Stratégies et mesures de mise en oeuvre pour répondre
aux mouvements masculinistes et les combattre

Table ronde animée par Annick Billon,
vice-présidente de la délégation

Merci, madame la présidente, chers collègues, après avoir dressé un panorama, particulièrement instructif mais aussi inquiétant des mouvements masculinistes, il est nécessaire de comprendre quels sont les moyens d'actions de ces mouvements et de réfléchir aux outils dont nous disposons pour contenir la diffusion des discours et la menace qu'ils représentent.

À la lumière de cette première table ronde, plusieurs éléments rendent la lutte contre ces mouvements particulièrement complexe, que ce soit à l'échelle nationale ou internationale :

• d'abord, le masculinisme s'inscrit dans un véritable continuum de la misogynie, une galaxie aux contours mouvants. Nous manquons encore d'outils précis pour identifier et qualifier ces mouvements. Cela pourrait d'ailleurs constituer une première étape, à savoir une meilleure connaissance et cartographie de ces mouvements ;

• ensuite, au niveau des organisations internationales, leur stratégie d'infiltration les conduit à adopter des discours euphémisés mais dont l'objectif est bien de revenir sur les droits des femmes. Certains acteurs masculinistes opèrent ainsi via des coalitions anti-droits plus larges (anti-genre, ultra-conservatrices, anti féministes) ;

• enfin, les réseaux sociaux et les espaces numériques sont devenus leur terrain privilégié. Les plateformes offrent aux influenceurs misogynes une visibilité considérable, et les logiques algorithmiques enferment les utilisateurs dans des boucles de contenus qui les exposent encore davantage à ces discours.

Pour autant, ne nous décourageons pas car les risques que font peser ces mouvements sont bien réels, et il est indispensable d'y répondre.

Nous avons déjà évoqué les menaces en matière de recul des droits des femmes. J'aimerais également souligner deux autres dangers : la dérive sectaire et le risque terroriste.

Dans son rapport d'activité 2022-2024, la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) indique que de plus en plus de signalements concernent des domaines comme le bien-être, ou le coaching, où de véritables « gourous 2.0 » tiennent des discours ouvertement masculinistes.

Si les violences masculinistes s'expriment d'abord par la diffusion de leurs idées, dans leur forme la plus extrême, elles peuvent mener au passage à l'acte terroriste. En France, un premier attentat a été déjoué en mai 2024, suivi d'un autre en juillet 2025. Ces faits montrent que la menace n'est plus théorique.

Face à l'ensemble de ces risques et tentatives de remettre en cause les droits des femmes, que pouvons-nous faire ?

Il nous faut mobiliser l'ensemble des leviers à notre disposition, et, sans anticiper les échanges à venir, je voudrais mettre en avant trois pistes essentielles.

L'éducation, d'abord : notre délégation rappelle régulièrement l'importance d'une formation dès le plus jeune âge à l'égalité entre les femmes et les hommes. Or, force est de constater qu'aujourd'hui les moyens mis en oeuvre en direction de l'EVARS sont très insuffisants en comparaison des moyens et stratégies mis en oeuvre par les mouvements masculinistes. Le combat se fait donc à armes inégales.

La régulation des plateformes, ensuite, car c'est là que se diffusent ces idées. Or, nous observons une forme de réticence - voire un recul - dans les efforts de régulation. Nous devons inverser cette tendance.

Enfin, la prise en compte du risque d'actions violentes et notamment du risque terroriste : la Suisse, a, par exemple, intégré les mouvements incels dans son Plan d'action national de lutte contre la radicalisation et l'extrémisme violents 2023-2027. Cette reconnaissance devrait inspirer une réflexion européenne.

Afin de débattre ensemble de ces moyens d'action, je souhaite la bienvenue aux trois intervenantes de cette deuxième table ronde :

• Shanley Clemot McLaren (en visioconférence), cofondatrice et co-présidente de l'association Stop Fisha,

• Lucie Daniel, experte plaidoyer au sein d'Equipop, association féministe de solidarité internationale,

• et Alice Koiran, commissaire de police et cheffe des plates-formes de l'OFAC (Office anti-cybercriminalité).

Merci à vous trois pour votre participation ce matin.

Je laisse sans plus tarder la parole à Shanley Clemot McLaren, cofondatrice et co-présidente de l'association Stop Fisha, qui est avec nous par visioconférence.

INTERVENTION DE SHANLEY CLÉMOT MCLAREN,
COFONDATRICE ET CO-PRÉSIDENTE DE L'ASSOCIATION @STOPFISCHA

Je suis activiste féministe et experte sur les enjeux d'égalité de genre et de numérique.

En 2020, j'ai créé le mouvement social féministe Stop Fisha, devenu depuis une association, en réponse à l'explosion des cyberviolences à caractère sexiste et sexuel pendant le confinement en France. J'ai très rapidement commencé à travailler à l'échelle européenne et internationale, car nous nous sommes rendu compte que cette explosion de la haine et des violences en ligne faites aux femmes et aux filles n'était pas une problématique exclusivement française. Il s'agissait d'une crise internationale concernant nos droits dans l'espace numérique.

J'ai donc collaboré avec des activistes de plusieurs pays. L'espace numérique étant transnational, les cyberviolences le sont aussi. De plus, nous faisons face à des multinationales qui opèrent à l'échelle internationale, les grandes plateformes technologiques. Il faut donc des réponses coordonnées au niveau européen, comme le DSA, mais aussi au niveau international.

Le mouvement Stop Fisha est lié au masculinisme. Il ne faut pas décorréler les problématiques de violence en ligne des questions de masculinisme en ligne. Il s'agit en réalité de tout un écosystème : lorsque l'on parle de masculinisme en ligne, il faut parler des violences et de la haine en ligne à caractère misogyne.

L'histoire de Stop Fisha est née pendant le confinement d'avril 2020. Très rapidement, nos vies sont devenues numériques : tous nos espaces, toutes nos discussions et nos liens sociaux se trouvaient sur nos réseaux sociaux, qui sont devenus nos espaces de communication et nos espaces publics. Les violences en ligne ont aussi augmenté, ce qui était un phénomène prévisible, voire logique. Au bout de quelques jours, ma petite soeur m'a alertée sur un « compte ficha » qui avait été créé dans sa ville. Le compte s'appelait « Fisha », suivi du numéro du département de la banlieue où elle était lycéenne. J'avais alors 21 ans et je ne comprenais pas du tout ce qu'était un « compte ficha ». Elle m'a montré la plateforme Snapchat, où j'ai vu un compte qui s'appelait « Fisha » avec le nom du département. Là, je suis tombée des nues, car ce que j'ai vu était tout simplement horrible. Il s'agissait de contenus intimes de filles de son lycée, mais aussi des lycées aux alentours, ainsi que de femmes, de mères au foyer. Ces contenus étaient diffusés avec leurs données personnelles : nom, prénom, adresse, coordonnées de leurs parents... Tout était fait pour les retrouver et les humilier. Face à cela, je signalais sans relâche, mais il ne se passait absolument rien. Je me suis alors demandé pourquoi ces contenus étaient en ligne. Pourquoi autorise-t-on ces contenus et pourquoi y a-t-il une différence dans la modération ? Pourquoi observe-t-on une telle banalisation des violences faites aux femmes et aux filles dans l'espace numérique, de la haine sexiste en ligne et, par conséquent, du masculinisme ? Voilà donc l'histoire de Stop Fisha. Face à ce compte, dès le lendemain, le phénomène est devenu viral. Il y a eu un compte par département, un compte par ville.

