Origines et différentes expressions contemporaines des mouvements masculinistes à travers le monde

Table ronde animée par Laurence Rossignol,
vice-présidente de la délégation

Merci, madame la présidente, pour cette introduction.

Je souhaiterais d'abord formuler une remarque liminaire : nous sommes la première institution publique à nous saisir de la question des mouvements masculinistes. Une fois encore, la délégation aux droits des femmes se montre précurseure, comme elle l'avait déjà été en publiant le premier rapport consacré à l'industrie pornographique, un travail dont nous pouvons aujourd'hui mesurer l'impact et l'impulsion qu'il a donné aux politiques publiques. Notre première séquence a pour but de dresser un panorama des différentes expressions contemporaines des mouvements masculinistes à travers le monde, et de revenir sur les origines et les dynamiques de structuration des mouvements masculinistes.

Pour comprendre comment le masculinisme est devenu un phénomène sociétal d'ampleur, il faut d'abord en connaître les racines historiques et analyser comment ces courants se sont transformés.

Le terme masculinisme, qu'il sera intéressant de distinguer de la misogynie et du machisme, émergent aujourd'hui dans le débat public, mais rares sont les classifications ou définitions qui parviennent à appréhender l'ensemble des champs d'actions de ces mouvements.

Or, cette pluralité est au coeur de notre réflexion aujourd'hui, car les formes que prennent ces mouvements sont multiples, ce qui complexifie la compréhension que nous en avons. On trouve ainsi les MGTOW (« Men Going Their Own Way »), les Incels (célibataires involontaires), les « tradwives », et bien d'autres encore. Autant de groupes différents, qui partagent des références communes, mais qui s'organisent et s'expriment selon des logiques très variées.

Ces mouvements aux ramifications nombreuses ont trouvé un écho important dans les espaces numériques, au premier rang desquels les réseaux sociaux, notamment auprès des jeunes. Ils disposent aussi de moyens financiers qui leur permettent de développer des stratégies d'influence, voire d'infiltration, dans les champs politiques et médiatiques.

Il s'agit d'ailleurs d'un constat général : les opposants aux droits des femmes disposent de moyens financiers bien plus importants que ceux dévolus aux structures qui oeuvrent à leur défense et à leur promotion. Dans l'espace numérique, comme cela a été rappelé par la présidente, ils ont pleinement tiré parti de la visibilité offerte par les plateformes en ligne, un véritable « far west » où leurs discours circulent librement et touchent un public souvent jeune, en quête de repères ou parfois vulnérable.

Le masculinisme peut alors devenir un business très rentable pour certains influenceurs, devenus de véritables entrepreneurs de la haine des femmes, à travers la monétisation des contenus, la vente de pseudo-formations ou encore l'accès à des groupes privés. Nous en aurons d'ailleurs une présentation particulièrement éclairante avec des extraits du documentaire du journaliste Pierre Gault.

Autre élément essentiel : ces milieux de radicalisation, en ligne ou hors ligne, sont marqués par un fort caractère transnational. Les financements croisés avec les organisations anti-droits contribuent au « backlash » mondial que nous observons aujourd'hui.

Ce caractère transnational nous amène à un dernier point, particulièrement préoccupant : la convergence croissante entre certains discours masculinistes et des partis ou leaders nationalistes, populistes ou conservateurs. Aux États-Unis, par exemple, le slogan « My body, my choice » né après #MeToo a été détourné en « Your body, my choice », ce qui illustre clairement la menace qui pèse sur les droits des femmes. On observe aussi des dynamiques similaires dans de nombreux pays, tels que la Corée du Sud, ou l'Inde où l'on constate une montée des réseaux masculinistes qui promeuvent des législations anti-égalitaires.

Ces exemples montrent que la montée du masculinisme n'est ni marginale ni circonscrite à l'Europe et aux États-Unis. Il s'agit d'un phénomène mondial, plus organisé, plus financé et plus structuré qu'il n'y paraît, même si ses expressions varient selon les contextes nationaux.

Afin d'approfondir ces différents sujets, je souhaite la bienvenue aux quatre participants à cette première table ronde.

• Christine Bard, professeure d'histoire contemporaine à l'Université d'Angers,

• Cécile Simmons, chercheuse sur le masculinisme,

• Pierre Gault, journaliste, réalisateur du documentaire Mascus, les hommes qui détestent les femmes, diffusé sur France Télévisions en avril 2024,

• Jeanne Hefez, conseillère en plaidoyer pour l'ONG IPAS, dont les travaux mettent en lumière l'exportation des mouvements anti-choix à l'international.

Je laisse dans un premier temps la parole à l'historienne Christine Bard pour une mise en perspective historique des mouvements anti-féministes et masculinistes.

INTERVENTION DE CHRISTINE BARD,
PROFESSEURE D'HISTOIRE CONTEMPORAINE À L'UNIVERSITÉ D'ANGERS

L'usage du terme masculinisme se répand depuis quelques années. Que recouvre-t-il ? Et en quoi diffère-t-il de l'antiféminisme ?

Vingt ans après un premier colloque, Un siècle d'antiféminisme, un autre colloque, toujours à l'Université d'Angers, a affiché les deux termes, au pluriel : Antiféminismes et masculinismes d'hier et d'aujourd'hui. Les Presses universitaires de France viennent de rééditer l'ensemble actualisé et enrichi. J'interviens ici en fondant mon propos sur mes propres recherches mais aussi sur des travaux collectifs, souvent interdisciplinaires, sur ce livre précisément, que j'ai codirigé avec Francis Dupuis-Déri et Mélissa Blais, et sur la thèse de Denis Carlier sur le masculinisme (2025) que j'ai codirigée avec Francis Dupuis-Déri.

Commençons par l'histoire de ces mots. Féminisme et masculinisme sont des mots contemporains issus du registre médical.

Le féminisme désigne une pathologie : la présence de caractères sexuels secondaires féminins chez un sujet masculin. Le mot figure en 1867 dans un dictionnaire de médecine pratique puis dans une thèse de médecine, Du féminisme et de l'infantilisme chez les tuberculeux.

Dix ans plus tard, en 1877, le terme masculinisme apparaît dans la presse médicale pour désigner la présence de caractères sexuels secondaires considérés masculins chez un sujet féminin.

Ces mots vont vite prendre un sens politique. L'écrivain Alexandre Dumas-fils pense former en 1872 un néologisme en désignant comme féministes les partisans de l'égalité des sexes, qu'il considère comme des fous niant la différence des sexes.

Quant au masculinisme, il est employé au sens de masculinisation ou de déféminisation, notamment par des psychologues. Le masculinisme serait la névrose des féministes accusées de vouloir ressembler aux hommes. Une coupe de cheveux à la garçonne, ou un choix d'étude non conventionnel peuvent être qualifiés de masculinistes.

Ces mots désignant des pathologies du genre s'inscrivent dans un contexte d'essor du mouvement pour les droits des femmes.

La militante Hubertine Auclert parvient à retourner le stigmate en nommant féministe la lutte pour les droits des femmes, en 1882. Et la même année, elle nomme masculinisme l'égoïsme masculin qui pousse les hommes à agir en défense de leur intérêt particulier.

Le sens actuel de contre-mouvement antiféministe apparaît déjà dans des textes de politique-fiction. Imaginer les hommes se battre pour retrouver leur pouvoir perdu : le sujet prête alors à rire.

Mais c'est le substantif antiféminisme qui s'impose dans les années 1890 comme antonyme de féminisme, masculinisme restant périphérique. L'opposition en mots et en actes à l'émancipation des femmes : c'est la définition que je proposerai pour l'antiféminisme. Il traverse les clivages politiques classiques, même si son ancrage réactionnaire est essentiel. L'antiféminisme ne s'étiquette pas toujours comme tel. Il se prétend parfois féministe. Ruse, flou et brouillage sont des stratégies payantes. Il existe des antiféminismes masqués, grimés en discours philogynes, voire féministes, notamment dans les années 1900.

L'histoire lexicale ne s'arrête pas là. Les années 1970 sont inventives et lancent des néologismes qui font concurrence à antiféminisme et à masculinisme comme sexisme, phallocratie, machisme... Masculinisme est si peu utilisé qu'il est perçu à l'époque du MLF comme un néologisme : il désigne la défense du pouvoir masculin pour Françoise d'Eaubonne, et s'approche de l'androcentrisme pour Michèle Le Doeuff. Il a même été envisagé dans les années 1990 d'en faire le désignant du mouvement des hommes proféministes, qui ignoraient toute cette histoire.

