I. LA DIFFERENCIATION : UNE DEMARCHE CONTESTABLE

A. UN CHOIX INCOMPLETEMENT FONDE

La Commission s'est efforcée, dans ses avis, d'évaluer les différentes demandes d'adhésion en fonction des " critères de Copenhague " mentionnés plus haut.

1. Les critères politiques

En ce qui concerne les critères politiques (" des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection "), la Commission indique qu'elle a pris en compte les " évaluations effectuées par les Etats membres ", les " rapports et résolutions du Parlement européen " ainsi que " les travaux de diverses organisations internationales, organisations non gouvernementales et autres organismes ".

On peut regretter que le Conseil de l'Europe, principale organisation européenne dans le domaine des droits de l'homme, n'ait pas été plus étroitement associé à la réflexion sur le respect de ces critères politiques ; de même, aucun des forums interparlementaires européens ne semble avoir été consulté, ce qui peut étonner compte tenu de la nature du problème en cause.

Toujours est-il que l'analyse de la Commission dans ce domaine conduit à écarter un seul pays candidat, la Slovaquie, au motif que " l'Etat de droit et la démocratie n'y sont pas suffisamment enracinés " et que la protection des minorités y paraît insuffisante.

Cette conclusion appelle quelques remarques :

- tout d'abord, l'idée que l'évolution démocratique rencontre des difficultés particulières dans le cas de la Slovaquie est peu contestée. Il convient à cet égard de tenir compte de la situation particulière de ce pays dont l'indépendance est très récente. Sans méconnaître les insuffisances de sa démocratisation, qui doivent susciter la plus grande vigilance, il est nécessaire de ne pas susciter un sentiment d'exclusion, qui pourrait encourager des dérives nationalistes et finalement freiner la démocratisation. Par ailleurs, l'évolution économique relativement favorable de la Slovaquie, qui constitue indirectement un facteur favorable à la démocratisation, ne doit pas être contrariée par la perspective d'une mise à l'écart durable du processus d'élargissement.

- en jugeant que neuf Etats candidats sur dix remplissaient les critères politiques de Copenhague, la Commission européenne n'a pas ignoré certaines faiblesses qui différencient encore ces Etats de la plupart des actuels Etats membres ; elle souligne ainsi que " les régimes de droit de tous les pays candidats ont des défauts auxquels il faut remédier. Il y a pénurie de juges qualifiés, et leur indépendance n'est pas suffisamment garantie. Les forces de police sont mal rémunérées et nécessitent des améliorations en matière de formation et de discipline. L'autonomie des collectivités locales requiert également une base juridique plus solide dans divers cas ". La Commission européenne a donc jugé " en tendance " la démocratisation des pays candidats. Le succès global de ce processus, alors même que les pays en cause traversaient une phase difficile de restructuration économique incite, il est vrai, à considérer avec optimisme la possibilité pour les ex-" démocraties populaires " de se doter d'un fonctionnement de plus en plus comparable aux démocraties occidentales.

- enfin, il convient de souligner que le traité d'Amsterdam a introduit dans le traité sur l'Union européenne un nouvel article F1 permettant de prendre des sanctions contre un Etat membre qui ne respecterait pas les principes de la démocratie et les droits de l'homme. Ainsi est établie une protection contre tout retour en arrière dans ce domaine.

Au total, on peut approuver la conclusion de la Commission identifiant pour une seule candidature de véritables obstacles politiques à l'adhésion ; encore doit-on souligner que, même dans ce cas, une démarche constructive paraît bien plus recommandable qu'une attitude pouvant être interprétée comme une mise à l'écart durable.

2. Les critères économiques

Pour ce qui est des critères économiques (l'" existence d'une économie de marché viable " et la " capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union "), la Commission indique que son avis a eu pour point de départ les réponses aux questionnaires adressés à chaque pays candidat en avril 1996, en précisant que les pays candidats ont eu la faculté de compléter ces informations lors d'une série de rencontres bilatérales en mai 1997 ; elle souligne qu'elle s'est également fondée sur les informations obtenues dans le cadre de la gestion des accords d'association. Toutefois, certains pays candidats font valoir que les données sur lesquelles s'est appuyée la Commission sont déjà en partie dépassées compte tenu de l'évolution rapide de leurs situations économiques.