Les comptes Fisha sont devenus un phénomène viral et national. Comme les plateformes ne réagissaient pas à nos signalements, nous avons lancé le hashtag #StopFisha pour créer un contre-mouvement.

Dès lors, l'opinion publique et des ministres, comme Marlène Schiappa à l'époque, se sont saisis de la question. Les plateformes ont alors commencé à modérer quelque peu, mais très rapidement, les comptes Fisha ont émergé sur Telegram. Là, nous sommes passé à un autre niveau : des groupes d'exploitation sexuelle pure et dure, où les contenus des jeunes filles étaient diffusés sans aucune modération de la part de Telegram, mais aussi des groupes masculinistes qui organisaient des raids de cyberharcèlement. C'est là que j'ai réalisé que les violences en ligne et le masculinisme sont des violences et des délits organisés et collectifs.

Force est de constater que, cinq ans plus tard, les violences en ligne d'ordre sexiste et sexuel sont toujours présentes et continuent d'augmenter. Il y a toujours des comptes Fisha et des violences en ligne. Pour la seule année 2024, Stop Fisha a reçu plus de 400 signalements uniquement pour TikTok. L'âge moyen des victimes qui nous signalaient des contenus était de 15 à 16 ans. Ces violences forment une culture de la haine misogyne en ligne, qui devient omniprésente et culturelle, car les réseaux sociaux façonnent notre société.

Ce phénomène crée un terrain fertile pour une haine misogyne qui peut tendre vers le masculinisme, dont nous constatons la montée très inquiétante depuis plusieurs années. Le masculinisme est une forme de radicalisme en ligne ; il ne vient pas de nulle part, il est structuré. C'est un phénomène structurel, lié à l'architecture et au modèle économique des réseaux sociaux, qui tirent profit de la haine et des violences en ligne, car cela génère l'attention : c'est l'économie de l'attention. Par conséquent, pour nous attaquer au masculinisme en ligne, il faut nous attaquer au système, c'est-à-dire à la manière dont les réseaux sociaux sont construits.

Nous avons créé le terme « cybersexisme » pour désigner cette architecture des réseaux sociaux construite sur de la misogynie, mais aussi pour nous interroger sur la manière dont les réseaux sont, en partie, fondés sur elle.

Le cybersexisme existe d'abord en raison du manque de femmes dans le secteur de la technologie, ce qui a un impact sur les produits développés. Il est également dû aux algorithmes sexistes et discriminatoires. Plusieurs études, notamment en France, ont démontré le rôle des algorithmes de réseaux sociaux comme Instagram, qui tendent à promouvoir un certain type de contenu. Les algorithmes tendent à amplifier les contenus de celles qui sont blanches, minces et qui correspondent à des critères de beauté souvent inatteignables et biaisés. En Europe, une étude a démontré que 47 % des jeunes filles déclarent que les réseaux sociaux ont eu un impact sur leur santé mentale en raison de la représentation des femmes et de leurs corps en ligne.

Nous parlons de multinationales, d'entreprises qui doivent rendre leur contenu attractif. Notre fil d'actualité est un peu comme une vitrine de magasin : il nous propose du contenu attractif, qui suscite des émotions fortes. C'est pour cela que les corps des femmes sont hiérarchisés dans cet espace.

Ce n'est pas décorrélé du sujet du masculinisme en ligne. Il faut comprendre l'architecture des réseaux sociaux et du cybersexisme qui permet ce masculinisme. Cela a un impact sur la reproduction des stéréotypes de genre, sur la représentation des femmes et des filles, mais aussi sur la misogynie et l'égalité de genre, en ligne comme dans l'espace public. Une autre caractéristique du cybersexisme est le manque de modération des plateformes, qui impacte tout le monde, mais surtout les femmes et les filles, en première ligne face à la haine et à la cyberviolence. Aujourd'hui, plus de 60 % des femmes dans le monde déclarent avoir été victimes de violences en ligne et elles sont 27 fois plus susceptibles de subir du harcèlement en ligne que les hommes. Les plateformes disent avoir du mal à modérer, ce qui normalise les violences et les discours de haine et nous amène au masculinisme en ligne. Il me semblait donc important de revenir sur la notion de cybersexisme, car il faut prendre en compte sa dimension structurelle.

Le cybersexisme et le masculinisme en ligne sont une atteinte à nos droits et une menace pour nos sociétés et nos démocraties. À ce titre, le rôle des plateformes dans la radicalisation et le masculinisme est clé. Une enquête menée par le Wall Street Journal en 2021 a démontré que l'algorithme de TikTok tend à exposer progressivement les utilisateurs à des contenus de plus en plus extrêmes et radicaux, quel que soit leur centre d'intérêt initial. Cette enquête démontre aussi comment, à partir d'un simple compte, les utilisateurs pourraient se retrouver rapidement confrontés à des contenus faisant l'apologie du suicide ou exposés à de la propagande néonazie ou à des contenus terroristes.

Une étude de l'université de Belfast a révélé qu'en moyenne, les jeunes hommes sont exposés à des contenus misogynes et masculinistes en moins de vingt minutes de navigation sur TikTok. Le masculinisme en ligne est en pleine expansion dans l'espace numérique, où les algorithmes ont un rôle à jouer, ce qui présente plusieurs dangers. Au cours des dernières années, ces mouvements sont devenus extrêmement populaires et ont accru leur influence à une échelle préoccupante. Je vois, dans le cadre de Stop Fisha, comment ces contenus misogynes en ligne réussissent à convaincre des hommes, mais aussi de très jeunes garçons. L'impact sur l'égalité de genre est immense. Le masculinisme en ligne contribue à normaliser la misogynie contre laquelle nous nous battons. Nous parlons ici d'un « backlash », d'un retour en arrière sur nos droits, d'une normalisation de la haine sexiste au point que des tendances en émergent. Il y a quelques mois, une tendance est apparue sur TikTok : utiliser l'emoji « tasse de café » en commentaire sous les publications de femmes. Cet emoji, qui peut paraître anodin, était un message codé, un appel à la solidarité masculine pour se moquer et discréditer celles qui prennent la parole en ligne. Il visait à symboliser le fait de siroter son café en regardant les femmes de loin, en considérant qu'elles sont stupides et manquent de bon sens. Les cyberviolences ont un impact sur notre liberté d'expression. Il y a de nombreux autres exemples de haine sexiste en ligne. Mais, encore une fois, c'est structurel. Cette violence en ligne mène à des communautés ou des mouvements masculinistes.

