Mardi 19 octobre 2010

- Présidence de M Josselin de Rohan, président -

Situation au Soudan - Audition de M. Stéphane Gompertz, directeur d'Afrique et de l'océan Indien au ministère des affaires étrangères et européennes

M. Josselin de Rohan, président - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Stéphane Gompertz, directeur d'Afrique et de l'Océan indien au ministère des affaires étrangères, dont l'audition portera sur l'évolution récente de la situation au Soudan.

Vous êtes agrégé de lettres classiques mais, à votre sortie de l'ENA, vous avez choisi de servir notre pays dans son corps diplomatique. Avant de prendre vos fonctions actuelles, vous avez été notre ambassadeur en Éthiopie et votre carrière vous a également conduit à travailler à New York et à Genève au sein de nos représentations permanentes, puis au Caire et au Royaume-Uni.

J'ai souhaité que nous nous intéressions à l'évolution du Soudan à quelques semaines du référendum d'autodétermination du Sud de ce pays, dont les résultats pourraient conduire à une reprise du conflit qui l'a ensanglanté pendant de longues années et qui ne s'est terminé qu'en 2005 avec l'accord de paix global, le Comprehensive Peace Agreement, ou à la partition et l'indépendance autoproclamée en janvier prochain.

A cette première ligne de fracture s'ajoute le conflit au Darfour, avec ses implications au Tchad, qui a certes baissé d'intensité, mais où rien ne semble réglé, en particulier pour la sécurité des réfugiés.

Un conflit potentiel, mais extraordinairement explosif, sur un nouveau partage des eaux du Nil, que l'Éthiopie, château d'eau du Nil bleu, souhaite remettre en cause, et l'inculpation du président Béchir par la Cour pénale internationale viennent compléter le tableau d'un pays et d'une zone d'une extrême fragilité.

Ces inquiétudes sont partagées, comme en témoigne la récente visite du Conseil de sécurité au Soudan. Nous avons donc beaucoup de questions et nous attendons donc beaucoup de réponses.

Pour lancer le débat je reprendrai un certain nombre de questions récemment posées par Philippe Hugon de l'IRIS : le Nord, soutenu par la Ligue arabe, la Chine et la Russie, peut-il accepter cette indépendance alors que les richesses pétrolières se trouvent au Sud ? Le Sud, soutenu par les puissances occidentales, notamment les États-Unis, peut-il gérer son indépendance alors qu'il est une des régions les plus pauvres de la planète et que les forces politiques et militaires sont divisées ? Le tribalisme, attisé par le Nord, pourrait en effet conduire à une guerre civile. Le Nord acceptera-t-il de valider des élections alors que de nombreux problèmes et litiges existent pour recenser les électeurs ?

Les pays voisins peuvent-ils accepter une sécession qui serait un précédent, se heurtant au principe d'intangibilité des frontières avec des risques de contagion ?

Enfin, s'agissant du président Béchir, deux questions : les États-Unis sont-ils prêts à lâcher complètement Omar El-Béchir alors que celui-ci est aussi, au-delà de sa condamnation de la Cour Pénale Internationale (CPI), un facteur de relative stabilité et un rempart contre le radicalisme islamiste et Al-Qaïda ?

L'OUA et la Ligue arabe font pression pour que le Conseil de sécurité abandonne les poursuites contre le président soudanais. La position de principe prise par les pays occidentaux ne prive-t-elle pas leurs diplomaties de moyens d'action à un moment particulièrement critique où nous aurions intérêt à peser de tout notre poids et de toute notre influence pour oeuvrer à la stabilisation de cette zone ? Ne prend-t-on pas également le risque de laisser le champ libre à la Chine en particulier ?

M. Stéphane Gompertz - Je vous remercie de votre invitation d'autant plus que je sais le Sénat actuellement très occupé par un autre grave sujet de discussion...

La prochaine échéance du référendum sud-soudanais, en janvier 2011, peut préoccuper, au point que le Premier ministre éthiopien nous déclarait récemment : « notre propre guerre d'Érythrée, qui fit entre 80 000 et 100 000 morts, n'aura été qu'un pique-nique à côté de ce qui risque de se passer au Soudan. ». Et, même si tout dépendra des Soudanais eux-mêmes, notre rôle est de tenter d'aider à ce que tout se passe au mieux.

Plusieurs scénarios « noirs » sont envisageables, et d'abord un affrontement Nord-Sud. Les deux parties font en effet un effort spectaculaire d'armement voire de surarmement. Par exemple, l'an dernier, des pirates somaliens ont capturé un navire transportant des chars d'assaut à destination du Sud-Soudan -et non du Kenya, comme cela avait été dit- De son côté, Khartoum a récemment procédé à de nouveaux achats de chars auprès d'un pays de l'Est de l'Europe.

Toutefois, le risque d'un affrontement direct n'est pas si grand, parce qu'aucune des parties ne serait en mesure d'avoir un succès décisif, ni le Sud trop faible, ni le Nord qui, dorénavant, ne dispose plus des anciens auxiliaires de poids qu'il avait en la personne des Darfouris : Khalil Ibrahim n'est plus ni disposé, ni en mesure de prêter son concours à Khartoum. En outre, une guerre serait dévastatrice pour les deux parties puisqu'elle compromettrait la production de pétrole.

En revanche, un autre scénario noir est envisageable, celui d'un affrontement indirect. Il serait facile pour le Nord de susciter des affrontements entre les tribus du Sud, enclenchant ainsi immanquablement un cycle de représailles. Khartoum pourrait aussi expulser tout ou partie des centaines de milliers de Sudistes qui vivent dans le Nord, en particulier dans la capitale de manière à déstabiliser le Sud.

Même si, début octobre, le président Béchir a donné l'assurance qu'il n'expulserait pas cette population, les risques de pourrissement sont réels. Nous devons donc convaincre les deux parties d'agir avec modération, dans leur propre intérêt.

Si la situation s'envenime, le risque de contagion est en effet grand dans les pays voisins. L'Éthiopie est encore traumatisée par les troubles survenus entre éleveurs et agriculteurs venus du Soudan et qui, pour finir, se sont retournés contre les habitants des hauts plateaux.

La République démocratique du Congo est frontalière du Soudan et la LRA (Lord's Resistance Army) de l'Ouganda a essaimé au Sud-Soudan. Et si le Soudan est déstabilisé, l'accord, miraculeux, intervenu entre le président Béchir et le président tchadien Idriss Déby serait remis en cause. Quant au Kenya, il en subirait aussi les conséquences et notamment le poids de nombreux réfugiés.

Les eaux du Nil sont aussi la cause de différends. L'Egypte tient au maintien de l'accord de 1959 qui lui accorde la plus grande partie de ces eaux, alors que l'Ethiopie et l'Ouganda, pays de l'amont, veulent le remettre en cause. Lorsque les pays d'amont construisent des barrages d'irrigation, l'Égypte s'y oppose... En cas d'éclatement du Soudan, le Sud-Soudan serait tenté de prendre parti contre l'Egypte, ce qui explique la politique égyptienne qui, tout en souhaitant le maintien de l'unité du Soudan, s'emploie à être en bons termes avec le Sud.

Autre risque de l'éclatement du pays, avancé par l'ancien président malien, Alpha Oumar Konaré : voir le régime de Khartoum se réfugier dans un islamisme exacerbé et se rapprocher de mouvements extrémistes, voire terroristes.

Mais le pire n'est jamais sûr. Le référendum est toujours prévu pour le 9 janvier prochain. S'il a lieu, son issue est claire : le Sud votera à une écrasante majorité pour l'indépendance. Pendant longtemps le Nord a vécu avec l'illusion qu'il pouvait rendre l'unité attirante. L'Egypte et l'Erythrée, qui ont un temps entretenu cette illusion, n'y croient plus guère. Le modèle de scission souhaité est celui de l'ancienne Tchécoslovaquie.

Le référendum pourra-t-il se tenir en janvier prochain ? Non, car beaucoup de retard a été pris. La Commission pour le référendum du Sud-Soudan a nommé son secrétaire général en septembre, mais le recensement des électeurs n'a pas encore commencé.

Ce retard est-il dramatique ? Normalement, non, car le Comprehensive peace agreement de 2005 autorise un délai supplémentaire de six mois. Mais la saison des pluies commence fin mars, ce qui réduit le délai réel à deux mois et demi ou trois mois.

Politiquement, le Sud pourrait-il accepter le report ? Certains responsables sudistes menacent, si le référendum n'a pas lieu le 9 janvier, de déclarer l'indépendance unilatéralement. Le feront-ils ? Un délai supplémentaire de trois mois sera-t-il suffisant ? Ce n'est pas sûr. D'abord parce que la région pétrolifère d'Abyei, à la lisière du Nord et du Sud, demeure contestée, et ses habitants doivent, par un second referendum, décider leur rattachement au Sud ou au Nord. Qui est censé y habiter ? Environ 50 000 sédentaires mais aussi des nomades qui utilisent la région comme parcours de transhumance. Ces nomades doivent-ils être considérés comme des habitants d'Abiey et être admis à voter ? Le Nord juge que doit être recensé comme habitant cette région quiconque y séjourne plus de deux mois dans l'année, tandis que, pour le Sud, le séjour doit être d'au moins huit mois. Il y a eu, cette année, des négociations sur le sujet à Addis-Abeba; les délégations se sont séparées le 11 octobre sur un constat d'échec. Il est en effet difficile de traiter cette question sans traiter celle du pétrole.

En outre, des problèmes ne sont pas encore réglés qui doivent déterminer les modalités de cohabitation entre le Nord et le Sud : les critères de nationalité, le sort des entreprises d'État possédées en commun, la question des revenus du pétrole et le partage futur de la dette nationale. Sur le pétrole est actuellement en vigueur un accord très favorable au Nord, lequel encaisse la majorité des profits alors que la production vient en majorité du Sud. Cet accord doit-il être remis en cause ?

En résumé, il faudra déployer beaucoup d'efforts diplomatiques, de toutes parts, et de la sagesse pour éviter qu'une séparation quasi inéluctable n'entraîne un affrontement majeur.

Quid du Darfour ? On l'a un peu oublié et Khartoum a tout intérêt à faire croire que le problème est en voie de règlement et qu'on s'oriente vers une paix globale dans la sécurité et le développement. Cela permet au gouvernement de Khartoum de court-circuiter les mouvements rebelles. Pour lui, moins on parlera du Darfour, mieux cela vaudra.

Or, la situation n'est pas stabilisée. En mai, une grande offensive contre les forces de Khalil Ibrahim, du Mouvement pour la justice et l'égalité (MJE), a fait 600 victimes, et fin septembre le gouvernement soudanais a repris ses bombardements contre les troupes d'Abdulwahid El Nur du MLS (Mouvement pour la libération du Soudan), tandis qu'une offensive terrestre a paralysé toute l'activité des ONG : les cliniques n'étant plus approvisionnées en médicaments, la rougeole et la poliomyélite ont fait leur réapparition. En outre, dans le camp darfouri, les tensions sont vives entre partisans et adversaires des négociations.

Le gouvernement soudanais recherche une solution interne en même temps qu'il négocie à Doha sous l'égide de l'ONU, de l'Union africaine et du Qatar. Le principal groupe rebelle, le MJE de Khalil Ibrahim a participé à ces négociations, puis s'en est retiré. L'autre mouvement rebelle, le MLS d'Abdelwahid el Nur a toujours refusé d'y participer tant qu'il n'obtiendrait pas des garanties de sécurité. Un troisième mouvement, le Mouvement pour la libération et la justice, né de l'agglomération de différents groupuscules sous l'égide de la Libye et dirigé par Tijani Cisse, participe encore aux négociations de Doha. L'espoir du médiateur est de parvenir avec lui à un accord qui pourra servir de modèle pour les autres. Il est probable qu'Abdelwahid el Nur et Khalil Ibrahim jouent l'attentisme et attendent l'affaiblissement du Nord-Soudan pour être négocier en meilleure position.

Pour le gouvernement français, cette attitude est contreproductive et aveugle car Khartoum pourrait bien parvenir à un accord avec Tijani Cisse, faire revenir un certain nombre de réfugiés dans leurs villages et confirmer son avantage militaire. Si le Nord et le Sud coexistent pacifiquement, Khartoum sera en position plus forte. Aussi les Darfouris ont-ils plutôt intérêt à ne pas laisser passer une occasion de négocier. Lorsque Khalil Ibrahim est passé à N'Djamena, Idriss Debby l'a empêché de rentrer au Darfour. Il est donc allé à Tripoli.. Nous voudrions que ce pays dont le jeu demeure un mystère fasse pression sur Ibrahim pour qu'il négocie. On peut faire l'hypothèse que la Libye le garde comme joker.

Dans tout cela, que peut la France ? D'abord il ne s'agit pas pour elle d'agir seule. Elle n'est que l'un des acteurs dans la région, mais pas un acteur majeur. Des millions de dollars ont été déversés sur le Darfour et le Sud-Soudan par les États-Unis et l'Union européenne. La France est, avec l'Allemagne, un des deux plus grands contributeurs de l'Union mais, face aux millions dépensés pour financer le référendum, la France en tant que telle a des moyens très limités. Elle a toutefois versé 3 millions d'euros d'aide humanitaire en 2010, soit 2 millions pour les ONG françaises et 1 million pour les ONG locales.

Mais notre rôle est accepté dans la région, notamment à cause de nos relations privilégiées avec le Tchad. Ainsi la France fait-elle partie du Groupe international de contact et du Forum consultatif sur le Soudan ; elle participe aussi à la concertation entre les envoyés spéciaux sur le Soudan. Nous sommes régulièrement invités aux concertations internationales sur ce pays et nous avons des conversations dans le cadre des envoyés du E6 - les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Union européenne.

S'agissant de la Cour pénale internationale (CPI) et du double mandat d'arrêt pour crimes contre l'humanité et crimes de guerre émis par cette Cour contre le président Béchir, comme l'Union européenne, la France n'a aucun contact direct avec le président soudanais, sauf en cas d'urgence humanitaire -une prise d'otages par exemple.

Une solution serait, non pas de renoncer aux poursuites, mais de les suspendre comme l'article 16 du traité instituant la CPI permet au Conseil de sécurité de le faire. C'est ce que suggèrent un certain nombre de pays africains, mais, pour l'instant, nous ne modifions pas notre position car rien ne le justifie.