Les définitions, depuis l'essor des études sur le genre, varient. Retenons celle qui semble s'être imposée : celle de contre-mouvement centré sur la victimisation des hommes. Contrairement à antiféminisme, le mot masculinisme renvoie clairement à l'identité masculine comme porteuse de valeurs viriles, mais aussi aux hommes comme clientèle ou communauté à défendre.

L'utilisation est en hausse depuis 2013 en France, non sans lien avec le film de Patric Jean qui, dans La Domination masculine, a montré des formes d'antiféminisme masculiniste québécois qui n'étaient pas connus en France. L'instabilité notionnelle s'atténue depuis quelques années. Comme « condition masculine », proposé en miroir de « condition féminine », masculinisme est symétrisé avec le féminisme. Le mot désigne un courant, voire un mouvement, défendant les droits des hommes dans une société décrite comme féminisée et dominée par les femmes.

Après les mots, passons aux discours. Les masculinistes d'aujourd'hui adoptent des argumentaires qui existent de longue date sur le continuum de l'opposition à l'égalité, des conservateurs jusqu'à l'ultradroite. Ce qui les rassemble philosophiquement est une conception naturaliste et essentialiste de la différence des sexes qui justifie l'ordre inégalitaire et la soumission féminine à l'autorité masculine. D'où la détestation particulière vouée à l'étude sociologique et historique de cet ordre patriarcal que l'on retrouve aujourd'hui dans la critique des études de genre renommées wokisme. Une détestation ancienne dont ont été victimes jadis les « femmes savantes », les « précieuses ridicules », des « bas bleus », des « cervelines »... Le pouvoir émancipateur de la lecture, de l'étude et de la recherche doit être combattu ! Le revanchisme à l'égard de la réussite scolaire des filles ainsi que l'hostilité à l'égard de comportements culturels devenus massivement féminins et perçus comme dévirilisants (comme la visite des musées ou la pratique de la danse) sont des dimensions non négligeables du masculinisme.

Les masculinistes s'opposent aux droits des femmes. À tous les droits des femmes. L'égalité civile, le partage de l'autorité parentale, et même le droit de vote sont actuellement remis en cause par des masculinistes trumpistes : l'enjeu est une restauration de l'autorité des hommes sur les femmes dans tous les domaines. L'amplitude de cette remise en cause des droits des femmes est inédite. Elle inclut bien sûr le plus fragile des droits : les droits reproductifs. La position dite prolife se combine avec des agendas natalistes, familialistes, populationnistes. Le réarmement démographique coïncide toujours avec la régression des droits des femmes.

L'imaginaire sexuel de l'idéologie masculiniste doit aussi retenir l'attention. Hétérocentré, homophobe, viriliste, il est formaté par la pornographie et une culture du viol dont nous mesurons mieux aujourd'hui la banalité. Le droit au viol, la décrédibilisation de la parole des victimes font partie du discours masculiniste. Il n'est pas exagéré de relier masculinisme militant et féminicide, comme l'a montré en France l'affaire Philétas en 2023. On observe en ce moment l'extension sémantique du mot masculinisme pour rendre compte des violences masculines requalifiées comme masculinistes, c'est sans doute une façon de souligner les enjeux de pouvoir et la dimension politique d'actes longtemps considérés comme des faits divers.

Si l'antiféminisme n'est pas nécessairement misogyne, le masculinisme l'est. Il propage la haine des femmes et du féminin, synonymes de faiblesse, ou au contraire de toute puissance. Dans les fantasmes de transhumanisme, de vie éternelle, d'eugénisme, le féminin est plus que jamais du côté de la nature, de la finitude. Cette haine inclut la haine du flou dans le genre, du queer, et de tout ce qui dévirilise les hommes. Le sens initial du mot - la pathologie - n'a pas disparu.

Si le masculinisme vise les femmes et les masculinités déviantes par rapport à leur norme, il s'acharne en particulier sur certaines femmes en faisant converger différentes stigmatisations. Je nomme intersectionnalité des haines ce point de rencontre. Historiquement, il concerne massivement les femmes colonisées, les étrangères, les femmes juives, les femmes appartenant à des minorités religieuses, sexuelles, de genre...

C'est à travers l'objet de haine, altérisé, méprisé, violenté que se dessine le suprémacisme masculin hétérosexuel cisgenre, blanc et chrétien...

Pendant longtemps, le masculinisme n'a pas constitué un mouvement en France. L'antiféminisme était diffus et le droit protégeait les privilèges masculins. L'antiféminisme allait de soi dans les mouvements conservateurs et réactionnaires mixtes et féminins à l'époque de la première vague féministe. La France n'a pas connu d'organisations dédiées uniquement à la lutte antisuffragiste. L'influence de l'Église catholique était déterminante. L'antiféminisme était un peu partout : blagues de comptoir, caricatures, discours politiques, romans, théâtre, films, oeuvres savantes et publications pour la jeunesse.

L'évolution des moeurs et des lois entre les années 1960 et 1980 change la donne. En 1969, l'affaire du forcené de Cestas, ayant tué 2 de ses enfants et un gendarme avant de se suicider est un point d'origine : on compatit alors avec le meurtrier bouleversé par son divorce. En 1970, est fondée une première association pour la défense des intérêts des divorcés hommes. Puis un Mouvement de la condition masculine et paternelle se forme, prenant deux voies : la défense de la condition masculine, dans une perspective antiféministe, et la défense de la condition paternelle, au nom de l'intérêt des enfants et du modèle familial traditionnel. La victimisation des hommes et l'accusation portée contre la féminisation de la justice annoncent le masculinisme d'aujourd'hui.

Contre les droits reproductifs, le combat continue, encouragé de fait par l'Église catholique qui n'a pas bougé sur la contraception et l'avortement et qui prend un tournant plus conservateur en rupture avec le progressisme de Vatican II. En 2012-2013, c'est la manif pour tous qui déploie sa contre-offensive contre les droits LGBT annonçant déjà son agenda anti-transidentité.

Les courants masculinistes contemporains ne revendiquent pas cette filiation. L'anthropologue Mélanie Gourarier propose de désigner ainsi : « tout groupe organisé autour de la défense de la "cause des hommes" dans une confrontation/rivalité avec le féminisme et les femmes ». Cela inclut un masculinisme associatif et un masculinisme en ligne, la manosphère. Cette mouvance est hétérogène : elle compte des mouvements religieux conservateurs, certaines communautés du jeu vidéo, la communauté de la séduction, les séparatistes, les « abstinents involontaires » (incels) animés par un ressentiment misogyne. Le masculinisme associatif rassemble aujourd'hui quelques milliers d'adhérents. Aurélie Fillod-Chabaud a compté 141 associations enregistrées au Journal officiel entre 1996 et 2013. De quoi former des militants.

La manosphère diffuse plus largement, et séduit actuellement de très jeunes hommes, faciles à manipuler alors qu'ils traversent un moment particulièrement insécure de leur existence. Ils se trouvent reliés à des « communautés » misogynes et adoptent des comportements de harcèlement. Sur fond de déclinisme pour les plus âgés, de nihilisme pour les plus jeunes, fascinés par le suicide et les tueries de masse.

Il n'est pas pertinent d'analyser l'essor masculiniste comme une « crise de la masculinité ». Avec Francis Dupuis-Déri, je souligne l'inadéquation de cette notion tant la crise est permanente, mais aussi parce que c'est souvent une façon de reprocher au féminisme d'être allé « trop loin ».

J'insisterai sur les deux faces du masculinisme : d'une part, un masculinisme victimisant les hommes en inversant le rapport de domination, donnant l'image d'une masculinité défaite, malheureuse, frustrée et avide de revanche, d'autre part, un masculinisme viriliste, offensif, nourri par divers fondamentalismes religieux.

Enfin, n'oublions pas les femmes qui apportent leur soutien à cette cause, antiféministes et pro-masculinistes, acceptant toutes les remises en cause des droits acquis, y compris le renoncement à leur citoyenneté au profit du vote familial, avec, tout de même, une différence : elles font moins usage de la misogynie que les hommes et n'ont pas les mêmes raisons d'agir. L'antiféminisme féminin est un phénomène ancien et mieux étudié aujourd'hui. Les alliées femmes apportent bien sûr une précieuse légitimité au masculinisme.

