extérieurs, qui seront parfois moins chers ; pour les produits venant de métropole qui étaient en situation de monopole, ces monopoles seront dans l'obligation de diminuer leurs prix ou d'offrir une palette de biens plus importante. Cette concurrence m'apparaît donc plutôt positive. Elle ne viendra pas, à mon sens, remplacer le lien étroit qui existe entre l'Hexagone et les territoires ultramarins.

Mme Solanges Nadille. - Pour qui cette concurrence est-elle positive ?

M. Manuel Marcias. - Elle sera positive pour les habitants, en ce sens qu'elle permettra une baisse des prix. Je suis incapable de vous dire la part de marché que les États-Unis pourraient prendre. Nous aurons, bien sûr, des entreprises qui exportent vers les Antilles et la Guyane qui perdront des parts de marché. Peut-être que cette concurrence accrue leur fera changer leur stratégie concernant les produits qu'ils envoient en outre-mer. Les prix baisseront, et un équilibre se créera.

Ce qu'il faut voir, c'est que la situation de monopole ou d'oligopole a un impact sur le niveau des prix. Si nous voulons baisser les prix, il faut un peu de concurrence.

J'émettrais juste une réserve très importante : la politique commerciale doit être réfléchie, certes en termes de prix, mais aussi en termes de protection des productions locales. Cette volonté d'augmenter la production locale est l'un des points importants du protocole d'objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère qui a été proposé en Martinique l'année dernière. La meilleure production que nous pourrons avoir est celle qui sera faite par les territoires eux-mêmes. De nombreux apports très intéressants ont été proposés dans ce protocole, notamment le développement d'une autonomie alimentaire, avec le passage des aides Poséi (programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité) de 15 % à 30 %. Il faut prendre en compte que les coûts de production dans nos territoires, notamment pour l'agriculture, sont très importants, alors qu'il est normal que nos territoires ultramarins se fournissent auprès de leurs agriculteurs pour leur consommation. Ce changement de paradigme impose de développer la production vivrière, avec l'aide des pouvoirs publics. Pour ce qui n'est pas produit localement, il faut parvenir à diversifier les fournisseurs et à offrir une gamme plus importante de produits aux consommateurs.

Non, aucune comparaison n'a été faite avec les autres pays qui possèdent des territoires ultramarins. C'est un point qui pourrait être étudié. Il faudra simplement que nous vérifiions la disponibilité des données. Pour l'ensemble des Drom, les douanes nous fournissent des données sur leurs échanges avec l'Hexagone. Si nous voulons étudier la situation des Canaries, par exemple, il faudra sûrement établir un partenariat avec les douanes espagnoles.

Il faut noter que le statut des outre-mer européens - mis à part le cas de Madère, des Açores et des Canaries, qui sont aussi des régions ultrapériphériques (RUP) - est principalement celui de pays et territoire d'outre-mer (Ptom), qui les fait disposer de droits très larges en matière d'autonomie : ils ont la capacité de signer des accords, ils possèdent leur propre monnaie, leur propre banque centrale... Ils sont donc plus indépendants que nos propres territoires. La comparaison est intéressante à faire, mais il faudra garder cet élément à l'esprit.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Pour le marché américain, quel volume de production permettrait d'être rentable, compte tenu des contraintes logistiques et des coûts de transport des marchandises ?

Par ailleurs, l'Union européenne vient de créer la taxe carbone aux frontières, qui contraint les pays importateurs européens, donc les territoires ultramarins, à déclarer le contenu carbone des produits importés. Cela n'aurait-il pas un impact supplémentaire si l'on veut s'orienter vers le marché américain ? Nous sommes un peu pris en otage par toutes ces taxes. À cela s'ajoute la BAF (Bunker Adjustment Factor), qui est liée au carburant consommé. Compte tenu de la distance qui sépare les territoires ultramarins de la France, nous sommes aussi assujettis à cette taxe.

Comment amoindrir tous ces coûts ?

M. Manuel Marcias. - On envisage plus les États-Unis comme un marché potentiel à l'export, puisque c'est un pays à un revenu et à coût du travail élevés. La valeur critique dépendra en effet des coûts du transport.

De mémoire, pour aller aux États-Unis, il faut passer par la Jamaïque ; cela suppose d'avoir la capacité de remplir un « équivalent vingt pieds », donc d'avoir des volumes assez importants.

Entre 2013 et 2022, sur l'ensemble des exportations des territoires du bassin Caraïbes vers l'international, à l'exception de la Jamaïque et de la République dominicaine qui sont des cas particuliers, on constate que la Martinique, parce qu'elle exporte beaucoup d'hydrocarbures, et la Guadeloupe ont des niveaux d'exportation qui ne sont pas si faibles par rapport aux îles alentour, alors même que ces dernières exportent vers les États-Unis.

Si elles y arrivent, pourquoi pas nous ? Tout cela reste toutefois très théorique : il faudrait connaître les données du coût du commerce, de transport, etc.

En revanche, pour répondre à votre question sur la taxe carbone, je ne pense pas qu'il faille forcément viser les États-Unis pour les importations, puisque c'est un pays plutôt cher. Il faudrait préférer les pays de la Caraïbe, de l'Amérique centrale ou de l'Amérique du Sud. Il faut bien comprendre que produire a un coût environnemental qu'il faut bien payer à un moment donné.