Cet ostracisme légal n'empêche pas le dialogue avec les autorités soudanaises : le vice-président Ali Osman Mohammed Taha était présent au sommet de Nice et nous recevons régulièrement des délégations du Soudan et, récemment par exemple, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères.

Nous dialoguons aussi avec le Sud, dont le chef d'état-major est venu à Paris et auquel nous avons posé la question de la coexistence pacifique des tribus comme les Dinkas et les Nuers. Il nous a donné des apaisements... Signe en tout cas de notre attachement à ce Sud-Soudan : la transformation du Bureau de Juba en consulat général, lequel deviendrait vraisemblablement une ambassade si l'indépendance était acquise.

Aux deux parties nous recommandons d'éviter les provocations et gesticulations qui risquent de pousser l'autre à la faute. Au Sud, nous demandons de ne pas déclarer unilatéralement son indépendance : cela supposerait que l'issue du référendum serait un échec. En outre, si l'indépendance est acquise par référendum, elle sera reconnue par la majorité de la communauté internationale -par la Chine par exemple ; il n'en serait pas de même en cas de déclaration d'indépendance unilatérale.

Nous conseillons également aux Sudistes d'être prudents dans leurs projets pétroliers et, par exemple, de ne pas se lancer dans la construction d'un oléoduc entre le Sud-Soudan et le Kenya. Les travaux dureraient au moins cinq ans, coûteraient de 2 à 5 milliards, alors que, dès 2015, la production pétrolière -des réserves connues- diminuera avant de se tarir. Un tel investissement, ruineux, serait un chiffon rouge agité à la face de Khartoum qui y perdrait les revenus de l'oléoduc et des raffineries du Nord.

Au Nord, nous conseillons d'en finir avec les bombardements ainsi qu'avec les restrictions imposées à la Minuad, telles, par exemple, que le délai de 48 heures requis pour autoriser un hélicoptère à décoller, ce qui empêche le transport urgent des blessés. Au gouvernement de Khartoum, nous disons aussi de faire un geste politique pour le Darfour : par exemple en précisant les garanties de sécurité ou en donnant des gages sur l'unité dudit Darfour, actuellement divisé en trois unités administratives.

Aux mouvements rebelles darfouris, nous disons d'aller à Doha sans attendre. Sans guère de succès jusqu'à présent puisque Abdelwahid el Nur est toujours à Paris...

Nous persévérons cependant, d'autant plus que ces régions, potentiellement riches, peuvent intéresser nos investisseurs. Notre commerce avec le Soudan est des plus restreints -100 millions d'euros d'exportations et 20 millions d'euros d'exportations- et seuls y sont implantés Total, Areva et les ciments Lafarge.

Une fois de plus, je le redis, dans cette région, le pire n'est pas certain.

M. Jean François-Poncet - Quelle importance a là-bas le facteur religieux ? Davantage que le pétrole ?

Ben Laden s'était à un moment donné installé au Soudan pour y mener une activité agricole. De ce fait, Al-Qaïda joue-t-elle un rôle au Soudan ?

M. Stéphane Gompertz - J'ai le sentiment que la religion joue un rôle moins important qu'à l'époque où Nemeiri, devenu zélote, a voulu imposer la chari'a. Maintenant la question est plutôt celle de l'identité nationale et les Sudistes ne se disent pas tant chrétiens que nationalistes.

Je ne crois pas qu'Al-Qaïda ait la moindre présence au Soudan et ce pays n'entretient aucune activité terroriste. C'est, certes, un régime islamiste mais il n'a aucun lien avec Al-Qaïda.

M. Josselin de Rohan, président - On peut regretter que Ben Laden n'ait pas préféré rester un gentleman farmer...

M. Didier Boulaud - Je reviens de ce pays avec mon collègue André Dulait et j'ai l'impression que des voix s'élèvent pour mettre en doute le dossier monté par le procureur argentin de la CPI Ocampo. Qu'en pensez-vous ?

Par ailleurs, la question de la frontière n'est pas réglée. Va-t-on en discuter avant ou après le référendum ?

M. Stéphane Gompertz - La France signataire du Traité de Rome respecte totalement l'indépendance de la Cour et de ses magistrats de la CPI et n'est pas fondée à mettre en doute le travail du procureur Ocampo qui est parfaitement désintéressé. A propos du dernier mandat d'arrêt, la question s'est posée sur la qualification de génocide que la Cour a finalement retenue. Le gouvernement français n'a pas à prendre parti.

Sur la frontière, les discussions sont loin d'être terminées et cela pose la question de ceux qui seront reconnus comme électeurs. On peut déconnecter les deux référendums, celui du Sud et celui de la région d'Abyei, mais il faut régler la question des frontières et des votants.

M. André Dulait - On nous a indiqué que le Nord pouvait éclater en cas de séparation d'avec le Sud. Qu'en pensez-vous ?

M. Stéphane Gompertz - Les dirigeants du Nord se posent la question. Certains bons connaisseurs rappellent que la stratégie du parti du congrès national consistera toujours à s'appuyer sur le centre pour contrôler la périphérie. Je pense que le risque est limité car le mouvement séparatiste de l'Est, n'est plus encouragé dans sa dissidence par l'Erythrée. Mon sentiment est que l'unité du Nord devrait survivre.

M. Josselin de Rohan, président - Que pensez-vous de la politique chinoise dans ce pays ?

M. Stéphane Gompertz - Il y a le discours des Chinois et ce qu'ils font. Lorsque nous avons vu l'envoyé spécial à Paris, nous avons parlé des questions pétrolières. Il nous a dit qu'il s'employait à convaincre les Sudistes de ne pas construire le second oléoduc. Il y a cependant des entreprises chinoises sur les rangs pour ce chantier. Une entreprise -même si elle est privée, comme il nous l'a fait observer- doit avoir le nihil obstat de Pékin. Les Chinois, qui souhaitent la stabilité, peuvent jouer un rôle dissuasif. Lors de la décision sur la Minuad, le ministre des affaires étrangères du gouvernement de Khartoum était réservé et les Chinois ont mis tout leur poids dans la balance. Ils ont une certaine efficacité et un vrai souci du dialogue avec nous.

M. Josselin de Rohan, président - Qu'est-ce qui les intéresse ? Ont-ils une vision stratégique ?

M. Stéphane Gompertz - L'approvisionnement en matières stratégiques est premier. Ils mènent une diplomatie à très long terme. La défense de leurs intérêts commerciaux explique qu'ils sont très attachés à la stabilité, condition de leur prospérité.

M. Jacques Berthou - Pourquoi le Sud et le Nord ne peuvent-ils plus s'entendre, et quelle sera la clef de répartition de la population et des richesses ?

M. Stéphane Gompertz - La mésentente est le fruit de l'histoire. Il y a eu trop d'affrontements et d'actes de violence ; le sentiment d'identité religieuse est passé au second plan par rapport à l'identité nationale. Les gens du Sud ont vu ce qui s'est passé au Darfour, ils constatent que Khartoum est au ban de la communauté internationale et ils veulent l'indépendance. Enfin, n'oublions pas les ambitions des dirigeants. Le Sud représente 40 % du territoire mais 15 % de la population, 2 à 3 % des Sudistes vivant au Nord ; au Soudan, le PIB par habitant est de 2 000 dollars par an, mais il ne représente dans le Sud que 15 à 20 % de celui du Nord. Le Sud est sous-équipé, il n'y a pas de route, ni de téléphone.

M. André Dulait - On peut se rendre à Juba en avion.

M. Jean-Pierre Chevènement - L'indépendance du Sud-Soudan va constituer pour toute l'Afrique un précédent contraire à la Charte de l'Union africaine. Vous parlez du modèle tchécoslovaque, mais l'on risque d'être plus proche du modèle yougoslave. On n'avait pas agi comme cela pour l'Afrique des Grands lacs, pour le Libéria ou le Nigéria. Ne met-on pas le doigt dans un engrenage mortel ? Un Etat a l'avantage d'exister, il est reconnu. Cependant, l'accord des deux parties constitue un argument en faveur du modèle tchécoslovaque. L'Union africaine appuie-t-elle vraiment cette démarche ?

M. Stéphane Gompertz - Il n'y a pas de problème aux yeux de l'UA dès que les deux parties sont d'accord. Oui, bien entendu, cela peut servir de précédent. Mais la sécession n'est pas admissible quand les parties ne sont pas d'accord. On l'a bien vu au Biafra en 1967-1968. A part trois pays dont la Côte d'Ivoire, personne n'a reconnu son indépendance. Le Somaliland a été indépendant pendant trois jours avant de s'unir à la Somalie. Ce qui rendrait son indépendance juridiquement possible. Dans les autres cas, la revendication d'indépendance n'aurait aucune base légale. Quand Anjouan a voulu faire sécession, personne ne l'a reconnue et une force africaine, avec l'appui de la France, a réglé l'affaire presque sans effusion de sang.

M. Jean-Pierre Chevènement - Il suffit qu'une puissance extérieure soutienne un mouvement insurrectionnel assez longtemps pour que l'autre partie consente finalement à la sécession : il a fallu vingt ans de guerre civile au Soudan pour en arriver là. N'y a-t-il pas là un encouragement à la sécession ?

M. Stéphane Gompertz - C'est le comportement des dirigeants soudanais qui est en cause : si Djafar Nemeiri n'avait pas promulgué la chari'a, il n'y aurait pas eu de demande d'indépendance de la part du Sud. Certains responsables du Nord le reconnaissent aujourd'hui ; ils regrettent de ne pas avoir rendu l'unité plus séduisante. Comme l'ensemble des personnes occidentales, nous prêchons la modération et disons que l'intérêt du Sud est d'avoir une bonne relation avec le Nord.

M. Josselin de Rohan, président - Je remercie M. Gompertz d'avoir éclairci la situation dans cette zone stratégique. Pour aller d'un bout à l'autre de l'Afrique, il faut en effet passer par le Soudan, comme avait essayé de le faire en 1898 l'expédition Marchand sur laquelle vient de sortir un livre très intéressant.

M. Stéphane Gompertz - Fachoda ... Les instructions reçues autrefois par un ambassadeur anglais tenaient en peu de mots : « regardez ce que font les Français et, quoi que ce soit, bloquez-le ».

Mercredi 20 octobre 2010

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Situation en Somalie - Audition de M. Cyril Robinet, chargé de mission Afrique de l'Est à la Délégation aux affaires stratégiques

Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission auditionne M. Cyril Robinet, chargé de mission Afrique de l'Est à la Délégation aux affaires stratégiques (DAS), sur la situation en Somalie.

M. Josselin de Rohan, président - Mes chers collègues, nous accueillons M. Cyril Robinet, chargé de mission Afrique de l'Est à la Délégation aux affaires stratégiques sur la situation en Somalie.

Occupant un territoire stratégique à la corne de l'Afrique et contrôlant, avec le Yémen, le golfe d'Aden par lequel transite une partie considérable du trafic pétrolier, la Somalie est un Etat d'une extrême fragilité au coeur de l'arc de crise défini par le Livre blanc sur la défense et la sécurité. C'est un pays d'une très grande pauvreté, en guerre civile depuis 19 ans. C'est un pays divisé puisque le Somaliland, au nord-ouest du pays, a déclaré unilatéralement son indépendance en mai 1991. La province voisine du Puntland a déclaré son autonomie en 1998. C'est un pays sans Etat puisque le gouvernement fédéral de transition (GFT) ne tient que par la présence des forces de l'Union africaine qui sécurise une partie de sa capitale et l'aéroport. Sans cette protection, le GFT serait emporté rapidement par les milices des Shebab.

J'observe la mise en garde très ferme du Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine qui exprime sa très grande préoccupation devant l'incapacité du gouvernement à gouverner, à faire preuve de responsabilité, de désintéressement et de détermination. La nomination d'un nouveau premier ministre parait malvenue aux plus proches amis de la Somalie, à l'Union africaine et en particulier en Ethiopie. La cohésion entre le GFT, le Puntland et Ahl es Sunna, qui semble une condition préalable pour consolider la situation -mais vous nous le confirmerez- serait menacée par cette nomination de M. Mohammed Abdullahi.

C'est un pays sur le sort duquel se penche la communauté internationale mais sans vouloir y mettre les moyens nécessaires à sa stabilisation et à son développement. Le seul pays qui pourrait intervenir, et qui du reste l'a déjà fait, l'Ethiopie, ne souhaite sans doute pas y retourner et se laisser enliser dans ce conflit. Le débat mais non la solution se trouve-t-elle au Conseil de sécurité qui pourrait accéder à la demande de renforcement de l'AMISOM jusqu'à 20 000 hommes ? Pourtant toutes nos analyses et tous nos intérêts nous incitent à souhaiter une stabilisation de cette zone dangereuse qui comprend le Yémen, le Soudan et la Somalie. Le développement spectaculaire de la piraterie, né de la misère, nous a conduit à intervenir avec l'opération Atalanta et celle de l'OTAN, avec succès mais en reconnaissant que la résolution du problème est à terre et non sur mer. Nous formons les forces de sécurité du GFT mais nous sommes incapables d'en estimer les résultats.

Ne sommes-nous pas, faute de volonté politique mais aussi faute de moyens militaires disponibles et dans l'incapacité de financer une opération lourde, en train de laisser s'installer ici comme au Yémen des mouvances islamistes radicales qui deviendront des bases du terrorisme régional et international actives capables d'intervenir sur les ressources pétrolières ou sur les voies d'approvisionnement stratégiques maritimes ou par voie de pipelines ? Vous allez peut être nous donner quelque espoir de sortie de crise. Dans une interview que vous avez donnée au ministère de la défense vous semblez penser qu'une timide solution consisterait en la mise en place d'une forme de confédération basée sur les clans et les territoires. Je vous passe la parole.

