2.3 La loi de 1992 : une réforme importante

Une première série de plans sociaux, établis durant les années 1986-1988, avait déjà permis de réduire de plus de 3 000 un effectif de quelques 12 000 dockers. La loi du 9 juin 1992 et les décrets du 12 octobre 1992 ont pour objet de mettre un terme aux dysfonctionnements. Le principe essentiel porte sur la mensualisation des dockers, employés dorénavant par les entreprises de manutention et assujettis au droit commun de travail. Cette loi a fourni un cadre à une négociation qui s'est engagée port par port.

La mensualisation a pour effet de rattacher par un contrat de travail chaque docker à une entreprise de manutention qui l'embauche. Celle-ci est responsable du personnel et, en particulier, doit dorénavant organiser le travail selon les normes usuelles des entreprises de droit privé. Elle doit se conformer au Code du Travail et exercer son pouvoir disciplinaire. Il n'est plus attribué de carte professionnelle aux intermittents, ni de carte d'occasionnel à la main d'oeuvre d'intérim. Cependant, le législateur a imposé le recours en priorité aux dockers professionnels intermittents puis, à défaut, aux ouvriers dockers occasionnels.

Pour les nouveaux venus, le droit commun devient la règle d'emploi. En cas de pointes d'activités, les entreprises peuvent embaucher une main d'oeuvre complémentaire sous forme traditionnelle : contrat à durée déterminée, temps partiel, etc. Les ouvriers dockers occasionnels ne constituent plus une catégorie spécifique au sein du BCMO, mais nécessitent un suivi régulier puisqu'au delà de 100 vacations exercées dans les douze mois, ils deviennent prioritaires après les intermittents, en cas de nouvelle embauche de mensualisés dans les entreprises de manutention.

Au total, la loi crée une nouvelle catégorie d'employés de la manutention : les mensualisés. Elle prévoit l'extinction progressive de la catégorie des intermittents par intégration progressive dans le droit du travail. Elle rétablit en principe l'entreprise dans ses prérogatives.

Afin de faciliter la transition vers le droit commun, la réforme n'a pas été jusqu'au bout de sa logique en maintenant les BCMO (Bureaux centraux de la main d'oeuvre). Les titulaires de la carte professionnelle au 1er janvier 1992 peuvent la conserver et, en cas de licenciement économique, retourner s'inscrire auprès de cet organisme. En outre, toujours afin de permettre la transition, il est prévu qu'un certain nombre de dockers peuvent demeurer, sous certaines conditions d'emploi, intermittents.

2.4 Une réforme qui reste à achever en particulier dans les deux plus grands ports français.

La réforme de la manutention a conduit à une réduction de moitié des effectifs de la profession. Au cours de la période allant de 1992 à 1994, des plans sociaux ont été négociés directement entre les entreprises et les représentants du personnel, cette négociation s'étant prolongée durablement en particulier dans les ports du Havre et de Marseille. Le coût global en est supérieur à 4 milliards, se répartissant en deux parts égales, deux milliards à la charge de l'État (ministère du Travail et des Affaires sociales et ministère de l'Équipement, du Logement et des Transports), deux milliards à la charge des places portuaires. Dans cette dernière part, les montages financiers sont très différents d'un port à l'autre : en général, les autorités portuaires ont pris à leur charge une part importante du financement, le solde étant à la charge des employeurs qui ont eu à supporter un quart du montant global. Les collectivités locales n'ont en général pas participé au financement des plans sociaux, mais ont accru en compensation leurs subventions d'investissement.

Tableau synthétique de la dépense liée aux plans sociaux

en MF

Dépense totale

Part de l'État

Part locale

Dockers partants

Dépense moyenne par docker partant

Dunkerque

330

205

125

483

0,683

Le Havre

1 375

563

812

1 055

1,303

Rouen

401

213

188

526

0,762

Nantes

106

65

41

138

0,772

Bordeaux

176

85

91

210

0,837

Marseille

1 060

530

530

973

1,089

Ensemble des ports

4 052

2 021

2 031

4 231

0,958

Source : DTMPL

Si ces plans représentent une dépense moyenne significative, il résulte de la décentralisation des négociations que l'effort est inéquitablement réparti, l'indemnisation de départ étant nettement plus faible dans les petits ports que dans les grands.

Au moment de la réforme, l'effectif s'élevait à 8 234 dockers. Au 1 er janvier 1996, 1 917 d'entre eux sont partis en mesure d'âge, 2 127 en reconversion et 179 ont quitté la profession hors plan social. Sur environ 4 000 dockers restant en activité, 3 500 ont été mensualisés et 375 intermittents subsistent dont les deux tiers à Marseille. Dans 22 BCMO sur 31, il n'y a plus de dockers intermittents, les entreprises ne faisant appel qu'à des dockers mensualisés ou occasionnels dans le cadre normal.