La Commission considère qu'aucun des pays candidats ne remplit aujourd'hui entièrement les deux critères économiques de Copenhague ; elle souligne cependant que les pays candidats " ont accompli des progrès considérables dans la transition vers une économie de marché, y compris en matière de privatisation et de libéralisation ", même si " les réformes structurelles nécessiteront encore de grands efforts, notamment en ce qui concerne les systèmes bancaires et financiers ainsi que la sécurité sociale ".

Au total, la Commission estime que cinq pays candidats peuvent être considérés comme des " économies de marché viables " : l'Estonie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovénie, et qu'un sixième pays, la Slovaquie, en est très proche. Son avis est plus restrictif en ce qui concerne la " capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union " : elle estime que seuls deux pays, la Pologne et la Hongrie, paraissent pouvoir répondre à ce critère ; elle note toutefois que la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie devraient pouvoir les rejoindre à condition d'intensifier leurs efforts de restructuration ; enfin, elle considère que l'Estonie n'est guère éloignée de ce deuxième groupe. La Commission observe enfin que les quatre autres pays ont récemment accompli de grands progrès qui pourraient leur permettre de rattraper le niveau des autres pays candidats " au cours de la prochaine décennie ".

Finalement, à partir de la combinaison des deux critères économiques, la Commission est amenée à distinguer quatre catégories de pays : la Hongrie et la Pologne, tout d'abord, sont les mieux placées pour remplir ces critères, en raison de l'ancienneté et de l'intensité de leur effort de restructuration ; la République tchèque et la Slovénie appartiennent à une seconde catégorie, où l'effort de restructuration paraît moins avancé ; l'Estonie et la Slovaquie ne remplissent véritablement qu'un des deux critères, mais leur évolution globale paraît encourageante ; enfin, les quatre autres pays restent éloignés du respect des critères.

Les critères économiques ont manifestement été déterminants dans le choix final de la Commission, puisque la liste des pays retenus est celle qui résulte de l'application de ces critères, sous réserve du cas de la Slovaquie, écartée en fonction de critères politiques.

Or l'analyse de la Commission ne paraît pas entièrement convaincante dans ce domaine.

Il existe certes d'importantes différences dans le degré de restructuration des économies des pays candidats. Mais, même en reprenant les évaluations effectuées par la Commission, il est difficile de conclure que l'on est en présence de deux groupes bien distincts de pays, justifiant de deux traitements bien différents.

Il y a assurément un fossé entre, par exemple, la Hongrie et la Bulgarie, pays de taille comparable qui se situent aux deux extrémités du spectre ; mais en est-il de même entre, par exemple, l'Estonie et la Lituanie ? En réalité, au regard des critères économiques, les différentes candidatures forment plus un continuum que deux ensembles clairement identifiables. Il semble dès lors qu'il y ait quelque arbitraire à placer la barre à tel endroit plutôt qu'à tel autre.

A partir du moment où, de l'aveu même de la Commission, aucun pays candidat ne remplit pleinement les critères économiques de Copenhague, et où tous sont en pleine évolution sous ce rapport, on peut légitimement se demander s'il y a une réelle justification économique à séparer les pays candidats en deux groupes, et à engager les négociations avec certains d'entre eux seulement, plutôt que d'ouvrir les négociations avec l'ensemble des pays candidats tout en prévoyant que la durée des négociations et celle des périodes de transition post-adhésion seront différentes selon les pays.

Cette interrogation paraît d'autant plus légitime que la séparation des pays candidats en deux groupes risque d'avoir des conséquences économiques négatives : le processus de restructuration pourrait se trouver freiné, faute de perspective mobilisatrice, dans les pays du deuxième groupe, et les investissements directs étrangers risquent de se concentrer plus encore qu'aujourd'hui sur un petit nombre de pays candidats. On peut même se demander si l'incitation à la réforme économique restera aussi forte dans le cas des pays retenus pour l'ouverture de négociations d'adhésion : ne seront-ils pas tentés de considérer que le but principal de leurs efforts est désormais en passe d'être atteint, et qu'ils ont intérêt à reporter certaines restructurations douloureuses jusqu'au moment où, devenus membres de l'Union, ils pourront bénéficier d'importantes aides structurelles ?

Ainsi, les différences de situation que met en évidence l'analyse de la Commission européenne ne paraît pas justifier une différenciation aussi nette que celle qui est proposée entre les différentes candidatures.