M. Cyril Robinet - Merci Monsieur le Président. Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, vous avez souhaité m'auditionner sur la situation en Somalie, et je vous en remercie. Permettez-moi cependant de ne pas limiter cette présentation à une description de la situation. Un certain recul semble en effet nécessaire pour éviter de se perdre dans l'actualité très dense de la Somalie et en dégager les perspectives. La Somalie s'est rappelée récemment au souvenir de la communauté internationale, par le biais des menaces qui en émanent : la piraterie et le djihadisme. Ces menaces, et les causes qui les sous-tendent, auront bien entendu toute leur place dans cette présentation. Pour autant, il apparaît également nécessaire d'aborder les racines de la faillite de l'Etat somalien, qui a permis l'émergence de ces menaces. Il sera alors possible de considérer les options politiques offertes à la communauté internationale.

Tout d'abord, permettez-moi de revenir sur les intérêts qu'a la France à traiter du problème somalien. Le premier d'entre eux est le danger de la piraterie, puisqu'elle menace une route maritime qui est de toute première importance, la route qui relie l'Europe au pétrole de la péninsule arabique et aux marchandises du sud-est asiatique. 30 % des approvisionnements énergétiques de l'Union européenne transitent par le golfe d'Aden. Le second est le danger du terrorisme, danger patent dans cette région.

Pour commencer cette intervention, il est nécessaire de dresser un panorama de la situation en Somalie. Dans la nuit du 26 au 27 janvier 1991, le président somalien Mohamed Siad Barre est chassé de Mogadiscio par une coalition hétéroclite de mouvements rebelles. Sa fuite marque la disparition finale de l'Etat somalien. Vingt ans plus tard, on attend toujours sa réapparition. En l'absence de toute autorité centrale, les 637 000 km² sur lesquels s'étend la Somalie, où vivraient environ 9 millions d'habitants, sont marqués par une très grande diversité de situations politiques et sécuritaires.

On trouve de nombreuses entités politiques en Somalie. Au nord-ouest, la région du Somaliland a proclamé unilatéralement son indépendance en 1991, dans les frontières de l'ancien protectorat colonial du British Somaliland. Le Somaliland constitue aujourd'hui le seul véritable havre de paix du pays.

Bien que n'étant juridiquement reconnu par aucun Etat dans le monde, le Somaliland dispose néanmoins de tous les attributs d'un Etat souverain : Constitution, emblème, drapeau, hymne, monnaie. Plus encore, le Somaliland est une démocratie qui a fait, cette année, la preuve de sa vigueur et de sa maturité. Le 26 juin dernier s'y est tenue, dans le plus grand calme, une élection présidentielle, qui a vu la défaite du sortant, M. Riyaleh Kahin, battu par son opposant historique Ahmed Mohamed Mohamud, dit « Silanyo ». M. Kahin a reconnu sa défaite et félicité le vainqueur, tout comme l'avait fait Silanyo lors de l'élection précédente. Au plan économique, le petit Somaliland commence à tirer les fruits de sa stabilité politique. Dépourvu de ressources naturelles prouvées, il s'est construit avec le commerce, devenant notamment une plaque régionale du commerce du bétail. Ses efforts pourraient être bientôt récompensés par un investissement massif du groupe Bolloré dans le port de Berbera. Avec le développement de ses infrastructures portuaires, le Somaliland pourrait devenir, comme Djibouti, un accès maritime pour le géant éthiopien en plein développement. Au plan sécuritaire, le Somaliland n'est pas exempt de menaces, mais peut compter sur des forces de sécurité efficaces. Des tensions subsistent dans sa partie orientale, peuplée par deux clans qui ne se reconnaissent toujours pas comme somalilandais. Surtout, la démocratie et la laïcité du Somaliland heurtent les convictions des islamistes somaliens, qui ont fait de l'entité une cible déclarée.

A l'Est du Somaliland se trouve une autre entité politique autoproclamée, l'Etat du Puntland, qui s'est constitué en 1998 en région autonome, dans l'attente de la restauration d'un Etat somalien fédéral. Le Puntland est bien moins stable que le Somaliland, mais n'en demeure pas moins une zone de paix relative. L'entité puntlandaise s'est, elle aussi, dotée des attributs qui en font un Etat indépendant de facto, elle souffre toutefois d'une forte corruption de ses élites et d'une dangereuse proximité géographique avec le Sud somalien en proie au chaos. Le Puntland, avec le port de Bossaso, constitue un point névralgique des trafics qui relient historiquement la Corne de l'Afrique et la péninsule arabique. Sur ce plan, rien n'a changé depuis Henri de Monfreid. Les flux financiers ainsi générés, pour partie criminels, représentent un attrait auquel a cédé une grande partie de la classe politique puntlandaise. La satisfaction des intérêts personnels des dirigeants prime, au Puntland, sur l'intérêt général, ce qui place l'Etat dans une faiblesse récurrente. Mal traitées, les forces de sécurité puntlandaises peinent ainsi à contenir la menace islamiste, et la région fait régulièrement l'objet d'attaques terroristes. Surtout, elles ne sont pas capables de contrôler efficacement le territoire. Des zones de non-droit se sont ainsi constituées et sont le terreau de l'émergence de la piraterie, conséquence de la misère et de la raréfaction des ressources halieutiques pour les pêcheurs locaux, qu'ils attribuent à la pollution et au pillage des ressources par les flottes de pêche étrangères. Depuis le 1er janvier 2010, les pirates somaliens ont mené 107 attaques, dont 30 réussies. Ils détiennent actuellement 17 bateaux et 369 otages. Le total des rançons générées est difficile à estimer mais se compte vraisemblablement en dizaines de millions de dollars. Les pirates menacent une route maritime de première importance, qui relie l'Europe au Moyen-Orient et à l'Asie du Sud-Est. La jonction de la piraterie et du terrorisme constitue une crainte récurrente. Les flux financiers entre les deux nébuleuses existent probablement, mais aucune collaboration opérationnelle n'a encore été observée. La communauté internationale a envoyé d'importants moyens maritimes dans la région pour combattre ce fléau. L'Union européenne traite le fléau par le biais de l'opération Eunavfor Atalanta, impulsée par la France, et devrait parvenir à faire agréer aussi des actions de reconstruction des capacités maritimes régionales. Néanmoins, si les forces navales étrangères peuvent juguler le problème de la piraterie, il est probable que celle-ci persistera tant qu'une autorité étatique ne sera pas restaurée sur les littoraux somaliens, que des alternatives économiques n'auront pas été offertes aux populations et que l'intégrité de leurs eaux territoriales ne leur sera pas garantie. Le principal défi réside ici dans la collusion avérée d'une partie des élites avec les responsables de la piraterie.

Bien que difficile, la situation du Puntland ne peut pourtant pas être comparée à celle qui prévaut dans la moitié méridionale de la Somalie. Le Sud de la Somalie est en effet en proie à un conflit continu depuis vingt ans. Ce conflit met aux prises plusieurs belligérants. Le premier de ces protagonistes représente, officiellement, l'embryon de l'Etat somalien en reconstruction. Il s'agit du Gouvernement fédéral de transition (GFT). Le GFT, dans sa forme actuelle, est issu des deux dernières des quatorze conférences de réconciliation qui ont tenté, ces vingt dernières années, de ramener la paix en Somalie. C'est au Kenya, en 2004, que les principaux chefs politiques et seigneurs de guerre somaliens se sont mis d'accord sur un mécanisme institutionnel représentatif de toutes les tendances. Au cours des années qui suivirent, la situation sécuritaire ne s'est pourtant pas améliorée, empêchant le GFT de s'installer en Somalie. Il a pu finalement rentrer à Mogadiscio en 2007, dans les fourgons de l'armée éthiopienne qui était intervenue contre les islamistes. Depuis lors, le GFT n'a jamais réussi à monter en puissance pour se déployer sur le territoire somalien. L'armée éthiopienne s'est retirée début 2009, remplacée par une force de paix de l'Union africaine, l'AMISOM. L'AMISOM reste aujourd'hui le seul garant de la sécurité et de l'existence du GFT. Une évolution fondamentale du GFT avait pourtant suscité de grands espoirs fin 2008. Au terme d'un processus de paix mené à Djibouti, la branche majoritaire du principal mouvement armé islamiste d'alors, l'Armée de relibération de la Somalie (ARS), avait accepté de déposer les armes et d'intégrer les institutions du GFT. Début 2009, le chef de ce mouvement, Sheikh Sharif Sheikh Ahmed, était élu président de la Somalie par le parlement fédéral de transition. Les observateurs ont cru alors que ce président, islamiste modéré, pourrait poursuivre avec succès le processus de paix et l'étendre aux autres acteurs de l'insurrection pour stabiliser le Sud de la Somalie. Mais politiquement, le GFT a été incapable de poursuivre le dialogue avec les plus modérés des insurgés. Il n'a pas non plus été capable de mettre en pratique son alliance avec l'Etat du Puntland, ni avec une milice musulmane modérée. Conséquence de cet immobilisme politique, le GFT n'a pas été en mesure d'étendre son emprise militaire et reste cantonné dans quelques quartiers de Mogadiscio sous la protection de l'AMISOM, subissant quotidiennement le harcèlement des islamistes qui contrôlent tout le Nord de la ville. Cet immobilisme peut être mis sur le compte des divisions internes qui affaiblissent le GFT. Le GFT est en effet un agrégat de mouvances et de personnalités qui ont souvent peu de choses en commun : il y a des seigneurs de guerre, des politiciens de l'ancienne Somalie, des technocrates issus de la diaspora et des islamistes, bien que qualifiés de « modérés ». Des oppositions claniques se superposent à ces divisions politico-idéologiques.

Le GFT doit faire face à une insurrection islamiste de plus en plus radicale. La principale mouvance de l'insurrection, Harakat Al Shabaab Al Mujahidin, Mouvement de la jeunesse combattante, est plus connue sous le nom d'Al Shabaab, la jeunesse. Ce mouvement a connu ces dernières années une montée en puissance progressive mais irrésistible. A l'origine, les shebabs étaient les milices armées qui faisaient appliquer l'ordre des Tribunaux islamiques. Ces tribunaux religieux s'étaient constitués localement à partir des années 2000 pour pallier, avec la charia, l'absence d'autorité étatique. C'est leur union et l'extension de leur contrôle militaire à tout le Sud de la Somalie qui avait provoqué l'intervention éthiopienne. L'Union des tribunaux islamiques s'était alors muée en force de résistance sous l'appellation d'Armée de relibération de la Somalie (ARS). Si les shebabs constituent alors toujours le mouvement de jeunesse de l'ARS, ils ont pris leur autonomie en combattant, seuls sur le terrain, l'armée éthiopienne, alors que les dirigeants de l'ARS étaient en exil à l'étranger. Après l'accord de paix de Djibouti, ils s'émancipent totalement : ils refusent de suivre Sheikh Sharif Sheikh Ahmed, qualifié d'apostat, dans le GFT, mais refusent également de se soumettre à Sheikh Hassan Dahir Aweys, le leader de la fraction de l'ARS hostile à l'accord de Djibouti, lorsque ce dernier rentre en Somalie pour y combattre Sheikh Sharif. L'insurrection islamiste se compose donc de deux mouvances. En rentrant en Somalie, Sheikh Hassan Dahir Aweys a fusionné l'ARS avec d'autres petits mouvements pour donner naissance au Hizbul Islam, le parti de l'Islam. L'objectif du Hizbul Islam est d'instaurer un Emirat islamique sur l'ensemble des territoires occupés par le peuple somali. Ce territoire, appelé la Grande Somalie, s'étend sur la Somalie, mais également sur Djibouti, l'Ethiopie et le Kenya. L'idéologie du Hizbul Islam diffère donc de celle d'Al Shabaab. Le chef d'Al Shabaab, Mohamed Abu Zubeir, dit « Godane », a prêté allégeance à Al Qaeda en 2009. Si son objectif à moyen terme est également l'instauration d'un Emirat islamique sur la Grande Somalie, son but à long terme est la « libération » de Jérusalem et l'imposition de la Charia au monde entier. Bien que les spécialistes soient divisés sur la question de la validité de l'allégeance d'Al Shabaab à Al Qaeda, le résultat est que l'organisation islamiste bénéficie d'un afflux de combattants étrangers venus en Somalie pour le djihad. Avec ces djihadistes et leurs méthodes perfectionnées en Irak et en Afghanistan, Al Shabaab a pris militairement le dessus sur Hizbul Islam. Avec 3 à 5 000 combattants, il constitue aujourd'hui le gros des forces de l'insurrection, Hizbul Islam n'étant cantonné qu'à quelques territoires. La question se pose aujourd'hui de savoir si Hizbul Islam va être absorbé par Al Shabaab ou s'il va se rallier au GFT. Al Shabaab a lancé une importante offensive au cours du dernier ramadan, qui s'est heurtée sans succès à la résistance de l'AMISOM. Cet échec a réveillé des tensions internes qui pourraient se traduire par des divisions claniques.

Au plan militaire, la situation semble figée. Face aux combattants d'Al Shabaab et du Hizbul Islam, les quelques milliers d'hommes du GFT sont bloqués par les divisions de leur commandement. Avec 7 200 hommes et un mandat défensif, l'AMISOM garantit la stabilité de la situation. En juillet dernier, les islamistes d'Afrique de l'Est ont perpétré un double-attentat en Ouganda, pour punir le pays de son engagement dans l'AMISOM (il en est le premier contributeur de troupes). Le président ougandais Yoweri Museveni a réagi avec vigueur en demandant un relèvement du seuil de troupes de l'AMISOM jusqu'à 20 000 hommes, avec un mandat offensif. S'il se concrétisait, ce renforcement pourrait rompre l'équilibre des forces et raviver le conflit. Le Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine, dans un communiqué du 15 octobre dernier, a appelé le Conseil de sécurité des Nations Unies à entériner un tel renforcement.

Un autre acteur pourrait également contribuer au déblocage de la situation. Il s'agit de la milice soufie Ahlu Sunna wal Jamaa (ceux qui croient ensemble). Ahlu Sunna est, à l'origine, un mouvement religieux défendant l'islam traditionnel somalien, tolérant et ouvert, contre l'islam rigoriste importé d'Arabie saoudite à partir des années 60. Fin 2008, ce mouvement s'est vu contraint de prendre les armes pour résister aux exactions commises par Al Shabaab. Dépourvu d'ambitions politiques, Ahlu Sunna a cédé aux pressions de son protecteur éthiopien pour s'allier avec le GFT. Cette alliance peine toutefois à se concrétiser. En attendant, Ahlu Sunna représente une vraie force de résistance somalienne contre Al Shabaab. La milice occupe une région du Centre de la Somalie, limitrophe du Puntland. Supra-clanique, elle pourrait unifier tous les Somaliens contre les islamistes.