Que pouvons-nous donc faire face à cela ? La première chose est de mettre en place une véritable éducation à la vie affective et sexuelle.

Il faut également sensibiliser, dès le plus jeune âge, à la culture de l'empathie et de l'égalité de genre.

Il faut augmenter les moyens de la justice, de la police et de la gendarmerie numériques, qui font de l'excellent travail, notamment l'OFMIN. La plateforme Pharos, portail de signalement de contenu illicite en ligne, souffre d'un manque de moyens qui nous inquiète énormément. Aujourd'hui, nous ignorons même leurs effectifs exacts. Il y a un déficit de transparence et, d'après les chiffres dont nous disposons, un manque de personnel préoccupant.

Du côté législatif, nous avons de très belles lois. La loi SREN est l'une des plus ambitieuses au monde en matière de régulation des plateformes numériques. Mais le manque de moyens fait barrage à sa mise en oeuvre, ce qui devrait nous alerter.

Un autre obstacle réside dans les tentatives constantes et la pression qui pousse à la dérégulation de ces plateformes. En Europe, nous avons adopté le Digital Services Act (DSA) en 2022 pour réguler les plateformes numériques. Le DSA est le résultat, pour la première fois, d'une union entre États qui ont fait front commun pour réguler ces plateformes. C'est aussi la première loi transnationale en matière de numérique dans le monde. Cela est très important car, l'espace numérique étant transnational, nos réponses doivent l'être également, et parce que nous faisons face à des multinationales.

Nous sommes en 2025 et le DSA est en cours de mise en oeuvre. Dans cette dynamique, la Commission européenne a ouvert des procédures contre certaines plateformes qui n'ont pas respecté le DSA ou n'ont pas adopté les moyens pour s'y conformer. Le DSA prévoit des amendes allant jusqu'à 6 % du chiffre d'affaires mondial des plateformes qui contreviendraient à cette législation européenne. Il faudra donc voir si des amendes seront bientôt imposées, mais nous voyons déjà que certaines plateformes, dont TikTok et Meta, contestent ces procédures.

Les pressions dont je parle viennent de deux acteurs.

Le premier type d'acteur, ce sont les plateformes numériques elles-mêmes, qui contestent le DSA et les procédures ouvertes. Le deuxième, ce sont les États-Unis. C'est un peu l'éléphant dans la pièce, mais il faut le dire : les États-Unis protègent ces entreprises, car elles contribuent à l'économie et représentent des enjeux géopolitiques.

Ces pressions sont visibles actuellement, et il y a un momentum ces dernières semaines à l'échelle de l'Union européenne. Le DSA montre que l'impact du lobby des big tech, mais aussi de celui des États-Unis, a des conséquences très concrètes sur l'Union européenne. Très récemment, la Commission européenne a publié le Digital Omnibus. Ce texte appelle à rouvrir plusieurs lois européennes telles que l'IA Act et le RGPD pour les simplifier. Le terme utilisé est « simplification », mais il signifie en réalité la dérégulation. C'est un produit direct du lobby des plateformes numériques et des États-Unis. Ces lois numériques sont là pour nous protéger, et cela fonctionne.

Ces remises en question de nos lois numériques ont un impact sur nos droits dans l'espace numérique, notamment sur les droits des femmes et des filles en ligne.

L'appel à lancer est donc, pour nous, pays européens, de faire bloc, de ne pas céder et de continuer à protéger nos droits dans l'espace numérique.

INTERVENTION D'ALICE KOIRAN,
COMMISSAIRE DE POLICE,
CHEFFE DES PLATEFORMES DE L'OFFICE ANTI-CYBERCRIMINALITÉ (OFAC)

Je remercie la délégation aux droits des femmes pour cette invitation. La question du masculinisme est un enjeu qui nous préoccupe tous, et plus précisément le ministère de l'Intérieur dans sa dimension reliée aux extrémismes violents. Des travaux ont déjà été engagés, que ce soit par les services opérationnels ou de façon plus stratégique, par exemple sous l'égide de la déléguée au plan « Femmes, Paix, Sécurité » du ministère, Mme Nathalie Pilhès.

Madame la sénatrice, vous avez évoqué la question du « Far West » sur les réseaux sociaux. Dirigeant les deux plateformes de l'OFAC que sont Pharos et Thésée, je peux vous dire que le rôle de Pharos est justement, autant que faire se peut, de ne pas laisser l'impunité s'y installer. Je vous propose donc de vous présenter le plus succinctement possible le rôle de cette plateforme.

Pharos est un dispositif très atypique ; je rencontre un certain nombre de délégations européennes et internationales et nous connaissons très peu, voire pas d'équivalent. C'est aussi un dispositif qui a beaucoup d'expérience, puisqu'il a été ouvert au public en 2009, ce qui signifie que les travaux pour le créer se situent entre 2006 et 2008. Pour rappel, l'arrivée de Facebook en France date de 2007. Il faut donc rendre hommage à ceux qui nous ont précédés et qui ont su anticiper, dans l'administration, la prise en compte de ces nouvelles menaces.

J'en viens à l'un des enjeux essentiels de Pharos : son périmètre. Celui de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements est excessivement large, puisqu'il comprend l'ensemble des contenus illicites publics sur internet. À cette définition générale, il faut souvent ajouter une longue liste d'exceptions.

Une première exception, très importante pour nous, est la question des annonces de suicide sur les réseaux sociaux. Une telle annonce n'est pas un contenu illicite, mais elle est évidemment prise en compte par les forces de l'ordre, et c'est Pharos qui se charge de ce rôle. Quotidiennement, nous sommes saisis de signalements d'internautes nous indiquant qu'une personne semble en état de détresse psychologique et souhaite passer à l'acte. Dans ce contexte, nous enclenchons une procédure administrative d'urgence pour identifier et localiser le plus rapidement possible la personne derrière ces messages, afin d'envoyer les services locaux sur place.