Pour conclure, il y a donc une permanence des discours opposés à l'émancipation des femmes et à l'égalité des genres, pour autant, les contextes vont leur donner plus ou moins d'intensité. Les moments de crise sont propices au backlash. On pense à la crise économique, politique, sociale, internationale des années 1930 et au rôle des guerres en amont et en aval, on pense aussi aux années 1980, les années Reagan sur fond de mutations économiques et sociales qui ont inspiré en 1991 à la journaliste états-unienne Susan Faludi son essai, « backlash », popularisant la notion de retour de bâton. Sommes-nous dans un backlash ? Oui, au niveau mondial, sans conteste, dans un contexte anxiogène qui réunit tous les dangers.

L'équilibre des forces doit toutefois être regardé de près. Le féminisme au sens le plus inclusif intégrant les luttes LGBT n'a jamais été aussi puissant. Le féminisme d'État existe depuis plusieurs décennies. La troisième vague est en cours, stimulée par l'onde de choc de #Metoo. Mais, avec un léger décalage, la riposte s'organise, d'autant plus sérieusement que le contexte s'y prête et que nous sommes loin de la parité en politique. L'essor des populismes fascistes donne des possibilités concrètes de réalisation du backlash. Pour le féminisme, la bataille semble perdue dans certains pays, mais la guerre continue.

Je fais miens les mots de Françoise Héritier et de Michelle Perrot : une révolution anthropologique est en cours, c'est celle de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la liberté de disposer de son corps et de la déconstruction du genre formaté par le patriarcat. Cette révolution n'est pas linéaire. Le backlash, s'il devait triompher en France, ne serait qu'un nouveau mouvement de recul. Il serait confronté à des résistances déterminées.

Pour résumer, et clarifier les termes, représentons-nous un triangle dont la base serait la société patriarcale, le fond sexiste de l'organisation sociale. Couche supérieure, la misogynie culturelle qui prospère dans ce type de société. Au-dessus, l'antiféminisme, nécessaire quand une dynamique collective d'émancipation apparaît. Le masculinisme est la dernière couche, la partie la plus émergée de cet iceberg de la domination masculine, et il paraît difficile de le contrer sans remettre en cause ses fondements culturels et sociaux, c'est-à-dire l'édifice tout entier.

INTERVENTION DE CÉCILE SIMMONS,
CHERCHEUSE SUR LE MASCULINISME

Ma prise de parole se concentrera sur la façon dont le féminisme a évolué sur les réseaux sociaux, puisque c'est ce sur quoi mes recherches portent, et sur l'impact de ces évolutions sur la lutte contre la radicalisation et les violences faites aux femmes.

Le masculinisme, comme l'a souligné Christine Bard, n'est pas nouveau et a une longue histoire idéologique et militante. Au cours des dernières années néanmoins, il s'est répandu de manière rapide et ses idées se sont diffusées sur les réseaux sociaux. Les dynamiques qui sous-tendent cette diffusion doivent être prises en compte pour informer les réponses politiques, technologiques et éducatives qui s'imposent.

Il est important de souligner à quel point le paysage numérique du masculinisme a changé. Il y a encore une quinzaine d'années, au début des années 2010, quand les communautés de la manosphère contemporaine ont commencé à se structurer, nous pouvions cartographier le masculinisme en ligne. Nous pouvions nommer et compter les sites, les groupes, les forums sur lesquels ces idées se diffusaient et délimiter assez facilement les contours de la manosphère, car nous en connaissions les sous-groupes : les incels, les MGTOW, les pick-up artists, les men's rights activists.

Aujourd'hui, ces groupes existent toujours, mais ils ont été dépassés par un écosystème masculiniste beaucoup plus large. Il n'est plus vraiment possible de cartographier le masculinisme ou de le délimiter, parce que ses idées sont partout en ligne. Elles sont portées par des influenceurs qui proposent une grille de lecture de la société dans laquelle les hommes seraient structurellement désavantagés et qui offrent des solutions à cette analyse. L'essor des influenceurs au cours des dix dernières années a vraiment transformé ce paysage, dans une logique qui se perpétue, puisque leur succès suggère que les logiques commerciales des plateformes les favorisent. Il n'est donc pas surprenant que nous en ayons de plus en plus.

Il faut aussi souligner l'héritage de la pandémie, qui a joué un rôle clé dans la diffusion de discours complotistes et extrémistes auxquels le masculinisme est lié, et dans la diffusion plus générale de pensées anti-système qui sont au coeur de la pensée masculiniste, notamment de l'idée clé du « red pill ».

Les masculinistes prétendent révéler une réalité cachée. Comme l'ont montré de nombreuses études, il faut aujourd'hui moins d'une demi-heure à un adolescent pour tomber sur des contenus masculinistes en ligne. Une fois que l'on commence à cliquer sur ces contenus, souvent grand public, c'est un véritable déluge et l'on s'en voit proposer de plus en plus.

Il existe des versions de plus en plus extrêmes du masculinisme. Les contenus algorithmiques sont de plus en plus nombreux : que l'on cherche des contenus sur le sport, la politique, des contenus généralistes ou des conseils en nutrition, quand on est un jeune homme en ligne, tous les chemins semblent mener au masculinisme.

Les idées masculinistes ont aussi été amplifiées par des podcasts généralistes dont l'audience dépasse très largement celle des médias traditionnels. Le masculinisme est également au coeur des nouveaux horizons technologiques. Alors que les intelligences artificielles génératives envahissent nos fils d'actualité, elles propagent des contenus masculinistes. À ce titre, dans le cadre d'un rapport à paraître, mes collègues et moi-même avons démontré, notamment en Pologne où ces contenus se propagent rapidement, qu'une partie considérable d'entre eux est générée par l'intelligence artificielle.

Le langage du masculinisme est devenu celui de la culture Internet. Des termes comme « mâle alpha » ou « sigma male » sont utilisés par les adolescents, en tout cas dans les pays anglo-saxons, qui manient donc très bien ce langage. On observe également que des contenus antiféministes sont de plus en plus proposés aux jeunes filles, comme en témoigne l'essor d'un mouvement comme les « Tradwives », dont on minore parfois l'importance. Cette diffusion témoigne, certes, d'une dilution potentielle, mais aussi d'une exposition plus large des hommes et des femmes à ces idées et, par conséquent, de points d'entrée multiples.

Cette table ronde ayant aussi vocation à réfléchir à des solutions, il faut reconnaître à quel point l'exposition des hommes a été massive et admettre qu'ils ont déjà été exposés à ces idées, ce qui ne signifie pas qu'on ne peut pas y être résilient. Il ne faut pas non plus se méprendre sur ces points d'entrée. Le débat public s'est concentré ces dernières années sur les communautés « incels », et la sortie de la série britannique Adolescence a contribué à mettre en avant cette communauté. On peut alors s'imaginer que le masculinisme est un problème d'adolescent, en oubliant les hommes plus âgés qui sont entraînés dans ces communautés.

Nous avons donc un écosystème idéologique de plus en plus diffus qui soutient un projet politique qu'il est important de nommer, et qui est, à mon sens, un projet suprémaciste.

Le masculinisme est l'extension et le continuum de la misogynie ordinaire. Mais il constitue également un projet réactionnaire qui soutient le droit des hommes à exercer un contrôle sur les femmes ou à reprendre un contrôle qu'ils estiment avoir perdu, ainsi qu'à promouvoir toutes les politiques qui permettent cette prise de contrôle. Ce projet idéologique a pu grandir à cause du renoncement des plateformes et du retard de leur régulation. Les entreprises technologiques n'ont jamais mis la sécurité au coeur de la conception de leurs produits, ni ne se sont attaquées aux problèmes architecturaux de leurs plateformes, qui recommandent des contenus choquants, polarisants, voire extrémistes, pour retenir l'attention des utilisateurs. Elles ont aussi été trop peu réactives face aux problèmes de harcèlement et aux violences numériques qui ont émergé avec le masculinisme. À ce titre, le moment fondateur qu'a été la campagne de harcèlement du Gamergate en 2014 est important. Le Gamergate a été la première campagne d'influence masculiniste qui a réussi sur un grand réseau social, et ses leçons n'ont pas été tirées. Des études ont montré que les contenus de l'influenceur masculiniste Andrew Tate ont continué à circuler après la suppression de son compte en 2022 sur plusieurs plateformes. Son compte a depuis été réinstauré, notamment après le rachat de la plateforme X par Elon Musk. On voit aussi que les plateformes sont de plus en plus réticentes à s'attaquer à ces contenus ; l'entreprise Meta, par exemple, a réduit ses équipes de modération. Le masculinisme pose aujourd'hui de nombreux risques personnels, politiques, démocratiques, voire géopolitiques. Si l'on s'est longtemps concentré sur la menace terroriste, il existe un risque beaucoup plus large, notamment la prévalence croissante de féminicides dont on peut retracer les origines dans l'exposition des coupables à des contenus masculinistes. On l'a vu récemment avec le meurtre de plusieurs femmes au Royaume-Uni par Kyle Clefford, qui avait regardé de multiples vidéos d'Andrew Tate. Par ailleurs, ces féminicides sont rarement reconnus par les autorités comme des attaques extrémistes ou terroristes, et leur qualification fait débat.