Après ce rapide état des lieux, je voudrais revenir à la question de la faillite de l'Etat somalien et à la question des clans, dimension fondamentale du conflit somalien. Lorsqu'elle obtient son indépendance en 1960, la Somalie est considérée comme l'un des Etats africains les plus prometteurs. Alors que la plupart des nouveaux Etats du continent doivent construire des nations à partir de plusieurs dizaines, voire centaines d'ethnies différentes, la Somalie part avec l'avantage de n'être peuplée que par une seule ethnie : les Somali. Les Somali ont un même ancêtre commun, parlent la même langue et sont tous musulmans. On peut dès lors se demander pourquoi, avec cet avantage initial considérable, la Somalie constitue aujourd'hui le seul Etat réellement failli du continent. L'explication est à chercher dans l'organisation clanique de la société somali. Si tous les Somali partent d'un ancêtre commun, la généalogie de cet ancêtre a donné naissance à des confédérations claniques, elles-mêmes divisées en clans, sous-clans et lignages. L'action politique se détermine au niveau du clan, voire du sous-clan. Même au sein de ces structures, l'autorité du groupe sur l'individu ne va pas de soi. Le Somali est d'abord un nomade, fondamentalement individualiste et réfractaire à toute forme de coercition. Comme le dit Christian Bader, bientôt consul de France au Sud-Soudan, mais d'abord spécialiste des clans somali, « le Somali agit d'abord en fonction de son intérêt immédiat et ensuite seulement des obligations que lui impose l'autorité à laquelle il se considère comme soumis ». Dans ce contexte, on comprend à quel point la notion d'Etat est inconciliable avec la culture somali. Si le Somali n'accepte d'obéir que ponctuellement aux injonctions de son groupe de référence, il ne peut reconnaître aucune légitimité à une structure comme l'Etat, qui lui apparaît comme fondamentalement étrangère. Jusqu'à la colonisation, les Somali ont ainsi vécu sans autre forme d'organisation politique que l'anarchie nomade. Au Puntland et au Sud de la Somalie, la colonisation italienne a brisé les structures claniques par la violence. Celles-ci se sont réveillées et exprimées dans le parlementarisme des premières années de l'indépendance, provoquant l'enlisement du régime. Ainsi, lorsqu'il installe sa dictature en 1969, Siad Barre sait qu'il lui faudra lutter contre les clans, il exalte alors le nationalisme pansomali pour faire contrepoids aux divisions claniques, et réclame la réunion de tous les Somali dans un même Etat. Cette politique le conduit en 1978 à entrer en guerre contre l'Ethiopie, à qui il tente d'arracher la province orientale de l'Ogaden, peuplée de Somali. Sa défaite sonne le glas du pansomalisme et, en absence de tout autre projet pour cimenter son peuple, le pouvoir doit affronter la résurgence des clans qui le renversent en 1991. Avant la montée en puissance de l'islamisme dans les années 2000, les clans ont continué à occuper le devant de la scène somalienne en s'affrontant tout au long des années 1990. Aucune résolution du conflit ne peut faire abstraction de leur existence.

Au-delà de la représentation des clans au sein des institutions étatiques somaliennes, c'est donc la question même d'un Etat central somalien qui mérite d'être posée. L'autorité étatique semble ne pouvoir naître, en Somalie, que d'un consensus local, au niveau du clan. C'est cette formule qui a fait le succès du Somaliland. La colonisation britannique, basée sur le système du « gouvernement indirect », n'y a pas détruit les structures claniques. Après l'effondrement de l'Etat somalien et la déclaration d'indépendance du Somaliland, ces structures ont été réactivées, notamment leur fonction de gestion traditionnelle des conflits. Plus que la déclaration d'indépendance, c'est ainsi le « shir » de Borama, en 1993, qui pose les bases du Somaliland. Le shir désigne l'assemblée traditionnelle des clans issak, qui peuplent le Somaliland, au sein de laquelle sont traités les conflits. Le shir de Borama a permis aux représentants de tous les sous-clans issaks et des clans non-issak de définir un système de gouvernement consensuel. Ce système allie les modes de gestion traditionnels claniques aux institutions étatiques modernes. Aujourd'hui, le Somaliland est doté d'une chambre haute, garante des institutions et qui, là-bas, représente les clans.

Les clans représentent donc autant une partie du problème que de la solution. Ils ne s'opposent pas à l'Etat mais à un certain Etat, de nature étrangère, que les Somali considèrent comme aliénant. Par ailleurs, les structures claniques constituent aussi un rempart contre l'islamisme. L'aversion naturelle des Somali contre toute autorité, particulièrement quand elle ne ressort pas du clan, leur fait rejeter autant l'Etat laïc que le pouvoir religieux. Les islamistes, eux, rejettent les identités claniques. Pour eux, « l'Oumma (la communauté des croyants) est le seul clan ». Cela explique que la majeure partie des combattants d'Al Shabaab provienne de clans mineurs et déconsidérés, qui n'ont aucun intérêt dans le système clanique. La transcendance du clan prônée par Al Shabaab a semblé fonctionner pendant un certain temps, faisant naître le risque d'une adhésion des Somaliens à l'idéologie du mouvement. Ils semblent néanmoins peu à peu rejeter l'extrémisme d'Al Shabaab qui s'attaque à tous les symboles de l'islam traditionnel somali. Par ailleurs, les Somali ont développé un fort penchant xénophobe qui s'exerce notamment contre les étrangers venus propager le djihad. Comme le dit Christian Bader, « le Somali se considère (...) comme un bon musulman, respectueux des lois fondamentales de l'islam sunnite de rite soufi, et estime qu'il n'a aucune leçon à recevoir en la matière des Arabes, dont il raille volontiers la bigoterie. » Des divisions de nature clanique se dessinent actuellement au sein d'Al Shabaab, qui suscitent les espoirs des observateurs étrangers. Il semblerait qu'après l'offensive du ramadan, les troupes combattantes, issues des clans défavorisés, ont commencé à reprocher à leurs chefs, issus des clans nobles du Nord, d'avoir peu économisé leur sang.

Dans ce contexte, quelles sont les options de la communauté internationale en Somalie ? La famine qui a suivi la chute de Siad Barre a suscité une mobilisation sans précédent de la communauté internationale. Les seigneurs de la guerre empêchant la résolution du conflit et l'accès des humanitaires aux populations, la communauté internationale, emmenée par les Etats-Unis, a décidé d'intervenir militairement pour les neutraliser. Le 3 octobre 1993, 18 GI étaient tués au cours d'un épisode qui restera connu comme « la chute du faucon noir ». En mars 1995, les dernières troupes des Nations Unies quittaient la Somalie sans qu'aucun problème n'ait été résolu. Cet échec va dissuader la communauté internationale de s'investir dans la résolution du conflit somalien autrement que par la diplomatie et l'aide humanitaire. Le pays revient néanmoins sur l'agenda international au cours des années 2000, quand les attentats du 11 septembre déclenchent la guerre contre le terrorisme. Plus tard, c'est l'explosion du phénomène de la piraterie qui oblige la communauté internationale à revenir au chevet de la Somalie.

Le raisonnement de la communauté internationale est que terrorisme et piraterie tirent leurs racines dans la faillite de l'Etat somalien. L'expérience tirée d'autres conflits africains engage la communauté internationale à appuyer la restauration d'un Etat somalien sur l'ensemble du territoire national. Jugé représentatif de la diversité clanique somalienne, le GFT est reconnu par la communauté internationale comme l'instrument de la restauration de l'Etat. Le mouvement international de soutien au GFT prend particulièrement son essor après le processus de paix de Djibouti et l'intégration au GFT des islamistes modérés. Ce soutien a pris plusieurs formes. Au plan politique, les Nations Unies sont engagées aux côtés du GFT pour améliorer sa capacité à fournir des services aux populations de Mogadiscio. Un Groupe international de contact, où siègent tous les partenaires engagés en faveur du GFT, mobilise et canalise l'aide internationale, notamment financière, et encourage le gouvernement somalien à poursuivre le processus de paix. Au plan militaire, les Nations Unies, les Etats-Unis et d'autres partenaires soutiennent financièrement et matériellement l'AMISOM, mission de l'Union africaine qui protège le gouvernement somalien à Mogadiscio. Plusieurs initiatives ont été lancées pour aider le GFT à se doter de forces de sécurité efficaces. La France a offert une formation militaire de 3 mois à un bataillon de ces forces de sécurité, en 2009 à Djibouti. Notre pays a ensuite engagé ses partenaires européens à rééditer l'expérience dans le cadre d'une mission PSDC. L'opération EUTM Somalia, qui se déroule actuellement en Ouganda, a donc été lancée en mai 2010 pour former 2 000 soldats du GFT, en coopération avec l'Ouganda et les Etats-Unis. Enfin, au plan économique, de multiples bailleurs de fonds et institutions de développement travaillent pour la Somalie, à destination du GFT, du Puntland et du Somaliland, mais le plus souvent par des projets directement adressés aux populations.

Malgré ces engagements, les succès du GFT sont limités. La déception de la communauté internationale se conjugue à l'hypothèse de la chute du GFT pour relancer la discussion sur l'avenir de la Somalie. Aux Etats-Unis, une « approche alternative » est étudiée depuis un peu plus d'un an par des think tanks américains. L'idée générale de cette approche serait de privilégier l'émergence d'une stabilité à la reconstruction d'un Etat. L'Etat somalien tel que proposé actuellement ne serait pas adapté aux réalités somaliennes, et l'activité internationale pour l'imposer ne feraient qu'aggraver la conflictualité. Certains suggèrent ainsi de laisser les dynamiques internes somaliennes s'exprimer pour que leurs interactions aboutissent à une stabilité politique basée sur un consensus général. Le Puntland et le Somaliland, qui ont su faire émerger un tel consensus, constitueraient alors des exemples à soutenir. La restauration d'un ordre social en Somalie affaiblirait les islamistes qui offrent leur propre ordre politique. Le départ des étrangers de Somalie les priverait également d'une partie de leur discours xénophobe et djihadiste. L'installation de pouvoirs stables sur les régions côtières permettrait de lutter contre la piraterie. En attendant que cet ordre émerge, la communauté internationale devrait se protéger du terrorisme. Il s'agirait de contenir les islamistes à l'intérieur de la Somalie, en fournissant à ses voisins les moyens de protéger leurs frontières. Des moyens contre-terroristes pourraient également être mis en place pour frapper ponctuellement les leaders islamistes.

Ces réflexions académiques n'ont pour l'instant fait l'objet d'aucune appropriation par aucun gouvernement. L'idée qu'elles pourraient être assimilées à un abandon pur et simple de la Somalie et de ses habitants est très prégnante. Pour autant, les Etats-Unis ont récemment annoncé leur intention de soumettre à leurs principaux partenaires une approche intermédiaire, dite « dual track », qui consisterait à poursuivre le soutien au GFT et à l'AMISOM tout en soutenant les pôles de stabilité existant (Puntland, Somaliland) et en en favorisant l'émergence de nouveaux (Galmudug, Jubbaland).

M. Josselin de Rohan, président - Merci beaucoup pour cette présentation très complète. Nous trouvions hier que la situation au Soudan était compliquée, mais celle de la Somalie l'est encore plus !

M. Jean François-Poncet - Vous n'avez pas abordé la question de Djibouti. Lorsque Siad Barre était au pouvoir à Mogadiscio, il voulait annexer Djibouti, nous avons alors eu avec lui des relations conflictuelles. Où en est-on aujourd'hui ? A Djibouti, aujourd'hui, il y a des forces françaises, ainsi qu'une implantation américaine.

M. Cyril Robinet - Djibouti a effectivement été l'objet des convoitises de Siad Barre au moment du projet de la Grande Somalie, projet qui lui-même avait eu peu d'échos au sein de la population somali, majoritaire, de Djibouti.

Aujourd'hui, la politique de Djibouti est de capitaliser sur son emplacement stratégique à l'embouchure du golfe d'Aden, avec la protection du parapluie sécuritaire français. La présence de forces militaires américaines en territoire djiboutien est liée à la présence militaire française. Les Américains ont établi une base qui leur permet de faire de la coopération sécuritaire et de lutter contre le terrorisme dans la région.

Djibouti tire bénéfice de son statut de bon élève de la communauté internationale dans la lutte contre la piraterie (toutes les forces navales de la région font escale à Djibouti), et dans la lutte contre le terrorisme, en étant un facilitateur de toutes les négociations internationales visant à la restauration d'un Etat en Somalie.

Djibouti ne craint pas la restauration d'un Etat en Somalie, d'autant plus que les membres du GFT ont abandonné toute idée de pansomalisme. Les craintes de Djibouti tiennent plus à une extension de l'islamisme sur son territoire et aux potentielles frappes terroristes. Djibouti pourrait payer le prix sécuritaire de son rôle dans la région. C'est en effet un acteur très positif, et Al Shabaab en a fait une de ses cibles prioritaires en tant qu'ennemi de l'islam et apostat.

M. Didier Boulaud - Vous avez évoqué la théorie de la présence étrangère comme terreau de la présence d'Al Qaeda, et suggéré que la fin des ingérences étrangères pourrait être un moyen d'empêcher Al Qaeda de proliférer. Cette observation de la communauté internationale pourrait nous inspirer sur l'Afghanistan.

M. Cyril Robinet - Je ne suis pas spécialiste de l'Afghanistan. Néanmoins s'il s'agit d'un élément à prendre en compte, il ne s'agit surtout pas d'en faire la base de cette politique alternative.

M. Jean Faure - Vous avez évoqué l'absence de volonté hégémonique de la Somalie, de prosélytisme, de velléités territoriales. Quel est le réel danger d'une Somalie dans laquelle les occidentaux n'iraient pas ? Pourquoi ne nous contentons-nous pas d'avoir une bonne base à Djibouti, qui serait à la fois une base d'intervention si nos intérêts sont compromis et une base pour la circulation maritime dans le golfe d'Aden ?

