Mardi 29 novembre 2016

- Présidence de Mme Michèle André, présidente -

Projet de décret d'avance, relatif au financement de dépenses urgentes - Communication et adoption de l'avis de la commission

La réunion est ouverte à 9 h 35.

La commission entend une communication de M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général, sur le projet de décret d'avance notifié le 23 novembre 2016 relatif au financement de dépenses urgentes, transmis pour avis à la commission, en application de l'article 13 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances.

Mme Michèle André, présidente. - Le Gouvernement a transmis à la commission, mercredi dernier, un projet de décret d'avance dont vous avez eu connaissance le même jour.

La loi organique relative aux lois de finances dispose que nous devons émettre un avis dans un délai de sept jours.

Le rapporteur général a préparé un projet d'avis qui vous a été distribué.

Monsieur le rapporteur général, je vous cède la parole pour présenter à la fois vos observations sur ce projet et le projet d'avis.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - La commission des finances a été notifiée mardi dernier d'un projet de décret d'avance - ce qui est relativement classique en cette période de fin d'année - portant ouverture et annulation de crédits à hauteur de 1,7 milliard d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement.

Conformément à l'article 13 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), notre commission doit faire connaître son avis sur ce projet de décret au Premier ministre dans un délai de sept jours à compter de sa notification.

Le recours au décret d'avance constitue une exception au principe de l'autorisation parlementaire des crédits. C'est pourquoi il est strictement encadré par la loi organique relative aux lois de finances, qui définit quatre conditions de validité du recours au décret d'avance.

Ainsi, les annulations doivent être au moins égales aux ouvertures, afin de ne pas affecter l'équilibre budgétaire défini par la dernière loi de finances. Les montants de crédits ouverts ne doivent pas dépasser 1 % des crédits prévus en loi de finances initiale et les crédits annulés ne peuvent être supérieurs à 1,5 % des crédits ouverts par les lois de finances afférentes à l'année en cours.

Ces trois premiers critères purement mathématiques sont respectés.

Cependant, une part substantielle des annulations est artificielle : en effet, alors que 672 millions d'euros sont annulés sur la mission « Défense », la réouverture des crédits est d'ores et déjà prévue par le projet de loi de finances rectificative en cours d'examen à l'Assemblée nationale. J'y reviendrai.

Le dernier critère, celui de l'urgence, est plus qualitatif. Je souscris à l'analyse de la Cour des comptes selon laquelle l'urgence signifie à la fois que l'ouverture des crédits doit être nécessaire et que le besoin budgétaire était imprévisible.

La vérification du caractère urgent des dépenses supplémentaires exige un examen détaillé des ouvertures.

Les ouvertures prévues par le présent projet de décret d'avance concernent douze missions et se répartissent en quatre grands ensembles : 831 millions d'euros, soit près de la moitié des ouvertures, visent à financer les opérations extérieures (Opex) et intérieures du ministère de la défense ; 700 millions d'euros, soit 40 % des ouvertures, concernent la masse salariale de l'État ; 105 millions d'euros sont ouverts au titre de divers dispositifs d'intervention, en particulier les bourses de l'enseignement scolaire et de l'enseignement supérieur, le service civique et l'aide à la recherche du premier emploi, l'ARPE ; enfin, 100 millions d'euros, soit près de 6 % des ouvertures, sont liés au financement de l'hébergement d'urgence - un phénomène récurrent, comme le rapporteur spécial Philippe Dallier pourra nous le confirmer.

Presque tous ces postes de dépenses ont déjà fait l'objet d'ouvertures par décret d'avance en fin de gestion les années passées. Il est donc difficile de considérer que les besoins sont imprévisibles ! La sous-budgétisation des Opex ou de l'hébergement d'urgence est récurrente et dénoncée ab initio lors de l'examen de chaque projet de loi de finances de l'année.

En outre, les crédits ouverts par le présent projet de décret d'avance doivent être analysés en tenant compte du projet de loi de finances rectificative, en cours d'examen à l'Assemblée nationale.

Le présent projet de décret d'avance s'inscrit en effet au sein du schéma de fin de gestion pour 2016, c'est-à-dire de l'ajustement en fin d'exercice des crédits alloués afin d'éviter des impasses budgétaires tout en assurant le respect de la norme de dépenses.

Les ouvertures auxquelles procède le décret d'avance sont concentrées sur les besoins les plus urgents, pour lesquels les délais associés au vote du projet de loi de finances rectificative poseraient des problèmes : les

crédits de personnel et d'intervention en forment donc, comme chaque année, la plus large part, dans la mesure où le Gouvernement ne peut différer le paiement du traitement des fonctionnaires ou de certaines allocations.

Si l'ouverture de crédits par décret d'avance en fin d'année constitue une procédure somme toute classique, l'ampleur du schéma de fin de gestion pour 2016 mérite quant à elle d'être relevée. Ce sont ainsi 7 milliards d'euros en crédits de paiement qui doivent être ouverts, dont 1,7 milliard d'euros par décret d'avance et 5,3 milliards d'euros par le projet de loi de finances rectificative, auxquels il faut ajouter 539 millions d'euros de redéploiement des fonds issus du programme d'investissements d'avenir, ou PIA.

L'importance du schéma de fin de gestion pour 2016 confirme le constat fait en 2015 : les redéploiements en fin d'année sont de plus en plus importants, car le Gouvernement peine à tenir le cap qu'il s'est fixé en loi de finances initiale.

C'est la raison pour laquelle 831 millions d'euros de crédits doivent être ouverts au profit des opérations extérieures (Opex) et intérieures (Opint) du ministère de la défense. Sur ce total, 686 millions d'euros financeraient les Opex et 145 millions d'euros les Opint.

La répartition du coût des opérations extérieures est précisée dans le tableau qui figure sur le document vous ayant été distribué ; je pourrai y revenir, si vous le souhaitez.

La sous-budgétisation de ces opérations en loi de finances initiale est manifeste : au total, le besoin de financement des Opex en 2016 est plus de 2,5 fois supérieur aux crédits alloués en budgétisation initiale. Concernant les opérations intérieures, l'exécution devrait être 5,6 fois plus importante que la dotation votée en loi de finances initiale.

L'écart à la prévision en 2016 est le plus important constaté sur la mission depuis plus de quinze ans. L'insincérité de la budgétisation initiale nuit à la lisibilité de la politique budgétaire du Gouvernement et fragilise l'exécution budgétaire de la mission « Défense ».

Si la nécessité d'une ouverture rapide des crédits ne peut être contestée, l'imprévisibilité de la dépense ne paraît pas établie.

Le deuxième grand poste de dépense nécessitant des ouvertures concerne la masse salariale de l'État. Cette dernière a donné lieu à des ouvertures de crédits en fin de gestion chaque année depuis 2012. Près de 700 millions d'euros sont ouverts à ce titre, un dérapage inédit depuis le début du quinquennat et supérieur de 290 millions d'euros à la moyenne du dépassement constaté entre 2012 et 2016 sur ce poste.

Au total, six ministères, en dehors de celui de la défense, sont concernés. Le ministère de l'éducation nationale, pour la mission « Enseignement scolaire », représente plus de 86 % des ouvertures avec 602 millions d'euros. Ces besoins proviennent principalement d'une anticipation erronée du glissement vieillesse technicité (GVT), et de la hausse du point d'indice décidée en mars 2016 par le Gouvernement.

Là encore, l'imprévisibilité de ces dépenses peut être remise en question : une partie des besoins découle d'une décision prise par le Gouvernement et non d'un événement de force majeure. Ces ouvertures de crédits démontrent surtout l'incapacité du Gouvernement à maîtriser la masse salariale de l'État.