3. La capacité à assumer les obligations de l'Union

Le troisième grand critère retenu par le Conseil européen de Copenhague est " la capacité du pays candidat à assumer les obligations [de l'adhésion] , et notamment de souscrire aux objectifs de l'Union politique, économique et monétaire ".

La Commission européenne observe avec justesse que tous les pays candidats sont en mesure de participer à la politique étrangère et de sécurité commune. Il est vrai que celle-ci ne demande aux pays membres qu'un engagement fort limité, et qu'il est peu probable que cette situation évolue radicalement dans les prochaines années, compte tenu de la prudence du traité d'Amsterdam dans ce domaine.

La Commission souligne également qu'aucun des pays candidats ne peut envisager de participer à l'Union monétaire dans un futur proche. L'entrée dans la monnaie unique, cela est clair, suppose un degré de convergence que les pays candidats n'atteindront pas avant longtemps : dans ces conditions, elle ne serait dans l'intérêt ni des pays qui s'apprêtent à réaliser l'union monétaire, ni des pays candidats eux-mêmes ( 1( * ) ). Mais cette situation n'interdit nullement aux pays candidats de souscrire à l'" objectif " de l'union monétaire ; de plus, comme certains membres actuels ne participeront pas, du moins dans un futur proche, à l'union monétaire, on ne peut faire de la participation effective à celle-ci une condition d'entrée dans l'Union.

C'est donc finalement sur la capacité à reprendre et à mettre en oeuvre l'acquis communautaire que se concentrent les interrogations de la Commission. Celle-ci souligne à juste titre que l'acquis communautaire est plus important que lors des précédents élargissements, que tout nouveau membre doit le reprendre intégralement, et que la reprise de l'acquis et sa mise en oeuvre représenteront pour les pays candidats, compte tenu de leur histoire, une tâche incomparablement plus lourde que lors des précédents élargissements.

Concernant la reprise de l'acquis , la Commission européenne distingue entre :

- les pays qui " ne devraient pas être en mesure de satisfaire aux obligations de l'acquis à moyen terme ", à savoir la Bulgarie et la Roumanie ;

- les pays qui ne pourront être en mesure de " reprendre l'essentiel de l'acquis à moyen terme " qu'à condition d'accomplir " des efforts considérables ", à savoir les trois Etats baltes et la Slovénie ;

- les pays qui " devraient être en mesure de reprendre l'essentiel de l'acquis à moyen terme ", sous réserve de progrès dans des secteurs précis, à savoir la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie.

Concernant la capacité administrative et judiciaire à appliquer l'acquis , la Commission souligne à juste titre l'" importance cruciale " de cette question et les " très grandes inquiétudes " que suscite la " situation générale " des pays candidats à cet égard. On peut regretter que, dans ses relations avec les PAECO depuis 1990, l'Union n'ait pas davantage mis l'accent sur ce type de problème, que ce soit dans la présentation des principales conditions d'une adhésion à l'Union, ou dans l'orientation donnée à l'assistance technique financée par le programme PHARE. La Commission propose d'ailleurs une réorientation en ce sens de ce programme dans le cadre de la " stratégie de pré-adhésion " : il est à souhaiter que l'ampleur de cette réorientation soit à la mesure du retard qui a été pris à faire de ce domaine une priorité.

Toujours est-il que la Commission européenne estime, au total, que trois pays candidats seulement paraissent en mesure de reprendre l'essentiel de l'acquis communautaire et de le mettre en oeuvre : la Hongrie, la Pologne et la République tchèque ; elle estime que cinq pays candidats (les Etats baltes, la Slovénie et la Slovaquie) ne pourraient acquérir cette capacité qu'" au prix d'un renforcement considérable et durable de leurs efforts " ; enfin, elle considère que la Bulgarie et la Roumanie ne sont pas en mesure à moyen terme de reprendre et d'appliquer l'acquis communautaire.

Là encore, on peut se demander si les analyses de la Commission, quelle que soit leur pertinence, constituent un fondement convaincant pour la différenciation proposée. Tout en soulignant le caractère " crucial " de ce critère, la Commission européenne semble douter de la capacité à appliquer l'acquis communautaire de certains des pays avec lesquels elle recommande néanmoins d'ouvrir des négociations d'adhésion ; une fois de plus, on ne voit pas apparaître de ligne de démarcation nette entre certains des pays pour lesquels l'ouverture de négociations d'adhésion est proposée, et certains des pays pour lesquels il est suggéré de différer ces négociations.

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