M. Cyril Robinet - Ce discours est celui des partisans, dans les centres de recherche, de l'approche alternative, « doing less helps more ». Il y a deux aspects pour cette question : quel est le problème en Somalie et quelle est la solution, qui pourraient laisser supposer que moins d'engagement international permettrait aux Somali de reprendre le pas sur les islamistes. Ces réflexions académiques, centrées sur la question somalienne, ignorent le contexte international qui l'entoure : penser pouvoir se dégager du terrain somalien constitue un pari très risqué à l'heure où nous cherchons à lutter contre le terrorisme et à juguler la constitution d'un arc de crise islamiste. L'ambition demeure donc la restauration d'un Etat somalien. Celui-ci serait sans doute différent de celui de Siad Barre, et devrait avoir une dimension confédérale pour représenter une hypothèse acceptable pour les destinataires.

M. André Dulait - Vous avez évoqué le développement du port de Berbera. Ce port intéresse-t-il toujours autant l'Ethiopie ? Il avait été évoqué comme débouché pour les matières premières éthiopiennes et également pour pallier le cas échéant le retard de la liaison ferroviaire qui rejoint Djibouti.

M. Cyril Robinet - Le port de Berbera est un projet de toute première importance pour le Somaliland et pour l'Ethiopie. L'Ethiopie est un pays de 80 millions d'habitants, avec un potentiel de croissance économique énorme. Djibouti est saturé, et même si les infrastructures routières sont améliorées, cela ne sera pas suffisant, il faut trouver un autre moyen d'entrée et de sortie des marchandises en Ethiopie, et pour cela le port de Berbera est très important pour le développement éthiopien.

Un autre problème aussi pour l'Ethiopie est celui de l'Erythrée. Les deux pays n'ont pas vocation à rester ennemis, et lorsque les relations seront apaisées entre eux, il y aura alors trois ports pour les marchandises éthiopiennes. En attendant, à l'heure actuelle, le port de Berbera est nécessaire pour désengorger Djibouti.

Concernant les Djiboutiens, s'ils se réjouissent de l'existence du Somaliland, qui constitue ainsi une zone tampon les protégeant du conflit somalien, ils peuvent s'inquiéter de l'émergence d'un concurrent. On peut imaginer que les Américains et les Britanniques qui travaillent aujourd'hui à partir de Djibouti préfèreraient s'installer au Somaliland si cet Etat était reconnu. La France aussi est un partenaire très important du Somaliland, le groupe Bolloré a un projet pour le port de Berbera, qui devrait positionner la France comme le premier investisseur au Somaliland. En termes de relations diplomatiques, l'ambassadeur de France à Djibouti a été le premier ambassadeur à se rendre au Somaliland pour féliciter le nouveau président élu en juillet 2010. Il y a également une tradition francophone dans l'ouest du Somaliland. La France est très présente au Somaliland, et Djibouti pourrait s'en inquiéter, il convient donc de rassurer notre partenaire djiboutien en faisant passer le message que la France ne soutiendra pas l'un ou l'autre pays, mais bien les deux. La croissance éthiopienne pourrait être bloquée si ces deux débouchés maritimes ne s'offraient pas à elle : à long terme, Djibouti a donc tout à gagner du développement du port de Berbera, qui dynamisera encore plus l'économie éthiopienne.

M. Jacques Berthou - La situation me parait très compliquée, notamment du fait de la présence de nombreux clans. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce propos, combien y en a-t-il, quelle est leur importance les uns vis-à-vis des autres ? Certains clans sont transfrontaliers, dans quelle mesure cela complique-t-il la situation ? On voit bien que le GFT ne pourra exister que dans la mesure où tous les clans y sont représentés.

M. Cyril Robinet - La question des clans est très complexe. Pour schématiser, il existe cinq confédérations claniques, qui réunissent des clans eux-mêmes divisés en sous-clans.

La première confédération est celle des Darood, qui représentent 20 % de la population. Elle est divisée en deux branches, tout d'abord la branche Harti/Majerteen, qui occupe toute la zone du Puntland. Cette homogénéité clanique a donc contribué à l'émergence d'un régime autonome au Puntland. Cette branche est importante également puisque c'est le clan dont sont issus les descendants du fondateur du peuple somali. La deuxième branche est celle des Ogaden.

Les Darood sont confrontés à l'autre grande confédération clanique, les Hawiye. Nombre d'affrontements, ayant eu lieu dans les années 1990, opposaient ces deux clans. Ils occupent la partie entre Mogadiscio et le Puntland. Ils sont l'archétype des nomades indépendants qui vivent sur des terres désolées, avec leur bétail.

Une troisième confédération est celle des Dir, majoritaire à Djibouti (Dir/Issa) et dans les provinces frontalières. Ils ont su se préserver du conflit somalien.

Une quatrième confédération est celle des Issak. Ils constituent le clan majoritaire du Somaliland, situés au nord, donc excentrés du jeu somalien et de la bataille du sud, d'autant plus qu'ils ont créé leur entité indépendante.

Enfin, la dernière confédération est celle des Sab. C'est une confédération particulière, qui s'est créée à partir des « parias » des divers clans, regroupés entre les deux fleuves situés près de Mogadiscio. Ils se livrent à l'agriculture et détiennent les richesses, de ce fait sont l'objet d'attaques des autres confédérations claniques. C'est dans cette région, appelée Mésopotamie somalienne, que se concentrent les conflits.

M. Bernard Piras - Vous dites que la diplomatie française comme internationale ne peut se désintéresser d'un foyer d'islamisme radical qui peut déboucher sur le terrorisme. Quand on examine dans le monde les foyers réels ou potentiels d'islamisme radical, comme l'Afghanistan, le Yémen, la Somalie, le Sahel, ... on peut se demander quelle est notre capacité à pouvoir lutter.

M. Cyril Robinet - Les foyers potentiels ne sont pas si nombreux. Je connais mal le dossier afghan, donc je ne m'exprimerai pas dessus. Le Yémen peut poser problème, comme la Somalie, puisqu'il s'agit d'une société clanique, donc il sera nécessaire de faire attention aux approches à employer. L'Union africaine est engagée en Somalie, mais le Yémen se trouve sur la péninsule arabique. On peut donc espérer que les pays voisins prennent en compte la menace que pourrait représenter un Etat failli au Yémen, et agissent avec le soutien de la communauté internationale.

La situation au Sahel est peu comparable, car il n'y a pas de velléités d'indépendance, le problème est principalement que le territoire est immense et difficile à sécuriser totalement par les Etats. La France a encouragé la mise en place d'un Plan Sahel, qui vise à renforcer les capacités sécuritaires de ces Etats, à les aider à reprendre le contrôle de leurs frontières et de leur espace. Il s'agit d'une approche interministérielle incluant des volets économiques, d'aide au développement et sécuritaires, notamment militaires. Dans cette région, la question des clans, ou des ethnies, n'est pas aussi aiguë que dans la corne de l'Afrique.

M. Didier Boulaud - Concernant le Yémen, vous avez raison de souligner qu'il n'est pas souhaitable que les occidentaux interviennent en premier au Yémen, et cela confirme les propos de Jean-Pierre Filiu, que nous avions auditionné il y a quelques mois, et qui disait que la pire erreur que pourraient faire les occidentaux au Yémen serait d'intervenir, car c'est ce qu'attend Al Qaeda.

M. Josselin de Rohan, président - Je suis perplexe. Intervenir dans les affaires intérieures de la Somalie est désastreux, néanmoins rester à attendre est impossible, puisque la Somalie est située sur une zone de trafic maritime, tout comme le Yémen. Si on laisse se développer des zones de non-droit ou des zones islamistes dans ce secteur, je ne vois pas comment les pays qui tiennent à la sécurité de leurs approvisionnements pourraient rester sans agir.

Par ailleurs, on ne peut pas lutter contre la piraterie sans savoir ce qu'il faut faire des pirates. C'est un problème auquel nous sommes confrontés. Où les juger ? Où les incarcérer ? Si on les relâche, ils recommencent. Ils prennent des navires et des personnes en otages, vous avez rappelé les chiffres, 17 navires et 369 otages. On ne peut pas ne pas intervenir en Somalie. En encourageant le maintien d'une unité qui n'existe pas, avons-nous raison ? Ne serait-il pas plus optimal d'encourager les entités qui se créent, comme le Puntland et le Somaliland, dans la mesure où ils veulent devenir des Etats indépendants, souverains et stables ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam - Que pensez-vous de la demande de l'Australie à l'ONU de mettre en place un blocus de la Somalie ?

M. Cyril Robinet - Les demandes de blocus de la Somalie sont récurrentes. Cela pourrait prendre plusieurs formes. La première serait d'empêcher les pirates de sortir en restant près des côtes. La deuxième serait un blocus du port de Kismaayo, à l'extrême sud de la Somalie, contrôlé par Al Shabaab et soupçonné d'être le point d'entrée des armes en Somalie. Une troisième forme de blocus consisterait à mettre en application la résolution 1910 des Nations-Unies du 23 décembre 2009, et qui condamne l'Erythrée pour le soutien qu'elle apporte aux islamistes somaliens. Cette résolution pourrait déboucher sur la demande d'un blocus réel, aérien, terrestre et maritime de l'Erythrée.

Quoi qu'il en soit, on n'est pas sûr du succès que pourraient remporter de tels blocus. A noter aussi que ces options ne seraient pas sans conséquence sur la France du fait de sa présence militaire dans la région.

Certains pays reprochent à la communauté internationale son inaction en Somalie, et nombreux sont ceux qui demandent un blocus, une intervention militaire ... les demandes sont nombreuses mais peuvent parfois manquer de réalisme.

M. Josselin de Rohan, président - La communauté internationale ne reste pas passive, mais la situation est complexe. Agir est contreproductif, ne pas agir aussi !

Avec l'opération Atalante, outre le fait que nous défendons nos intérêts, nous affirmons aussi notre présence militaire dans la région.

M. Cyril Robinet - La piraterie fait peser deux types de menaces. La menace actuelle et immédiate est une menace financière qui pèse essentiellement sur les compagnies d'assurance et les armateurs. C'est un problème qui a fait augmenter les coûts du commerce maritime mondial. En réponse, l'opération Atalante a été montée, et est une réussite de la politique de sécurité et de défense commune. Mais la plus grande des menaces est, à moyen terme, la jonction potentielle entre les pirates et les islamistes. Si la réalité de cette jonction n'a encore été confirmée par aucune administration, on a néanmoins entendu parler d'une forme de collusion entre certains groupes de pirates et certains islamistes. Aucune coopération opérationnelle n'est avérée, mais dans le doute, les opérations navales de lutte contre la piraterie sont en effet un moyen d'assurer une présence internationale dans la région.

M. Didier Boulaud - A vous entendre, heureusement qu'il y a l'opération Atalante pour entretenir l'illusion d'une politique européenne de sécurité et de défense.

M. Josselin de Rohan, président - Quand on est armateur, on a intérêt à passer par le canal de Suez plutôt que par le cap de Bonne-Espérance, car la route la plus courte est la moins chère, sauf si des pirates attaquent et confisquent le bateau. C'est pour ça que les pays concernés ne peuvent laisser cette zone se développer comme une zone de non-droit et une route impraticable. Elle est stratégique et à ce titre, sera militairement parlant un problème.

Contrôle de l'application des lois - Communication

La commission entend une communication de M. Josselin de Rohan, président, sur le contrôle de l'application des lois pour la session parlementaire 2009-2010.

M. Josselin de Rohan, président - Mes chers collègues, l'essentiel de l'activité législative de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées consiste en l'examen de projets de loi autorisant la ratification ou l'approbation de traités ou accords internationaux. Au cours de l'année parlementaire 2009-2010, le Sénat a adopté en séance publique 37 accords internationaux relevant de la compétence de la commission. Certains de ces accords n'ont pas encore été examinés par l'Assemblée nationale et les lois n'ont donc pas toutes été promulguées. Dans tous les cas, ces conventions et accords ne sont pas pris en compte dans le contrôle de l'application des lois.

A côté des conventions et accords, la commission a examiné, en tant que commission saisie au fond, trois projets de loi intéressant des questions de défense. Il s'agit de :

- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français ;

- la loi n° 2010-819 du 20 juillet 2010 tendant à l'élimination des armes à sous-munitions ;

- la loi n° 2010-873 du 27 juillet 2010 relative à l'action extérieure de l'Etat.

Sur le premier texte, un peu plus de 6 mois après sa promulgation, toutes les mesures d'application prévues ont été prises, soit un taux de mise en application de 100 %. La commission se félicite de ce résultat.

Pour les deux autres textes, au 30 septembre 2010, aucun des décrets d'application qu'appellent ces deux lois n'avait été pris. Cependant, ayant été promulguées il y a 2 mois, il est encore trop tôt pour en tirer un bilan positif ou négatif.

Concernant les lois antérieures, je vous rappelle que, lors de la session parlementaire précédente, notre commission avait été saisie au fond sur deux projets de loi. Un peu plus d'un an après leur promulgation, la loi n° 2009-971 du 3 août 2009 relative à la gendarmerie nationale et la loi n° 2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions concernant la défense sont applicables respectivement à 80 % et 67 %. La commission se félicite de ce résultat, tout en encourageant le gouvernement à prendre les mesures manquantes.

Après ces appréciations positives, je voudrais soulever ici un point qui me paraît problématique. En effet, bien que les projets de loi autorisant la ratification de conventions ou traités ne donnent pas lieu à des mesures d'application, la commission relève que des améliorations significatives pourraient être apportées tant sur le dépôt des projets de loi, qui portent souvent sur des accords anciens de plusieurs années, que sur leur date de publication au Journal officiel.