La large diffusion de ces contenus masculinistes peut conduire à un regain de violence de tout type, hors ligne et en ligne. Le contrôle coercitif, par exemple, est complètement normalisé par ces influenceurs qui expliquent aux jeunes hommes qu'il est normal que leurs petites amies ne puissent pas aller à la salle de sport ou qu'il faille contrôler leur téléphone.

Les violences numériques se sont particulièrement accrues. Tout un éventail de violences s'est développé en parallèle de l'essor du masculinisme, qu'il s'agisse des deepfakes pornographiques, de nouvelles formes de harcèlement des femmes - notamment dans la sphère publique -, mais aussi de nouveaux horizons de violence numérique. La réalité virtuelle, par exemple, est de plus en plus touchée par les types de violences que nous avons observées sur les réseaux sociaux. Toutes ces violences numériques sont devenues un outil d'invisibilisation et d'intimidation des femmes.

De nombreux acteurs antidémocratiques, autoritaires, voire extrémistes, ont compris le potentiel et la force du masculinisme pour mener à bien leur projet. Des partis politiques de droite autoritaire ou d'extrême droite courtisent ces milieux. Des hommes politiques participent à ces podcasts, tandis que des influenceurs issus de mouvements extrémistes se réinventent en influenceurs masculinistes, car ces contenus fonctionnent bien sur les réseaux sociaux.

Le masculinisme est donc un point d'entrée, en ligne et parfois hors ligne, vers d'autres idéologies, un point d'entrée que l'on continue trop souvent à sous-estimer. Une étude du think tank britannique Institute for Strategic Dialogue a montré que les jeunes hommes, quelle que soit leur obédience politique, se voient rapidement proposer des contenus masculinistes. Au bout de deux jours, ils tombent sur des contenus qui glorifient des dictateurs, des contenus d'extrême droite ou des vidéos de tueurs en série. Les idées masculinistes sont aujourd'hui de plus en plus déployées dans des campagnes menées par des États ou des partis politiques, comme nous l'avons vu en Inde ou en Russie.

Alors que nous sommes dans une période d'action et de mobilisation contre les violences faites aux femmes, je souhaitais m'interroger sur la façon dont nous pouvons combattre ces idées. Le masculinisme touche au fondement même des normes sociales et nous faisons donc face à un mouvement organisé et amplifié sur les réseaux sociaux.

Il n'y a pas une seule solution, mais je voulais esquisser une piste de réflexion dans la sphère numérique et recommander des actions visant à perturber la diffusion de ces idées. Le masculinisme est un projet politique organisé qui bénéficie de la complicité des plateformes et mène une guerre d'influence ; cette guerre a été beaucoup trop facile à mener pour eux. Ceux qui s'en soucient doivent répondre et rendre la vie plus difficile à ces réseaux. Couper les moyens de commercialisation a eu, par le passé, un impact considérable sur des influenceurs prépondérants. Beaucoup d'influenceurs masculinistes dont on parlait il y a quelques années ne sont plus visibles. La démonétisation a été un outil très efficace. Il faut leur dénier les moyens d'influence qu'ils utilisent et détourner l'attention qu'ils attirent. Il faut aussi appliquer des sanctions aux plateformes, car de nombreux leviers d'action possibles n'ont pas été déployés.

INTERVENTION DE PIERRE GAULT,
JOURNALISTE, RÉALISATEUR DU DOCUMENTAIRE
« MASCUS, LES HOMMES QUI DÉTESTENT LES FEMMES »

Je commencerai par une anecdote qui n'a rien d'anecdotique. Je me suis intéressé au mouvement masculiniste il y a plus de dix ans, au début de ma carrière de journaliste. À la suite du cyberharcèlement de la journaliste Nadia Daam, je m'étais penché sur différents forums dont les membres étaient très véhéments à l'égard des femmes. Malgré une enquête de plusieurs semaines, le sujet que j'avais proposé à ma rédaction n'avait pas pu se concrétiser.

Quand je me suis replongé quelques années plus tard dans les réseaux masculinistes pour le documentaire dont vous avez vu un extrait, tout avait changé. Les masculinistes n'étaient plus cantonnés à des forums obscurs ; aujourd'hui, ils ont des chaînes YouTube et des comptes sur Instagram et TikTok. Après plusieurs vidéos sur « la nature des femmes », « la vraie face des femmes » ou « la disparition de la virilité », j'ai décidé d'enquêter sur eux.

Pourtant très loquaces sur les réseaux sociaux, les influenceurs masculinistes l'étaient beaucoup moins avec les journalistes. Un seul a accepté de me répondre après plusieurs demandes d'interview. Dans l'impasse, la seule solution pour continuer mon enquête était d'infiltrer leur communauté en me faisant passer pour l'un des leurs. J'ai alors découvert l'envers du décor : une parole encore plus décomplexée, plus sexiste et plus violente à l'égard des femmes. Je vous éviterai les propos dénigrants, les insultes et les théories en tous genres que j'ai entendues ; mon intervention se limitant à une dizaine de minutes, je n'en aurais de toute façon pas le temps.

Une chose m'a cependant interpellé avant même d'accéder à ces espaces privés : leur prix. Un homme peut généralement choisir entre un abonnement mensuel et un abonnement annuel, allant de quelques dizaines à plusieurs centaines d'euros, comme les livres électroniques, les coachings et les formations vendues à l'unité. Lors de mon infiltration, après avoir déboursé plusieurs centaines d'euros, un influenceur est allé jusqu'à me proposer une formation de 2 000 euros pour faire de moi un nouvel homme, proposition que j'ai déclinée.

La chercheuse Stéphanie Lamy qualifiait les masculinistes de « marchands de misère ». La formule est juste, car j'ai compris que le masculinisme était un commerce florissant, avec pour fonds de commerce le mal-être des jeunes hommes. Ceux-ci foncent tête baissée, s'imaginant que ces formations et tutoriels sont une réponse à tous leurs maux. Ils se trompent. Les solutions avancées ne sont en rien des remèdes miracles. Au contraire, leur inefficacité pousse les individus soit à se radicaliser davantage, soit à acheter d'autres formations. C'est un cercle vicieux, le serpent qui se mord la queue.

Une fois infiltré dans les cercles de discussion, j'ai été frappé par le nombre d'abonnés et leur âge. Il est très difficile de savoir précisément combien de personnes en France sont adeptes du masculinisme, mais l'accès aux communautés privées m'a permis de m'en faire une idée. La première que j'ai intégrée comptait un peu moins de 700 membres quelques semaines après son lancement. J'ai fini par découvrir des cercles de discussion de plus de 5 000 membres, uniquement français.

Se présenter est un passage obligé lors de l'inscription. En parcourant les textes de chacun, j'ai remarqué qu'une part non négligeable des membres était mineure ou de très jeunes adultes. À cette époque, je n'avais pas encore 30 ans et je faisais partie des plus vieux.

En parcourant les tutoriels proposés, j'ai été étonné du fossé qui existe entre le discours public de ces influenceurs sur les réseaux sociaux et les propos qu'ils tiennent au sein de leur communauté. Pour se distinguer, les influenceurs n'hésitent pas à recourir à des phrases choc pour faire réagir, être relayés et mis en avant par l'algorithme. C'est ainsi qu'ils gagnent en visibilité et en abonnés. Ils sont toutefois astucieux : s'ils flirtent avec la ligne rouge, ils ne la franchissent jamais, car ils auraient trop à perdre. En revanche, sur leur communauté privée, les influenceurs échappent à tout contrôle. À l'abri des regards, leur discours est bien plus violent.

Si je devais généraliser, on apprend aux hommes à être dominants dans toutes les situations : en séduction, dans leurs relations amicales, au travail, dans leur vie de couple et même, et peut-être surtout, dans leur sexualité.