Pharos est compétent pour les contenus publics sur Internet, ce qui explique qu'une partie des phénomènes évoqués ne nous concerne pas directement, car de nombreux éléments s'intègrent dans des sphères privées ou des sites très confidentiels. Avec les contenus publics, nous avons déjà beaucoup à faire. L'expression « l'ensemble des contenus illicites » va bien au-delà de la question du masculinisme, puisque nous sommes compétents pour tout ce qui concerne le terrorisme, la pédopornographie, les trafics, notamment d'êtres humains, et tout ce que l'on peut trouver de pire sur Internet. Les agents que je dirige y sont confrontés quotidiennement. Pharos est composé de quatre unités spécifiques. La première est une unité présente 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ce qui signifie qu'il y a une prise en compte à tout instant de toutes les situations signalées. Parmi celles-ci figurent les urgences vitales, qui englobent tous les risques imminents d'atteinte à la vie : les annonces de suicide que j'évoquais, mais aussi les passages à l'acte terroriste, les menaces d'attentats, de fusillades ou celles qui visent des personnes dénommées. Nous incluons dans cette thématique la question des passages à l'acte, notamment d'incels. À côté de cette unité présente 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, nous avons un pôle judiciaire qui va être chargé d'identifier, de localiser, par le biais d'une première partie de procédure judiciaire, les personnes qui sont derrière les comptes signalés pour pouvoir transmettre ces éléments aux services territorialement compétents. Cet enjeu est très important pour nous, car il s'agit de ne pas laisser s'installer une impunité pleine et entière sur internet.

À côté de ces deux unités, nous avons une unité spécialisée dans la lutte contre la haine en ligne et les discriminations. Comme cela a été dit, il y a tout un enjeu autour des acteurs, des langages et des usages de mots, d'expressions ou d'émojis employés pour essayer d'éviter la modération des plateformes. Or, il faut connaître ces acteurs et ces langages pour pouvoir les comprendre. Une expression emblématique dans ce contexte est celle de « dragon céleste » : si l'on n'est pas conscient qu'elle vise les personnes juives, on passe à côté d'un certain nombre de messages. On pourrait citer des exemples à n'en plus finir.

Enfin, une cellule des mesures administratives est chargée de mettre en oeuvre les pouvoirs spécifiques de Pharos, qui dispose de prérogatives administratives. Dans ce contexte, nous mettons en oeuvre, en nous appuyant sur le cadre juridique français et européen, des mesures pour aboutir au retrait des contenus. C'est là l'enjeu d'une telle plateforme : centraliser tous ces signalements pour, à la fois, réprimer ce qui a été publié et oeuvrer à la protection du plus grand nombre en travaillant au retrait de ces contenus.

J'ai oublié de citer un élément essentiel : qui peut utiliser Pharos ? La réponse est simple : tout le monde. Tout internaute, quel qu'il soit, peut se rendre sur la plateforme et déposer un signalement, de manière nominative ou anonyme. C'est important, car nous recevons parfois des signalements anonymes qui sont très importants. Nous avons aussi des liens avec un certain nombre d'associations, comme Stop Fisha ou e-Enfance, ainsi que des partenariats avec d'autres entités administratives, par exemple la DILCRAH. Nous sommes en lien avec un très grand nombre de services, et pas seulement à l'échelle du ministère de l'intérieur. Notre travail est interministériel, car nous avons vocation à irriguer un très grand nombre d'autres services avec les informations qui nous sont signalées.

Je voudrais vous donner un exemple récent de signalement qui s'inscrit parfaitement dans le thème de ce colloque. Il y a quelques mois, nous avons reçu le signalement d'une jeune femme en lien sur internet avec un individu lui ayant fait part de son adoration pour Elliot Rodger - très important dans la mythologie masculiniste, que vous avez mentionné en introduction -, qui est passé à l'acte en 2014. Cet individu faisait également part de ses velléités meurtrières vis-à-vis d'une de ses camarades de classe qui aurait, selon lui, accusé à tort de viol plusieurs de ses amis. Tous les thèmes que nous avons abordés sont ici réunis. La situation était particulièrement inquiétante puisque nous disposions d'un très grand nombre d'éléments qui laissaient penser à un risque de passage à l'acte imminent. Nous avons déclenché une procédure d'urgence pour pouvoir identifier le plus rapidement possible ce jeune homme. Il a été interpellé dans son établissement, portait des armes sur lui et fait toujours l'objet d'une enquête judiciaire. Cela illustre à quel point ce type de menace est pris au sérieux par le ministère de l'intérieur, car nous sommes conscients de tous ces enjeux. Pharos, de par sa position centrale, est en première ligne face à ces phénomènes et, plus particulièrement, face à la radicalisation de certains discours, notamment en matière de haine en ligne. La force de cette unité repose à la fois sur ses partenaires, mais aussi sur les citoyens, qui sont les premiers à nous envoyer leurs signalements.

INTERVENTION DE LUCIE DANIEL,
EXPERTE PLAIDOYER AU SEIN D'EQUIPOP

Je vous remercie pour cette invitation.

Je suis responsable du plaidoyer et des études chez Equipop, une association féministe et de solidarité internationale qui travaille beaucoup sur les enjeux liés au backlash, dont le masculinisme est une manifestation. Pour cette table ronde sur les pistes d'action, il me semble intéressant de nous demander comment, ensemble et chacun dans nos responsabilités, nous pouvons agir pour une réelle prise de conscience collective du masculinisme et de ses dangers, condition de l'action.

Alors que ce sujet commence à être débattu publiquement ; comment bien poser les termes de ce débat aujourd'hui ? J'ajouterai ensuite quelques éléments sur les politiques et les financements à mobiliser.

Je vous fais part de l'expérience d'Equipop : nous avons publié il y a deux ans, avec l'Institut du genre en géopolitique, un rapport intitulé « Contrer les discours masculinistes en ligne ». Ce rapport est celui qui a le mieux fonctionné auprès des médias, puisque nos deux organisations ont dû répondre à une quarantaine de sollicitations médiatiques. Nous avons vu cela d'un bon oeil, car notre objectif était de sonner l'alarme et de faire parler des dangers du masculinisme.

Toutefois, cet engouement médiatique nous a vite amenés à nous poser des questions. Comment utiliser cette mobilisation pour sensibiliser sur les dangers du masculinisme sans leur faire trop de publicité ? Comment dépasser l'objet de curiosité que peuvent être certains masculinistes pour donner à voir le projet idéologique derrière cette mouvance ? Concrètement, comment parler du masculinisme sans nuire à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ?

Le premier élément, déjà bien développé par Christine Bard, est de bien nommer les choses.

Le premier message que je martèle est que le masculinisme n'est pas le pendant du féminisme pour les hommes. Cela nous paraît sans doute évident, mais c'est le premier élément de langage à apporter. Ce sont deux mouvements totalement différents. L'abus de langage qui consiste à les mettre dos à dos est dangereux et d'ailleurs largement exploité par les masculinistes eux-mêmes. De la même manière, lorsque l'on invite des expertes féministes sur un plateau, cela ne veut pas dire qu'il faut y opposer la présence d'une influenceuse pro-masculiniste. Ce sont des fausses équivalences contre lesquelles nous devons nous mobiliser.