J'en veux pour preuve le projet de loi autorisant la ratification de la convention entre la République française et le Royaume des Pays-Bas, relative à l'assistance mutuelle et à la coopération entre leurs administrations douanières, en vue d'appliquer correctement la législation douanière, de prévenir, de rechercher, de constater et de réprimer les infractions douanières dans la région des Caraïbes, et notamment sur l'île de Saint-Martin. Cet accord a été signé le 11 janvier 2002 mais n'a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale que le 7 juillet 2010. D'après les informations recueillies auprès du ministère des affaires étrangères, le nouveau dispositif juridique devait prendre effet le 10 octobre 2010 au plus tard. Le gouvernement a inscrit l'examen de ce projet de loi en session extraordinaire. Après l'Assemblée nationale, le Sénat a adopté ce projet de loi le 30 septembre 2010 alors que, grâce aux compétences de notre collègue Marcel-Pierre Cléach, il avait été rapporté devant notre commission la veille. Or, au 10 octobre, ce texte n'avait pas encore été officiellement publié, rendant ainsi l'entrée en vigueur problématique à cette date. La loi en question a finalement été promulguée le 12 octobre 2010, et publiée au Journal officiel du 13 octobre 2010.

La commission souhaite donc une meilleure vigilance du gouvernement sur ce point. Il n'est pas normal que des conventions signées par le gouvernement restent dans les tiroirs pendant des années, dans l'attente que ces retards se transforment en urgence absolue et qu'on demande au Parlement de traiter la question dans la plus grande précipitation.

Je compte saisir le ministre des affaires étrangères et européennes de cette situation que nous pouvons sans doute améliorer.

Mes chers collègues, je vous invite à vous référer à la note qui vous a été distribuée pour plus de renseignements sur ce contrôle de l'application des lois. Si nous ne pouvons que nous féliciter de la prise de ces mesures d'application, la commission restera tout de même très attentive et veillera à ce que les mesures prévues soient effectivement prises.

M. André Vantomme - Concernant la loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, le taux de mise en application est certes de 100 %, mais il y a tout de même eu des problèmes entre la volonté politique exprimée dans cette commission et la déclinaison qui en a été faite au niveau des décrets d'application, notamment dans l'établissement de la liste des maladies reconnues et ouvrant droit à indemnisation.

M. Josselin de Rohan, président - Effectivement, pour certaines maladies, comme le lymphome, nous avions demandé qu'elles soient inscrites sur la liste, mais il y a eu une interprétation plus restrictive. J'ai saisi le ministère à ce propos, il m'a été répondu qu'à ce stade des analyses complémentaires devaient être effectuées afin de vérifier le lien entre ces maladies et les essais nucléaires français.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam - Une conférence sur l'élimination des armes à sous-munitions est prévue prochainement à Vientiane, au Laos. Il serait gênant que toutes les mesures de mise en application de la loi relative à l'interdiction des armes à sous-munitions ne soient pas publiées d'ici là. Serait-il possible d'attirer l'attention du gouvernement sur ce point ?

M. Josselin de Rohan, président - Absolument.

Loi de finances pour 2011 - Nomination des rapporteurs pour avis

La commission désigne ses rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2011 :

- pour la mission « Action extérieure de l'Etat » :

. moyens de l'action internationale : M. André Trillard ;

. action culturelle et scientifique extérieure : Mme Monique Cerisier-ben Guiga ;

- pour la mission « Médias » :

. audiovisuel extérieur : M. Joseph Kergueris ;

- pour la mission « Aide publique au développement » :

. aide publique au développement : MM. Christian Cambon et André Vantomme ;

- pour la mission « Immigration, asile et intégration » :

. immigration et asile : M. André Trillard ;

- pour la mission « Défense » :

. préparation et emploi des forces : MM. André Dulait et Jean-Louis Carrère ;

. environnement et soutien de la politique de défense : M. Didier Boulaud ;

. équipement des forces : MM. Xavier Pintat et Daniel Reiner ;

- pour la mission « Sécurité » :

. Gendarmerie nationale : M. Jean Faure.

Nomination d'un rapporteur

La commission nomme M. Jean-Etienne Antoinette rapporteur sur le projet de loi n° 2845 (AN - 13è législature), en cours d'examen à l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil dans le domaine de la lutte contre l'exploitation aurifère illégale dans les zones protégées ou d'intérêt patrimonial.

Questions diverses

M. André Vantomme - J'ai eu l'honneur de participer avec Mme Idrac à un déplacement en Mongolie pour finaliser un accord sur la fourniture d'uranium. Je pense qu'il pourrait être intéressant de travailler sur ce pays, qui est un petit pays de 3 millions d'habitants, mais qui dispose de ressources en minerais, notamment charbon, cuivre, uranium ... avec des perspectives importantes, nos entreprises d'ailleurs sont déjà implantées là-bas. Je pense que si nous pouvions profiter à l'occasion d'une visite à Paris de l'ambassadeur de France à Oulan-Bator pour qu'il vienne devant notre commission, il pourrait être très intéressant de l'entendre.

M. Josselin de Rohan, président - Nous prenons acte de votre proposition. Concernant le programme de travail, M. Jean François-Poncet a demandé en réunion de bureau que nous nous intéressions au cas de la Belgique. Un constitutionnaliste belge réputé devrait donc intervenir prochainement devant notre commission afin de nous faire un exposé sur la situation en Belgique.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam - Il pourrait être également intéressant de faire le point sur la situation en Birmanie, à l'occasion des élections qui se profilent.

M. Josselin de Rohan, président - Ce n'est pas un sujet inintéressant, mais il ne sera pas évident de trouver un créneau.

Audition de M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie, et communication de M. Patrice Gélard, président du groupe d'amitié France-Russie du Sénat

Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, la commission auditionne M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie sur le rôle de la Russie sur la scène internationale, puis elle a entendu une communication de M. Patrice Gélard, président du groupe d'amitié France-Russie du Sénat, sur le déplacement d'une délégation en Russie du 27 septembre au 3 octobre 2010.

M. Josselin de Rohan, président. - Nous sommes très heureux d'accueillir aujourd'hui deux éminents connaisseurs de la Russie, M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie, et notre collègue Patrice Gélard, président du groupe d'amitié France Russie du Sénat, afin qu'ils nous exposent la situation de la Russie, tant au plan intérieur que sur la scène internationale. M. Jean de Gliniasty a été directeur des Nations unies, puis directeur d'Afrique et de l'océan Indien au ministère des affaires étrangères, ambassadeur de France au Sénégal et au Brésil. Il est en poste à Moscou depuis 2009. Nous souhaiterions qu'il nous présente les évolutions récentes du rôle de la Russie sur la scène internationale. Puis, nous entendrons une communication de notre collègue Patrice Gélard, président du groupe d'amitié France Russie du Sénat, qui a effectué un déplacement en Russie du 27 septembre au 3 octobre dernier, et qui nous parlera notamment des relations bilatérales franco-russes, dans le cadre de l'année croisée 2010.

M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie. - Ce qui se passe en Russie en ce moment est très important. Il y a une volonté politique au plus haut niveau, partagée par l'ensemble de la population, de se tourner vers l'occident. Ce n'est pas la première fois que l'on assiste à un tel phénomène mais la quatrième.

La première s'était produite à l'époque de Gorbatchev. Celui-ci avait réussi à nouer avec les dirigeants allemands, français, américains, une relation intéressante. Le monde était prêt à accueillir sur la scène internationale une Union soviétique modernisée, en voie de libéralisation. L'effondrement de l'URSS a mis à bas ce schéma.

Boris Eltsine était un partisan énergique de la libéralisation. Le système « loans for shares » a permis aux Russes, grâce à des emprunts à faible intérêt, de racheter les entreprises publiques. Cela a certes donné lieu à des excès, népotisme, escroquerie pure et simple, sous-estimation de la valeur des biens de production. On a vu des emprunts remboursés en deux mois grâce au cash-flow courant ; des fortunes colossales constituées en quelques années par une classe d'oligarques.

Cependant la Russie s'est effondrée -la fin de la période Eltsine a été catastrophique- et elle a régressé sur la scène internationale. Elle a assisté ulcérée au règlement, dirigé par d'autres, de la crise yougoslave, aux bombardements de l'Irak sans l'autorisation du Conseil de sécurité donc sans son aval. Des traces de la période antérieure subsistaient : le dialogue était maintenu avec l'Otan, mais la fin de l'ère Eltsine fut une période de tensions.

Troisième tentative, celle de Vladimir Poutine, qui s'est tourné vers les Etats-Unis, en particulier après les attentats du 11 septembre 2001, ouvrant aux Américains des bases militaires en Asie centrale, cherchant à créer des liens de solidarité avec George Bush, accueillant favorablement les investissements de groupes américains tels que General Motors. Mais il a suffi de trois ou quatre événements pour mettre un terme à ces progrès. D'abord, l'attaque de l'Irak sans l'autorisation du Conseil de sécurité de l'Onu ; ensuite, les projets d'élargissement de l'Otan à l'Ukraine et à la Géorgie et, enfin, la volonté d'implanter des éléments du système américain de défense anti-missiles en Pologne et en République tchèque. Il en est résulté une atmosphère de guerre froide à Moscou, des critiques incessantes contre les pays occidentaux et surtout contre les Etats-Unis.

Une quatrième ouverture est à l'oeuvre aujourd'hui. Elle a, semble-t-il, démarré à Davos, avec le discours de Vladimir Poutine : « voyez comme nous sommes forts » disait-il en substance, mais aussi, en filigrane, « voyez comme nous pouvons coopérer avec vous ». La crise géorgienne a aussi donné lieu à une prise de conscience, chacun comprenant que l'on avait frôlé un désastre continental.

Si l'ouverture a été possible, c'est en raison de plusieurs facteurs concomitants. D'abord, le renforcement du pouvoir en Russie. A l'époque de Boris Eltsine, la politique étrangère était en partie laissée à un homme d'affaires, M. Berezovsky, qui vit aujourd'hui en Angleterre... Le redressement économique -huit années de croissance à 7 ou 8 %- a aussi joué un rôle. Le très large parti centriste « Russie unie » a été créé, l'opposition démocratique étant réduite à presque rien. La base sociale qui avait soutenu la perestroïka puis Boris Eltsine était formée d'anciens komsomols entrés au parti, chercheurs, professeurs, fonctionnaires éclairés. Or cette classe a été balayée par la très dure crise de 1998, épisode fondateur du régime actuel. La classe qui avait été le vecteur de la libéralisation et de la démocratisation était laminée ; la Russie entière vivait l'humiliation de sa faillite économique. Le désespoir et la misère régnaient.

Le parti Russie unie -auquel il est indispensable d'adhérer si l'on souhaite faire carrière, dans quelque domaine que ce soit- est pour le gouvernement un puissant support politique. Les gouverneurs ne sont plus élus : les candidats indépendants, voire indépendantistes, devenaient trop dangereux -dans l'Oural, le gouverneur local entendait créer une République indépendante, dotée d'une monnaie propre, le franc ouralien... Le Président Dimitri Medvedev a réussi à l'écarter. Aujourd'hui le parti centriste domine la Douma comme les assemblées locales.

Le pays a recommencé à créer une classe moyenne et la consolidation du pouvoir rend possibles des relations plus sereines avec l'étranger. Les Etats-Unis aussi ont modifié leur politique. Après la crise géorgienne, qui a montré que la Russie s'était militairement ressaisie, le Président américain Barack Obama a développé une vision plus claire et plus simple de la politique étrangère américaine : les intérêts américains se situent plutôt du côté de la Chine ou de l'Inde qu'en Europe ; et la Russie peut être un allié potentiel. A l'occasion de cette remise à plat, dite « reset », la Russie a été à nouveau considérée comme une grande puissance. Et pourtant, la campagne de presse anti-américaine n'a cessé qu'après la signature du nouvel accord START sur la réduction des armes stratégiques.

En Ukraine, l'alternance politique a rassuré la Russie : or il s'agissait du dossier le plus délicat. La révolution orange avait suscité un grave contentieux avec l'Europe, mais l'arrivée au pouvoir d'un candidat plus favorable à la Russie, la résolution du problème de Sébastopol par la signature d'un bail de trente ans pour le stationnement de la flotte russe et les discussions pour mettre fin au conflit gazier ont changé beaucoup de choses. En outre, les Américains ont accepté de mettre sous cloche la question géorgienne... Un dialogue sur l'Asie centrale a été également possible ; la crise kirghize a été cogérée par la Russie et les Etats-Unis, sans les Chinois, qui ont pourtant là-bas des intérêts importants. Si ce dialogue se poursuit, notre principal partenaire et concurrent en Russie, qui, aujourd'hui, est l'Allemagne, sera demain les Etats-Unis. L'élargissement de l'Otan à l'Ukraine et la Géorgie est mis en sommeil, en dépit des déclarations sur la politique de « porte ouverte » ; le projet d'installation d'éléments du système américain de défense anti-missiles en République tchèque et en Pologne a été abandonné.

Autre moteur de rapprochement, la modernisation. Les autorités russes ont pris conscience du retard pris dans certains secteurs. Sur ce plan, la Russie a besoin de l'Europe. Le Président Dimitri Medvedev l'a dit au Premier ministre François Fillon comme au Président de la République Nicolas Sarkozy : « il faut moderniser, mais il est difficile de le faire avec les Etats-Unis » -c'était avant le nouveau traité START...- « les Chinois sont surtout occupés à détourner les technologies et la coopération avec le Japon est compliquée. L'Union européenne est un partenaire naturel ! » Le propos, à mon sens, était sincère, mais les Russes auraient voulu traiter non avec chaque pays mais globalement avec l'Union européenne, or cela n'a pas été possible en raison de divers blocages.

Au salon Maks -l'équivalent de notre salon du Bourget- en août 2009, j'ai vu Vladimir Poutine vanter la production russe de matériel militaire aux journalistes occidentaux, afin qu'ils relaient son offre de coopération internationale...