De façon désormais classique, des crédits sont aussi ouverts au profit de l'hébergement d'urgence, à hauteur de 100 millions d'euros - 55 millions d'euros sont également prévus par le projet de loi de finances rectificative et 84 millions d'euros avaient déjà été ajoutés par le précédent décret d'avance, que nous avions examiné en septembre dernier.

Au total, 239 millions d'euros devraient être ouverts en cours d'exercice au profit de l'hébergement d'urgence, soit un dépassement de plus de 15 % de la dotation allouée en loi de finances initiale. La budgétisation initiale pour 2017 est donc d'ores et déjà inférieure de 12,5 millions d'euros à l'exécution prévisionnelle pour 2016.

Le Gouvernement explique les besoins d'ouverture de crédits par la crise migratoire et les évacuations de campements parisiens. Le besoin complémentaire lié à la mise à l'abri des personnes évacuées des campements de Calais et Paris s'élève à 12,2 millions d'euros. Le complément, qui s'élève à 87,8 millions d'euros, concerne les autres dispositifs de droit commun.

Ces ouvertures ne sont pas une surprise. Nous avions déjà souligné, en septembre dernier, que les crédits prévus ne suffiraient sans doute pas à couvrir les besoins jusqu'à la fin de l'année.

Enfin, le reliquat des ouvertures, soit 118 millions d'euros, se répartit entre plusieurs dépenses d'intervention.

En autorisations d'engagement, les deux agrégats les plus importants sont l'aide à la recherche au premier emploi, l'ARPE, pour 30 millions d'euros et, pour un montant de 33 millions d'euros, la contribution française à ITER, un réacteur de recherche en fusion nucléaire, dont le financement associe une trentaine de pays.

Les bourses de l'enseignement scolaire et de l'enseignement supérieur nécessitent l'ouverture de 20 millions d'euros, 12 millions d'euros sont consacrés aux contrats de service civique et 10 millions d'euros à divers contentieux du ministère de l'intérieur.

Enfin, doit également être signalé le fonds de soutien pour le développement des activités périscolaires qui donne lieu à l'ouverture de 8,5 millions d'euros.

J'évoquerai rapidement les annulations de crédits permettant de gager les ouvertures. Elles portent sur la quasi-totalité des missions.

Le tableau figurant sur le document vous ayant été distribué ne présente que les missions qui sont contributrices nettes, c'est-à-dire celles pour lesquelles les annulations sont supérieures aux ouvertures.

En autorisations d'engagement, les annulations nettes les plus importantes portent sur les missions « Crédits non répartis », pour près de 230 millions d'euros, « Justice », pour 172 millions d'euros et « Engagements financiers de l'État », à hauteur de 133 millions d'euros.

En crédits de paiement, les missions les plus touchées sont les missions « Relations avec les collectivités territoriales » et « Outre-mer ».

Comme à l'accoutumée, une part très importante des annulations porte sur les crédits mis en réserve : c'est le cas de 72 % des annulations en autorisations d'engagement et de 95 % des crédits annulés en crédits de paiement.

Officiellement, la mise en réserve n'est pas ventilée par action ou par dispositif. Il n'est donc pas possible pour la représentation nationale de savoir sur quels dispositifs portent les annulations de crédits « gelés ». Le Parlement ne peut pas identifier les dispositifs touchés par les redéploiements.

Comme je l'indiquais en préambule, l'analyse des crédits annulés montre que l'équilibre entre ouvertures et annulations est artificiel : 290 millions d'euros en autorisation d'engagement et 672 millions d'euros en crédits de paiement sont annulés sur le programme 146 de la mission « Défense », alors que des crédits de même montant devraient être ouverts sur le même programme par le projet de loi de finances rectificative. C'est le sapeur Camember !

En d'autres termes, l'annulation de ces crédits n'est qu'une astuce comptable qui ne correspond aucunement à de réelles économies dans la mesure où les crédits annulés sont rouverts en loi de finances rectificative.

Certes, la préservation des moyens de la défense est nécessaire et je ne considère pas qu'une annulation de près de 700 millions d'euros sur la mission soit soutenable au regard des tensions budgétaires. Toutefois, ce jeu d'écriture témoigne de l'incapacité du Gouvernement à réaliser de réelles économies pour faire jouer la solidarité interministérielle.

Certes, un mouvement de même nature a déjà été mis en oeuvre dans le cadre du schéma de fin de gestion pour 2010. Cependant, dans ce cas, les montants en jeu étaient beaucoup moins significatifs : il ne s'agissait que de 231,4 millions d'euros, soit 17 % des autorisations d'engagement annulées et 20 % des crédits de paiement.

En outre, c'est la seconde fois cette année que nous examinons un décret d'avance financé par des « économies » qui n'en sont pas. En septembre, nous avions déjà relevé que l'annulation de près de 900 millions d'euros en autorisations d'engagement sur le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » ne constituait pas une économie réelle dans la mesure où les montants inscrits sur ce compte sont largement conventionnels.

Pour conclure, je ne conteste pas le caractère urgent des dépenses. Les crédits doivent être engagés rapidement. Toutefois, je ne suis pas convaincu de l'imprévisibilité de bon nombre des dépenses que ce projet de décret d'avance vise à financer. La grande majorité des postes de dépenses font l'objet d'ouvertures chaque année en fin de gestion.

Je pense notamment à la sous-budgétisation de l'hébergement d'urgence ou des opérations extérieures. Les ouvertures en cours de gestion ne sauraient se substituer à une budgétisation initiale sincère, lisible pour le Parlement comme pour les services gestionnaires. L'usage répété de la procédure du décret d'avance, ainsi que la mise en réserve toujours plus importante de crédits, réduisent la portée de l'autorisation parlementaire.

En outre, l'équilibre entre les ouvertures et les annulations est artificiel : 40 % des crédits annulés devraient être ouverts de nouveau par la loi de finances rectificative.

Le projet d'avis qui vous est soumis, et qui vous a été distribué, reprend l'ensemble des réserves que j'ai exprimées.

Je vous propose de rendre un avis défavorable sur ce projet de décret d'avance.

M. Gérard Longuet. - Je voudrais avoir la certitude que les dépenses relatives aux opérations extérieures correspondent à la totalité des dépenses effectivement engagées, au-delà des dépenses salariales et des consommations. Je pense notamment au maintien en condition opérationnelle, ou MCO, et à l'amortissement des matériels engagés sur des théâtres particulièrement difficiles, voire destructeurs pour ce même matériel.

S'agissant de la masse salariale de l'État, pouvez-vous nous préciser si les enseignants et, de manière plus globale, les fonctionnaires ont tendance à repousser leur âge de départ en retraite pour augmenter leur nombre d'années de service ?

M. Dominique de Legge. - Ce quinquennat s'est ouvert sous le signe - sinon le slogan - de la transparence. Que penser aujourd'hui devant autant de manipulations ? La concomitance de ce décret d'avance avec l'examen du projet de loi de finances rectificative ne peut que nous laisser penser qu'on nous cache quelque chose ! Il s'agit d'un problème de fond.

Comme l'a souligné le rapporteur général, cela fait plusieurs années que le financement des Opex fait débat. On nous oppose le même argument depuis quatre ans : le coût global de ces opérations ne peut être connu à l'avance. Pourtant, nous savons tous très bien qu'il se situera entre 1 milliard et 1,2 milliard d'euros ! Dès lors, pourquoi n'inscrire que 450 millions d'euros en budgétisation initiale ?

On nous dit encore qu'il s'agit d'une bonne nouvelle pour le budget du ministère de la défense qui n'aura pas à supporter cette charge en fin d'exercice. Mais la seule question qui importe ici est celle de la sincérité du budget.

Je voudrais dire un mot du programme 146 « Équipement des forces ». Depuis quatre ans, ce programme sert de variable d'ajustement de la trésorerie de l'État. Cela commence à bien faire !

