M. Jean-Pierre Godefroy. Dès lors, il n’existerait plus aucune disposition spécifique pour sanctionner le racolage et, comme l’a rappelé Mme la rapporteur, les seules limites seraient à trouver dans les dispositions de droit commun. Or le délit d’exhibition sexuelle, tel qu’il est actuellement défini, est manifestement inadapté à la lutte contre le racolage, surtout contre certaines de ses formes.

La suppression de toute répression du racolage vaudrait bien sûr pour la prostitution de rue, mais également pour toutes les autres formes de racolage, notamment celles qui utilisent la presse, la publicité, le téléphone ou internet. Le racolage serait donc libre dans notre pays, où la prostitution n’est pas interdite. Je pense que cette situation serait en contradiction avec la position abolitionniste affirmée par la France depuis 1960.

Aussi est-ce avec la plus grande prudence que nous devons envisager l’abrogation seule de ce délit. En effet, nous ne reviendrons assurément pas à l’état antérieur des choses : dix ans ont passé depuis 2003, au cours desquels la prostitution et son organisation ont changé. Dans ces conditions, nous ne pouvons que redouter la façon dont les réseaux de prostitution pourraient exploiter la situation qui résulterait de cette abrogation décidée seule.

C’est pourquoi, mesdames les ministres, il me semble nécessaire, dans l’hypothèse où la proposition de loi serait adoptée, que des dispositions soient prises pour empêcher qu’un espace plus large soit ouvert aux réseaux de prostitution. Telle est la raison de l’amendement d’appel que j’ai déposé ; il a une petite histoire, que je vous raconterai dans quelques instants.

Mes chers collègues, vous aurez compris que l’abrogation prévue par la proposition de loi de Mme Benbassa m’inspire de l’inquiétude ; même si je l’approuve, il me semble que, présentée seule – j’insiste sur cette précision –, elle est incomplète, risquée et prématurée. Je souhaite vous convaincre que c’est par un profond sentiment d’humanisme que j’émets ces réserves et que je vous appelle à la plus grande vigilance : prenons garde que cette décision hâtive, si elle devait être adoptée par l’Assemblée nationale, ne déclenche un processus qui, au bout du compte, se retournerait une fois de plus contre les victimes que nous souhaitons protéger ! (Applaudissements sur quelques travées du groupe socialiste.)

Mme la présidente. La parole est à M. Michel Savin.

M. Michel Savin. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, la prostitution dite réglementée n’existe plus en France depuis que le Parlement a voté la loi du 13 avril 1946 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme, plus connue sous le nom de loi Marthe Richard.

Depuis lors, la prostitution a beaucoup évolué, dans ses effectifs comme dans son mode d’exercice ; son environnement juridique s’est également transformé, avec la pénalisation du racolage passif par la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.

Dans notre pays, la situation légale de la prostitution est donc complexe : alors que la loi ne la sanctionne pas, la prostitution constitue la condition préalable du proxénétisme et du racolage, qui constituent jusqu’à ce jour des délits. Cette situation dans laquelle on cherche à réglementer sans punir tout en sanctionnant sans interdire est probablement à l’origine de l’évolution de la prostitution sur notre territoire. Aujourd’hui, ce phénomène pose de graves problèmes non seulement en termes de sécurité publique, mais également sur le plan sanitaire.

Nous ne devons pas non plus ignorer le respect de certaines valeurs morales auxquelles nombre de Français sont encore attachés, mais que notre société se charge de bousculer, voire de bafouer, sous le couvert d’un progrès social indispensable ou inhérent à l’évolution de notre société.

La prostitution d’aujourd’hui, qui n’est plus comparable à celle de l’après-guerre, concerne plus de 30 000 personnes – encore ce chiffre est-il probablement sous-estimé.

L’évolution concerne également son organisation. Nous savons que 90 % des professionnels du sexe sont recrutés par des réseaux mafieux, sans leur consentement et pour des raisons purement économiques : ces personnes cherchent à échapper à leur extrême pauvreté. Par ailleurs, nous ne pouvons que déplorer que l’immense majorité de ces travailleurs soient d’origine étrangère, venus essentiellement des pays de l’est et d’Afrique.