L'ouverture est-elle durable ? Du temps de la NEP et du traité de Rapallo, les Allemands sont allés en URSS, ont modernisé l'appareil industriel, puis l'Union soviétique est revenue à la logique communiste. Mais, cette fois, le rapprochement est durable et même irréversible. D'abord, l'économie russe est beaucoup plus ouverte que l'on ne le dit : 13 % du capital fixe appartient à des étrangers ; dans certains secteurs, faute de production locale, les importations atteignent 50 % -pour les voitures- voire 80 %, pour les médicaments. Et permettez-moi une anecdote pour illustrer la réactivité des autorités. Lorsque sont apparus les problèmes sur la viande bovine, la ministre russe de l'agriculture m'a contacté et m'a dit : 800 entreprises françaises agricoles ou agro-alimentaires exportent en Russie, 759 ont une certification de vos services vétérinaires, cela nous suffit, nous vous faisons confiance, mais il faut examiner la situation des autres. Dans la plupart des cas, les choses se sont réglées rapidement, la certification de 17 entreprises seulement a été bloquée. L'économie est ouverte, les droits de douane sont plus faibles que ceux du Brésil, à peine plus élevés que ceux de la Chine, la circulation des capitaux est totalement libre. Des entreprises pétrolières étrangères peuvent même devenir opérateurs sur les gisements, ce qui n'est pas le cas dans la plupart des grands pays producteurs. Mais attention, il s'agit de la Russie et nous ne sommes pas à l'abri d'une réglementation nouvelle qui brusquement tarirait les flux... Il y a aussi, nous le savons bien, une corruption généralisée.

Autre motif de croire à une ouverture durable : les facteurs démographiques. Le taux de natalité s'est stabilisé à un niveau « occidental », et si le taux de mortalité reste élevé, chez les jeunes hommes en particulier, c'est en raison des accidents de la route, de la drogue, de l'alcool ainsi que de l'effondrement du système sanitaire et médical. Mais ces facteurs sont exogènes et des améliorations sont possibles. Le redressement des structures hospitalières est devenu une priorité pour le régime. La population devrait se stabiliser autour de 140 millions d'habitants. Mais l'important, pour le sujet qui nous occupe, c'est que les familles qui ont un seul enfant ne le laisseraient pas partir au front de gaîté de coeur. Quant à l'éducation, tout le monde apprend l'anglais, cherche à étudier en Angleterre ou à y faire un stage ; l'Allemagne accueille aussi beaucoup d'étudiants russes, trois fois plus que la France. La population russe lit la presse, qui sans être totalement libre est surtout bridée par l'autocensure. Bien sûr, si le président ou le premier ministre ne sont pas contents, ils passent des coups de téléphone, mais la presse est tout de même très libre. En lisant sept ou huit journaux différents, on sait tout - à condition de décrypter « l'intox ». La télévision nationale ne jouit pas de la même liberté : elle diffuse le pain et les jeux, ainsi que des informations calibrées sur la politique intérieure. C'est l'ORTF ! Mais chacun a accès à toutes les chaînes étrangères ; Euronews, par exemple, certes guère « toxique », offre matin et soir une ouverture sur le monde entier. La liberté est absolue sur internet, contrairement à ce qui se passe en Chine.

La Russie estime aujourd'hui, la situation en Ukraine et en Géorgie étant stabilisée, que les conséquences de l'effondrement de l'empire soviétique sont canalisées. Au plan international, les problèmes qu'elle doit affronter sont aussi ceux des Etats-Unis : poussée intégriste, drogue en Amérique latine ou en Afghanistan, terrorisme, mafias internationales, prolifération... La Russie se sent à présent solidaire de nos préoccupations ! Il lui paraît crucial, par exemple, que la coalition ne perde pas la guerre en Afghanistan et la base de Manas a été ouverte aux Américains, afin qu'ils puissent acheminer du matériel militaire en Afghanistan.

Un bémol doit être apporté. Certaines questions majeures ne sont pas réglées. L'ambiance générale est au nationalisme, l'idéologie de base actuellement. Le sentiment nationaliste a été cimenté dans les humiliations subies -politiques et économiques. Le grand mérite de Vladimir Poutine a été d'en apaiser les manifestations les plus violentes. Le mouvement de jeunesse « Nachi » a été pour lui un levier dans la prise de pouvoir, mais il a eu, depuis, quelque difficulté à les gérer. Et les groupes d'extrême droite aiment à « casser du noir » -en l'occurrence des Caucasiens. Mais une vraie répression a été engagée depuis le discours de Vladimir Poutine en novembre 2008 en présence des journalistes : « il faut respecter les étrangers qui travaillent chez nous » avait alors clamé le Chef de l'Etat.

Tous les dossiers stratégiques ne sont pas réglés. Si Barack Obama n'obtient pas la ratification du nouvel accord START par le Congrès américain -or le résultat n'est pas acquis-, quelle sera la réaction de la Russie ? La question des missiles antibalistiques est sensible : les phases I et II du déploiement ne sont pas dangereuses pour la dissuasion nucléaire russe, mais après ? « L'affaire peut se retourner contre nous » pensent certains.

Je rappelle que dans le premier projet de concept stratégique de l'Otan, la Russie était toujours implicitement considérée comme l'ennemi potentiel. Certes, les choses peuvent changer au cours des discussions.

M. Josselin de Rohan, président. - Dans le rapport du groupe d'experts de Mme Albright, la Russie n'est pas considérée comme un ennemi.

M. Jean de Gliniasty . - Les Russes sont contents que l'Ukraine ait inscrit dans une loi organique qu'elle n'adhérera jamais à l'Otan. Mais ils savent aussi qu'une autre majorité politique pourrait défaire cette loi et en décider autrement. Ils considèrent avoir rendu service aux Occidentaux en Afghanistan, avoir conclu le nouvel accord START, être allés au-delà de la résolution 1929 du Conseil de sécurité sur les sanctions à l'égard de l'Iran. Ils n'ont pas livré à l'Iran de missiles S-300. Ils ont persuadé les Chinois de voter les sanctions.

Bref, ils estiment avoir fait beaucoup et attendent un paiement en retour. Or tout élargissement de l'Otan serait un danger à leurs yeux. Pour eux, la prééminence du Conseil de sécurité et de l'Onu par rapport à l'Otan ne doit pas être remise en cause. Le monopole de l'usage de la force dans le monde doit rester aux Nations unies et les bombardements en Irak ont été jugés un inacceptable « coup de canif » dans le contrat !

Le rapprochement pourrait être fragilisé par des conflits gelés actuellement ou des problèmes territoriaux. Il y a la Tchétchénie, avec les violences, les atteintes aux droits de l'homme. Parmi les conflits gelés, il y a la Transnistrie, où on peut espérer un règlement pacifique, mais aussi la Géorgie, problème plus délicat et qui n'est pas réglé, car un retour de flamme est toujours possible...

Dans cette conjoncture, la France a plutôt bien tiré son épingle du jeu. En 2009, nous sommes les seuls à avoir maintenu au même niveau notre flux d'investissement, si bien qu'en juillet 2010, nous sommes passés de la neuvième à la cinquième place des investisseurs étrangers et des flux commerciaux. Mais nos échanges ne représentent encore que 5 % du commerce extérieur russe, contre 15 % pour l'Allemagne. Nous avons été également les premiers à répondre à l'appel du Président Dimitri Medvedev sur les partenariats industriels.

L'évolution profonde que connaît ce grand pays n'est pas achevée, les risques de retour en arrière ne sont pas à négliger, ce qui exige du doigté de notre part.

M. Josselin de Rohan, président. - Merci de cet exposé fort complet. Vous avez insisté sur la politique étrangère de la Russie et sa place dans les relations multilatérales. Quel est le sentiment de notre collègue Patrice Gélard, président du groupe interparlementaire d'amitié France-Russie, sur nos relations bilatérales avec la Russie, à la lumière du déplacement qu'il a effectué en Russie récemment ?

M. Patrice Gélard. - Une délégation du groupe d'amitié France Russie du Sénat, que je conduisais et composée de nos collègues Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, Mme Catherine Troendle, M. Nicolas Alfonsi, M. Yves Pozzo di Borgo et M. Pierre-Yves Collombat, s'est rendue en Russie, du 27 septembre au 3 octobre derniers, à l'invitation du Conseil de la Fédération de Russie.

Nous ne nous étions pas rendus en Russie depuis trois ans et nous avons trouvé le pays très changé.

A Saint-Pétersbourg, notre délégation s'est notamment entretenue avec le président de la Cour constitutionnelle de Russie, M. Valery Zorkine, le secrétaire général de l'assemblée interparlementaire des pays de la Communauté des Etats indépendants, M. Mikhail Krotov et le président de l'assemblée de Saint-Pétersbourg, M. Vadim Tioulpanov.

A Moscou, nous avons eu des entretiens avec le vice-ministre des affaires étrangères, M. Alexandre Grouchko, le ministre de la culture, M. Alexandre Avdeev, le représentant plénipotentiaire du gouvernement au Conseil de la Fédération, M. Andrei Yatskine, ainsi que les parlementaires membres du groupe d'amitié Russie-France du Conseil de la Fédération, et en particulier sa présidente, Mme Ludmila Narusova.

Nous devions rencontrer également le maire de Moscou, M. Iouri Loujkov, mais celui-ci a été démis de ses fonctions au moment de notre visite.

Au cours de notre visite, nous avons également rencontré les représentants de la communauté française et de la chambre de commerce et d'industrie franco-russe.

Nous avons reçu un accueil très chaleureux de la part des autorités russes et je tiens à remercier ici le Conseil de la Fédération de Russie, ainsi que l'Ambassadeur de France en Russie et la Consule-adjointe de France à Saint-Pétersbourg pour leur aide précieuse.

Je profite de cette occasion pour déplorer la situation faite à nos ambassades, notamment dans les pays d'Europe orientale, car elles sont démunies de moyens financiers et en termes de personnel. On a retiré 10 % des effectifs à Moscou !

Au cours de notre visite, nous avons évoqué, avec nos collègues du Conseil de la Fédération de Russie et avec le président de la Cour constitutionnelle, les réformes institutionnelles et juridiques en cours en Russie et l'état de nos relations bilatérales.

La procédure de nomination des gouverneurs, des présidents et des maires de Moscou et Saint-Pétersbourg est complexe : le Président fait son choix parmi trois noms qui lui sont proposés par la majorité de l'assemblée locale ; si celle-ci refuse par trois fois de l'approuver, elle peut être dissoute ! Les choses ne sont encore jamais arrivées à cette extrémité.

Au 1er janvier 2011, il faudra désormais, pour être sénateur, avoir exercé un mandat local. Or plusieurs sénateurs actuels ne remplissent pas cette condition...

La Cour constitutionnelle de Russie, qui a déménagé de Moscou à Saint-Pétersbourg, présidée par Valery Zorkine, joue un rôle important en matière de consolidation de l'Etat de droit, notamment à travers le contrôle de constitutionnalité, qui s'exerce aussi bien de manière abstraite que de manière concrète, à l'occasion d'un litige devant un tribunal. Ce contrôle donne lieu à environ vingt mille recours par an. La Cour rend une quinzaine d'arrêts par an, ainsi que des décisions sommaires, renvoyant à une jurisprudence. Elle se réfère fréquemment à la Convention européenne des droits de l'homme et à la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg.

Sur le plan judiciaire, l'instruction pénale a ainsi été réformée : elle est désormais séparée de la procurature.

La peine de mort figure dans la partie fondamentale de la Constitution, ce qui rend son abrogation problématique : on en reste donc, pour l'heure, à un moratoire, mais dont la portée illimitée a été confirmée par une décision de la Cour constitutionnelle.

Les cours suprêmes ont une jurisprudence parfois divergente, notamment en matière de responsabilité, mais le principal problème est celui de l'application des décisions de justice.

Certains évoquent l'idée de créer une cour suprême, qui regrouperait l'actuelle Cour suprême, la Cour constitutionnelle et la Cour supérieure d'arbitrage -et dont la présidence pourrait échoir à Dimitri Medvedev, si celui-ci ne se représente pas pour un nouveau mandat.

Le deuxième sujet a porté sur l'état des relations bilatérales.

L'année croisée France-Russie a été un grand succès.

Cette année a également été marquée par plusieurs rencontres importantes, comme la visite d'Etat en France du Président Dimitri Medvedev, en mars, la présence du Président de la République au forum économique de Saint-Pétersbourg, dont la France était l'invitée d'honneur ou encore la récente rencontre de Deauville entre le Président de la République, la Chancelière allemande Angela Merkel et le Président de la Russie.

Enfin, nos échanges économiques ont beaucoup progressé, puisque la France est passée de la neuvième à la cinquième place des investisseurs étrangers, mais reste encore loin derrière l'Allemagne.

Enfin, les relations culturelles n'ont jamais été aussi denses. L'exposition de l'Académie des Beaux Arts de Russie à l'Orangerie du Sénat a ainsi accueilli dix mille visiteurs en dix jours !

A cet égard, nos interlocuteurs russes nous ont rappelé avec insistance la promesse faite -avant 1917 !- de baptiser l'avenue qui prolonge le pont Alexandre III « avenue Nicolas II » et ont également évoqué le projet de statue de Diaghilev derrière l'Opéra, qui serait intégralement financé par les Russes.

M. Yves Pozzo di Borgo. - J'ai transmis le message au Conseil de Paris.

M. Patrice Gélard. - Enfin, notre collègue Mme Dominique Voynet m'avait alerté sur les menaces pesant sur un précieux arborétum abritant des essences exceptionnelles pour la biodiversité, l'institut de Pavlovsk, situé en banlieue de Saint-Pétersbourg et qui se retrouve menacé par des projets immobiliers. Le président de la Douma de Saint-Pétersbourg nous a assurés que toutes les précautions étaient prises et que le Président russe suivait lui-même cette question.

Notre groupe d'amitié s'était fixé comme objectif de faire avancer les relations bilatérales sur trois dossiers importants : les visas, le droit de la famille et l'enseignement des langues. Nous avons donc échangé avec les interlocuteurs russes sur ces trois sujets au cours de notre séjour.

Le problème des visas entre la France et la Russie relève largement de l'Union européenne. La France et la Russie ont toutefois signé un traité bilatéral, le 27 novembre 2009, sur les migrations professionnelles, qui devrait améliorer les conditions de circulation et de séjour des entreprises et des travailleurs français en Russie, et je félicite l'ambassade de France pour son travail.

Reste qu'il est choquant de refuser aux Russes la libre circulation sans visa que l'Union européenne accorde aux Serbes, aux Bosniaques ou aux Macédoniens, d'autant que le risque migratoire en provenance de Russie est très faible.

Face à l'afflux de demandes de visas, l'ambassade de France, débordée, a dû sous-traiter la gestion des demandes à une entreprise indienne, ce qui n'est pas satisfaisant.

L'Allemagne semble toutefois réticente à la libéralisation des visas.