Ensuite, il ne faut pas caricaturer. Il n'y a pas vraiment de profil type du masculiniste. Si le coeur de cible des influenceurs en ligne est une population assez jeune, les masculinistes sont aussi des hommes quinquagénaires en costume-cravate. Ce sont parfois des femmes pro-masculinistes ou des milliardaires à la tête d'entreprises multinationales. Enfin, il ne faut pas minimiser la gravité de ce mouvement. Il est vrai que certaines vidéos ou certains contenus prêtent à sourire, car ils nous paraissent ringards ou outranciers Mais, à ce jour, nous comptons déjà malheureusement 153 féminicides en France pour l'année 2025.  C'est donc un sujet à prendre très au sérieux.

L'autre point qui va de pair est de ne pas déresponsabiliser. C'est un équilibre qui n'est pas toujours facile à trouver, notamment dans l'exercice de l'interview, auquel vous serez sans doute confrontés. Il y a souvent l'idée que c'est la faute des technologies. Or, les technologies ne sont pas neutres : elles sont façonnées par l'usage que l'on en fait. En l'occurrence, il s'agit de la responsabilité des dirigeants des big tech. On a évoqué le renoncement face à la régulation ; or, ces dirigeants sont plutôt maintenant dans une stratégie complètement délibérée, proactive. Elon Musk ne cache pas ses affinités avec le masculinisme et avec un certain nombre de partis d'extrême droite. On se souvient qu'il avait offert une tribune à la numéro un du parti d'extrême droite en Allemagne, Alice Weidel, pendant les élections. Nous sommes donc passés à un nouveau stade du côté des big techs.

De la même manière que l'on ne doit plus parler d'hommes passionnels qui tueraient par amour, il faut faire attention à ne pas orienter toute l'analyse autour d'une souffrance réelle ou supposée des hommes qui primerait sur la sécurité des femmes.

Enfin, il ne faut pas dépolitiser, ce qui a été beaucoup dit ce matin. Il faut donc rappeler que ce masculinisme existe et prospère parce que nous sommes dans des sociétés patriarcales et qu'il y a un projet politique derrière ce mouvement.

Qu'est-ce que cela signifie maintenant pour nous, dans nos différentes responsabilités ?

Pour les médias, je vous invite à consulter un rapport que nous venons de publier hier avec le collectif de journalistes Prenons la Une et l'agence de formation féministe La Fronde. Ce rapport, « Journalistes et féministes : mieux informer pour préserver la démocratie », identifie des leviers d'action pour former les rédactions sur ces sujets, multiplier les postes de gender editor, appliquer le cadre légal sur les discours de haine et refuser toute prétendue neutralité journalistique face aux masculinistes.

Pour les parlementaires, il y a un enjeu crucial. Il s'agit de renforcer l'arsenal politique, juridique et financier de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Vous serez bientôt amenés à examiner un projet de loi et une proposition de loi sur ces sujets. La loi de 2001 sur l'éducation complète à la sexualité a été mentionnée. Le Planning familial, Sidaction et SOS homophobie ont saisi le tribunal administratif pour non-application de cette loi. Le rapporteur public a d'ailleurs reconnu récemment une carence fautive de l'État en la matière, ce qui soulève un véritable enjeu de moyens.

La régulation des « big tech » a été bien traitée. J'abonde dans le sens de ce qui a été dit sur la nécessité d'intégrer cette problématique dans la diplomatie féministe française. Il y a un véritable rapport de force à instaurer avec ces grandes entreprises technologiques et avec les États-Unis. Des leçons sont peut-être à tirer de l'épisode qui a opposé la Cour suprême du Brésil à Elon Musk. Cette année, la France a adopté sa première stratégie internationale pour une diplomatie féministe. Vous disposez donc maintenant d'un texte de référence pour faire avancer les choses.

Je voudrais partager une autre alerte, lancée par des organisations comme le Planning familial ou la Fondation des femmes : nous avons la confirmation que les algorithmes ciblent désormais les messages féministes. Meta a décidé de bloquer toutes les publicités sur les enjeux sociaux dans la catégorie où les droits des femmes ont été arbitrairement rangés. Des associations voient leurs contenus déréférencés, voire supprimés, et ne peuvent plus en faire la publicité. Dans le même temps, nous observons des attaques de plus en plus violentes et massives contre les associations et les activistes féministes en ligne, orchestrées notamment par des mouvements masculinistes.

J'en viens à la bataille peut-être la plus importante et la plus actuelle pour vous : la bataille budgétaire, puisque le projet de loi de finances arrivera bientôt au Sénat. Selon la Fondation des femmes, il faudrait 2,6 milliards d'euros pour accompagner les femmes victimes de violences en France, contre seulement 282 millions d'euros actuellement consacrés à cette lutte.

Nous avons un énorme fossé et nous sommes dans un contexte de contraintes budgétaires très fortes dans le secteur associatif, alors que les associations, notamment féministes, jouent un rôle de première ligne dans la prévention de ces violences, la sensibilisation, l'accompagnement des victimes et toutes les formes de résistance face aux mouvements masculinistes. L'étude de la Fondation des femmes auprès de 148 associations a révélé qu'une sur deux disposait de moins de trois mois de trésorerie ; le Planning familial a vu ses financements coupés dans certaines régions. Il faut aussi soutenir les réseaux féministes et les activistes à l'international, car nous sommes face à un mouvement qui dépasse largement les frontières et qui est organisé de façon transnationale. Or, là aussi, les budgets ont été coupés. Ces deux dernières années, le budget de l'aide publique au développement, qui permet de financer l'action de mouvements féministes à l'international, a été réduit de plus de 50 % entre 2024 et 2026. C'est un point extrêmement important.

Il y a également un enjeu à porter cette question dans tous les partis politiques. Au Parlement européen, par exemple, un certain nombre de partis politiques penchent de plus en plus vers l'extrême droite. C'est un phénomène visible pour l'instant surtout sur des questions climatiques, mais cette rupture du cordon sanitaire touche aussi la place de la société civile en général. Ce serait une erreur de croire que la question des droits des femmes restera épargnée longtemps par ce type d'alliance. Pour lutter contre cette « internationale réactionnaire », pour reprendre les mots du président Emmanuel Macron, l'une des conditions absolument nécessaires est le financement. Nous sommes au coeur de ce sujet avec les débats budgétaires que vous allez débuter. Je vous invite donc à faire tout votre possible pour éviter une situation où tous ces leviers seraient inactivables, faute de financement.

TEMPS D'ÉCHANGES

Mme Annick Billon. - Je vous remercie. Je vous propose maintenant de procéder à un temps d'échanges.

J'ai, pour ma part, trois questions. J'ai évoqué dans mon propos liminaire la Miviludes et le rapport pour la période 2022-2024 qui fléchait la sphère sectaire. Quelles conséquences en ont découlé ? Quelles mesures ont été prises ?