Comme vient de le souligner Gérard Longuet et comme je l'ai démontré dans mon rapport, le mode de calcul relatif aux Opex ne donne pas entière satisfaction. La majorité gouvernementale est en train de vendre les bijoux de famille ! Le maintien en condition opérationnelle et le renouvellement des matériels ne sont pas assurés. Non contente de faire de la cavalerie sur le programme 146, la majorité gouvernementale n'est pas capable d'assumer les conséquences de ses engagements.

M. Claude Raynal. - L'exposé du rapporteur général s'inscrit dans une tradition désormais « trimestrielle » d'exposés extrêmement à charge. C'est sans doute la période qui veut ça.

Peut-on dire d'un budget qu'il est insincère en raison du seul surcoût des Opex ? Dès le projet de loi de finances initiale, nous savons bien que les opérations extérieures entraîneront des dépenses supplémentaires.

Le problème des Opex n'est pas nouveau et remonte à des années en arrière, bien avant ce quinquennat. Nous savons tous comment les choses fonctionnent : une partie du surcoût lié aux Opex est prise en charge par la solidarité interministérielle en fin de gestion. La seule question qui vaille est celle de savoir si cette procédure est pertinente ou non.

Refuser d'appliquer cette méthode reviendrait à faire porter par le budget de la défense le montant total des Opex, ce qui ne serait pas sans conséquence sur d'autres actions au sein de ce même budget.

Ce procédé permet aujourd'hui de répartir en fin d'année le poids des Opex sur l'ensemble des missions de l'État. On peut discuter du fond, de la méthode, mais pas des montants. Je crois savoir que le ministère de la défense ne souhaite pas supporter intégralement la charge des opérations extérieures, ce qui pourrait s'avérer assez douloureux.

Je fais une lecture inverse de la vôtre, monsieur le rapporteur général. Selon moi, ce décret d'avance démontre la volonté du Gouvernement de soutenir et de structurer le budget de la défense.

Nous avons toujours unanimement dénoncé le problème de la sous-budgétisation récurrente de l'hébergement d'urgence. Je m'étonne que vous vous montriez critique sur les montants retenus pour 2017. Un différentiel de 0,7 %, ce n'est vraiment pas grand-chose... Il me semble que le budget prévisionnel retenu en loi de finances initiale pour 2017 est comparable aux crédits consommés en 2016. On ne peut parler ici d'insincérité ! L'exécution peut toujours être différente à la marge, mais l'ordre de grandeur retenu est juste.

Sur les Opex comme sur l'hébergement d'urgence, il n'y a donc pas de sujet.

Enfin, vous parlez d'un équilibre « factice » au motif que l'annulation de crédits serait compensée par l'ouverture d'autres crédits en projet de loi de finances rectificative. Alors là, c'est le pompon ! Il s'agit d'un grand classique du décret d'avance. Vous savez très bien que c'est en loi de finances rectificative que l'on trouve les ressources qui permettent d'équilibrer le système. Rien de nouveau sous le soleil !

M. Philippe Dallier. - Je voudrais saluer les efforts de Claude Raynal pour justifier l'injustifiable. À partir du moment où une dépense est certaine, la règle du jeu voudrait qu'elle soit inscrite en loi de finances initiale.

On ne peut justifier les acrobaties de fin d'année ni les faire perdurer au prétexte qu'il s'agit d'un procédé classique !

M. Claude Raynal- Nous verrons ce qu'il en sera l'an prochain !

M. Philippe Dallier. - Claude Raynal, votre majorité a atteint des sommets en matière d'acrobatie. S'agissant de l'hébergement d'urgence, la plus étonnante eut peut-être lieu l'an dernier quand, par décret d'avance, des crédits furent inscrits en loi de finances rectificative avant d'être annulés le 20 décembre pour respecter la norme de dépense ! Après avoir tout utilisé en matière d'acrobaties budgétaires, vos leçons sont pour le moins malvenues !

Cela étant dit, je vais aller en partie dans votre sens. Nous avions dit, en examinant le projet de loi de finances pour 2016, qu'il manquait 239 millions d'euros pour l'hébergement d'urgence. La sous-budgétisation de ces crédits apparaît ici de manière évidente. Or, Claude Raynal, comme je l'ai souligné la semaine dernière lorsque nous avons examiné les crédits de la mission « Logement » en commission, pour la première fois depuis quatre ans, les crédits inscrits en loi de finances pour 2017 devraient être quasi équivalents à ceux consommés l'année précédente. Il s'agit d'une bonne chose, mais c'est une première.

M. Michel Bouvard- Je voudrais pour ma part revenir sur la problématique des crédits mis en réserve. L'ampleur des « gels » de crédits monte en puissance depuis quelques années, ce qui pousse à s'interroger sur la visée de la mise en réserve. Pourriez-vous nous indiquer le taux d'annulation des crédits mis en réserve ?

Par ailleurs, je m'interroge sur la pertinence de la publication d'un décret d'avance à quelques jours seulement d'un collectif budgétaire. Certaines dispositions de ce décret ne pouvaient-elles trouver leur place dans le projet de loi de finances rectificative ? Il serait instructif de se pencher sur cette question.

Je m'étonne des annulations de crédits sur le programme 309 « Entretien des bâtiments de l'État », dont on sait qu'il est déjà insuffisamment doté en début d'année eu égard à l'importance des travaux d'entretien et de maintenance du patrimoine. Lorsqu'on interroge les différents services, ils nous font davantage part d'un retard dans le déblocage des fonds que dans la conduite de leurs travaux. Je suis donc quelque peu dubitatif devant une annulation de crédits d'environ 14 millions d'euros.

Je mentionnerai enfin, bien évidemment, le poids supporté par les collectivités locales avec près de 150 millions d'euros de crédits de paiement annulés sur la mission « Relations collectivités territoriales ».

M. Marc Laménie. - On peut comprendre qu'il soit nécessaire de procéder à des ajustements et d'inscrire de nouveaux crédits.

Malheureusement, ces ajustements se font au détriment de beaucoup de missions. Je pense, par exemple, à la mission « Relations avec les collectivités territoriales », amputée de 147 millions d'euros, ou à la mission « Anciens combattants, mémoire et liens avec la nation », qui perd 14,7 millions d'euros. La gendarmerie nationale, dont ne soulignera jamais assez l'importance, perd également 10 millions d'euros. Enfin, alors que nous tentons de défendre - modestement - l'égalité entre les femmes et les hommes dans le cadre de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes que notre présidente connaît bien, je ne peux que regretter de voir les crédits du programme « Égalité entre les femmes et les hommes » diminuer de 2,915 millions d'euros.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Les questions ont essentiellement porté sur les Opex.

Très concrètement, la difficulté est double : elle provient à la fois d'une annulation de crédits de 672 millions d'euros sur la mission « Défense » et d'une ouverture de 831 millions d'euros pour financer les opérations extérieures et intérieures de l'armée française, alors même - comme l'a souligné Gérard Longuet - que l'usure accélérée des matériels n'est pas comptabilisée, ce qui est paradoxal.

Concernant les ouvertures, la question n'est pas de savoir si les crédits doivent ou non être ouverts rapidement, Claude Raynal. Si le Gouvernement a fait le choix du décret d'avance, c'est justement parce que les personnels doivent être payés sans attendre. Je n'ai donc pas contesté la nécessité d'une ouverture rapide des crédits, mais l'imprévisibilité des dépenses, beaucoup plus sujette à caution.

Une autre disposition présente un caractère inédit : l'annulation de 672 millions d'euros au titre du programme 146 « Équipement des forces » est compensée par une ouverture de crédits exactement identique dans le projet de loi de finances rectificative en cours d'examen à l'Assemblée nationale. Il s'agit donc bien d'une annulation artificielle.