Selon cette logique, la femme doit être soumise, en plus d'être douce et attentionnée, selon leurs mots que je restitue ici bien sûr. L'homme, lui, se doit d'être fort, viril et autoritaire. Dans un message vocal, un influenceur conseillait explicitement à ses abonnés de « déglinguer bien bien fort sa partenaire ». D'après lui, il s'agissait de la méthode la plus efficace pour qu'une femme prenne du plaisir, une vérité inavouable que les femmes ne pourraient assumer en société, mais que lui avait décelée. Celui dont je vous parle n'avait alors que 25 ans. Dans d'autres cercles, des influenceurs promeuvent des clés de manipulation à l'égard des femmes. On joue à l'« apprenti chimiste » : pour rendre une femme docile ou douce, on nous dit comment agir ; pour obtenir ses faveurs sexuelles, on nous donne une méthode. Cela va très loin, puisque dans des communautés de drague que j'ai infiltrées, le « chef de meute » allait jusqu'à donner une technique pour tordre le consentement d'une femme lorsqu'elle refusait un rapport sexuel à la dernière minute - ce qu'ils appellent la « last minute resistance » - pour parvenir à un rapport sexuel avec elle.

Tout cela est abject et effrayant, d'autant que je me suis rendu compte que les abonnés de ces communautés adhèrent à 100 % aux propos des chefs de meute. Aucune réserve, ni opposition ; tout au plus des questions pour qu'ils étayent leurs propos ou analysent un cas personnel. Ces questions sont souvent posées lors de réunions, orales ou vidéos, qui sont les moments phares de la vie de ces communautés. Les conseils prodigués en matière de musculation, de drague ou de sexualité sont pris au pied de la lettre, et parfois appliqués. Les abonnés suivent et adhèrent de manière inconditionnelle aux propos du leader, y compris les plus délirants.

Lorsqu'un influenceur m'a expliqué que le monde était gouverné par la « matrice », c'est-à-dire par une élite luciférienne qui comprendrait les plus grandes fortunes du monde et dont le but serait de nous anéantir, personne ne s'est offusqué dans le tchat. Pour ma part, il m'a fallu quelques minutes pour prendre la mesure du discours complotiste et de ses relents antisémites. C'est à la suite de cette réunion que j'ai compris que le masculinisme était une porte d'entrée vers des discours radicaux. Les hommes qui adhèrent à ces cercles, sur lesquels j'ai enquêté, le font pour s'améliorer en drague, pour comprendre les femmes et, pour reprendre l'une de leurs expressions, « devenir la meilleure version d'eux-mêmes » ou faire partie du « top 1 % des hommes ». Mais en réalité, le discours qui se tient dans ces communautés dépasse le cadre des relations hommes-femmes. Il véhicule aussi une haine de certains hommes, ceux qui sont à leurs yeux fragiles, les « hommes soja », mais aussi de la communauté LGBT, des gauchistes, des véganes, des étrangers et plus généralement des personnes racisées. Un ancien « incel », qui témoigne dans le documentaire, me confiait avoir adhéré à la théorie du grand remplacement alors même qu'il fréquentait des forums exclusivement « incels ». Pour lui, les étrangers venaient lui « voler les femmes françaises, blanches ». Cet « incel » repenti n'est pas un cas isolé. J'ai moi-même été exposé durant mon infiltration à des thèses d'extrême droite et antisémites. Quand on intègre les communautés masculinistes, on en vient à détester tout le monde, et pas seulement les femmes.

Pour conclure, je me permettrai une note plus personnelle, car de cette nébuleuse, on ne ressort pas indemne, même quand on est journaliste et que l'on intègre ces cercles dans le but de les documenter. Je n'ai pas fini par adhérer au discours masculiniste, mais à l'issue de plusieurs mois d'infiltration, je me suis aperçu que j'étais comme désensibilisé. Une publication qui m'aurait choqué au début de mon enquête ne m'offusquait plus autant. Pire, je me suis rendu compte que j'avais baissé ma garde, malgré moi. Je devenais plus tolérant à leurs horreurs. Il fallait que je m'y prenne à plusieurs fois avant de réaliser que ce que je lisais ou écoutais était la description d'une agression sexuelle ou une incitation au viol. Les idées masculinistes sont pourtant à des années-lumière de mes convictions.

Imaginez donc les hommes, et notamment les plus jeunes, qui s'inscrivent dans ces communautés dans le but de trouver des réponses.

INTERVENTION DE JEANNE HEFEZ,
CHARGÉE DE PLAIDOYER POUR L'ONG IPAS

En vous écoutant, on voit se dessiner les dimensions historiques, culturelles et numériques du masculinisme contemporain. Je voudrais ajouter un angle transnational et géopolitique pour replacer le masculinisme dans l'architecture globale du mouvement « anti-droits ».

Ce que beaucoup perçoivent comme une vague soudaine de backlash est en réalité le résultat d'une organisation patiente, d'une offensive construite sur plusieurs décennies et appuyée sur une infrastructure politique de think tanks, de réseaux parlementaires, de fonds privés et d'institutions religieuses. La genèse de ce mouvement doit beaucoup au mouvement anti-avortement américain, une souche particulièrement résistante et expansionniste de l'antiféminisme.

Le mouvement « anti-droits » désigne un ensemble hétérogène mais coordonné d'acteurs qui oeuvrent à restreindre les droits humains, en particulier les droits sexuels et reproductifs, les droits des femmes et les droits LGBT, en utilisant le genre comme levier stratégique pour une rehiérarchisation sociale. Partout où je travaille - en Afrique francophone, en Amérique latine, aux Nations unies -, on retrouve la même grammaire idéologique : virilité en danger, contrôle des corps, obsession nataliste, sacralisation de la famille dite « naturelle ». Comme l'a dit Christine Bard, il n'existe pas un masculinisme, mais des régimes masculinistes avec leurs cibles et leurs modes d'action.

L'un des moments charnières de cette dynamique transnationale est 1973, avec l'arrêt Roe v. Wade aux États-Unis qui légalise l'avortement. Ce n'est pas une parenthèse américaine, mais le début d'un cycle mondial qui va transformer durablement les stratégies « anti-droits ». Dès que le droit à l'avortement est reconnu, un réseau d'acteurs s'organise avec des contentieux stratégiques, du lobbying, des attaques contre des cliniques et la création d'organisations juridiques, religieuses et médicales. L'administration Reagan, dans les années 1980, capitalisant sur le vote évangéliste, a renforcé ces organisations financièrement et politiquement. Celles-ci ont alors radicalisé leur discours anti-femmes, diabolisé l'avortement et réorienté l'agenda politique autour des droits du foetus.

Ces organisations internationalisent leurs opérations, notamment aux Nations unies, en Europe, en Afrique et en Amérique latine. Leur premier succès majeur est, dès 1984, la « Global Gag Rule », qui coupe tous les financements américains aux organisations internationales travaillant de près ou de loin sur l'avortement. L'objectif est clair : arrêter l'avortement non seulement aux États-Unis, mais partout, en formant une internationale anti-IVG. Un deuxième tournant historique a lieu dans les années 1990, avec les conférences onusiennes du Caire et de Pékin, où les mouvements féministes obtiennent des avancées historiques. L'avortement clandestin y est reconnu comme une cause majeure de mortalité maternelle, les États membres sont encouragés à le dépénaliser et le genre est admis comme une grille d'analyse fondamentale pour comprendre les rapports de pouvoir. Ces avancées déclenchent une réaction coordonnée et réactionnaire, avec le Vatican en tête, qui forge alors l'expression d'« idéologie de genre », présentée comme une menace civilisationnelle. Ce concept devient un outil de mobilisation politique, récupéré par la droite chrétienne américaine, relayé par des régimes islamistes à l'ONU, instrumentalisé par la Russie et consolidé via le Saint-Siège. Depuis les années 1990, on assiste à l'émergence d'un lobby international pro-famille, qui voit dans le genre une menace existentielle à l'ordre naturel de l'État-nation, de la souveraineté et de la famille. Depuis vingt ans, ces contre-offensives se multiplient et changent d'échelle. Nous voyons apparaître une diplomatie anti-genre hyper-professionnalisée, avec des stratégies juridiques de haute précision et un entrisme dans les institutions multilatérales qui crée une paralysie normative. On observe une multiplication de coalitions interreligieuses et de forums pro-famille, avec un maillage permanent à l'ONU, mais aussi à l'Union européenne et à l'Union africaine. Dans ce paysage, des organisations autrefois marginales, comme CitizenGo ou le think tank extrémiste polonais Ordo Iuris, sont devenues des institutions centrales, dotées de juristes, de communicants et d'un financement massif.