Ma deuxième question porte sur Pharos, puisque nous sommes en période budgétaire. La plateforme dispose-t-elle de moyens financiers et humains suffisants ? Votre périmètre d'action est-il assez large pour combattre ce phénomène du masculinisme ? On voit bien que la haine en ligne est un fléau que l'on arrive à combattre : lorsqu'on souhaite supprimer des contenus haineux, on y parvient. En revanche, pour les contenus relevant de l'industrie de la pornographie, c'est plus compliqué. Qu'en est-il des contenus masculinistes ?

Enfin, y a-t-il une véritable volonté politique de combattre le masculinisme ?

Je cède la parole à notre collègue Olivia Richard, qui sera rapporteure de ce rapport sur le masculinisme.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - En réponse à Lucie Daniel, vous pouvez compter sur la mobilisation de la délégation aux droits des femmes du Sénat pour porter des amendements malgré le contexte budgétaire difficile.

Madame la commissaire Koiran, je souhaite vous poser deux questions. D'abord, je voudrais dire l'admiration que l'on peut avoir pour les personnes qui travaillent à Pharos et qui, toute la journée, regardent des contenus insupportables. On ne dira jamais assez à quel point cela peut être difficile, et je les en remercie. J'ai été alertée par une association qui signale des contenus à Pharos pour en obtenir le retrait : s'agissant de vidéos intimes à caractère sexuel dont le partage sur les réseaux n'a pas été consenti, il leur était demandé une décision de justice pour acter le caractère non consenti du partage. À partir du moment où la femme demande le retrait, ne pourrait-on pas considérer que le partage est déjà non consenti ?

Ma deuxième question est la suivante : j'entendais il y a quelques jours que l'ARCOM avait demandé la fermeture d'un site internet diffusant des images de morts violentes. J'avais interrogé le Gouvernement par une question écrite sur des personnes qui décédaient en ligne et dont les images étaient diffusées. Comment vous articulez-vous avec l'ARCOM pour le retrait des contenus mascus, puisque c'est ce qui nous intéresse aujourd'hui ?

Mme Annick Billon. - Y a-t-il d'autres questions dans la salle ? Oui, madame.

Mme Maëlyss Koussou - Je fais partie d'une génération qui a grandi avec TikTok et les influenceurs, et je constate une certaine normalisation de tout cela. Une chose m'a marquée dans le documentaire de Pierre Gault : ce masculiniste qui dit : « oui, mais c'est juste pour faire le buzz ». C'est une remarque que je retrouve beaucoup dans ma génération, où l'on grandit avec des « clickbaits », des contenus qui attirent le scandale. C'est comme si, d'une certaine manière, cela nous choquait de moins en moins, puisque nous sommes habitués à des propos scandaleux pour attirer le buzz.

Je me demande comment nous pouvons aujourd'hui réussir à faire comprendre que c'est grave ; que oui, peut-être, c'est « juste pour le buzz », mais que cela ne s'arrête pas là. Ces discours ont des conséquences. Dans la sphère privée, je constate aussi que les personnes ne sont pas spécialement alarmées par ce qu'il se passe, mais se contentent de dire que « c'est de la bêtise », qu'« il ne faut pas y prêter attention », puis« scrollent » comme si de rien n'était. Je me demande aujourd'hui comment s'adresser aux jeunes et leur faire comprendre que c'est bien plus grave et plus profond qu'il n'y paraît.

Mme Alice Koiran. - Pour des raisons évidentes, il ne m'appartient pas de me prononcer sur le budget du ministère de l'intérieur. Je peux simplement vous indiquer que Pharos est une machine de flux et de quantité. Les chiffres des signalements, qui sont publics, sont en augmentation : plus de 211 000 en 2023 et plus de 220 000 en 2024. Nous traitons ces signalements.

La question qui peut se poser est celle de l'élargissement de nos compétences depuis quelques années. Par exemple, la loi du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic a récemment étendu l'article 6-1 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004. Cela a conféré à Pharos de nouveaux pouvoirs administratifs, qui sont mis en oeuvre sous le contrôle de l'Arcom, autorité avec laquelle nous avons une relation partenariale extrêmement étroite. En effet, une personnalité qualifiée est désignée à l'Arcom pour contrôler toutes les mesures que nous mettons en oeuvre.

Sur le plan administratif, le périmètre de l'article 6-1 s'est étendu pour englober de nouvelles matières : il comprenait déjà les contenus pédopornographiques ou les contenus terroristes et, désormais, il inclut aussi les contenus en lien avec le trafic de stupéfiants. Dans le cadre de la loi SREN, une expérimentation est en cours sur les tortures et les actes de barbarie.

Cela me permet de faire la transition avec la question des contenus pornographiques. Il faut rappeler une chose très importante concernant Pharos : il existe une différence entre les contenus choquants et les contenus illégaux. Or, nous ne sommes compétents que pour les contenus illégaux et n'avons pas vocation à nous prononcer sur ce qui ne peut être qualifié pénalement. C'est là que se situent les limites de notre action, ce qui est important, car les pouvoirs administratifs mis en oeuvre par Pharos ne sont pas anodins.

Concrètement, lorsque nous envoyons une demande de retrait pour un contenu dans le cadre de l'article 6-1, si celui-ci n'est pas retiré, nous pouvons mettre en oeuvre, à l'issue de vingt-quatre heures, une mesure de blocage, ainsi qu'une mesure de déréférencement. Cela fait le lien avec votre question, madame la sénatrice, sur le site que vous avez évoqué et que nous connaissons très bien.

Loin de moi l'idée de pointer du doigt le législateur, mais lors de la mise en oeuvre de l'expérimentation sur les tortures et les actes de barbarie, il y a eu un souci dans la rédaction de l'article de loi concerné, et surtout du décret. Les mesures de blocage que nous mettons en oeuvre normalement n'ont pas pu être intégrées au dispositif, ce qui est regrettable. Ce fait est connu de longue date par les administrations et l'Arcom, et c'est ce qui a conduit à la situation actuelle. Pour ce site, qui rentre dans la catégorie des tortures et des actes de barbarie, nous avons donc effectué des demandes de retrait, comme l'indique l'Arcom dans son communiqué, mais nous ne pouvions faire que du déréférencement et non du blocage. C'est bien dommage, puisque la mesure de blocage aurait été la plus efficiente.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Le problème de rédaction se situe-t-il au niveau législatif ou réglementaire ? Ou est-ce que le niveau législatif provoque la difficulté réglementaire ?

Mme Alice Koiran. - J'ai un léger doute, la difficulté relève peut-être plus du domaine réglementaire, effectivement. Cependant, nous avons bien documenté tout cela dans des notes et cela a été signalé depuis longtemps.

Mme Olivia Richard, rapporteure. -Pouvez-vous nous expliquer la différence d'impact entre déréférencement et blocage ?