L'article 13 de la LOLF dispose : « En cas d'urgence, des décrets d'avance pris sur avis du Conseil d'État et après avis des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances peuvent ouvrir des crédits supplémentaires sans affecter l'équilibre budgétaire défini par la dernière loi de finances. »

Or, en l'absence d'annulation, l'équilibre budgétaire est évidemment affecté. Le Conseil d'État se penchera sans doute sur cette question.

Michel Bouvard, le taux d'annulation par ce projet de décret d'avance des crédits mis en réserve est de 15 % en autorisations d'engagement et de 20 % en crédits de paiement. Les crédits gelés sont de plus en plus importants, mais la réserve n'est pas consommée en totalité.

Gérard Longuet, je ne dispose pas des éléments nécessaires pour répondre à votre question sur le départ en retraite des fonctionnaires de l'éducation nationale.

Toutes vos observations me conduisent à vous proposer un avis défavorable sur ce décret d'avance.

La commission donne acte de sa communication au rapporteur général et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information ; elle adopte l'avis sur le projet de décret d'avance.

L'avis est ainsi rédigé :

La commission des finances,

Vu les articles 13, 14 et 56 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances ;

Vu la loi n° 2015-1785 du 29 décembre 2015 de finances pour 2016 ;

Vu le décret n° 2016-732 du 2 juin 2016 portant ouverture et annulation de crédits à titre d'avance ;

Vu le décret n° 2016-1300 du 3 octobre 2016 portant ouverture et annulation de crédits à titre d'avance ;

Vu le projet de décret d'avance notifié le 23 novembre 2016, portant ouverture et annulation de 1 748 716 860 euros en autorisations d'engagement et 1 735 171 935 euros en crédits de paiement, le rapport de motivation qui l'accompagne et les réponses du secrétaire d'État auprès du ministre des finances et des comptes publics, chargé du budget, au questionnaire du rapporteur général ;

Sur la régularité du projet de décret d'avance :

1. Constate que l'objet du projet de décret d'avance est de permettre des ouvertures de crédits sur treize missions du budget général afin de financer les opérations extérieures et intérieures du ministère de la défense, les dépenses de personnel du ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche et de sept autres ministères, ainsi que les dépenses d'intervention notamment liées à l'hébergement d'urgence, au service civique, à divers contentieux du ministère de l'intérieur et aux bourses de l'enseignement supérieur ;

2. Relève que le présent projet de décret d'avance doit être analysé de façon conjointe au projet de loi de finances rectificative en cours d'examen par le Parlement ; celui-ci ouvrant près de 7 milliards d'euros pour assurer la fin de gestion 2016, dont 1,5 milliard d'euros pour les opérations intérieures et extérieures de la défense, plus de 1 milliard d'euros au titre de divers dispositifs de solidarité, près de 700 millions d'euros de crédits de personnel, 700 millions d'euros pour la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales » en lien avec les refus d'apurement communautaire, 300 millions d'euros pour la politique de l'emploi, 200 millions d'euros pour le fonds d'urgence pour les départements et 2,4 milliards d'euros au titre du renforcement des fonds propres de l'Agence française de développement ;

3. Estime que le besoin d'une ouverture rapide des crédits est avéré au regard de la nécessité d'assurer la continuité du paiement des personnels de l'État, de poursuivre les opérations extérieures et intérieures dans lesquelles est engagée l'armée française, d'assurer le paiement des bourses étudiantes, ainsi que de faire face aux besoins de l'hébergement d'urgence ;

4. Constate que les ouvertures de crédits prévues par le projet de décret d'avance, le décret n° 2016-732 du 2 juin 2016 et le décret n° 2016-1300 du 3 octobre 2016 portant ouverture et annulation de crédits à titre d'avance n'excèdent pas le plafond de 1 % des crédits ouverts par la dernière loi de finances de l'année et que les annulations n'excèdent pas le plafond de 1,5 % des crédits ouverts par les lois de finances afférentes à l'année en cours ;

5. Observe que les ouvertures de crédits prévues par le présent projet de décret sont gagées par des annulations de même montant réparties sur vingt-cinq missions du budget général ;

6. Constate que les conditions de régularité du recours au décret d'avance prévues par la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 précitée sont donc formellement réunies ;

7. Relève néanmoins que l'annulation de 672 millions d'euros en crédits de paiement sur le programme 146 « Équipement des forces » est compensée par la réouverture de crédits du même montant prévue par le projet de loi de finances rectificative pour 2016 déposé le 18 novembre 2016 ;

8. Considère que la préservation des moyens de la défense est particulièrement nécessaire au regard de l'ampleur des opérations extérieures et intérieures dans lesquelles l'armée française est engagée et des tensions auxquelles est soumis son budget ;

9. Constate toutefois le caractère artificiel de l'équilibre entre les ouvertures et les annulations de crédits du projet de décret d'avance dans la mesure où plus du tiers des crédits annulés sont aussitôt rouverts par le projet de loi de finances rectificative ;

Sur les ouvertures prévues par le projet de décret d'avance :

10. Souligne que le caractère urgent des ouvertures ne préjuge pas de leur imprévisibilité et rappelle une nouvelle fois que le décret d'avance ne saurait se substituer à une budgétisation initiale sincère ;

11. Observe à ce titre que les ouvertures de crédits motivant le présent projet de décret d'avance sont similaires aux dépenses financées par le décret d'avance n° 2015-1545 du 27 novembre 2015 et note que les opérations extérieures et intérieures du ministère de la défense, les dépenses de personnel de l'État et les dépenses d'intervention, liées en particulier à l'hébergement d'urgence et aux bourses de l'enseignement supérieur, font l'objet d'une sur-exécution récurrente par rapport aux prévisions de la loi de finances initiale qui nuit à la lisibilité de la politique budgétaire du Gouvernement et interroge la crédibilité de la budgétisation initiale ;

12. Constate en particulier que le décret d'avance est devenu un instrument récurrent d'ajustement des crédits destinés aux opérations extérieures, dont le besoin de financement en incluant le présent projet de décret d'avance s'élève à 686 millions d'euros en 2016, soit un besoin de financement annuel total de 1 136 millions d'euros, plus de 2,5 fois supérieur à l'enveloppe de 450 millions d'euros allouée en loi de finances initiale, nuisant tant à la bonne information du Parlement qu'à la soutenabilité de la budgétisation de la mission « Défense » ;

13. Relève que la dotation initiale des opérations intérieures était également insuffisante, l'abondement de crédits prévu par le présent projet de décret d'avance à hauteur de 145 millions d'euros étant plus de 5,5 fois supérieur à leur budgétisation en loi de finances initiale pour 2016 qui s'établissait à 26 millions d'euros ;

14. Relève que près de 700 millions d'euros sont ouverts pour financer la masse salariale de l'État ; que les hypothèses de budgétisation relatives à la masse salariale se sont une fois de plus révélées insuffisantes, en particulier concernant le « glissement vieillesse technicité » (GVT) des personnels du ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche ;

15. Note que la réévaluation du point d'indice décidée en mars 2016 fait peser dès 2016 une charge supplémentaire sur le budget de l'État qui nécessite des ouvertures à hauteur de 125 millions d'euros dans le présent projet de décret d'avance ;

16. Constate que ces dérapages récurrents reflètent l'incapacité du Gouvernement à mettre en oeuvre des mesures de maîtrise des dépenses en cours de gestion, concernant en particulier la masse salariale de l'État ;

17. Observe que la sous-budgétisation des dépenses d'hébergement d'urgence est habituelle et que l'insuffisance des moyens était manifeste dès la loi de finances initiale au regard de l'exécution 2015 et de l'augmentation du nombre de demandeurs d'asile sur le territoire à partir de la seconde moitié de l'année 2015 ;

18. Relève qu'au total, les ouvertures par décret d'avance en matière d'hébergement d'urgence représentent plus de 15 % de la budgétisation initiale du programme 177 « Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables » ;

