B. LES INTERACTIONS DANS LE DOMAINE DE L'APPAREILLAGE

1. La biomécanique et l'analyse du mouvement au service de l'appareillage

La biomécanique et l'analyse du mouvement sont essentiels dans le domaine de l'appareillage des personnes dont la mobilité est altérée, notamment pour la fabrication de prothèses.

L'analyse biomécanique permet de décomposer le mouvement en différentes phases - par exemple lors de la marche entre phase d'appui et phase de balancement - pour comprendre précisément comment la prothèse doit fonctionner à chaque étape. L'analyse du mouvement est réalisée grâce à des systèmes de capture de mouvement qui enregistrent et analysent le mouvement tridimensionnel des segments corporels. Les plateformes de force mesurent les actions mécaniques de contact entre les pieds et le sol et permettent de quantifier les forces de réaction au sol, le centre de pression, l'équilibre et la stabilité. D'autres mesures renseignent sur l'activité musculaire et permettent d'évaluer la dépense et l'efficacité du mouvement.

Grâce à des modèles informatiques reposant sur la biomécanique, il est possible de simuler le comportement d'une prothèse avant sa fabrication, ce qui permet d'optimiser sa conception. Une attention particulière est portée à l'emboîture149(*) pour éviter les points de pression et les frottements susceptibles de provoquer des plaies ou des infections. Ainsi, dans le cadre de sa collaboration avec Proteor150(*), l'Institut de biomécanique Georges-Charpak, spécialisé notamment dans la modélisation et la simulation numérique, modélise les chargements151(*) et les déformations des moignons pour anticiper les réactions des tissus mous au niveau de l'emboîture.

Les matériaux utilisés dans les prothèses doivent être biocompatibles et capables de résister aux forces et aux contraintes biomécaniques. La biomécanique aide à sélectionner les matériaux appropriés et à concevoir des structures qui peuvent supporter ces contraintes sans causer de dommages aux tissus environnants.

L'analyse biomécanique guide également la conception pour réduire la dépense énergétique de l'utilisateur, en optimisant la transmission des forces et en favorisant des mouvements plus naturels et moins fatigants. Les prothèses peuvent ainsi être conçues pour stocker et restituer de l'énergie pendant la marche. La consommation d'énergie pendant la marche d'une personne ayant subi une amputation transfémorale est en effet de 50 à 100 % plus élevée que chez une personne valide. Concrètement, lorsqu'une personne amputée marche à une vitesse de confort pour une personne valide, l'effort qu'elle fournit correspond à un footing. Or, de nombreuses personnes âgées diabétiques sont concernées par des amputations et leurs capacités physiologiques ne leur permettent pas forcément de remarcher avec une prothèse. La biomécanique aide à développer des protocoles de rééducation adaptés, en analysant les mouvements de l'utilisateur avec la prothèse pour améliorer sa maîtrise et son confort.

La biomécanique est au coeur d'un processus multidisciplinaire qui associe ingénierie, médecine, ergonomie et technologie pour créer des prothèses toujours plus performantes et adaptées aux besoins des utilisateurs. À l'Institut biomécanique humaine Georges-Charpak, biomécaniciens et cliniciens travaillent en étroite coopération, la biomécanique étant couplée à la physiologie. Au-delà des outils traditionnels utilisés pour la biomécanique et l'analyse du mouvement (système optoélectronique de capture de mouvement, centrales inertielles, électromyogramme pour quantifier l'activation musculaire), l'Institut dispose de plusieurs systèmes d'imagerie médicale, dont des systèmes d'élastographie ultrasonore pour mesurer les propriétés mécaniques des tissus.

La biomécanique au service de l'innovation : la prothèse Synsys

Pour une personne amputée fémorale, la prothèse doit fournir à la fois un genou, une cheville et un pied. Jusqu'à présent, le marché des prothèses offrait des genoux prothétiques auxquels on associait un pied prothétique avec des éléments de connectique entre le genou et le pied. La prothèse Synsys permet d'intégrer une articulation de genou avec une articulation de cheville travaillant en synergie ainsi qu'un pied prothétique, offrant un contrôle électronique de la phase d'appui. Cette prothèse permet de retrouver une marche fluide en collant au plus près de la biomécanique de la marche d'une personne valide. Lorsqu'une personne valide marche, elle relève la pointe du pied quand il n'est pas en contact avec le sol. Or, les prothèses traditionnelles ne permettent pas ce mouvement, ce qui implique une certaine rigidité du pied et un risque de trébuchement. Dotée de capteurs, la prothèse Synsys reconnaît en temps réel les phases du cycle de la marche152(*) et reproduit le mouvement coordonné entre le genou et la cheville153(*), ce qui permet une mise à plat du pied dans différentes situations, en marche à plat mais également en descente de pente ou d'escalier, offrant une plus grande sécurité pour son utilisateur.