Mme Alice Koiran. - Le déréférencement est en lien avec les moteurs de recherche. Lorsque vous ne connaissez pas le nom d'un site, vous effectuez une recherche, par exemple « site gore », et une liste de résultats apparaît.

En revanche, si vous connaissez l'adresse exacte du site, vous n'avez pas besoin d'un moteur de recherche, vous entrez directement l'URL. C'est là que le blocage intervient. Il ne s'adresse pas à la requête de l'internaute, mais vise directement le site dans son ensemble. C'est une mesure drastique : lorsqu'un site est bloqué, les internautes qui tentent d'y accéder aboutissent sur une page du ministère de l'Intérieur leur indiquant qu'ils ont essayé d'accéder à un site interdit, par exemple parce qu'il contient des contenus terroristes. Ce blocage est effectué en lien avec les fournisseurs d'accès à Internet.

Mme Bérangère Couillard, présidente du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCEFH). - Je profite de ce colloque pour poser une question qui me brûle les lèvres et qui vient renforcer celle posée par Annick Billon : il y a un véritable sujet concernant le retrait des contenus.

Nous avons l'impression que les vidéos ou les propos masculinistes ne bénéficient pas du même traitement que des propos dits racistes. Lorsqu'il y a des propos racistes tenus sur les réseaux sociaux, les retraits sont beaucoup plus rapides que pour des propos tenus par des influenceurs masculinistes, pour lesquels aucun retrait n'est réalisé.

Est-ce un sujet de légalité ? Comment peut-on améliorer cela ? Il nous est assez insupportable que ces contenus ne soient pas traités de la même manière. Ou alors, est-ce un simple sentiment ? Dans ce cas, rassurez-moi.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je comprends le cadre de vos propos, madame la commissaire. Il ne vous appartient pas de vous prononcer sur les moyens dévolus à Pharos. En revanche, nous, parlementaires, nous le pouvons.

Lorsque nous avons discuté de la loi SREN, notamment à la suite du rapport de la délégation aux droits des femmes sur l'industrie pornographique, nous avons proposé d'étendre les pouvoirs de Pharos. Il nous a souvent été répondu que, si cela était théoriquement possible, les moyens de la plateforme ne le permettaient pas, sauf à nuire à ses autres fonctions, en particulier la lutte contre le terrorisme, à laquelle nous sommes tous attachés.

Je reviens sur la distinction entre contenus illégaux et contenus choquants, car en réalité, les contenus choquants sont très souvent illégaux. Nous n'utilisons pas toutes les ressources du code pénal pour faire retirer ces contenus. Je songe par exemple à tout ce qui relève de l'apologie du viol ou du sexisme, que l'on retrouve dans de nombreuses vidéos pornographiques. Or, nous n'utilisons pas les critères d'apologie ou de discrimination sexiste, raciste et homophobe, pourtant présents dans beaucoup de ces vidéos, pour faire retirer des contenus ou bloquer des plateformes.

Concernant la pédopornographie, nous avons tous été marqués par l'audition de vos collègues d'Europol. Ils indiquaient que la définition de la pédopornographie était située avant l'apparition des poils pubiens et des seins. Cela avait été dit assez clairement lors d'une audition au Haut Conseil à l'égalité. Or, la pédopornographie va bien au-delà et concerne l'ensemble des mineurs.

Notre capacité d'action est donc totalement conditionnée par les moyens que nous consacrons à la lutte contre ces contenus. Il ne s'agit pas seulement d'une absence de référence dans le code pénal, mais aussi d'une absence de moyens humains dans les services.

Mme Alice Koiran. - Je vais vous faire une réponse globale. L'enjeu, dans une grande partie des sujets que vous évoquez, est la frontière entre l'administratif et le judiciaire. C'est là que les limites de notre action sont importantes, car il y a un élément que nous n'avons pas encore évoqué : la question des libertés publiques et la manière dont nous pourrons aboutir à des retraits de contenu sur internet.

Il y a aujourd'hui plusieurs manières d'obtenir ces retraits. La première se situe dans la phase préventive, qui relève du cadre administratif. Très concrètement, les pouvoirs que nous mettons en oeuvre dans ce cadre doivent être exercés avec beaucoup de précaution, puisqu'ils ne sont pas décidés ni mis en oeuvre par un juge. C'est là que se situe l'enjeu crucial.

Les juges pourront, de par leur position, prendre des décisions beaucoup plus larges que les nôtres. Nous sommes garants d'un équilibre : nous allons jusqu'à un certain point, mais ensuite, cela ne relève plus de notre ressort, car sinon, nous risquerions de prendre des mesures d'une ampleur qui pourrait poser question.

Pour rebondir sur votre exemple, je comprends que ce qui a pu être évoqué par les collègues d'Europol puisse être choquant. En réalité, un certain nombre d'éléments sont pris en compte lors de l'étude des conséquences. Pour vous répondre avec un exemple inverse, nous sommes saisis de signalements sur des contenus où l'on nous indique que les personnes sont manifestement mineures. Or, elles ne le sont pas. Elles ne le sont pas parce qu'il y a aussi une recherche - et c'est terrible à dire - et une présentation, non pas par les titres ou les mots, mais par le fait que certaines personnes auront des traits plus juvéniles que d'autres. Dans la consommation de contenus pornographiques, des actrices parfaitement majeures auront des traits qui peuvent laisser penser qu'elles sont mineures. La difficulté est que Pharos ne peut juger que sur les images.

Compétents sur l'ensemble du territoire national, nous ne pouvons pas nous projeter à droite et à gauche pour mener des enquêtes. C'est le rôle de Pharos, cet enjeu essentiel de l'orientation. Nous sommes, d'une certaine manière, une immense gare de triage qui vise à traiter les informations et à les redistribuer à tous les services concernés. Par ailleurs, nous travaillons très étroitement avec l'Ofmin, mais nous ne pouvons pas interroger les personnes, faire des auditions, puis établir de manière certaine une situation pour mettre en oeuvre nos pouvoirs. Tel est l'enjeu, en réalité : nous n'allons pas outrepasser nos prérogatives, car il y a tout de même un enjeu judiciaire.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je souhaite revenir sur ce que vous évoquez, à savoir les actrices majeures qui prennent des rôles de mineures, déguisées en petites filles. Cela avait fait l'objet d'un débat au moment de la loi SREN, et d'un amendement qui avait été rejeté. Nous poursuivrons ce débat.

Mme Annick Billon. - Avant votre réponse, je laisse la parole à Thaima Samman, qui souhaitait intervenir dans la salle.

Mme Thaima Samman. - Je suis avocate et je codirige un groupe de travail sur la liberté d'expression à l'ère du numérique, qui regroupe une équipe pluridisciplinaire, sous l'égide de la Villa numeris. Nos travaux partent du constat d'une problématique sur les questions des libertés. Je n'aime pas l'idée des libertés publiques, car elles sont en fait individuelles. Nous avons donc un sujet de libertés individuelles et notamment de ce que veut dire la liberté d'expression.

