C. LE TRANSFERT DES TECHNOLOGIES DU SPORT DE HAUT NIVEAU VERS LE SPORT DE LOISIR
1. L'essor des applications mobiles
Un sondage réalisé par Odoxa en 2019 fait apparaître que quatre Français sur dix utilisent des objets connectés dans le cadre de leurs activités sportives. Grâce aux avancées technologiques, les amateurs de sport ont désormais accès à une multitude d'applications mobiles qui leur permettent de mesurer toutes sortes de paramètres160(*).
L'un des principaux intérêts des applications mobiles pour les sportifs amateurs réside dans la possibilité de suivre leurs performances en temps réel. Grâce à la géolocalisation, des applications comme Strava ou Runkeeper permettent aux utilisateurs de suivre leurs entraînements, que ce soit pour la course à pied ou le cyclisme. Ces plateformes collectent une grande quantité de données telles que la distance parcourue, la vitesse, le temps de course, la fréquence cardiaque, voire la cadence de course ou l'altitude.
Ces informations permettent aux sportifs de mesurer leur progression au fil du temps.
D'autres avancées des nouvelles applications sportives ont été permises par l'intégration de l'intelligence artificielle et des algorithmes d'apprentissage automatique. Ces technologies permettent de créer des programmes d'entraînement personnalisés en fonction du niveau, des objectifs et des préférences de l'utilisateur. L'intelligence artificielle de l'application Freelectics est capable d'évaluer les progrès réalisés et d'adapter continuellement le programme d'entraînement afin d'optimiser les résultats. Cela peut s'avérer très utile pour les pratiquants qui n'ont pas de coach personnel ou qui ne sont pas en mesure de suivre des cours en salle. En intégrant des éléments comme la récupération, la fréquence des séances ou le type d'exercices, l'IA permet de rendre l'entraînement plus efficace.
Les marques d'équipements sportifs investissent également dans la réalisation d'entraînements individualisés. Par exemple, Salomon développe actuellement un algorithme d'entraînement adaptatif intégrant l'analyse de l'historique sportif, des tests de terrain et les réponses à un questionnaire afin de générer un plan d'entraînement individualisé. Ce type de dispositif est directement inspiré de l'approche scientifique du sport de haut niveau et illustre le phénomène actuel de transfert technologique vers le grand public.
L'aspect sanitaire est également un axe fondamental des applications mobiles pour sportifs. En plus du suivi des performances, plusieurs applications s'intéressent à la santé générale, avec des informations sur le stress, la respiration, le « body battery »161(*), la nutrition. Des applications comme MyfitnessPal ou Yazio permettent aux utilisateurs de suivre leur alimentation et de gérer leur apport calorique en scannant les produits alimentaires et en calculant la valeur nutritionnelle de leurs repas. Ces outils visent les personnes souhaitant atteindre des objectifs spécifiques, comme la prise de masse musculaire ou la perte de poids.
Certaines applications vont encore plus loin en intégrant des conseils sur la gestion du sommeil. Par exemple, l'application Sleep Cycle aide à analyser les cycles de sommeil, élément clé pour faciliter la récupération et améliorer les performances sportives.
L'un des principaux défis pour beaucoup de sportifs amateurs reste la motivation. Les applications ont donc développé des fonctionnalités sociales qui permettent aux utilisateurs de rester connectés et de se stimuler mutuellement. Des plateformes comme Strava ou Zwift, une application pour les cyclistes et les coureurs en intérieur, offrent la possibilité de rejoindre des groupes virtuels, de participer à des défis communautaires ou encore de suivre les performances d'autres utilisateurs.
Les réseaux sociaux de sport créent des environnements dans lesquels les utilisateurs se motivent et s'encouragent les uns les autres. Cela renforce la dimension sociale du sport tout en rendant la pratique plus agréable. Les challenges virtuels organisés par les applications, comme des courses ou des parcours de groupe, ont pour objectif d'inciter les utilisateurs à se dépasser, en offrant un aspect ludique et compétitif.
De plus en plus d'applications exploitent le côté ludique pour rendre le sport plus engageant. Zwift entend transformer l'expérience du cyclisme et de la course en intérieur en un véritable jeu vidéo. Les utilisateurs pédalent ou courent sur les parcours virtuels et peuvent interagir avec d'autres sportifs du monde entier. La pratique devient plus attractive et offre une sensation d'immersion souvent plus motivante que la séance d'entraînement traditionnelle.