19. Estime par conséquent que l'urgence à ouvrir les crédits ne découle pas du caractère imprévisible des besoins budgétaires, mais d'une décision gouvernementale s'agissant de la réévaluation du point d'indice d'une part et de l'insuffisance des moyens alloués en loi de finances initiale concernant les opérations intérieures et extérieures du ministère de la défense ainsi que l'hébergement d'urgence d'autre part ;

Sur les annulations prévues par le projet de décret d'avance :

20. Constate que la plus grande partie des annulations porte sur des crédits mis en réserve, ce qui ne permet pas au Parlement d'identifier les dispositifs touchés par les redéploiements ;

21. Estime par conséquent que le recours croissant, par le Gouvernement, à la mise en réserve de crédits, qui s'élève depuis 2015 à 8 % des crédits ouverts sur le budget de l'État, détourne de sa vocation une procédure destinée à permettre le respect de l'autorisation parlementaire, et non à la contourner ou à la rendre inopérante ;

22. Observe que l'opération à laquelle se livre le Gouvernement qui annule 672 millions d'euros de crédits de paiement sur le programme 146 « Équipement des forces » de la mission « Défense » pour les ouvrir de nouveau par le projet de loi de finances rectificative précité, si elle permet une nécessaire préservation des moyens de la défense, témoigne surtout de son incapacité à dégager de réelles économies sur d'autres missions au titre de la solidarité interministérielle afin de compenser la sous-budgétisation manifeste de la dotation prévue en loi de finances initiale au titre des opérations extérieures et intérieures de l'armée française ;

23. Émet, en conséquence, un avis défavorable au présent projet de décret d'avance.

La réunion est close à 10 h 10.

Jeudi 1er décembre 2016

- Présidence de Mme Michèle André, présidente -

La réunion est ouverte à 10 h 05

Audition de M. Cyrille Dero, directeur fiscal du groupe Danone, M. Daniel Gutmann, avocat associé du cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre, Mme Catherine Henton, directrice fiscale du groupe Sanofi-Aventis, Mme Laurence Jaton, directeur fiscal groupe adjoint d'Engie, M. Bruno Mauchauffée, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises à la direction de la législation fiscale, M. Valère Moutarlier, directeur « Fiscalité directe, coordination fiscale, analyse économique et évaluation » de la commission européenne, et de M. François Soulmagnon, directeur général de l'association française des entreprises privées (AFEP), sur les propositions de directives du Conseil de l'Union européenne COM (2016) 683 concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (Accis) et COM (2016) 685 concernant une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés

Mme Michèle André, présidente. - La Commission européenne a présenté, le 25 octobre dernier, deux propositions de directives, l'une relative à une assiette commune d'impôt sur les sociétés, l'autre relative à la consolidation de l'impôt sur les sociétés. La commission des finances s'est saisie de ces propositions et a désigné Albéric de Montgolfier rapporteur en vue de la rédaction d'une résolution européenne du Sénat.

Ces propositions, dont l'adoption constituerait une transformation substantielle de notre système fiscal, posent une série de questions : l'assiette proposée est-elle plus favorable à la croissance et à l'investissement que l'assiette de l'impôt sur les sociétés français ? Est-elle moins propice à l'optimisation fiscale en Europe ? Y a-t-il un risque de perte de recettes pour l'État français ? Les avantages du nouveau régime compenseraient-ils les inconvénients résultant pour les États du renoncement à l'outil fiscal, qu'ils utilisent aujourd'hui soit pour solliciter les entreprises, soit pour leur accorder des avantages de nature à améliorer leur compétitivité ?

M. Valère Moutarlier, directeur de la fiscalité directe, coordination fiscale, analyse économique et évaluation de la Commission européenne. - C'est toujours un plaisir de venir devant les parlements nationaux expliquer les dispositifs proposés par la Commission européenne et entendre les réactions des élus politiques et des représentants des entreprises.

Je serai d'autant plus bref que la commission des finances du Sénat a beaucoup travaillé dans le passé sur l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (Accis) proposée en 2011, en me concentrant sur les points innovants - j'inscrirai mes propos dans ceux du commissaire Moscovici.

En relançant l'Accis, nous cherchons à rééquilibrer les objectifs politiques de la proposition initiale. Elle était très fortement orientée vers l'approfondissement du marché intérieur, à une époque où la préoccupation de l'optimisation fiscale dans le marché intérieur n'était pas aussi vive qu'aujourd'hui. Les deux propositions actuelles combinent la volonté de soutenir la compétitivité et la croissance, prioritaire, à l'harmonisation de la fiscalité des entreprises, instrument d'équité fiscale.

Trois innovations sont à souligner. Premièrement, la proposition est découpée en deux étapes. Après avoir discuté pendant cinq ans au Conseil de notre proposition de 2011, nous avons constaté que celle-ci était trop massive, comportant trop d'éléments novateurs pour que les États membres la suivent dans son entièreté. Aussi, nous avons décidé d'une première étape sur la détermination de la base imposable et d'une seconde étape sur la consolidation. Les représentants des entreprises émettront sans doute des critiques sur cette approche. Pour la Commission européenne, il est nécessaire d'aller au bout des deux étapes afin de tirer tous les bénéfices de cette initiative. La consolidation est un élément essentiel de l'architecture globale qu'il ne faut pas perdre de vue, même si la négociation se concentre d'abord sur la base commune.

Deuxièmement, l'entrée dans le régime de l'Accis est non plus optionnelle mais obligatoire pour les grandes entreprises. L'Accis devient le régime de droit commun applicable aux entreprises effectuant plus de 750 millions d'euros de chiffre d'affaires. Ce seuil a été choisi pour sa cohérence avec l'approche retenue en matière de reporting des entreprises, pays par pays. Cet instrument extrêmement fort agit sur l'optimisation fiscale et l'allocation des profits là où ils sont réalisés. Le régime demeure optionnel pour toutes les autres entreprises.

Troisièmement, la définition de la base imposable est modifiée pour constituer un instrument de politique économique, notamment de croissance et de facilitation du financement des entreprises. Nous y introduisons trois mécanismes : le premier est une incitation fiscale à l'authentique recherche et développement sous la forme d'une déduction supplémentaire, calibrée pour offrir une surprime aux jeunes entreprises innovantes. Le deuxième corrige le biais en faveur de l'endettement. Vous savez que les intérêts d'emprunts sont déductibles, contrairement aux dividendes correspondant à un financement par les capitaux propres. Nous prévoyons une déduction d'un intérêt sur l'accroissement du capital, afin d'orienter les entreprises vers un financement par capitaux propres. Le troisième compense les pertes transfrontalières. En attendant la consolidation, il est important que les entreprises reçoivent un soutien, qui, dans cette première étape, ne sera qu'un avantage de trésorerie puisqu'il existe un mécanisme de recompensation dès lors que la filiale devient bénéficiaire.

J'en viens à la phase de consolidation, jamais véritablement traitée par le Conseil jusqu'à présent. Notre proposition, très similaire à celle de 2011, prévoit un guichet unique, une consolidation de l'ensemble des bases fiscales dans le marché intérieur, ainsi qu'une réallocation des bases à chaque État membre, qui demeure libre de définir son taux d'imposition.

M. François Soulmagnon, directeur général de l'Association française des entreprises privées (Afep). - Merci de nous fournir l'occasion d'un premier bilan.

La première réaction serait d'approuver des mesures d'harmonisation, favorables à la croissance. Néanmoins, harmonisation ne signifie pas que les conditions deviennent les mêmes pour tous. Il n'y a pas de level playing field, mais plutôt une équivalence puisque l'on n'harmonise pas l'ensemble des régimes mais seulement l'impôt sur les sociétés, sans supprimer les divergences importantes entre les États sur les régimes sociaux et les impôts de production.