Très souvent aux mains de la criminalité organisée, nombre de prostituées sont victimes d’une forme d’esclavage et sont exposées aux maladies sexuellement transmissibles.

À côté de la prostitution de rue, qui est la plus répandue, la plus visible et donc la moins tolérable, il existe une prostitution fondée sur le recours à des professionnelles qui travaillent dans des milieux souvent plus aisés. Il y a également dans les grandes villes françaises certains salons de massage qui proposent implicitement des prestations s’apparentant à de la prostitution. N’oublions pas non plus la prostitution étudiante, qui conduit de jeunes femmes et, à une moindre échelle, de jeunes gens à financer leurs études en se prostituant par le biais de forums de rencontre.

Ainsi, la prostitution prend des formes variées, répondant aux besoins de consommateurs aux profils multiples ; elle s’exerce dans des lieux très différents et avec des modes opératoires modernes aussi bien que traditionnels.

Outre que les prostituées courent des dangers, qu’elles sont traitées avec une violence qui ne peut nous laisser indifférents et que des problèmes sanitaires se posent qui sont insuffisamment pris en compte, on ne peut pas faire abstraction de l’exaspération grandissante de nos concitoyens qui voient passer ou, pire encore, stationner sous leurs fenêtres des prostituées qui attendent leurs clients.

Dans ma ville, par exemple, des enfants sont témoins de relations sexuelles qui ont lieu dans des véhicules garés sur le parking du quartier.

Mme Laurence Rossignol. Ils voient bien pire sur internet !

M. Michel Savin. Ailleurs, des jeunes filles n’osent plus attendre le bus de crainte d’être importunées par des clients, car l’arrêt est investi par des prostituées. Ailleurs encore, le principal du collège se voit contraint d’annuler des activités sur une base de loisirs, car les professeurs d’EPS sont victimes de racolage.

Nous, élus, sommes régulièrement alertés par une population qui ne comprend pas l’absence de mobilisation des pouvoirs publics. Confronté à ce problème, j’ai alerté les services de l’État et le procureur de la République. Voici la réponse que j’ai reçue : « Pour ce qui concerne l’infraction de racolage, une action ciblée sur votre commune ne ferait que déplacer le problème sur la commune voisine ou d’autres et n’apporterait pas de solutions satisfaisantes ». Une réponse qui traduit finalement la volonté manifeste de ne pas lutter efficacement contre la prostitution.

En recevant cette réponse, il y a quelques mois, je n’imaginais pas que nous débattrions cet après-midi de la dépénalisation du racolage passif. Il est malheureusement fort à craindre que l’abrogation du racolage passif, à elle seule, ne suffise pas à apporter une réponse à ces problèmes. On ne peut que regretter le manque d’ambition du Gouvernement pour éradiquer la prostitution ; c’est pourtant, madame la ministre des droits des femmes, l’objectif que vous aviez annoncé en juin 2012, en vue de protéger l’immense majorité des prostituées qui sont d’abord des victimes.

M. André Gattolin. Que ne l’avez-vous fait !

M. Michel Savin. II est urgent de légiférer et, plus encore, d’agir. Toutefois, supprimer la pénalisation du racolage passif sans prévoir des mesures d’accompagnement, sans mettre à la disposition des prostituées d’autres moyens en matière de prévention et sans déployer des moyens supplémentaires pour lutter contre les réseaux mafieux et les démanteler ne permettra pas d’abolir la prostitution.

Je refuse de penser que cette abrogation répond uniquement aux revendications d’associations féministes ou qu’elle est seulement l’exécution d’une promesse de campagne du candidat François Hollande, aujourd’hui Président de la République.

Mme Laurence Rossignol. Et quand bien même !

M. Michel Savin. Néanmoins, devant l’absence de dispositions d’accompagnement, nous pouvons nous interroger sur les objectifs réellement poursuivis.

À considérer les politiques conduites par nos voisins européens pour lutter contre la prostitution, on s’aperçoit qu’elles sont souvent différentes d’un pays à l’autre, mais que toutes cherchent à lutter contre la prostitution subie, qui est la plus répandue et celle qui gangrène notre société.