Se fournir directement auprès de ces pays éviterait que ces produits passent d'abord par l'Union européenne, pour être ensuite de nouveau transportés, comme c'est le cas actuellement, avec des coûts de transport encore plus importants.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Pendant très longtemps, Saint-Barthélemy et Saint-Martin se sont approvisionnés en produits américains via Puerto Rico. Il faudrait pouvoir créer des flux. La CMA CGM nous a expliqué que, pour créer une ligne maritime, il fallait du flux et du reflux. En d'autres termes, pour importer, il faut être en mesure d'exporter. C'est pourquoi il n'y a pas beaucoup de lignes maritimes entre les petits territoires. En outre, il faut tenir compte du verdissement du transport maritime.

La CMA CGM a décidé de créer deux hubs en Guadeloupe et en Martinique. Plus aucune ligne ne rejoint directement Saint-Martin et chaque container doit faire je ne sais combien d'escales avant d'arriver en Guyane. Il faudrait lancer une étude approfondie sur les possibilités d'import-export entre ces îles.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - J'ai bien conscience que, s'agissant des États-Unis, il vaut mieux exporter qu'importer.

Reste qu'il faut trouver d'autres possibilités d'y arriver : il y a tout de même des monopoles sur les transports maritimes qui posent question ! Il y va de l'intérêt et du développement des territoires.

Je suis très inquiète sur l'avenir de ces territoires en matière de développement économique et d'emploi. Quid du devenir de ces îles demain et après-demain pour une jeunesse qui a moins de perspectives ? C'est pourquoi il faut peut-être bousculer les choses, développer les points forts de ces territoires et interroger la réalité de nos liens avec l'environnement. Tous les ans, certaines îles perdent des habitants.

M. Manuel Marcias. - Je rappelle que notre étude ne porte que sur les biens. Toutefois, une meilleure intégration régionale permettra un développement plus important. Je pense à des coopérations régionales scientifiques sur l'impact du réchauffement climatique ou les sargasses dans le bassin Atlantique, ainsi qu'à des coopérations régionales de services.

Il ne faut pas non plus oublier le tourisme. Alentour, la plupart des économies dépendent très largement du tourisme. Un bien qui est consommé sur place par un touriste, c'est aussi un bien exporté ! L'exportation au sens propre ne doit pas être l'unique objectif. Un touriste qui consomme sur place, c'est de la création de valeur venue de l'extérieur sur le territoire.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - En Guadeloupe et en Martinique, de jeunes femmes développent des soins écolos, un peu bobo - ce n'est pas péjoratif ! Ce faisant, ces jeunes valorisent leur territoire, ses forces et la nature. Cela peut favoriser un tourisme un peu différent, qui viendra de métropole, mais aussi d'un environnement plus proche. C'est important et source d'espoir.

Mme Solanges Nadille. - Je conclurai sur une note positive. Pendant longtemps, la canne à sucre et la banane ont été les seuls produits d'exportation majeure ; aujourd'hui, la Guadeloupe développe une culture très sélective de la vanille qui est exportée à l'international, en particulier au Japon. De la même façon, si les États-Unis ne connaissent pas encore notre rhum, ce n'est pas le cas du Japon ! C'est bien la preuve que c'est possible.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Il ne faut pas oublier le marché canadien, qui a développé des liens avec les territoires ultramarins grâce à des étudiants partis y suivre leurs études.

Vous avez parlé de coopération scientifique. Une start-up a inventé un processus de fabrication de biocarburant à partir des rejets des distilleries et de sargasses. C'est prometteur, c'est aussi une ouverture vers de l'exportation de la production locale.

Nos territoires regorgent de potentiels, mais nous n'arrivons pas encore à bien les mettre en valeur.

M. Manuel Marcias. - J'ai dû enlever de nombreux éléments pour respecter les critères de la Banque de France, mais à l'origine, nous parlions bien des éléments portuaires. Les outre-mer ont un indice de connectivité assez faible au niveau international. En revanche, à l'exception de Mayotte et de la Guyane, qui ont des ports plus petits, les infrastructures portuaires de nos Drom se situent plutôt bien dans l'environnement régional, entre les ports des petites économies et les grands ports régionaux. La Guadeloupe et la Martinique, par exemple, sont derrière la Jamaïque ou la République dominicaine, mais bien devant la Barbade.

Nous disposons donc d'infrastructures de qualité. Le port de la Guadeloupe possède, il me semble, la plus importante zone réfrigérée de l'arc caribéen. Nous avons des ports technologiques, avec des infrastructures récentes, de qualité, rénovées relativement récemment, des longueurs de quais très importantes et des tirants d'eau assez élevés par rapport à la région. Il ne faut pas se laisser distancer sur la compétitivité des ports, mais il faut garder à l'esprit qu'ils sont déjà très compétitifs et voir ce que nous pouvons faire avec cet atout.

Concernant l'aspect environnemental, des études d'impact doivent être menées, mais nos ports figurent parmi les plus efficaces de la zone. J'exprime ici une opinion personnelle : la richesse de nos outre-mer étant aussi leur richesse écologique, il faut déterminer si nous avons atteint un niveau de saturation de nos ports ou si, dans un avenir proche, les bateaux ne s'y arrêteront plus. La question est là. À un horizon de quelques années, la réponse est non, mais il faudra voir à terme ce qui sera nécessaire.

Enfin, nous sommes dépendants d'un seul armateur : s'il estime qu'un plus gros bateau est nécessaire, que faisons-nous ? Cette question est un peu trop complexe pour ma modeste étude. J'ai une opinion personnelle sur le sujet, mais qui ne saurait permettre de répondre de manière politique à cette question.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Merci. Vous faites le lien avec les travaux futurs de la délégation sur les filières d'excellence, les atouts et la croissance économique des outre-mer. Comme vous l'avez dit, il n'y a pas assez d'études statistiques permettant de mettre en lumière les pistes pour le développement économique des outre-mer. Merci infiniment de vous intéresser à ces territoires.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 30.

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