D'autres applications, comme Nike Run Club, offrent également des niveaux, des défis à relever ou des classements en ligne, apportant une dimension de jeu et de compétition. Cela donne aux utilisateurs un objectif complémentaire de la simple performance physique, ce qui peut rendre la pratique sportive plus attrayante, en particulier pour ceux qui sont réticents à l'exercice.
La course à pied et le cyclisme ne sont pas les seules disciplines à bénéficier d'applications mobiles. Des protège-tibias connectés apparaissent désormais de plus en plus dans le football amateur, ou encore des capteurs insérés dans les chaussettes, pouvant afficher la distance parcourue, le nombre de touches de balles, la force de frappe ou encore les déplacements. Au tennis, des capteurs de mouvement installés à l'extrémité du manche de la raquette permettent de mesurer la vitesse et la rotation des balles, l'endroit de leur impact sur la raquette, le nombre d'échanges. Il est également possible d'analyser son jeu avec différents schémas et graphes, notamment la force de frappe, le type de frappe et les zones de frappe.
Les montres cardio GPS intègrent des algorithmes de mesure de natation en piscine. En plus de mesurer les longueurs, et donc l'allure et la distance, la plupart d'entre elles détectent le style de nage, comptent le nombre de mouvements par longueur et donc la cadence. Elles déterminent également le score SWOLF : cet indicateur d'efficacité prend en compte le temps pour effectuer une longueur et le met en rapport avec le nombre de mouvements.
2. Des équipements de pointe au service du sport de loisir
Compte tenu de la taille du marché que représente le sport de loisir par rapport au sport de haut niveau ainsi que de l'intérêt grandissant des sportifs amateurs à bénéficier d'un matériel performant, de nombreuses entreprises investissent dans des programmes de recherche afin de faire profiter tous les usagers, amateurs comme professionnels, de ces avancées technologiques.
Decathlon a ainsi développé son SportsLab, un immense laboratoire de près de 80 000 mètres carrés, entièrement dédié au sport. Des chercheurs en biomécanique, en physiologie, en psychologie, en orthopédie ainsi qu'en ergonomie y étudient le corps humain et ses interactions avec les équipements. Des collaborations sont nouées avec des sportifs professionnels afin de perfectionner et optimiser les équipements proposés par l'entreprise. Le SportsLab dispose d'ateliers de prototypage, d'une usine d'assemblage et d'un laboratoire pour réaliser les tests mécaniques. Ces travaux ont permis de mettre à disposition du grand public des équipements comme des brassières de sport plus adaptées pour les sportives, des vélos pour enfants dont les freins sont conçus pour faciliter l'apprentissage du freinage, des vélos de course intégrant les mêmes technologies que les modèles professionnels développés pour l'équipe AG2R ou encore des modèles de chaussures particulièrement performants (utilisés notamment par Jimmy Gressier pour battre le record d'Europe sur 5 km en 2025).
Au-delà du sport amateur, les avancées technologiques dans le sport de haut niveau peuvent avoir un impact sur la vie quotidienne du grand public.
Ainsi, les voitures bénéficient des innovations technologiques issues du sport automobile, qu'il s'agisse des systèmes de freinage, des systèmes de sécurité, des suspensions, des boîtes de vitesses ou encore du choix des matériaux. En effet, la performance des écuries automobiles repose en grande partie sur le développement de prototypes toujours plus performants. Afin de rentabiliser ces investissements, les constructeurs automobiles ont donc intérêt à diffuser les innovations technologiques développées pour les voitures de course ou de rallye sur les véhicules du quotidien, qui représentent un marché bien plus large.
3. L'impact des objets connectés : vers une nouvelle forme de pratique de l'activité physique ?
Cet accès facilité du grand public aux objets connectés et aux données transforme profondément la manière de faire du sport et devient une source de motivation en elle-même pour les utilisateurs. Il y a un effet d'émulation dans le fait de pouvoir mesurer sa progression d'une semaine à l'autre, de se fixer des objectifs ou encore de comparer ses performances à celles des autres. Le sport, pour certains, ne repose plus uniquement sur le plaisir et la satisfaction personnelle que l'on retire de l'activité elle-même, mais sur des éléments extérieurs comme les récompenses et la reconnaissance sociale.