Je vais probablement heurter certains esprits et certaines sensibilités, mais j’estime qu’il ne faut pas viser l’éradication de cette activité. En effet, une bonne partie des clients ont recours aux services d’une prostituée pour répondre à des besoins sexuels non satisfaits ou parce qu’ils sont en détresse sexuelle du fait d’une situation sociale ou physique qui les met en difficulté, voire dans l’incapacité de construire une relation amoureuse et sexuelle non tarifée (Murmures sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.) C’est la raison pour laquelle je fais partie de ceux qui privilégient l’institution de lieux de rencontre clairement identifiés, dans lesquels l’exercice de la prostitution serait autorisé, réglementé et sécurisé. (Exclamations sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.) Les conditions sanitaires y seraient contrôlées et un suivi social de ces personnes y serait assuré.

Mme Éliane Assassi. Et les femmes ?

M. Michel Savin. Parallèlement, il faut amplifier la lutte contre les réseaux mafieux de proxénétisme, qui, au mépris des droits fondamentaux de l’homme, font travailler des femmes et des hommes dans des conditions inacceptables et à la vue de tout le monde, tendant ainsi à banaliser une nouvelle forme d’esclavage, qui, pour être moderne, n’en est pas moins condamnable.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, je ne voterai pas cette proposition de loi, qui n’est pas autre chose que l’exécution d’une promesse de campagne.

M. André Gattolin. Il faut bien tenir ses promesses !

M. Michel Savin. Mesdames les ministres, je forme le vœu qu’un débat puisse rapidement avoir lieu qui conduise à l’adoption d’une loi réglementant l’exercice de la prostitution à défaut de l’abolir – objectif moins ambitieux peut-être, plus réaliste sûrement ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Rossignol.

Mme Laurence Rossignol. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, je voterai la proposition de loi sans atermoiements.

La loi de 2003 est une mauvaise loi, fondée sur une mauvaise approche. Je ne me suis pas replongée dans le compte rendu des débats auxquels elle a donné lieu, mais je remercie notre collègue Savin de nous en avoir rappelé la substantifique moelle. Dans l’esprit des rédacteurs de cette loi, la prostitution et le racolage portent atteinte à l’ordre public ; il suffirait d’éloigner les filles de joie de la vue de « ces vaches de bourgeois », comme le chantait Georges Brassens, pour que la morale soit sauve.

Monsieur Savin, mon point de vue est diamétralement opposé au vôtre, qui sous-tend la loi de 2003. Je considère que les personnes prostituées sont des victimes. Victimes de la violence sociale, de la violence d’une sexualité sans désir et du mythe d’une sexualité masculine aux besoins irrépressibles ; elles sont victimes aussi de l’hypocrisie et de la complicité de nos sociétés, qui assignent à une fraction de l’humanité la tâche d’être l’exutoire de la sexualité d’une autre fraction de l’humanité. Comment admettre que des femmes seraient chargées, comme on l’a si souvent entendu, de réguler les déviants pour protéger la sécurité des autres femmes ?

Votre intervention concentre toute cette hypocrisie : éloignez la prostitution, je ne veux pas la voir ! Ces femmes dérangent. Les petits enfants verraient des choses qu’ils ne devraient pas voir ? Si vous saviez ce que les mêmes petits enfants voient sur internet !

Quand on a dit qu’il fallait les éloigner, vient l’argument du mal nécessaire : il faut bien des prostituées, mais, comme on ne veut pas les voir, il faut leur donner des lieux réglementés. Bref, rouvrons les maisons closes et la morale de « ces vaches de bourgeois » sera sauve !

Je ne crois pas non plus à la prostitution heureuse, libre et choisie ; c’est un mythe romanesque ou une extrapolation pervertie de la libération sexuelle. Je ne pense pas que la liberté de se prostituer, comme l’a dit Mme Badinter, s’inscrive dans les luttes des femmes pour le droit à disposer de leur corps. J’estime qu’elle relève à l’inverse du droit des hommes à disposer du corps des femmes ; un droit séculaire, appelé droit de cuissage, devoir conjugal ou repos du guerrier, dont les femmes n’ont toujours pas fini de s’émanciper.