À l'ère du numérique, si nous voulons qu'elle perdure, il va falloir en redéfinir les règles.

Nous avons eu un débat sémantique important sur l'encadrement de la liberté d'expression. On n'encadre pas la liberté d'expression, elle est le principe ; on en encadre les contraintes, qui doivent être clairement délimitées. À l'ère du numérique, il faut sans doute repenser la manière dont on organise ces problématiques pour faire société. Quelles sont les contraintes que nous avons ? Sont-elles suffisantes ? Comment les organisons-nous et, surtout, comment les faisons-nous respecter ?

Nous sommes arrivés à la conclusion que notre corpus législatif est non seulement suffisant, mais extrêmement lourd, et que le fond du problème est son application. Nous avons le code pénal, la loi de 1881 qui pose le principe de la liberté puis en identifie les contraintes, et le code pénal qui désigne nommément les contraintes à la liberté d'expression justifiant qu'on puisse les lever. Nous avons eu ensuite l'acte pour le marché numérique unifié européen, le DSA, et la loi SREN qui en a été l'application. Il était d'ailleurs très intéressant de constater que la loi SREN ne faisait que reprendre des dispositions légales qui existaient déjà et qui n'étaient pas appliquées.

Je rappelle que le DSA n'a pas pour objectif de redéfinir les contraintes à la liberté d'expression, mais de fixer les conditions pour les plateformes qui doivent gérer les contenus illégaux ou contraires à leurs conditions d'usage. Les contenus inappropriés peuvent faire l'objet de conditions d'usage qui autorisent les plateformes à les retirer. Les plateformes ont donc l'obligation de supprimer les contenus signalés, sans pour autant être tenues à une obligation de contrôle général. C'est toute la difficulté aujourd'hui, car le DSA instaure un système de déjudiciarisation et de désadministrativisation pour faire face à la masse, à l'ampleur et à la vitesse de diffusion des contenus.

C'est probablement sur ce point qu'il va falloir se concentrer pour trouver des solutions. L'apologie du viol ou de la violence est une infraction pénale : elle est donc illégale. En revanche, le cas de la jeune femme qui paraît avoir 15 ans alors qu'elle en a en réalité 25 est légal. Il faut donc réfléchir à la façon dont nous pouvons traiter un certain nombre de ces sujets.

Je voudrais faire deux propositions. Concernant la pornographie, ce qui m'a toujours choquée, c'est qu'elle est probablement la seule activité addictive, dangereuse et posant une problématique pour les mineurs qui ne soit pas régulée.

La pornographie n'est pas régulée et s'est progressivement installée au nom de la liberté d'expression. Il faut réfléchir à cette question, non pas à l'échelle nationale, mais au niveau européen. Contrairement aux Etats-Unis, nous n'avons pas de premier amendement sur la liberté d'expression. Nous avons parfaitement le droit d'encadrer un certain nombre de sujets, car aucune liberté n'est absolue. C'est au niveau européen qu'il faut faire sortir la pornographie de la liberté de circulation des services pour la faire rentrer dans les activités régulées. Nous pourrions ainsi mettre en place des moyens de faire retirer les contenus qui sont non seulement illégaux, mais également non souhaitables. De la même manière que vous avez le droit de fumer, de boire ou de jouer à des jeux d'argent, mais pas dans n'importe quelle circonstance, la pornographie, devrait-elle aussi être régulée.

Ma deuxième proposition, qui figurera dans notre rapport définitif, est que, face à l'ampleur, la vitesse et la masse de ces contenus, nous ne pouvons en faire porter la responsabilité aux forces de l'ordre ou aux juges. Même si nous le souhaitions, cela demanderait des investissements qui paraissent assez vains. Il faut aller au bout de l'encadrement et de la déjudiciarisation. La proposition serait d'avoir une structure de juristes - avocats, juges à la retraite - formés à la finesse et à la sophistication de la liberté d'expression. Tout n'est pas interdit, même si cela déplaît. Il faut accepter que l'autre puisse s'exprimer. Vous avez le droit de dire que les femmes sont « nounouilles », mais pas que vous devez frapper l'une d'elles si elle vous manque de respect. Il faut savoir interdire la seconde affirmation. Ces juristes pourraient donner des recommandations aux plateformes pour ne pas les laisser décider toutes seules.

Ces recommandations leur servent de défense devant le juge, mais elles pourraient permettre de traiter au moins 70 % des cas, car nous aurions des signalements plus efficaces, des décisions et moins d'hésitation pour retirer les contenus illégaux quand ils sont à la frontière entre l'illégalité et le choquant.

Mme Annick Billon. - Merci, Maître, pour ces éclairages. Concernant l'industrie de la pornographie, la délégation a mené des travaux extrêmement innovants il y a quelques années.

Je vais laisser les trois intervenants de cette deuxième table ronde répondre, puis nous passerons à la conclusion.

Mme Lucie Daniel. -J'insisterai simplement sur la conduite de ces travaux. Regarder du côté du monde médiatique peut être assez intéressant. Si vous avez prévu des auditions, il serait utile de se rapprocher de certains médias ou journalistes.

Mme Annick Billon. - Madame la Commissaire, je souhaiterais revenir sur le droit à l'oubli, sur la question du corapporteur et sur celle de la présidente du HCE.

Mme Alice Koiran. - Sur la question du droit à l'oubli, qui est un enjeu essentiel pour nous, l'idéal serait que vous veniez nous rencontrer et que nous prenions un temps plus long pour échanger sur ces sujets, car il est difficile d'y répondre en quelques minutes, tant les implications sont nombreuses.

Pour conclure sur la question des contenus masculinistes, exposée par le journaliste Pierre Gault, il faut distinguer les discours publics des discours privés. C'est un enjeu très important, car il y a une différence entre ce que nous allons voir publiquement - certains acteurs flirtent avec la frontière sans jamais la franchir - et ce qui va être dit dans des cercles de discussion beaucoup plus privés.

Par ailleurs, un autre enjeu important à prendre en compte, qui peut être un angle pour votre rapport, est celui de l'éphémérisation des contenus numériques. On peut parler de retrait de contenu, mais lorsque les contenus sont diffusés en direct, ils ont été prononcés puis ne laissent pas de trace. Comment agir dessus ?

Mme Annick Billon. - Merci beaucoup, madame la commissaire. Je remercie tous les intervenants et intervenantes de ce matin. J'invite maintenant notre collègue Béatrice Gosselin, qui sera co-rapporteure sur ce travail de la délégation qui démarre sur le masculinisme, à s'exprimer en clôture de notre matinée avant de laisser la parole à la présidente du HCE, Bérangère Couillard, qui nous a rejoints, pour la conclusion finale de ce colloque riche en enseignements et en préconisations.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page