Certains auteurs parlent en ce sens de « gamification », entendu comme un processus appliquant des mécaniques du jeu (points, badges, défis, classements, etc.) dans des contextes non ludiques pour motiver les personnes, voire modifier leur comportement162(*). Ainsi, dans les applications pour smartphone, la gamification prend la forme d'octroi de titres, de trophées ou de récompenses aux utilisateurs les plus performants et assidus. Le sport ou d'autres activités demandant des efforts deviennent plus attractifs, et peuvent être perçus comme une compétition, un défi à relever pour gagner.
Les pratiques de « mesure de soi » (ou « quantified self »163(*)) s'appliquent aussi au sport. Certains auteurs parlent de « self tracking »164(*). À travers les objets connectés, les utilisateurs sont de plus en plus tournés vers une mise en données quantitatives de leur personne, avec notamment la trace de leurs résultats sportifs.
Plusieurs études ont étudié l'impact des objets connectés sur un engagement durable dans l'activité physique. Les résultats sont assez contrastés. Certaines études165(*) mettent en évidence une motivation accrue à pratiquer une activité physique via l'utilisation d'applications, d'autres ne constatent pas de différence entre les groupes utilisant des applications et ceux qui suivent une routine sportive sans elles.
Une étude166(*) sur l'utilité des applications de fitness afin de motiver les personnes à maintenir leur activité physique a conclu aux résultats suivants : l'utilisation des applications de fitness répond aux besoins psychologiques des participants en favorisant des émotions de compétence, d'autonomie et d'appartenance. Ces applications facilitent le suivi des progrès, permettent de se lancer des défis et de se mesurer à d'autres sportifs, ce qui motive les participants à maintenir leurs comportements d'exercice.
L'usage de nouvelles technologies par le grand public est en expansion mais seul un nombre limité d'outils est utilisé. Ainsi, parmi les coureurs connectés167(*), 73 % se servent de smartphones, 73 % de montres connectées, mais seulement 7 % de cardiofréquencemètres, 3,7 % de bracelets et 1,4 % de vêtements, chaussures et lunettes connectés.
Leur diffusion est socialement différenciée168(*) : les hommes, les urbains, les diplômés de l'enseignement supérieur et les cadres ayant des revenus supérieurs à la moyenne, les actifs en bonne santé pratiquant une activité physique régulière et dont l'âge est compris entre 30 et 49 ans sont surreprésentés.
On constate également des usages genrés des applications numériques. Une étude169(*) consacrée aux relations entre les femmes pratiquant la course à pied et les objets connectés montre que les femmes se contentent de mesures assez simples (temps et distance) et font peu appel aux fonctionnalités avancées des objets connectés telles que le dénivelé ou la trace GPS.
Elles privilégient la consultation des données en temps réel et s'investissent peu dans l'étude a posteriori des données recueillies. Par ailleurs, elles peuvent se passer des objets connectés dans leur entraînement beaucoup plus facilement que les hommes. Parmi les raisons qu'elles évoquent pour l'utilisation du smartphone, figurent l'appui motivationnel, mais également le sentiment de sécurité qu'il procure et la possibilité d'être jointes à tout moment pour des questions domestiques et éducatives.
Elles envisagent l'usage d'objets connectés pour l'amélioration de leur forme plus que pour l'affichage de performances. Aussi, elles utilisent peu les fonctions visant à partager et comparer les performances. Enfin, elles utilisent moins que les hommes les fonctions destinées à quantifier le nombre de calories brûlées et à définir des programmes d'entraînement pour perdre du poids. Ce constat pourrait s'expliquer par le fait que les coureuses sont en moyenne plus minces que les coureurs.
L'usage des applications peut parfois conduire à des dérives. Certains sportifs les ont tellement intériorisées qu'ils évoquent frustration et déception dès que leur activité n'est pas enregistrée et peuvent même renoncer à une séance d'activité physique en l'absence de possibilité de produire des données. Des utilisateurs déclarent aussi s'ennuyer en l'absence de récompenses ou être anxieux à l'idée de pratiquer sans connexion. En effet, la satisfaction procurée par les indicateurs de performance tend parfois à prendre le pas sur la dimension subjective de l'activité (sensations éprouvées, ressenti corporel). L'utilisation des applications peut accentuer l'obsession de la performance et susciter de l'anxiété.
Par ailleurs, le devenir des données personnelles récoltées par les applications soulève de nombreuses interrogations. Les sportifs utilisent en très grande majorité les versions gratuites des applications. Les entreprises qui les développent se rémunèrent donc en cédant les données qu'elles récoltent, notamment pour générer des publicités ciblées.