En outre, une application pour smartphone a été développée pour permettre au patient de régler la hauteur du talon de la prothèse afin de l'adapter à la chaussure qu'il porte.

2. La démocratisation des équipements et l'adaptation des normes à l'évolution technologique
a) Un marché de niche coûteux

Le matériel adapté à l'activité physique des personnes en situation de handicap est un marché de niche et son prix reste un obstacle de taille pour la diffusion de la pratique sportive.

Ainsi, un fauteuil roulant de compétition peut coûter jusqu'à 8 000 euros. En outre, plus le handicap est important, plus la personne en situation de handicap a besoin de matériel sur mesure pour compenser le handicap et plus le matériel est cher. Or, 50 % des personnes en situation de handicap vivent dans des quartiers labellisés « politique de la ville ». Selon le professeur Patrick Genêt154(*), il faudrait permettre aux personnes en situation de handicap de tester plusieurs sports en développant des bourses au matériel et des échanges.

Au cours de son audition, la chercheuse Mai-Ahn Ngo155(*) a présenté une initiative intéressante de la maison départementale pour les personnes handicapées (MDHP) de Belfort : un référent sport accompagne les bénéficiaires de la prestation de compensation du handicap (PCH) dans la sélection du sport qu'ils souhaitent pratiquer ainsi que dans le choix du matériel et du club d'accueil. Une fois ces choix réalisés, la personne peut demander un matériel spécifique dans le cadre de sa PCH, sachant que la MDPH dispose d'un certain nombre de matériels qu'elle peut prêter.

Il pourrait être opportun de généraliser ce dispositif, par exemple par le détachement d'un fonctionnaire du ministère des sports ayant des connaissances en activités physiques adaptées pour jouer le rôle de référent sport dans les MDPH, à l'instar des référents en matière d'éducation ou d'emploi détachés dans les MDPH.

L'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris a sensibilisé les pouvoirs publics, ainsi que l'opinion publique, aux difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap pour pratiquer une activité sportive. Depuis novembre 2024, la PCH permet de financer jusqu'à 75 % d'une aide technique, dont les lames de sport, pour un montant allant jusqu'à 13 300 euros sur 10 ans. Tous les composants de la prothèse peuvent être pris en charge : lame, manchon, emboîture, genou, etc.

À partir du 1er décembre 2025, l'assurance maladie devrait prendre en charge l'intégralité des fauteuils roulants, dont les fauteuils roulants sportifs156(*). Concrètement, les fauteuils roulants standards permettant le sport de loisir verront leur remboursement multiplié par quatre, pour atteindre 2 400 euros. Les fauteuils roulants plus complexes, conçus sur mesure pour répondre aux exigences de la compétition ou aux besoins spécifiques des sportifs, feront l'objet d'un dispositif simplifié. Leur remboursement sera possible sur demande d'accord préalable (DAP) auprès de l'Assurance maladie.

Certains industriels se sont également engagés à faciliter l'accès au sport en nature pour les personnes amputées.

L'entreprise Salomon a ainsi lancé Projet Adaptive, un projet visant à créer des prothèses innovantes pour permettre aux personnes en situation de handicap de pratiquer des sports comme la course à pied, le ski et le snowboard en relevant un double défi : technologique et financier.

Le Projet Adaptive a débuté grâce à Jérôme Bernard, un athlète triple amputé qui a imaginé une prothèse robuste et abordable en collaboration avec Airbus. Cette prothèse utilise les chutes de carbone provenant de la fabrication des avions Airbus A350.

Alors qu'une lame coûte autour de 10 000 euros, la start-up Hopper a réussi à diminuer drastiquement les coûts de production en réduisant au maximum la partie non standardisée de la lame (à l'exception du manchon, car personne n'est amputé au même niveau) pour proposer une prothèse dont le prix est compris entre 1 500 et 2 000 euros. Salomon a développé une semelle spécialement adaptée à la course en montagne qui se fixe sur ladite lame.