Ce sujet devrait figurer à l'ordre du jour des prochaines réunions entre la Russie et l'Union européenne : la France devrait faire preuve de dynamisme, ne serait-ce que pour les visas touristiques.

Le deuxième sujet concerne le droit de la famille.

On compte environ vingt mille couples mixtes franco-russes, or les divorces posent des problèmes dramatiques. Pension alimentaire, droit de visite, droits des grands-parents : les jugements français ne sont pas applicables en Russie, et vice versa, faute de convention bilatérale en matière de droit de la famille.

Dès lors, pourquoi ne pas envisager une convention bilatérale franco-russe en matière de droit de la famille, sur le modèle de ce qui existe avec l'Allemagne ?

Des progrès ont néanmoins été accomplis en matière d'adoption. La Russie, qui avait institué un moratoire sur les adoptions à la suite de violences sur des enfants adoptés et élevés aux États-Unis et au Canada, nous avons apporté la preuve que toutes les garanties étaient prises en France, et les choses sont rentrées dans l'ordre avec la signature d'un accord.

Troisième volet, l'enseignement du français en Russie et du russe en France.

Cela fait trois ans qu'aucun poste n'a été ouvert à l'agrégation ou au Capes de russe, pas plus qu'à l'École normale supérieure.

M. Jean de Gliniasty. - Un poste a été mis au concours de l'agrégation en 2010.

M. Patrice Gélard. - Il y a là une vraie carence. De moins en moins de collèges et de lycées proposent un enseignement du russe, alors que l'enseignement du chinois explose. Impossible pourtant de parler le chinois à l'issue du secondaire, à la différence du russe.

Le lycée français de Moscou, qui est saturé, va peut-être enfin trouver un nouveau local.

Toutefois, l'enseignement du français en Russie souffre d'un manque de financement, notamment par rapport à nos partenaires allemands. Nous avons voulu créer un institut d'élite trilingue avec l'Institut d'État du droit : 90 % des étudiants ont opté pour l'allemand, et 10 % seulement pour le français, car les universités allemandes étaient ouvertes l'été, pas les nôtres ! Par ailleurs, les statuts des enseignants, trop disparates, devraient également être harmonisés.

Enfin, les Alliances françaises manquent de moyens élémentaires pour assurer une présence. Il faut saisir les ministres de l'enseignement supérieur et de l'éducation nationale, car les Russes, eux, font des efforts pour l'enseignement du français. Pourquoi ne pas créer un lycée bilingue à Paris et à Moscou offrant un double cursus, comme le proposait l'ancien président du groupe d'amitié, M. Dimitri Mezentsev ? L'importance de la communauté russe en France le justifierait, et il pourrait trouver sa place à côté du centre orthodoxe qui sera situé sur l'ancien site de Météo France, à proximité de la Tour Eiffel.

Si nous unissions nos efforts avec l'Assemblée nationale, nous pourrions sans doute obtenir davantage de résultats.

Je regrette toutefois que tant le Sénat français que le Conseil de la Fédération de Russie aient été exclus de la grande commission parlementaire franco-russe, créée à l'initiative de l'ancien président de l'Assemblée nationale et du président de la Douma. Chaque année on discute au sein de cette instance de problèmes qui intéressent les deux pays : il conviendrait à mon sens d'inclure les deux chambres de chaque Parlement.

M. Yves Pozzo di Borgo. - J'étais des deux derniers voyages : en trois ans, les choses ont en effet beaucoup changé en Russie.

A l'occasion de sa visite officielle en France, le Président russe Dimitri Medvedev avait été reçu au Sénat et nous avait dit vouloir se rapprocher de l'Europe grâce à la France et à l'Allemagne. Le sommet de Deauville vient de s'achever : que pouvez-vous nous en dire ?

Par ailleurs, vous n'avez pas évoqué le rôle joué par l'énergie dans l'évolution de la politique étrangère russe. Les Russes espéraient vendre leur gaz aux États-Unis : l'exploitation du gaz non conventionnel a brisé cet espoir. À cela s'ajoute la chute des prix du gaz, de 50 %, ce qui peut expliquer la quatrième tentative que vous avez évoquée.

M. Jean de Gliniasty. - La rencontre de Deauville constitue un événement important. Deux points fondamentaux sont acquis : premièrement, Dimitri Medvedev a confirmé qu'il se rendra à Lisbonne au Sommet de l'OTAN, dès lors que les préoccupations russes sont prises en compte. Deuxièmement, ce dialogue tripartite se poursuivra, avec une nouvelle réunion, probablement en Allemagne. C'est important car, malheureusement, l'Union européenne est encore paralysée, même si l'amélioration des relations entre la Russie et la Pologne a changé beaucoup de choses. Certains pays de l'Union européenne, comme la République tchèque, la Hongrie, la Roumanie, et, avec des nuances, la Grande-Bretagne, demeurent toutefois encore assez réticents à l'égard de la Russie. D'où un piétinement, par exemple, sur les visas.

J'ai été frappé par la liberté de ton des dirigeants russe, allemand et français à Deauville. Il était important d'atténuer la déconvenue que représente pour les Russes l'attitude générale de l'Union européenne des vingt-sept.

Sur le gaz, vous avez raison. L'objectif à long terme pour la Russie est de garantir un débouché pour son gaz. N'oublions pas que la Chine est un gros consommateur potentiel et empressé, prêt à construire des dizaines de milliers de kilomètres de gazoducs !

M. Jean François-Poncet. - Les relations entre l'URSS et la Chine ont connu des moments de grande tension. Aujourd'hui, il n'en est plus question. Est-ce à dire que la paix règne ?

M. Jean de Gliniasty. - En effet, on n'en parle jamais, mais on y pense beaucoup ! Les Russes ne diront jamais avoir peur de la Chine ; s'ils mettent en avant les excellentes relations commerciales, la vente de centrales nucléaires, ils restent toutefois très vigilants en matière de transfert de technologies -pas question d'exporter du matériel militaire- ou de flux commerciaux.

À Moscou, M. Iouri Loujkov avait sous-traité à des groupes ethniques la gestion de quartiers et de zones économiques. Le gigantesque marché de Cherkizon, où l'on ne trouvait que des textiles importés en fraude de Chine, a été fermé par le gouvernement il y a un an : depuis, les producteurs de textiles russes ont vu leur production croître de 30 % ! Mais tous les textiles vendus sur les marchés russes sont chinois. Même chose au Kazakhstan...

Les Russes sont tout aussi vigilants sur le plan démographique. À Vladivostok, on voit des Coréens, des Japonais mais on ne trouve pas un seul Chinois ! Le consul général des États-Unis estime que si les Russes laissaient entrer les Chinois, le PIB augmenterait de 2 %, mais le gouverneur s'y refuse. Quant au consul général de Chine à Khabarovsk, il m'a tenu un discours lénifiant, disant s'intéresser uniquement aux régions riches, et non à l'Extrême-Orient.

M. Daniel Reiner. - La Russie a-t-elle formalisé une réflexion stratégique en matière de défense, sur le modèle du Livre blanc français ? Quelles menaces sont explicites ? Quel est le plan de rénovation de l'outil de défense ? Y a-t-il la volonté de retrouver la Russie triomphante de l'époque soviétique, ou plutôt de s'adapter aux circonstances ?

M. Jean de Gliniasty. - Le Conseil de sécurité, que dirige Nikolai Patrouchev, ancien du KGB, émet tous les trois à quatre ans un rapport sur les orientations stratégiques. Le dernier rapport, publié en février 2010, met l'accent sur des thèmes transversaux : terrorisme, intégrisme islamiste, non-prolifération, ainsi que sur des sujets de société : drogue, délinquance, décomposition sociale.

C'est à tort que l'on a cru pouvoir déduire, à la lecture de ce rapport, que la Russie considérait l'Otan comme une menace. En réalité, c'est l'élargissement de l'Otan, et non l'Otan elle-même, qui préoccupe la Russie.

Quant à l'armée russe, elle reste encore très délabrée. Avec la guerre en Géorgie, la prise de conscience a été brutale pour les autorités russes. La Russie consacre moins à sa défense que la France en pourcentage du PIB, or son PIB est plus faible que le nôtre, et son armée plus nombreuse... Les choses ont été reprises en main, avec la nomination de M. Anatoly Serdioukov comme ministre de la défense : pour la première fois, c'est un civil, et un comptable, qui est nommé à ce poste. En un an, 250 000 officiers ont été licenciés ! Nous sommes en première ligne pour les ventes de matériel, mais l'Allemagne et les États-Unis sont aussi sur les rangs.

Au bout du compte, l'armée russe reste l'une des plus importantes d'Europe, avec 800 à 850 000 hommes, mais demeure une armée de conscription.

M. Daniel Reiner. - La professionnalisation n'est pas envisagée ?

M. Jean de Gliniasty. - Elle n'est pas possible dans l'immédiat.

M. Robert Badinter. - Selon les organisations humanitaires, le racisme ne cesse de progresser en Russie, de façon toujours plus angoissante. Est-ce exact ?

M. Jean de Gliniasty. - La guerre de Tchétchénie a été un traumatisme collectif. De nombreux Russes ont été chassés, dans des conditions catastrophiques : ils forment la clientèle électorale de Vladimir Jirinovski. Les Chinois ne sont guère visibles : l'immigration économique est essentiellement caucasienne, les personnes originaires du Caucase reprennent tous les petits commerces. La montée du racisme à leur égard dans la société est indéniable.

Le gouvernement, en revanche, est conscient qu'il faut intégrer une partie de ces immigrés, russophones et souvent éduqués, pour enrayer le déclin démographique. Le léger accroissement de la population en 2009 n'est pas dû à l'amélioration des structures sanitaires et sociales ou à la politique nataliste, mais à un gain migratoire, et les autorités le savent. D'où des interventions très fermes contre les crimes racistes.

Il n'y a pas non plus une once d'antisémitisme d'État en Russie. Vladimir Jirinovski est d'ailleurs juif ; sa famille a été exterminée par les Allemands. D'importantes personnalités du monde politique et administratif sont d'origine juive. Pas d'antisémitisme donc dans l'appareil d'État, dans le monde du spectacle ou des arts, plus de quotas implicites comme au temps de l'URSS. Mais il y a bien une tradition antisémite sous-jacente notamment orthodoxe. Les préjugés existent, mais sans être très nocifs : la question raciale n'est pas aussi taboue dans la société russe qu'en France, et l'ironie et les sobriquets sont monnaie courante.

M. Robert Badinter. - Ma seconde question s'adresse à notre collègue Patrice Gélard. À l'époque de l'URSS, la rigueur de la sélection et de l'attribution des diplômes assurait la remarquable qualité de l'université russe. Ce niveau s'est-il maintenu ? Comment fonctionne l'université russe ?

M. Patrice Gélard. - Sous Eltsine, la situation de l'université était, comme celle de l'armée, épouvantable, les professeurs n'étaient plus payés... Mais les Russes connaissent le système D : les universités ont valorisé leur patrimoine immobilier, vendu des biens, et ont pu avoir des étudiants payants, aujourd'hui majoritaires. Les candidats aisés sont orientés vers le concours payant, plus facile ! Les frais de scolarité sont élevés, l'équivalent de nos écoles de commerce. Grâce à cette évolution, le niveau de vie des universités s'est amélioré, les bâtiments ont été rénovés.

Les écoles privées se sont multipliées, avec jusqu'à 24 facultés de droit à Moscou ! Si le concours d'entrée à l'université est difficile, pour les écoles privées, il est surtout payant ! Or être étudiant signifie échapper au service militaire, et ne devoir accomplir que des périodes de deux à trois mois. La loi a toutefois limité cette dispense aux écoles reconnues, entraînant la disparition des trois quarts de celles qui s'étaient créées...

Les écoles étrangères fleurissent également, anglaises, américaines ou allemandes. L'institut Marek Halter, présent au sein des universités de Moscou et de Saint-Pétersbourg, envoie des étudiants à Sciences Po. La chambre de commerce de Paris souhaite créer une école de management.

M. Jean de Gliniasty. - Une alliance a été nouée avec l'université Paris Dauphine.

M. Patrice Gélard. - Les universités russes restent à l'écart des avancées au niveau mondial, du moins en sciences humaines, et sont absentes des congrès internationaux. Est-ce un problème financier, ou de génération ? Globalement, l'université russe fonctionne bien.

Les universités russes se mettent au système LMD (Licence Master Doctorat). Le problème est celui du recrutement de jeunes professeurs : les anciens, nommés par le parti, sont restés en place, et sont les seuls à pouvoir délivrer une thèse de doctorat, car les thèses passées à l'étranger ne sont pas reconnues.

La France accueille un nombre très faible d'étudiants russes, environ quatre ou cinq mille, notamment en raison des difficultés liées à l'obtention d'un visa.

M. Jean François-Poncet. - Quelle est la situation des musulmans et l'attitude des pouvoirs publics à leur égard ? À l'époque de l'URSS, l'Islam était quasiment étatisé.

M. Jean de Gliniasty. - L'idéologie communiste transcendait tout, et les muftis ou évêques étaient des agents stipendiés, souvent membres du KGB.

Aujourd'hui, le souci est de différencier le « bon » Islam de l'extrémisme. Le Tatarstan est l'une des provinces les plus dynamiques en la matière : en face d'une énorme cathédrale orthodoxe se dresse une énorme mosquée. Le métropolite et le Grand mufti s'entendent parfaitement, l'église officielle musulmane est cultivée et honorée. Son école religieuse enseigne aussi bien la philosophie occidentale que le Coran : nous pourrions nous en inspirer ! À Moscou, la mosquée en construction en face du stade olympique arborera un bulbe doré de dix mètres. Les religions officielles -l'islam en fait partie- sont cultivées ; les sectes protestantes et pentecôtistes sont respectées, l'État intervenant discrètement dans les luttes internes. Religion officielle, l'islam est encouragé quand il joue le jeu de la légalité.

Reste le cas de la Tchétchénie : comme l'a bien décrit Jonathan Littell, Vladimir Poutine, pour mettre fin à la guerre, a laissé carte blanche à Kadyrov, qui lui a fait allégeance et instauré un islam rétrograde pour asseoir sa légitimité dans la lutte contre les boïeviki, dont la plupart se réclament du wahhabisme.