En Europe, les financements anti-genre ont quadruplé en dix ans, atteignant 1,18 milliard de dollars entre 2019 et 2023. Ces fonds proviennent de sources religieuses, de familles catholiques ultra-riches, de milliardaires de la tech et de fonds publics en Hongrie et en Pologne, sans sous-estimer le rôle de la Russie. Un exemple qui cristallise cette idée de formation politique est le Réseau politique pour les valeurs (PNfV), l'un des réseaux les plus sophistiqués de cette mouvance anti-droits internationale. Il s'agit d'un espace de mobilisation et de formation qui existe depuis dix ans pour faire avancer le lobby pro-famille, notamment aux Nations unies. Il a été dirigé par des personnalités comme Katalin Novák, l'ancienne présidente de la Hongrie, ou José Antonio Kast, fondateur du parti d'extrême droite républicain chilien. Le PNfV est soutenu par la Fondation Héritage, un think tank républicain à l'origine du projet 2025, ou encore par Alliance Defending Freedom, une organisation de défense juridique chrétienne à la tête de toutes les victoires ultraconservatrices aux États-Unis, qui dispose de bureaux à Strasbourg, Vienne, Londres ou Genève. Ainsi, le PNfV a organisé il y a un an au Sénat espagnol un sommet pour la vie et la liberté, réunissant plus de 300 parlementaires de 45 pays, dont des représentants de Vox, de Fratelli d'Italia, du Rassemblement national et des élus américains. Certains ont ensuite été amenés à Washington, où ils ont été chaperonnés par l'extrême droite américaine pour construire des plans d'action nationaux axés sur la restriction de l'avortement, l'abolition de la GPA, la défense de la famille traditionnelle ou l'éradication du wokisme. Le PNfV est donc aussi une école de formation politique. Ce qui est fascinant, c'est la méthode, la façon dont les idées et les savoir-faire s'exportent et circulent. Le réseau forme des élus, rédige des propositions et crée des passerelles entre gouvernements et fondations privées. Nous assistons à la consolidation d'un véritable réseau pan-atlantique d'acteurs ultraconservateurs, très unifiés autour de ces paniques morales.

Les alliances entre le PNfV, certains partis politiques et des ONG extrémistes montrent comment les groupes « anti-genre » maximisent leur réseau pour relier le global au national et imposer une vision restrictive des droits humains au niveau local.

Nous avons du mal à suivre le nombre de conférences et de rassemblements de l'extrême droite conservatrice, qui ne fait qu'augmenter. Sous le double mot d'ordre « Make America Great Again » et « Make Europe Great Again », ces forces se coordonnent et leurs éléments de langage circulent à une vitesse vertigineuse.

Dans ce paysage, le Projet 2025 marque un dernier basculement. Ce document de 900 pages est la matrice idéologique de l'administration Trump ; il décrit la prise de pouvoir du prochain président républicain et son mode opératoire. Il place le féminisme, l'avortement, les droits LGBT et l'antiracisme au coeur d'un agenda de désinstitutionnalisation de l'État fédéral, avec des implications dévastatrices sur la santé mondiale à travers la décimation de l'USAID et de l'architecture onusienne. Ces groupes visent aussi à déconstruire des décennies de consensus scientifique et à normaliser la désinformation en l'institutionnalisant. Il s'agit d'éliminer les politiques de genre, de diversité et de droits reproductifs, avec les conséquences que vous connaissez pour l'accès à l'avortement aux États-Unis.

Nous ne sommes donc plus dans une stratégie de mouvement, mais dans une architecture d'État, une méthodologie exportable qui fascine les mouvements anti-droits dans le monde. La Fondation Héritage se voit d'ailleurs comme un centre d'exportation mondiale et agit comme un incubateur qui a des visées en Europe. Elle était en France pour une grande tournée il y a quelques mois, comme le décrit un excellent article du Monde.

Dans cette dynamique, les récits masculinistes jouent un rôle central. En parlant de « masculinité confisquée » par le féminisme, ils fournissent le carburant émotionnel de l'agenda anti-droits et légitiment un projet de restauration fondé sur une domination masculine présentée comme naturelle. La France n'est pas en dehors du jeu de ce maillage transnational et de cette géopolitique « anti-genre ».

Il y a trois semaines, à Paris, s'est tenue une réunion stratégique pour lancer le « Great Reset » européen, la grande réinitialisation. Il s'agit d'un projet de refondation « illibérale » de l'Union européenne inspiré du projet 2025, appuyé par la Fondation Héritage pour affaiblir l'Union, neutraliser ses mécanismes de protection de l'État de droit et reconfigurer les institutions autour d'un agenda anti-genre et anti-droits. D'ailleurs, ils l'ont très bien dit : « le wokisme a l'intérêt de nous fédérer entre conservateurs et souverainistes ». Cet événement a été soutenu par des think tanks polonais et hongrois, mais aussi par la Bourse de Tocqueville, qui forme depuis vingt ans de jeunes Français au sein des réseaux ultraconservateurs américains et les encourage, une fois rentrés en France, à faire de la métapolitique. En parallèle, nous voyons des dispositifs comme le fonds Pericles, financé par Pierre-Édouard Stérin, qui finance des médias, des écoles de cadres et des formations politiques. Tout ceci ne constitue pas des initiatives anecdotiques ; ce sont des stratégies d'entrisme assumées, coordonnées et aujourd'hui pérennes. Pour citer Mme Bard, une crise aussi récurrente ne s'appelle plus une crise, mais peut-être un état permanent. La question n'est donc plus seulement de savoir comment lutter contre le masculinisme, mais quel projet démocratique opposons-nous à ce système anti-droits ? Qui portera notre réseau politique des valeurs ? Ce que nous affrontons, c'est un projet de reconfiguration institutionnelle fondé sur la désinformation de masse, la capture des institutions internationales et du multilatéralisme, la formation de nouvelles élites politiques et l'érosion des protections fondamentales. Cela nécessite une approche structurelle, une réponse démocratique et juridique. Il faut absolument réguler la désinformation et les discours de haine, interdire la désinformation médicale et protéger les défenseuses des droits - je sais que Lucie Daniel reviendra sur ce point. Enfin, il faut une réponse politique collective. Nous devons investir dans nos capacités à nous saisir de ces enjeux par la formation, la recherche et la sensibilisation, tant pour les cadres politiques que pour la société civile. Il faut créer des cadres de concertation réguliers et pluridisciplinaires pour anticiper et répondre collectivement à ces offensives idéologiques, investir dans la connaissance, dans les contre-discours, et financer la veille et le journalisme d'investigation. Il faut exposer les liens entre ces partis, les think tanks et les médias, et construire un front uni contre le « woke bashing » et la théorie du genre. L'avenir de notre démocratie est en jeu.

TEMPS D'ÉCHANGES

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci beaucoup Jeanne Hefez. Pour rebondir sur l'une des questions sur lesquelles vous avez conclu, il faut une réponse politique collective. C'est ce que nous essayons de faire avec le rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat, qui, une fois publié, deviendra un rapport sénatorial. Il engage donc, au-delà des membres de la délégation, l'institution elle-même.

Nous cherchons à élaborer une réponse politique qui inclut la question du masculinisme, projet antidémocratique, dans un projet global de société. Le masculinisme n'est pas simplement le problème des féministes, mais celui de tous les démocrates et de tous ceux qui sont attachés à l'égalité des droits.

Je vais maintenant laisser la parole à mes collègues qui souhaitent vous interroger ou réagir à vos propos. Qui souhaite intervenir ?

Mme Marie-Pierre Monier. - C'est un choc. Même si nous en avions entendu parler, notamment avec la délégation lors de notre déplacement à la CSW à New York, nous avons commencé à en voir l'ampleur. Je remercie la délégation et sa présidente d'avoir validé non seulement cette table ronde, mais surtout une mission sur ce sujet. Il était essentiel que nous nous en saisissions.

Sénatrice de la Drôme, j'ai participé cette semaine à une manifestation contre les violences faites aux femmes. J'ai dit textuellement qu'il nous fallait entrer en résistance, après ce que nous avions vu et entendu à New York. Nous devons entrer en résistance, et pas seulement nous, les femmes : il s'agit de toutes celles et de tous ceux qui ne peuvent pas laisser faire cette régression des droits des femmes. La pieuvre est là, présente au-delà des frontières et, quelque part, invisibilisée.