Plus récemment, Salomon a conçu des prothèses pour le ski et le snowboard en tenant compte des besoins spécifiques des athlètes en situation de handicap. La prothèse de snowboard intègre une lame de course à pied, tandis que celle pour le ski recrée le mouvement naturel de la cheville pour faciliter la pratique du ski de piste et du ski de randonnée. Afin de diminuer les coûts de production, ces prothèses ont été conçues pour pouvoir être fabriquées sur les chaînes de production des skis et des snowboards.

La technologie de l'impression 3D permet de réduire fortement les coûts. Dans de nombreux pays à faible revenu, seules 5 à 15 % des personnes nécessitant un appareillage orthopédique, notamment des prothèses, en bénéficient réellement. Dans les zones éloignées et dangereuses, les médecins sont rares et le matériel est coûteux. Des prothèses mal conçues ou mal ajustées peuvent causer des lésions cutanées, des escarres et une fatigue musculaire. C'est pourquoi l'association Handicap International a entrepris de tester la technologie de l'impression 3D pour résoudre ces problèmes. Un petit scanner 3D est utilisé pour créer un moule numérique du membre amputé. Ce moule peut être adapté aux besoins du patient à l'aide d'un logiciel de modélisation numérique avant d'être transmis à une imprimante 3D dédiée afin de créer une emboîture sur mesure. Les prothèses 3D font encore l'objet d'essais mais elles pourraient constituer une alternative aux prothèses traditionnelles dans des zones isolées et sans infrastructures médicales adaptées.

L'utilisation du numérique et de l'impression 3D devrait également faciliter la démocratisation des protections intra-buccales sur mesure.

Plusieurs études ont montré l'intérêt des protections intra-buccales pour réduire les risques de lésion des tissus mous (lèvres) et des dents antérieures maxillaires, les risques de choc inter-arcades et à la base du crâne ainsi que les risques de commotion cérébrale et d'atteinte cervicale.

Le règlement (UE) 2016/425 relatif aux équipements de protection individuelle (EPI) et la norme NF S72-427 spécifient les exigences fonctionnelles, techniques et de sécurité applicables aux protections intra-buccales (PIB), notamment en matière de rétention de la PIB, de recouvrement des dents, d'espace de ventilation, d'épaisseur de la PIB et de performance à l'impact. Les protections intra-buccales sur mesure faites par injection ou par pression positive sont beaucoup plus précises car elles sont adaptées à la morphologie de la bouche.

Par ailleurs, elles sont confortables, durables et offrent une protection optimale quand elles sont confectionnées dans le respect des exigences essentielles de santé et de sécurité. Pourtant, elles ne représentent que 13 % des protections intra-buccales portées157(*), notamment en raison de leur coût (plus de 300 euros), mais également parce que les modalités de fabrication sont plus contraignantes. Jusqu'à trois visites chez le dentiste sont nécessaires : une première fois pour prendre des empreintes, une deuxième fois pour définir la position mandibulaire et une troisième fois pour faire des réglages et récupérer la protection intra-buccale. En outre, le délai de fabrication peut être long.

Afin de réduire la durée et les coûts de fabrication des protections intra-buccales sur mesure, une équipe de chercheurs et de praticiens158(*) a développé une technique de fabrication qui permet, à l'issue de l'enregistrement numérique intra-buccal, de concevoir la protection intra-buccale par ordinateur puis de l'imprimer en 3D. Il est désormais possible de fabriquer une protection intra-buccale sur mesure en moins de trois quarts d'heure et pour moins de 100 euros.

b) L'adaptation des normes aux évolutions technologiques

La prise en compte des évolutions technologiques dans les dispositifs médicaux et les aides techniques est freinée par l'évolution très lente des normes.

Les normes sur les dispositifs médicaux sont indispensables pour garantir la sécurité des patients et des utilisateurs. Elles fixent des critères de qualité que les fabricants doivent respecter, assurant ainsi la fiabilité et la durabilité des dispositifs.

Néanmoins, elles peuvent ralentir l'arrivée sur le marché de dispositifs médicaux innovants.

Les normes garantissent que les dispositifs médicaux, comme les prothèses, sont conçus et fabriqués de manière à minimiser les risques pour les utilisateurs. Leur élaboration est le fruit d'un long processus s'appuyant sur des recherches, des études et des consultations avec des experts et des parties prenantes. Un fois qu'une norme est adoptée, elle a vocation à durer. Les normes mettent donc du temps à s'adapter aux évolutions technologiques.

Par ailleurs, les normes fixent des coefficients de sécurité pour décrire la capacité d'un système à supporter des charges ou des contraintes au-delà de celles auxquelles il est normalement soumis. Si les coefficients de sécurité augmentent la fiabilité des prothèses en réduisant le risque de défaillance, ils peuvent néanmoins les rendre tellement contraignantes pour l'usager qu'elles deviennent inutilisables.