L'ambition de ce projet - si elle doit être saluée - a pour effet la création de nombreuses mesures sur les règles d'assiette. Il est important d'étudier l'impact sur les entreprises de France.

Quelles sont les entreprises concernées ? Selon la Commission européenne, elles seraient 6 500 groupes, dont 1 800 européens. Les statistiques de l'Insee recensant en France 280 entreprises au-delà du seuil de 1,5 milliard d'euros, on peut les estimer à environ 500, et autant en Allemagne. Autrement dit, plus de 50 % des entreprises concernées par cette législation sont situées en France et en Allemagne.

Des travaux de la direction de la législation fiscale et de la direction du Trésor sur la convergence franco-allemande ont conclu il y a plusieurs années que les assiettes françaises et allemandes sont équivalentes, la principale différence tenant à la fiscalité de production, très supérieure en France. L'équivalence, et non l'harmonisation, ne serait-elle pas plus efficace ? En tout cas, il serait utile d'adopter une approche franco-allemande. Quant au seuil de 750 millions d'euros, il devra être évalué.

Ma deuxième réaction porte sur la distinction entre fonds propres et endettement. Si c'est une bonne idée de valoriser les fonds propres, restreindre l'endettement est plus contestable. L'utilisation de ces deux sources n'étant pas la même dans les entreprises, dénoncer le biais de l'un par rapport à l'autre n'a pas de sens. Ces mesures mènent davantage à un renchérissement du coût des entreprises qu'à une baisse. En outre, les situations capitalistiques sont très différentes selon les États : on constate une moindre capitalisation des entreprises françaises par rapport à leurs homologues allemandes.

Soutenir la recherche est une bonne idée. Les mesures européennes préserveront-elles le crédit d'impôt recherche (CIR) ? Là encore, la recherche est différente en Allemagne et en France, et le système semble privilégier l'Allemagne.

M. Cyrille Dero, directeur fiscal du groupe Danone. - Merci de nous donner la possibilité de nous exprimer ; merci à la Commission européenne de remettre ces directives en avant.

Nous soutenons pleinement les règles de simplification, d'harmonisation et de consolidation. Pour nous, l'harmonisation ne peut se faire sans consolidation. L'une sans l'autre est beaucoup moins intéressante pour les entreprises.

En me penchant plus avant sur les règles de consolidation, j'ai constaté que les clés de répartition ne prenaient pas du tout en compte les éléments de marque, d'incorporel - dont la France est un grand pays. Elles s'appuient sur les actifs, les personnels et les ventes, ce qui n'est pas à l'avantage de la France.

Par exemple, Danone apporte la santé par l'alimentation au plus grand nombre. Cela signifie que Danone travaille sur la saveur, la qualité du produit, les ingrédients. Une fois un bon produit obtenu, il faut lui ajouter une bonne présentation, des couleurs, un packaging. De cela, la France est très riche et forte. Les produits laitiers, qui sont frais, doivent être fabriqués à côté de leurs consommateurs, et non à 1 000 kilomètres. Pour Danone, cet impératif se traduit par des sites de production dans le monde entier, donc à l'extérieur de la France. Voilà pourquoi les clés de répartition pourraient être défavorables à la France, qui concentre l'incorporel mais qui ne rassemble pas l'essentiel de la production mondiale.

Les normes se multiplient, qu'elles soient créées par l'OCDE ou l'Union européenne. Celle-ci créerait pour la première fois une règle de répartition des profits. Ma crainte est qu'elle soit appliquée dans le monde entier. Si la Chine applique pareillement la règle du tiers-tiers-tiers, la France, grand pays d'incorporel, sera perdante.

Mme Catherine Henton, directrice fiscale du groupe Sanofis-Aventis. - Ce qui vient d'être dit pour les marques vaut pour les brevets et la recherche pharmaceutique.

La première étape sur la base traite de l'harmonisation, mais absolument pas des prix de transfert, qui ne sont évoqués qu'à la deuxième étape. Il est très important de comprendre que les États européens ne parviennent déjà pas à résoudre entre eux la question des prix de transfert. La France et Allemagne rencontrent de très grandes difficultés en la matière.

L'harmonisation de la base pose la question des crédits d'impôts. Que deviennent-ils ? La notion de super-déduction, britannique, n'a pas du tout les mêmes effets que le CIR, qui est une subvention à l'emploi de chercheurs en France, remboursable si le montant des impôts est insuffisant. Ce régime a favorisé le développement d'un écosystème de recherche important en France. Le CIR diminue le coût des chercheurs en France et rétablit l'équilibre avec l'Allemagne, où le coût des chercheurs est moindre. Une super déduction européenne déplacerait la concurrence, rendant la R&D moins chère en Allemagne. De plus, une harmonisation des bases fiscales sans harmonisation des taux exacerberait la question de la localisation des centres de recherche.

La taxation des incorporels n'est pas traitée spécifiquement dans cette directive ; on ne sait pas non plus ce que deviennent les taxations sur les résultats positifs de l'innovation. En conclusion : oui à l'harmonisation, mais le plus important reste la consolidation.

La France a une pratique de taux fiscaux élevés, accompagnés de mesures d'assiette, notamment des crédits d'impôts, qui induisent efficacement des comportements économiques. Le Royaume-Uni, au contraire, applique des taux très bas pour laisser le marché se réguler. La France devra se prononcer sur cette approche, qui semble privilégiée par les propositions de la Commission européenne.

Mme Laurence Jaton, directrice fiscale groupe adjoint d'Engie. - La directive a pour but d'appliquer les mêmes règles fiscales dans tous les pays européens. Toutefois, la fiscalité repose sur la comptabilité des entreprises. Dans la détermination de l'assiette, 80 % relève de la comptabilité et 20 % de la fiscalité. La directive part d'une feuille blanche pour déterminer des règles fiscales autonomes : on a 100 % de fiscalité. Je devrai donc continuer à obéir à des règles comptables et y ajouter des règles fiscales. La complexité sera accrue à l'échelon national.

Prenons l'exemple des règles d'amortissement, différentes selon les pays. On aura des règles d'amortissement pour les comptes consolidés, pour la comptabilité sociale et pour la fiscalité, soit trois règles différentes avec des assiettes différentes et des taux différents ! La simplification ne peut pas mettre de côté la comptabilité.

Pour favoriser la croissance, il faudrait un marché européen de la taille du marché américain. Sans consolidation, l'Union européenne ne sera jamais les États-Unis. Il faudrait aussi de l'investissement. Le financement est aujourd'hui une source de croissance, puisque plus le coût du financement est élevé, moins il y a d'investissement, puisque la rentabilité décroît. Pour une entreprise imposée à 33 % qui peut déduire ses intérêts de 100, le coût réel de l'endettement est de 66. Sans déduction, ce coût serait de 100. Le projet actuel a un impact dévastateur sur la déductibilité des charges financières et affecte profondément l'investissement.

Paradoxalement, le projet ne reprend pas la directive Anti-Tax Avoidance Directive (Atad) sur ce point. Elle avait notamment prévu que la limitation de la déductibilité des intérêts d'emprunt ne s'appliquait que lorsque ces intérêts étaient excessifs. Par exemple, si un groupe a, au niveau consolidé, 40 % de fonds propres et 60 % de dette, la directive Atad considère que dans tous les pays où le taux d'endettement est proche de 60 %, il n'y a pas endettement excessif, donc la déductibilité complète s'applique. La proposition Accis écarte cette possibilité en ne s'appuyant que sur le compte de résultats, avec un critère de 30 %.

Pour résumer : sans lien entre comptabilité et fiscalité, la simplification est théorique ; sans consolidation, il n'existe pas de marché unique pour les entreprises ; la prise en compte des normes comptables est indispensable pour une véritable simplification.