D'une façon générale, les signatures d'accord entre les entreprises et les syndicats de dockers ont ramené la paix sociale et rétabli des conditions normales de fonctionnement. Cependant, si la réforme est considérée comme donnant des résultats satisfaisants dans un grand nombre de ports, comme Dunkerque, Nantes ou Rouen, dans les deux plus grands ports français

Marseille et Le Havre, de fortes résistances à une nouvelle application de la réforme perdurent et se traduisent, malgré la promesse de trêve sociale, par la résurgence de mouvements sociaux. Ces troubles proviennent d'interprétations divergentes entre les syndicats et les entreprises de la réforme de 1992, notamment concernant les travaux annexes au chargement et déchargement des navires. En particulier, le monopole de pré et post-acheminement (brouettage, manutention sous hangars privés, distribution) fait l'objet de débat. Cette exigence a pour effet de dissuader l'installation d'opérateurs dans l'enceinte portuaire. De plus, au niveau national, le syndicat unique des dockers, actif dans plusieurs ports importants, reprend ses actions sur des thèmes plus généraux (revalorisation des salaires, durée du travail et conditions de départ de la retraite). Ces diverses revendications ont été soutenues sous la forme de grèves perlées en mars et avril 1997 au Havre et Marseille.

En ce qui concerne les coûts, un armateur auditionné estime que globalement, en incluant tous les paramètres, la réforme aurait dû conduire à une réduction des coûts de l'ordre de 15 %. D'une façon générale, il n'a pas été possible d'obtenir des données précises sur les variations de coûts avant et après la réforme en raison de l'opacité qui règne dans l'application des tarifs. À cet égard, il faut souhaiter que la création de l'observatoire des coûts de passage portuaire puisse à l'avenir fournir des évaluations ex-post quantifiées. Sur les trafics de tramping, quelques baisses sensibles de prix de manutention ont été répercutées ; en revanche, la réforme tarde à produire les effets escomptés pour les lignes régulières. Il a été avancé que les armateurs de ces lignes ont profité des baisses de tarif pour compenser en partie la chute sensible des taux de fret au cours des dernières années. Il est vrai que les coûts de manutention répercutés aux chargeurs sous forme de THC (terminal handling charges) ne sont pas liés directement aux coûts réels facturés par les manutentionnaires.

La productivité s'est améliorée, mais n'atteint pas encore celle des entreprises étrangères les plus performantes. En particulier, il subsiste de fortes rigidités dans l'utilisation des périodes de vacations des dockers (« shift »). Une étude citée par les autorités du port d'Anvers fait état de 21 à 24 mouvements de conteneurs par heure de portique au Havre contre 33 à Anvers et 30 à Rotterdam (il est vrai que cet indicateur intègre également la performance des grutiers). La mesure objective de la productivité est difficile, car elle constitue un paramètre commercial essentiel des entreprises et du port pouvant influer sur la concurrence, de sorte que les responsables sont réticents à communiquer les informations. De plus, différents facteurs sont à prendre en considération comme le montre l'encadré ci-après

Cependant, un indicateur de cette productivité pourrait constituer un item pour le futur observatoire du coût des passages portuaires.

Finalement, le principal reproche fait à la réforme résulte de l'inachèvement de celle-ci. Les dispositions spécifiques adoptées au titre de la phase transitoire, notamment au Havre et à Marseille, risquent, si elles perdurent, d'instaurer une dérive par rapport à l'esprit de la loi, qui consiste à faire du docker un salarié de droit commun (ce qui ne veut pas dire qu'il ne bénéficie pas d'une sérieuse protection sociale). Le retour à l'intermittence en cas de licenciement et le maintien des BCMO affaiblissent la position des entreprises et constituent une forme de retour en arrière. De même, le maintien d'un régime spécial pour les dockers occasionnels, incluant une priorité d'embauche en cas de mensualisation, crée encore une catégorie de personnels en dehors du droit commun et empêche ainsi le rajeunissement de la pyramide des âges. De façon plus générale, une solution au vieillissement du personnel docker (44 ans en moyenne) n'a pu être trouvée. Les sureffectifs encore existants limitent l'arrivée de jeunes et accroissent progressivement ce vieillissement qui induit un taux d'inaptitude élevé : 14 % en moyenne et 30 % pour les plus de 50 ans. Si rien n'est fait, on risque d'atteindre le chiffre de 1 000 inaptes dans les cinq ans à venir.

Malgré cela, la Direction des ports ne propose pas dans l'immédiat de modification de la loi sur la manutention, les divergences d'appréciation sur les textes d'application ne permettant pas de dégager un consensus entre les partenaires sociaux. En tout état de cause, elle estime que l'application pleine et entière des textes existants constitue un préalable avant le passage à une phase ultérieure qui consisterait en premier lieu à supprimer totalement l'intermittence et utiliser, pour faire face aux pointes d'activités, les procédures de droit commun accompagnées des aides légales correspondantes, si besoin est.

En ce qui concerne l'inaptitude, des réflexions sur une meilleure adaptation du personnel docker aux travaux à réaliser pourraient être engagées avec le ministère de l'Emploi et de la Solidarité, visant au renouvellement des générations par départ progressif des dockers plus âgés ou inaptes avec corrélativement l'embauche de jeunes.

En définitive, les responsables du monde portuaire sont d'accord pour estimer que la prolongation de la phase transitoire risque d'induire une dérive préjudiciable à l'esprit de la loi de 1992. Ils souhaitent vivement consolider les progrès déjà enregistrés et aller plus avant en supprimant progressivement les exceptions à l'état de droit commun.

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