Le site internet Pixel de Tracking a publié le 31 mai 2020 une étude qui dresse la liste des données personnelles collectées par les applications Runkeeper d'Asics et Runstatic d'Adidas, mais également la liste et le profil des tiers qui reçoivent ces données.
Elle a montré que Runkeeper utilise plusieurs outils : Firebase qui permet l'hébergement et le développement d'applications mobiles, l'envoi de notifications et de publicités, la remontée des erreurs et des clics effectués dans l'application ; Iterable, une société de marketing mobile permettant à Runkeeper de « segmenter » ses utilisateurs pour ensuite mieux les cibler via des notifications, des messages in-App, des SMS ou des mails personnalisés ; Appsflyer qui permet à Runkeeper de savoir quelles campagnes publicitaires ont déclenché l'installation de l'application ; Ampliture, un outil permettant d'analyser en détail le comportement de l'utilisateur sur l'application. Grâce à celui-ci sont tracés chaque écran vu, le nombre de pas, la durée de l'activité, mais également le nombre d'amis sur l'application, le modèle de smartphone, l'opérateur mobile, les marques de chaussures utilisées, etc. Runkeeper utilise également Google Ad Manager pour diffuser de la publicité en lui transmettant les informations suivantes : sexe, tranche d'âge, information sur la course la plus longue, sur la moyenne des courses, sur le nombre de courses, si l'utilisateur a déjà fait du vélo, de la randonnée, etc.
Dans l'application Runstatic, les données collectées concernent l'identité, la localisation, les tailles et les pointures, les achats, le profil de l'utilisateur et des informations sur son comportement, sa communauté d'amis, ses activités, ses préférences, son inscription par le biais de Google ou Facebook, sa liste d'amis Facebook, et des informations concernant les activités d'entraînement importées à partir des comptes connectés. Ces informations sont transmises à Google et Facebook, à Adjust, une société de marketing mobile spécialisée dans l'attribution de campagnes publicitaires, à Amarsys, société de data marketing permettant à Runstatic de profiler ses utilisateurs de manière extensive pour leur envoyer des publicités ciblées.
* 160 Benhdia Yanis, « Les Nouvelles applications mobiles pour les amateurs de sport », Stratégiedigitalesport.com.
* 161 La jauge d'énergie « Body battery » dans l'application Garmin Connect est une fonction qui utilise la variabilité de fréquence cardiaque, le niveau de stress et l'activité pour estimer les réserves d'énergie de l'utilisateur durant la journée.
* 162 Sebastian Deterding et al., « From Game Design Elements to Gamefulness: Defining “Gamification” », Proceedings of the 15th International Academic MindTrek Conference: Envisioning Future Media Environments, ACM, 2011.
* 163 Minna Ruckenstein et Mika Pantzar, « Beyond the Quantified Self: Thematic Exploration of a Dataistic Paradigm », New Media & Society, vol. 19, no 3, mars 2017. La mesure de soi ou « quantified self » est un ensemble de pratiques qui consistent à analyser sa capacité physique ou son mode de vie : poids, tension, calories consommées, nombre de pas dans la journée, rythme cardiaque, etc. L'objectif est d'améliorer sa santé et son bien-être.
* 164 Éric Dagiral, Christian Licoppe, Anne-Sylvie Pharabod, « Quantified Self », Réseaux. Communication - technologie - société, n° 216, 2019.
* 165 Evé Southcott and Julius Jooste, « Unveiling the Impact of Mobile Fitness Applications on Motivational Orientation in Sustaining Exercise Behaviors: A Qualitative Investigation », Physical Culture and Sport. Studies and Research, 103, 2024.
* 166 Evé Southcott and Julius Jooste, 2024, étude précitée.
* 167 Bénédicte Vignal, Guillaume Routier, Brice Lefèvre, Bastien Soulé, « Courir et mesurer autrement : le recours aux objets connectés par les pratiquantes de la course à pied », Loisir et Société/Society and Leisure, 2022, pp.1-24.
* 168 Cf. enquêtes menées par BVA (2023), le Credoc (2022) et Emmanuel Dagiral et ses collaborateurs (2019).
* 169 B. Vignal, G. Routier, B. Lefèvre et B. Soulé, « Courir et mesurer autrement : le recours aux objets connectés par les pratiquantes de la course à pied », Loisir et Société, 45(3), 482-505, 2022.