Mme Michèle André, présidente. - Monsieur Gutmann, ce projet est-il de nature à freiner la concurrence fiscale entre les États membres de l'Union européenne et à empêcher les phénomènes d'optimisation fiscale ?

M. Daniel Gutmann, avocat associé du cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre et membre de l'Institut des avocats conseils fiscaux (IACF). - Merci de votre invitation. Je précise que je représente l'IACF, c'est-à-dire ni la profession d'avocat, ni un groupe particulier d'entreprises. J'apporte ici une expertise technique.

La concurrence fiscale à l'intérieur de l'Union européenne sera diminuée sur l'assiette mais pas sur les taux. Le projet n'a pas pour objectif de tuer la concurrence fiscale mais de la rendre plus lisible ; il n'a pas non plus pour objectif de lutter contre l'optimisation fiscale, qui a déjà fait l'objet d'une directive, dite Atad, adoptée le 19 juillet dernier. Les deux projets de directive évoqués aujourd'hui n'ont pas de visée anti-abus, même si le mécanisme de ventilation entre États tel qu'il a été conçu dans la deuxième phase a un objectif de réallocation du profit là où l'on considère qu'il devrait être taxé.

Tout en saluant l'effort entrepris par la Commission européenne, il est important de souligner que la simplicité risque de ne pas être au rendez-vous, particulièrement pour le législateur français. En effet, les deux propositions, en particulier celle qui porte sur l'harmonisation de l'assiette, ne peuvent pas être dissociées de la directive Atad, qui émet un certain nombre de règles sur les mêmes sujets, qu'il s'agisse de la limitation des intérêts déductibles ou de l'imposition des sociétés étrangères contrôlées. La directive Atad laisse aux États membres des marges de manoeuvre quant à sa transposition. Lorsque le temps sera venu de la transposer, le législateur ne pourra pas faire abstraction du projet Accis, c'est-à-dire de l'assiette commune. Il ne sera pas possible d'adopter des règles très différentes pour Atad et Accis sans créer de distorsion entraînant une insécurité juridique totale.

La directive sur l'assiette commune se présente comme une directive dont le champ d'application est limité. Les sociétés françaises devront appliquer deux types de normes : soit les normes Accis, soit celles du code général des impôts. On peut s'interroger sur la coexistence possible de deux référentiels normatifs totalement différents. Offrir aux groupes de plus petite taille la possibilité d'opter, ou non, pour le nouveau référentiel, revient à leur laisser opérer un choix stratégique. Cela ne va pas de soi dans un État qui souhaite appliquer les mêmes normes à tous, sauf à justifier strictement des différences de traitement. Aujourd'hui, on ne sait pas ce qui est le plus avantageux. En observant la construction de la directive sur l'assiette commune, on s'aperçoit que certaines règles sont plus avantageuses que l'existant, et d'autres beaucoup moins. Je souhaite au législateur bien du plaisir dans le chiffrage des effets budgétaires de l'adoption de ce système.

La proposition de directive sur la consolidation contient un ensemble de règles qui passent inaperçu dans le débat public, sur les contrôles fiscaux et la mise en oeuvre effective des règles d'harmonisation et de consolidation. L'objectif de cette directive est de mettre en place un guichet unique. Un groupe établi dans un État donné, qui a des filiales dans d'autres États membres, aura un interlocuteur fiscal privilégié en la personne de l'autorité fiscale de l'État membre où est située sa tête. Mais en réalité, les autorités fiscales des États des filiales auront un rôle à jouer ; elles pourront suggérer à l'État fiscal de la tête de mener des contrôles fiscaux. C'est l'administration de cet État qui coordonnerait les contrôles. Mais selon quelles modalités ? Des inspecteurs allemands, ou italiens, viendraient mener des contrôles fiscaux en France ? Comment les éventuels redressements seraient-ils contestés ? L'aspect administratif de l'harmonisation fiscale est très important car il conditionne la viabilité du système. Or des imprécisions demeurent. Il me semble que le législateur devrait commencer à y réfléchir.

Mme Michèle André, présidente. - C'est bien pourquoi nous vous avons invité aujourd'hui, afin de réfléchir ensemble.

Bruno Mauchauffée, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises à la direction de la législation fiscale. - Les autorités françaises soutiennent largement ce projet dans son principe, et ce depuis son origine.

Le ministre a réitéré le soutien de la France au projet mis sur la table. Il a en particulier soutenu l'idée de scinder le processus en deux textes, l'un portant sur l'harmonisation et l'autre sur la consolidation, afin de tenir compte des possibilités de blocage qui risquaient de tout emporter.

En ce qui concerne le contenu, cette audition se produit un peu tôt : nous sommes en effet dans une phase d'expertise technique du projet. Je peux donc vous faire part des interrogations qui se font jour, mais je ne suis pas encore en mesure de vous apporter les réponses qui seront celles des ministres.

En tout état de cause, les interrogations rejoignent assez largement celles qui ont été mentionnées aujourd'hui.

Le premier groupe d'interrogations s'attache à la portée du texte, puisqu'il a fait l'objet d'une certaine réorientation ; Valère Moutarlier a parlé de rééquilibrage.

Le deuxième groupe d'interrogations porte sur son champ d'application : quelles sont les entreprises concernées ?

Sur le premier point, le projet porte à l'origine sur le renforcement du marché intérieur, ce qui est déjà un objectif ambitieux. Il intègre de nouvelles dispositions de lutte contre l'optimisation fiscale. Je pense, en particulier, au dispositif dit de « switch over », qui avait été rejeté lors de l'examen du projet de directive Atad (Anti-Tax Avoidance Directive). Surtout, il intègre un outil de soutien à la recherche. On sort là du champ de l'harmonisation de l'assiette de l'impôt sur les sociétés pour intégrer un dispositif de politique sectorielle, qui appartient aujourd'hui entièrement aux États. Un choix important leur sera laissé : celui de se dessaisir de leur politique de soutien à la recherche et au développement au profit de l'Union européenne.

Techniquement, cette super-déduction pourrait cohabiter avec le crédit d'impôt recherche. Mais comment expliquer, politiquement, que l'on fasse vivre deux dispositifs avec le même objectif ? Surtout, connaissant la jurisprudence assez créative de la Cour de justice de l'Union européenne, une fois le sujet de la recherche et du développement figurant dans un texte européen, on pourrait imaginer qu'elle décide d'en dessaisir les États au motif qu'il s'agirait d'une entrave à la liberté d'établissement. Le crédit d'impôt recherche ne vise-t-il pas à attirer en France les laboratoires ? C'est un point d'autant plus important que le CIR a véritablement pour objet de stimuler la recherche et du développement française privée, dont on sait qu'elle est lacunaire par rapport à la recherche et développement publique. Il tend à rééquilibrer ces deux types de recherche. L'idée de renoncer à cet outil devra être examinée avec attention.

Plus globalement, la question de l'harmonisation de l'assiette ne semble pas avoir pour effet de transférer au niveau de l'Union européenne tous les outils de politique fiscale qui empruntent le vecteur de l'impôt sur les sociétés, qu'il s'agisse des crédits ou des réductions d'impôts, voire des dispositifs d'assiette, puisqu'aujourd'hui la stimulation de l'investissement passe par des dispositifs de suramortissement, par exemple en matière d'environnement. Une assiette harmonisée implique-t-elle de renoncer à ces outils ? Il faudra en discuter avec la Commission européenne et les autres États.

La deuxième question porte sur le champ d'application du projet. La Commission européenne retient une définition empruntée aux outils de lutte contre l'optimisation au niveau international. Le périmètre envisagé, à savoir les groupes consolidés réalisant un chiffre d'affaires d'au moins 750 millions d'euros, est-il pertinent pour un projet qui concerne le marché intérieur et l'harmonisation de l'assiette de l'impôt sur les sociétés ?