Le règlement européen sur les services numériques, le DSA, qui vise une responsabilisation des plateformes sur leur contenu, est applicable depuis le 17 février 2024 à tous les acteurs en ligne sur le marché européen. Considérez-vous que ce règlement est, dans sa forme actuelle, adapté pour lutter contre la prolifération des contenus sexistes et masculinistes à l'encontre des femmes sur les réseaux sociaux ?

Mme Olivia Richard, rapporteure. - La France a accueilli il y a quelques semaines un sommet sur la diplomatie féministe pour porter des valeurs à même de contrer ces discours. Plusieurs intervenants ont néanmoins souligné notre manque de financement par rapport aux 1,2 milliard d'euros - c'est considérable - dont disposent les mouvements conservateurs, dont une partie substantielle en Europe. Neil Datta explique très bien la professionnalisation de ces mouvements et leur surfinancement par rapport à des États budgétairement exsangues, comme le nôtre. Une intervenante a cependant souligné que, lors de la plupart des scrutins à travers le monde, les démocrates continuent à l'emporter. Les conservateurs ne remportent pas tout. Constatez-vous la même chose ?

Jeanne Hefez, vous avez souligné le lien avec les mouvements d'extrême droite en France. Je ne peux m'empêcher de remarquer que, lors de l'adoption de la proposition de loi sur l'introduction du consentement dans la définition pénale du viol, les parlementaires du Rassemblement national qui ont pris part au vote ont tous voté contre. Il y a peut-être eu quelques abstentions, mais aucun n'a voté pour. Est-ce un argument électoral à venir pour le Rassemblement national, afin de séduire des électeurs inquiets d'une déstabilisation des valeurs traditionnelles ?

Nous sommes en crise. Le monde connaît des crises géopolitiques qui inquiètent. On commence à parler du retour du service national. Il y a une inquiétude de la jeunesse, avec les angoisses environnementales. Comment parler aux jeunes tentés par les discours masculinistes, qui prennent cette pente ? Comment nous adresser à eux et à leurs parents ? Cela recoupe mille sujets, notamment celui de l'exposition des enfants aux écrans. J'ai pu, grâce à l'association e-Enfance, et notamment à Véronique Béchu aujourd'hui présente parmi nous, assister à une intervention dans un collège : sur une classe de 30 élèves, 27 passaient peut-être quatre heures par jour seuls devant YouTube ou un équivalent. Comment faire pour sensibiliser les parents et récupérer le rôle d'éducation qui serait utile en ce moment ?

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - La parole est à M. Loïc Hervé.

M. Loïc Hervé. - La question du rapport entre les religions et le masculinisme a été évoquée de manière assez périphérique ; je voudrais donc rentrer dans le vif du sujet.

On a parlé de mouvements conservateurs évangéliques américains et l'on a parfois évoqué l'Église catholique. J'aimerais avoir des exemples précis et concrets d'un lien direct entre l'institution ecclésiale catholique et le masculinisme. C'est un sujet qui m'intéresse personnellement, mais également en tant que parlementaire.

Je vais mettre les pieds dans le plat : y a-t-il un lien entre l'islam, l'islamisme ou des mouvements radicaux islamistes et le masculinisme aujourd'hui dans le monde ?

Mme Cécile Simmons - Je vais essayer de répondre à la partie aux questions qui me reviennent.

Sur l'impact électoral, les réseaux masculinistes ont une influence, dans la mesure où de plus en plus de partis politiques captent ces réseaux. Certains partis abordent ainsi des sujets dont ils ne parlaient pas auparavant. Par exemple, au Royaume-Uni, le leader du parti d'extrême droite Reform UK apparaît non seulement sur de nombreux podcasts masculinistes, ce qu'il ne faisait pas avant, mais son parti a aussi récemment commencé à remettre en question les délais légaux pour l'accès à l'avortement. C'était un discours qui n'était pas tenu au Royaume-Uni depuis plusieurs années, alors même que le pays débat actuellement de la décriminalisation de l'avortement. Ces impacts sont donc de plus en plus visibles. On les observe aussi dans des pays comme la Pologne, où le parti d'extrême droite Konfederacja s'adresse à ces réseaux masculinistes en plein essor, et où l'on constate une difficulté à revenir sur des législations anti-avortement extrêmes. L'impact est donc grandissant.

Concernant la régulation, plusieurs législations existent, comme le DSA de l'Union européenne, mais d'autres pays ont aussi leurs propres textes. Ces législations mettent les plateformes face à leurs responsabilités et exigent qu'elles rendent des comptes sur la circulation des contenus et sur la manière dont elles traitent la diffusion de contenus néfastes. Les régulateurs ont également un pouvoir de sanction lorsque ces plateformes n'agissent pas suffisamment.

Sur les questions de religion, il existe toutes sortes d'intersections entre certaines conceptions de la religion et les réseaux masculinistes. Je ne suis pas spécialiste des questions d'islamisme radical ou de djihadisme, mais certains de mes anciens collègues, à l'Institut for Strategic Dialogue, ont travaillé sur ces questions.

Nous le voyons aussi avec le nationalisme hindou. Il ne s'agit pas de la religion hindoue, mais d'une certaine conception de celle-ci. Le parti au pouvoir, le BJP, courtise d'ailleurs ces milieux masculinistes. Les liens ne sont donc pas unilatéraux. Ce n'est pas tant la religion elle-même qui est en cause qu'une certaine conception de ces religions.

Mme Jeanne Hefez. - Nous pouvons nous référer ici au triangle de Mme Bard. Le soubassement de cette culture misogyne et la base du triangle de la société patriarcale se retrouvent à travers toute religion. Travaillant sur le droit à l'avortement, du Népal à l'Équateur, en passant par le Salvador ou Madagascar, on nous parle toujours d'une unicité de conservatisme liée aux religions spécifiques : que ce soit l'islam du Sénégal ou le catholicisme au Mexique, on retrouve les mêmes traits et la même tendance de coercition reproductive.

Dans les instances multilatérales, il est vrai que le Vatican a institutionnalisé, énormément financé et fédéré autour de l'idéologie du genre. Cela a été très bien documenté, notamment dans l'anthologie de Mme Bard. De nombreux textes officiels du Vatican décrivent bien comment la théorie du genre, l'avortement et l'homosexualité sont des infractions à l'ordre religieux.

Le Rassemblement national est, à ma connaissance, le seul parti politique en France aujourd'hui qui parle du « poison wokiste » et de la « dictature LGBT ». Il y a même une remise en question des comptages du féminicide, comme cela a été dit, et du genre plus globalement, avec un discours sur la protection des pères et de la petite enfance, pour retrouver un certain équilibre entre parents en situation de divorce.

Le Rassemblement national est pour l'instant le seul parti qui participe à la majorité des conférences internationales que nous suivons à l'EPF et qui est très actif au niveau de la Commission européenne pour organiser des colloques contre la gestation pour autrui (GPA) et contre l'idéologie « woke ». L'un d'eux a d'ailleurs eu lieu il y a deux semaines à la Commission européenne, organisé par une parlementaire européenne du Rassemblement national.

Le wokisme et le genre, plus généralement, vont-ils être une plateforme politique ? Le sont-ils déjà ? Faut-il y être particulièrement vigilant pour les élections de 2027 ? Oui. Perdons-nous à tous les coups ? Non, absolument pas. Nous l'avons bien vu aux États-Unis : à chaque fois qu'il y a eu des votes et des référendums pour élargir ou protéger l'accès à l'avortement dans certains États, nous avons eu de très belles victoires récemment. La défaite n'est donc pas systématique.

M. Loïc Hervé. - J'aimerais que l'on m'explique le lien entre le titre du colloque de ce matin sur le masculinisme et la GPA. Quel est le rapport entre les deux ? Je veux bien que nous parlions du contexte, cela ne me pose pas de difficultés. Mais y a-t-il un lien entre les mouvements masculinistes et l'opposition à la GPA, dont je rappelle qu'elle est interdite en France ?

Mme Jeanne Hefez. - Certains groupes organisés contre la gestation pour autrui et la commercialisation de la reproduction sont aussi très engagés dans la protection des foetus et des embryons et, par extension, dans la lutte contre l'avortement. Tout cela est très documenté ; je pourrais vous faire parvenir des rapports.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je vais répondre à Loïc Hervé sur ce sujet. Dans les différents courants hostiles à une légalisation de la GPA - c'est-à-dire à la légalisation des conventions entre les mères porteuses et les parents d'intention -, il y a deux motivations qui ne sont pas les mêmes. Il y a une motivation féministe, qui considère que la GPA organisera la marchandisation de la fonction reproductive des femmes et que, en raison de la pauvreté spécifique des femmes sur la planète, elle se traduira par une surexploitation reproductive des femmes pauvres.