Il faut se pencher sur les indicateurs sanitaires des personnes prostituées, comme l’ont fait de nombreux orateurs qui m’ont précédée : le recours aux substances psychotropes est quasi généralisé parmi elles et leur espérance de vie est proche de celle des SDF. Ces données témoignent de la violence que les personnes prostituées subissent au quotidien.

Cette violence n’est pas liée à la loi de 2003. Ce n’est pas simplement parce que les prostituées sont éloignées qu’elles connaissent la violence, mais parce que la prostitution est une activité violente.

Les victimes ne troublent pas l’ordre public ; en revanche, elles dérangent notre confort moral, notre paysage. La complaisance de notre société à l’égard de l’achat de services sexuels interroge, à mon sens, nos définitions de la dignité humaine et du respect de l’autre.

On me dira : c’est une position morale. Sans doute, mais je le revendique. Nous élevons nos enfants en leur expliquant qu’on ne vole pas à la boulangerie les bonbons qui sont à l’étalage et qu’on ne règle pas ses conflits à coups de poing dans la cour de récréation. Nous leur apprenons aussi le respect du corps de l’autre, du désir de l’autre, du consentement de l’autre. Nous leur apprenons que la sexualité, c’est l’intime, qu’il faut protéger son corps des effractions et ne pas commettre d’effractions sur le corps des autres. Nous ne voulons pas la prostitution pour nos enfants et nous ne voulons pas non plus que nos fils en soient des clients.

La complaisance à l’égard des achats de services sexuels nourrit des représentations incompatibles avec l’égalité entre les femmes et les hommes. Car c’est bien une affaire de femmes et d’hommes ! En effet, 90 % des personnes prostituées sont des femmes et les clients sont à 99,9 % des hommes.

La soumission de la sexualité des femmes par la prostitution est inscrite dans l’histoire de la domination masculine. Permettez-moi de vous en donner une version littéraire, celle de Théophile Gautier, selon lequel « la prostitution est l’état ordinaire de la femme », et une version moins littéraire, qui tient en trois mots : « toutes des putes ». Une telle conception nourrit le harcèlement de rue, la déstabilisation quotidienne des femmes, le droit, pour tous les hommes, de voir en chacune de nous, y compris celles qui se sentent particulièrement protégées, potentiellement des putes.

Mes chers collègues, nous votons cette proposition de loi ensemble, mais le débat ne fait que commencer. Car nous avons besoin d’une loi globale ! La France devra choisir à l’avenir : soit la banalisation du commerce du sexe et l’accroissement de l’offre par la mise en place d’un statut de travailleur sexuel – que ce soit dans les rues ou les maisons closes que vous revendiquez, mon cher collègue, c’est, d’un certain point de vue, la même chose –, soit sa réduction.

M. Michel Savin. Je n’ai pas parlé de maisons closes !

Mme Laurence Rossignol. Je ne veux pas éradiquer la prostitution, les prostituées ne troublent pas « mon » ordre public ; je veux éradiquer le commerce du sexe, en agissant pour tarir la demande. Or ce n’est pas en ouvrant des maisons closes que nous progresserons en ce sens. Nos voisins allemands ont choisi cette voie : il y a aujourd’hui 400 000 personnes prostituées en Allemagne. L’institutionnalisation de la prostitution a engendré une inflation du business du sexe. Et derrière ce business, il y a toujours des proxénètes !

J’ai noté, au cours de la discussion générale, l’excellente intervention, comme toujours très érudite, de Mme Benbassa, mais aussi celles de Mme la rapporteur, de M. le président de la commission des lois, de Mmes les ministres, de ma collègue et complice sur ce sujet Chantal Jouanno et de Laurence Cohen, avec laquelle nous travaillons également. J’ai relevé des convergences importantes et nous allons œuvrer pour recueillir le consensus le plus large. Je souhaite que nous y parvenions, mais si tel n’est pas le cas, chacun, chacune, devra assumer ses convictions et ses responsabilités devant l’opinion. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

Mme la présidente. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…

La discussion générale est close.