C'est la situation que rencontrent de nombreux sportifs et associations qui souhaitent développer des prothèses pour la pratique sportive de personnes en situation de handicap. Le matériel qu'ils conçoivent doit être abordable et ergonomique, ce qui apparaît bien souvent comme un obstacle au strict respect des normes de sécurité imposées aux dispositifs médicaux. En outre, les risques financiers liés à la certification du matériel comme dispositif médical sont trop importants au regard des bénéfices escomptés sur ce marché de niche. Par conséquent, très peu d'entreprises sont prêtes à investir dans ce secteur.

Comme le faisait remarquer un chercheur de l'Institut de biomécanique humaine Georges-Charpak : « Les snowboarders sont confrontés au dilemme suivant : soit ils utilisent la prothèse allemande qui respecte les normes, mais n'a pas évolué depuis 15 ans et ressemble à un char d'assaut ; soit ils achètent du matériel beaucoup plus performant aux États-Unis qui ne bénéficie pas du certificat CE mais qu'ils vont casser à un moment donné ; soit ils fabriquent leur propre prothèse en sollicitant le soutien technologique de laboratoires de recherche français. Toutefois, cette solution met en porte à faux les instituts de recherche dans la mesure où ils ne peuvent pas garantir la fiabilité à 100 % du matériel, en dépit de l'attention portée à sa solidité. Quelle serait la responsabilité du laboratoire si un utilisateur se blesse ?».

En outre, dans la mesure où la prothèse utilisée ne dispose pas du certificat CE, elle ne peut pas être utilisée dans le cadre d'un appel à projets.

Des entreprises se sont néanmoins créées avec le but de rendre la pratique de sport outdoor accessible à tous, quel que soit le handicap. Ainsi, depuis 30 ans, la société Tessier fabrique du matériel pour les sports de glisse comme les sitwakes ou les sitskis. Toutefois, les produits proposés entrent dans la catégorie d'aides techniques et non de dispositifs médicaux159(*). Ils restent néanmoins très onéreux. Les stations de ski commencent à s'équiper et à louer ces matériels aux sportifs en situation de handicap.

Il est donc important que les appareillages pour la pratique sportive entrent dans la catégorie d'aides techniques pour bénéficier des innovations technologiques auxquelles ils auraient plus de mal à accéder en tant que dispositifs médicaux.


* 149 Partie de la prothèse dans laquelle s'insère le moignon.

* 150 Entreprise française qui fabrique des dispositifs médicaux orthopédiques.

* 151 Le chargement d'une prothèse est l'action de mise en contact entre le moignon et la prothèse via l'emboîture.

* 152 Phase d'appui, phase oscillante et position neutre.

* 153 En phase d'appui, la flexion du genou autorise la dorsiflexion de la cheville, ce qui permet les mouvements de triple flexion du membre inférieur (flexions simultanées de la cheville, du genou et de la hanche) utilisés par les sujets non amputés pour descendre les escaliers ou les pans inclinés et s'asseoir. En phase oscillante, la flexion du genou provoque une dorsiflexion automatique de la cheville permettant d'augmenter la distance entre le pied et le sol afin de limiter les risques de trébuchement.

* 154 Praticien hospitalier en médecine physique de réadaptation à l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches.

* 155 Audition du 19 décembre 2024.

* 156 Actuellement, l'assurance maladie assure une prise en charge forfaitaire de 598 euros pour les fauteuils destinés au sport de loisir.

* 157 World Rugby a imposé le port de protège-dents connectés afin de pouvoir détecter tout fait de jeu à forte accélération que subiraient les joueurs. Néanmoins, une polémique entoure le choix des protège-dents effectué par World Rugby, qui connaîtraient des insuffisances dans leur mission première, qui est de protéger les tissus mous et les dents et de réduire les risques de commotion cérébrale. La Fédération française de rugby a saisi World Rugby sur cette question.

* 158 Sont impliqués dans ce projet l'UMR 1219 BPH Inserm/Université de Bordeaux, le service de médecine physique et de réadaptation ainsi que le service de médecine bucco-dentaire du CHU de Bordeaux, le laboratoire I2M UMR CNRS 5295 Ensam, la plateforme d'analyse du mouvement, Incia, UMR CNRS 5287.

* 159 Les normes relatives aux aides techniques sont moins contraignantes que celles liées aux dispositifs médicaux.

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