D'un autre côté, on observe dans les courants hostiles à la GPA une autre cohérence : celle d'une hostilité à la fois aux droits reproductifs - l'avortement, la pilule du lendemain - et à la GPA. La logique de ces courants est que l'alternative à l'avortement consiste à mener une grossesse à terme et à confier l'enfant en vue d'adoption. Cela ne correspond pas à une GPA commerciale, mais relève de la mise à disposition de la fonction reproductive des femmes et d'une atteinte à leur liberté de choix, dans le but de confier des enfants à d'autres.

On retrouve donc la GPA dans ce débat, y compris chez les féministes, dont certaines sont bien embarrassées que ce sujet soit devenu un outil composite pour les adversaires des droits reproductifs, mais aussi un objet relevant de la domination de la fonction reproductive des femmes. J'ai ainsi à peu près expliqué pourquoi l'on rencontre la GPA dans différents contextes et des hostilités qui ne sont pas fondées sur les mêmes postulats.

Mme Christine Bard. - Je souhaite défendre le rôle de l'éducation et plaider pour plus d'audace dans une éducation non sexiste dès le plus jeune âge. Nous savons à quel point ce sujet est clivant et suscite des résistances, y compris de la part des parents d'élèves. C'est une question complexe, mais pour résister efficacement, il me paraît nécessaire d'être plus ferme et audacieux.

L'éducation seule suffit-elle comme riposte ? Je ne le crois pas, car il y a une partie irrationnelle : les écrans, quelque chose qui échappe aux parents comme à l'école et qui est hors de contrôle. Il y a aussi ce côté décomplexé de l'offensive misogyne contre les droits des femmes. Il est intéressant de creuser ce mot, « décomplexé », le modèle qu'offre Trump et son langage politique, ce sexisme décomplexé sur la scène politique. C'est sidérant et cela ouvre les vannes, y compris pour de jeunes garçons qui se disent, par exemple, : « Pourquoi ne pas tenir tête à notre professeure ? » Il y a là un très grand sujet pour le monde de l'éducation et les valeurs qu'il a pour mission de défendre.

La situation est compliquée ; il est donc fondamental d'encourager le monde enseignant à y faire face avec davantage de formation et de soutien. Nous avons parlé de soutenir la recherche à l'université ; il est également nécessaire de défendre les libertés académiques et toutes les formes de transmission des savoirs universitaires vers tous les publics.

Actuellement, je porte un projet de musée des féminismes à Angers. À sa mesure, c'est une initiative qui peut aider, je l'espère, à créer une culture mixte et à donner une conscience de la mémoire et de l'histoire des luttes des femmes. Il y a aussi toute cette tradition de l'antiféminisme en France, où nous avons un retard par rapport à beaucoup de pays.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je voudrais simplement rebondir sur la question de Loïc Hervé, mais je m'adresse directement à Pierre Gault. Parmi tous ceux que vous avez croisés, à un moment ou à un autre, avez-vous trouvé des traces de religion, de quelque religion que ce soit d'ailleurs ?

M. Pierre Gault. - Au cours de mon enquête, je n'ai constaté aucun lien avec la religion, que ce soit dans la parole des influenceurs sur les réseaux sociaux, au sein de leur communauté privée ou dans les témoignages que j'ai recueillis, notamment lors de mes entretiens avec certains incels. Aucun ne m'a parlé de religion.

Je souhaite aussi rebondir sur la déradicalisation. Le masculinisme a les mêmes ressorts que le complotisme. Pour déradicaliser un jeune masculiniste, il faut avant tout l'écouter, sans lui dire qu'il a tort. Comme pour un complotiste, une telle approche le radicaliserait davantage et le pousserait à recourir à des thèses pseudo-scientifiques pour étayer ses propos.

En réalité, il faut parler avec eux et les questionner sur ce qu'ils entendent. Souvent, par paresse, ils se fient uniquement à la parole de l'influenceur, sans jamais consulter les sources mentionnées dans les tutoriels ou les descriptions des vidéos YouTube. Il faut le leur faire remarquer. Dans mes échanges, j'ai dit à beaucoup d'entre eux : « Mais attendez, vous croyez mot pour mot ce qu'il vous dit ? Avez-vous au moins cliqué sur l'étude ou sur le lien de telle vidéo dans la bibliographie ? » Ce n'est jamais le cas, et c'est le début d'une prise de conscience.

Mme Jocelyne Antoine. - Au-delà de tout ce que nous avons entendu et qui nous heurte profondément, j'ai été particulièrement frappée par les propos de Pierre Gault, non seulement par son reportage, mais aussi par cette simple réflexion qu'il formule à la fin : « Je devenais insensible. »

Avez-vous fait une analyse sur vous-même, après, par rapport à cette emprise psychologique ? Lorsque je vous entends dire que, malgré votre recul de journaliste, une part de vous absorbe comme une éponge et finit par devenir un peu moins sensible, cela m'interpelle profondément. Je voulais savoir comment on analyse cela et comment on y réagit, car je trouve que c'est extrêmement inquiétant.

M. Pierre Gault. - Je précise que je n'ai absorbé le contenu d'aucune de leurs thèses, ni n'y ai adhéré. Simplement, à force, un processus de désensibilisation s'opère. Sur le long terme, on devient moins vigilant à ce que l'on écoute. On nous rabâche les mêmes thèses, car les masculinistes n'ont pas une profusion de théories ; c'est toujours la même chose. Leurs théories se comptent sur les doigts de la main ; ils inventent parfois de nouveaux termes, mais qui font écho à quelque chose d'ancien.

Ainsi, à force de naviguer entre les différentes communautés et de passer d'influenceur en influenceur, on nous répète les mêmes éléments. C'est ce sentiment qui nous amène à baisser notre vigilance, parce que nous connaissons le discours et nous en venons même à connaître les « gimmicks » de certains influenceurs ou de certaines communautés. Ainsi, on sait pertinemment qu'en débutant par tel cas concret, on sait exactement où ils veulent en venir. Comment faire, après cela ?

Je m'en suis rendu compte moi-même, d'abord par l'intermédiaire de mes collègues, qui m'ont interpellé, puis de mes proches. Ce sont eux qui ont tiré la sonnette d'alarme en premier, ce qui a conduit à une prise de conscience de ma part.

Dès lors, il fallait tout simplement réduire la consommation de ce type de contenu. Même si je travaille toujours sur les questions des réseaux masculinistes, aujourd'hui, je le fais avec précaution : je ne m'expose plus autant et je ne passe plus des journées entières à écouter ce qu'ils disent, comme je le faisais durant mon enquête. Désormais, j'y vais à petite dose, tant on s'imprègne de cela.

L'experte qui intervient dans le documentaire donne un très bon conseil. Sur le ton de la plaisanterie, elle me disait : « À la fin de vos journées ou après avoir parlé avec eux, il faut regarder des vidéos de chats. » Elle n'a pas tort. À plusieurs reprises, je me suis retrouvé à regarder d'autres vidéos - des vidéos de chiens -, mais au moins, cela me vidait l'esprit.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je voudrais dire un mot à Loïc Hervé, sur la question des religions, car nous sommes au tout début de nos travaux. Nous serons confrontés à des informations sur le rôle des fondamentalismes religieux dans les projets masculinistes et antidémocratiques, et les traiterons de manière très équitable à l'encontre de toutes les religions.

Il faut préciser un point pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté entre nous : les États théocratiques ont souvent mis en place des politiques discriminatoires à l'égard des femmes. N'oublions pas que le premier État, l'État majeur en la matière, celui qui a organisé l'apartheid de genre, est l'Afghanistan.

Nous observerons comment les fondamentaux dans les religions, et l'usage qu'en font les courants les plus orthodoxes et traditionnalistes, sont connectés non pas avec les groupes masculinistes ou les influenceurs, mais donnent un fondement de pensée qui va bien au-delà et qui pèse sur les politiques menées dans un certain nombre d'États. On évoque les États-Unis, mais l'Afghanistan, l'Iran... nous ferons la liste, à un moment donné, du rôle des fondamentalismes religieux sur les politiques et les choix des États.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour cette première séquence. Je laisse maintenant notre collègue Annick Billon introduire cette deuxième séquence qui porte sur les stratégies et mesures mises en oeuvre pour répondre aux mouvements masculinistes et les combattre.

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