Nous passons à la discussion des articles du texte de la commission.

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : proposition de loi visant à l'abrogation du délit de racolage public
Article additionnel après l'article 1er

Article 1er

L’article 225-10-1 du code pénal est abrogé.

Mme la présidente. La parole est à Mme Claudine Lepage, sur l'article.

Mme Claudine Lepage. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, beaucoup de choses ont déjà été dites au cours de la discussion générale, mais j’aimerais revenir sur certains points.

Bien sûr, l’abrogation du délit de racolage est une nécessité. L’objectif avoué de l’introduction de ce délit dans la loi de mars 2003 était double : outre le fait d’apporter une réponse aux préoccupations des riverains, notamment quant aux nuisances engendrées, il s’agissait de lutter plus efficacement contre les réseaux de proxénétisme. Il va sans dire, compte tenu de la situation actuelle, que la mise en œuvre de cette disposition est un échec, tous les intervenants, ou presque, l’ont mentionné.

En tout état de cause, comment peut-on considérer les personnes prostituées comme des délinquantes ? Ce sont avant tout des hommes et, la plupart du temps, des femmes que la société doit protéger, car elles sont souvent soumises à de puissants réseaux de proxénètes. À cet égard, lors du vote de la loi de 2003, le Conseil constitutionnel avait déjà émis une réserve d’interprétation, en invitant les juridictions à « prendre en compte, dans le prononcé de la peine, la circonstance que l’auteur a agi sous la menace ou par la contrainte ». Autrement dit, les prostituées sont un peu délinquantes et un peu victimes ! Dans ces conditions, je le répète, le délit de racolage doit être abrogé.

Mais – ce « mais » est essentiel – cette abrogation, seule disposition de la proposition de loi initiale, se suffit-elle à elle-même? Non ! Elle ne permettra pas d’éviter la précarisation des personnes prostituées.

Bien plus, sans les mesures d’accompagnement, préconisées non seulement dans le rapport transpartisan d’avril 2011 des députés Bousquet et Geoffroy, mais aussi dans celui de I’IGAS, remis en décembre, sur les enjeux sanitaires liés à la prostitution, il faut craindre un « appel d’air », favorable aux réseaux internationaux de proxénétisme. Ce n’est pas acceptable !

De surcroît, je ne peux m’empêcher d’envisager le message subliminal que l’adoption de cette disposition isolée pourrait envoyer : la France reviendrait-elle sur sa position abolitionniste, réitérée pourtant par l’adoption à l’Assemblée nationale d’une résolution en décembre 2011 ?

La prostitution est une violence, dès lors qu’elle oblige à des rapports sexuels sans désir, contraints par un proxénète ou la précarité.

La prostitution est un obstacle fondamental à l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle s’inscrit dans la tradition patriarcale de mise à disposition du corps des femmes – 90 % des prostitués sont des femmes –, au service de besoins supposés irrépressibles des hommes, qui constituent la grande majorité des clients.

La prostitution est aussi une atteinte à la dignité humaine, car elle place le corps humain dans le champ du marché et renforce la réification, déjà extrême, du corps de la femme.

La prostitution constitue donc une exploitation de toutes les inégalités que, en tant que parlementaire et citoyenne, je ne puis cautionner.

Or, pour satisfaire l’ambition abolitionniste de la France, il convient d’envisager un système global permettant de lutter contre l’achat de services sexuels, qui ne peut s’envisager, me semble-t-il, que par une responsabilisation du client et un accompagnement social et professionnel des personnes prostituées. Je souhaite que ce texte ne soit pas un pis-aller ou, pire, que son adoption ne signe pas la clôture des débats et travaux engagés depuis de longs mois, tant par les associations que par le Gouvernement et le Parlement. Je pense notamment aux deux rapports du Sénat et de l’Assemblée nationale, qui doivent être remis dans les prochains mois.

Cette proposition de loi doit donc s’inscrire dans une réflexion générale, afin que notre civilisation n’admette plus cette forme d’esclavage pesant essentiellement sur les femmes qu’est la prostitution, comme l’a écrit notre illustre prédécesseur Victor Hugo. Mais vous l’avez déjà dit, madame la ministre. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste.)

Mme la présidente. La parole est à M. Richard Yung, sur l'article.

M. Richard Yung. Je suis heureux que le Sénat examine la proposition de loi présentée par Mme Esther Benbassa. Je le suis d’autant plus que, au moins à trois reprises au cours de ces dernières années, j’ai défendu, lors de l’examen des différentes lois sécuritaires, un amendement visant à supprimer l’article 225-10-1 du code pénal, sans succès. Aujourd’hui, je vois enfin poindre un espoir à l’horizon.

Après avoir entendu le très beau et très émouvant plaidoyer de notre rapporteur, Virginie Klès, et les arguments développés par Mmes les ministres et M. le président de la commission des lois, je pense que tout a été dit. Reste que j’ai conscience que ce texte n’est pas suffisant. Il convient maintenant d’élaborer une loi sur la prostitution, pour mettre en œuvre une politique pragmatique, réaliste, débarrassée de toute idéologie moralisante, qui n’escamote pas les enjeux sociaux et sanitaires et qui permette d’avancer dans ce difficile débat sur la pénalisation du client et l’abolition.

En attendant, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui constitue à mes yeux un progrès immédiat. Son adoption apportera un soulagement important aux personnes prostituées. C’est avec plaisir que je la voterai. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Brigitte Gonthier-Maurin, sur l'article.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, on ne peut passer sous silence le contexte sécuritaire dans lequel l’article 225-10-1 du code pénal a été modifié en 2003, faisant brusquement passer l’infraction de racolage public de la contravention au délit, en y incluant le racolage passif.

Cette modification est en contradiction avec la position abolitionniste de la France depuis 1946 et la loi Marthe Richard, en vertu de laquelle les personnes prostituées sont considérées comme les victimes d’un système.

La création de ce délit, c’est, en fait, dix ans de perdus dans la lutte contre le proxénétisme et les réseaux mafieux. Comme le pointe justement notre rapporteur, cela n’a pas vraiment permis à la police, au final, d’accroître le démantèlement des réseaux mafieux. En revanche, la situation des personnes prostituées sur la voie publique, qui étaient déjà en grande fragilité, s’est aggravée.

Je rappelle que cela s’est traduit pas des gardes à vue et, dans certains cas, des condamnations ou des expulsions de femmes étrangères. De fait, s’est mise en place une sorte d’engrenage qui a éloigné les personnes prostituées des lieux d’accueil et de santé portés par les associations, lesquelles, dans le même temps, voyaient diminuer leurs moyens et, donc, leurs capacités d’intervention et de prise en charge. Parallèlement, les réseaux mafieux démontraient leur grande capacité de réactivité et d’adaptation. Médecins du monde juge ainsi que la création de ce délit a ajouté de la violence à la violence.

Mais le racolage passif, c’est aussi dix ans de perdus pour la réflexion, l’action et la mobilisation de moyens réels, afin de mener une véritable politique de lutte contre le proxénétisme et les réseaux mafieux et mettre en place un dispositif, nécessairement plus global pour être efficace, permettant de faire refluer la prostitution et de réinsérer ces personnes.

Car que nous disent les associations qui accueillent et aident les personnes prostituées, en travaillant à leur réinsertion ? Elles mettent en avant la nécessité d’un traitement global, transversal, mobilisant dans un même effort institutions, associations de proximité, coopération et amélioration de la législation nationale et internationale.

Ces exigences sont des urgences. La réflexion doit se poursuivre, car bien des idées d’acceptation de la prostitution – on vient d’en avoir, hélas, une triste illustration – sont encore à déconstruire.

Par ailleurs, l’ensemble des mesures que pourrait comporter un véritable dispositif de lutte contre la prostitution et les réseaux mafieux, comme la pénalisation du client, ne font pas consensus.

Je crois que nous partageons ici un même constat : aucune mesure ne pourra être efficace si elle demeure isolée. On ne peut donc s’arrêter à l’étape que nous propose aujourd’hui Esther Benbassa. Elle est nécessaire, mais ne peut rester sans lendemain. Mesdames les ministres, n’attendons pas !

La délégation au droit des femmes du Sénat, en lien avec celle de l’Assemblée nationale, a engagé un travail visant à actualiser le rapport très informé réalisé par Danielle Bousquet et Guy Geoffroy, en vue de la discussion d’un projet ou d’une proposition de loi de portée plus large. Car nous ne pouvons apporter une réponse unique !

Mes chers collègues, l’abolitionnisme ne peut pas se concevoir comme un basculement. C’est un processus, un engagement, une mobilisation de toutes et tous, à chaque instant. Cela nécessite de donner des moyens non seulement aux associations et aux personnels de police, de justice et de santé, mais aussi à ceux qui interviennent en matière de formation, d’éducation et de réinsertion. Il faudra également agir pour déconstruire, dans la société, la tolérance à la prostitution. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l'article 1er.

(L'article 1er est adopté.)

Article 1er
Dossier législatif : proposition de loi visant à l'abrogation du délit de racolage public
Article 2 (nouveau)

Article additionnel après l'article 1er

Mme la présidente. L'amendement n° 1 rectifié, présenté par MM. Godefroy et Kaltenbach, est ainsi libellé :

Après l'article 1er

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

Le fait, par tout moyen, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe.

La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy.

M. Jean-Pierre Godefroy. Cet amendement a une petite histoire que je vais vous conter rapidement.

Vous l’aurez compris en écoutant mon intervention au cours de la discussion générale, je m’inquiétais de la disparition totale de la notion de racolage en cas d’adoption de l’article 1er, ce que nous venons de faire. J’avais donc rédigé un amendement visant à demander au Gouvernement les mesures qu’il envisageait de prendre dans cette hypothèse.

À midi moins dix, soit dix minutes avant le délai limite pour le dépôt des amendements, on m’a indiqué qu’il n’était pas possible de faire une injonction au Gouvernement. Garde à vous ! Rien à dire !

Il m’a donc fallu trouver une solution pour ouvrir le débat. C’est pourquoi j’ai repris les dispositions en vigueur avant l’adoption de la loi de 2003. Apparemment, mon initiative a été très mal interprétée par certains ; je le regrette.

Quoi qu’il en soit, mes motifs d’inquiétude demeurent. Qu’arrivera-t-il si la proposition de loi est adoptée avant le vote de la grande loi sur la prostitution que Mmes les ministres nous ont annoncée ? Je serais évidemment rassuré s’il n’en allait pas ainsi. En revanche, dans le cas contraire, la suppression totale du délit de racolage me poserait un problème.

Tous les pays européens ont adopté des mesures contre le racolage, soit au plan national, soit en s’en remettant aux règlements communaux. Seule la Suède fait exception, en tout cas à l’échelon national ; j’ignore s’il existe des dispositions localement. Plus généralement, tous les pays, qu’ils soient abolitionnistes ou réglementaristes, ont pris de telles mesures.

On me dit qu’il est possible de s’en remettre aux arrêtés municipaux. Mais ce sera très difficile pour les maires ; ils ne pourront pas forcément faire ce qu’ils voudront. D’ailleurs, selon la jurisprudence du Conseil d'État et celle de la Cour de cassation, qui, je crois, sont toujours en vigueur, la prostitution sur la voie publique ne peut, sauf en cas de racolage actif, constituer en elle-même un trouble à l’ordre public pouvant justifier une mesure de police administrative. Autrement dit, en l’absence de racolage actif, la prostitution ne relève pas du trouble à l’ordre public, et les maires sont totalement désarmés.

Très honnêtement, nous prendrions un gros risque en adoptant cette proposition de loi dans une rédaction inchangée. Je souhaite donc m’adresser directement à Mmes les ministres : quelles solutions envisagez-vous en la matière ? Si la loi en préparation contient une disposition permettant de répondre au problème que je viens de soulever, je serais rassuré. Dans le cas contraire, je serais dans l’embarras…