Je prendrai un exemple : une filiale française, seule implantation européenne d'un groupe américain au chiffre d'affaires de 750 millions d'euros, qui réaliserait un chiffre d'affaires de 50 millions d'euros entrerait dans le champ de la directive, contrairement à une même entreprise concurrente indépendante réalisant un chiffre d'affaires de 200 millions d'euros. Le paramétrage de ce champ soulève donc des interrogations.

On pourrait imaginer que l'on ne retienne que des groupes européens. On pourrait aussi s'interroger sur le fait d'importer la notion de groupe dans le champ de la directive et se demander si toute entreprise, qu'elle soit indépendante ou qu'elle appartienne à un groupe, ne devrait pas s'inscrire dans le champ de cette harmonisation.

Évidemment, la question se pose de savoir s'il est viable de conserver, à terme, deux calculs d'assiette au sein d'une même juridiction nationale. C'est certes le parti pris depuis le début des négociations, mais cette solution posera des problèmes de concurrence entre les entreprises, comme l'a souligné Daniel Gutmann. Cela posera aussi des problèmes en termes de croissance, avec des effets de seuil assez redoutables, et sera source de complexité administrative, surtout pour les entreprises.

Telles sont, pour l'essentiel, nos préoccupations à la lecture de ce texte. Notre volonté est bien évidemment d'être au maximum à l'écoute de la réaction des entreprises. Il est important qu'elles puissent tester l'impact de ces dispositions pour nourrir les positions françaises lors de la négociation. Les outils prévus pour limiter la déductibilité des charges financières et le dispositif de super-déductions sur les capitaux propres retiendront toute notre attention. Ce dispositif a été imaginé par des économistes, mais la directive comporte un volet de réintégration qui pourrait avoir des effets contra-cycliques assez désastreux.

À ce stade, de nombreuses interrogations subsistent, même si les autorités françaises ont sur ce texte un a priori très positif. Nous avons le souci de prendre en compte au maximum l'intérêt des entreprises, et non pas seulement des plus grandes. Nous allons donc nous efforcer de recueillir également les évaluations d'entreprises plus modestes.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - De nombreuses interrogations demeurent. Bruno Mauchauffée a affirmé que les autorités françaises étaient favorable au projet, mais il a ensuite dressé une telle liste de questions que cela m'a inquiété.

La situation est extrêmement paradoxale. Selon l'étude menée par Ernst & Young, le choix d'une assiette commune, sans consolidation, aura un impact radical en termes de compétitivité fiscale comparée des États membres. L'étude conclut que la France et l'Allemagne, pays qui se caractérisent par des taux élevés, sont à la fois favorables au projet et désavantagés par sa mise en oeuvre : si l'assiette est commune, la comparaison des taux leur sera très défavorable.

Les uns et les autres ont évoqué les crédits d'impôt : le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), le crédit d'impôt recherche. Si la France a des taux élevés, elle a aussi beaucoup de niches fiscales. Bruno Mauchauffée s'est demandé si le maintien du CIR était compatible avec un régime de super-déduction des dépenses en faveur de la recherche. De manière plus générale, nos crédits d'impôt sont-ils ou non compatibles avec un tel régime ? Vous avez évoqué une possible décision de la Cour de justice de l'Union européenne. Quelle est l'appréciation de la Commission européenne sur la question ? L'assiette commune signifie-t-elle la suppression des crédits d'impôt ? N'y aura-t-il plus aucune possibilité d'agir sur l'assiette ? Dans ce cas, le seul pouvoir qui nous resterait serait celui de fixer un taux. Le Parlement aurait alors beaucoup moins de travail !

Par ailleurs, il faudrait être plus précis quant au traitement des groupes de société. La France a notamment un régime d'intégration fiscale, avec une transparence fiscale pour les sociétés détenues au moins à 95 %. Bruno Mauchauffée a cité deux exemples, l'un portant sur une société intégrée et l'autre sur une société non intégrée. Le régime français de l'intégration fiscale pourrait-il être mis en cause par le projet de directive ?

Le projet Accis retient le seuil de 750 millions d'euros, issu des définitions de l'OCDE. Ce projet a-t-il été élaboré en coopération avec cette organisation, ou bien la Commission européenne a-t-elle travaillé seule ? Existe-t-il des points de désaccord avec l'OCDE ? S'agit-il d'un projet totalement indépendant ?

Avez-vous par ailleurs des éclairages à nous apporter au sujet de la clé de répartition du produit fiscal entre les États membres ? La localisation des profits des entreprises numériques est un sujet qui intéresse beaucoup la commission des finances.

M. Éric Bocquet. - L'Accis est certes un sujet important, mais c'est aussi l'Arlésienne : tout le monde est favorable à une assiette commune, mais le projet a du mal à avancer...

Les biens incorporels ont été évoqués, car ils prennent de plus en plus de part dans les activités financières des grands groupes internationaux. Je pense notamment à la capacité qu'ont les détenteurs de ces droits à les localiser dans des territoires à fiscalité clémente. Les coûts de production sont localisés dans des territoires comme la France ou la Belgique, mais le fruit des inventions est immatriculé aux Bermudes ou aux îles Caïmans. Le premier devoir d'un projet Accis digne de ce nom serait de faire la chasse aux incorporels manquants.

Les recettes fiscales de la République sont le produit d'une assiette et d'un taux. C'est ce qui permet de faire fonctionner la société, de soigner, d'éduquer, de construire des routes, bref tout ce qui fait que nous vivons dans un monde à peu près civilisé, quelle que soit notre fonction.

En matière de taux, le moins que l'on puisse dire, c'est que le mouvement est aujourd'hui tout à fait contraire. Theresa May, Premier ministre du Royaume-Uni, a annoncé une baisse de l'impôt sur les sociétés de 20 % à 17 % en 2020, avec un objectif à 15 % dans les années qui suivront. La France, pour sa part, propose de fixer, dans le projet de loi de finances pour 2017, le taux de l'impôt sur les sociétés à 28 % à terme, contre 33,3 % aujourd'hui. Le Luxembourg a indiqué une diminution de son taux d'impôt sur les sociétés, qui passera de 21 % à 18 % en 2018. La Hongrie a annoncé il y a quelques jours un impôt sur les sociétés à 9 % en 2017. L'Irlande, quant à elle, a un taux de 12,5 % ! Ce taux est remarquable, mais il n'est que facial ! Les 13 milliards d'euros qu'Apple doit à l'Irlande correspondent à un taux effectif de 0,005 % ! Il existe des disparités entre les taux faciaux, mais elles sont encore plus fortes entre les recettes effectivement perçues par les États.

Par ailleurs, la première décision prise par le nouveau Président américain, sans doute pour remercier les laissés pour compte qui ont soutenu son discours antisystème, a été d'annoncer la diminution de l'impôt sur les sociétés et de le faire passer de 35 % à 15 %. C'est efficace, spectaculaire et immédiat !

Tout cela accélérera la compétition fiscale, tout comme le Brexit, qui permettra au Royaume-Uni d'avoir encore moins de comptes à rendre à l'Union européenne.

Telle est la problématique ; la compétition fait rage aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, l'Accis est un projet louable et absolument indispensable pour sauvegarder nos sociétés.

M. Richard Yung. - Nous sommes nombreux à soutenir politiquement l'Accis, même si nous en parlons depuis très longtemps !

Harmoniser les règles de l'impôt sur les sociétés semble un projet de bon sens. Nous avons avancé dans le domaine de la TVA, mais pas sur l'impôt sur les sociétés, puisqu'il s'agit d'une compétence des États membres. Certains ici regrettent l'imperfection du dispositif. Nous progressons néanmoins de façon tactique.

Clairement, un accord ne semble pas possible aujourd'hui, car il n'existe aucune autorité suprême qui puisse décider des taux. Bien sûr, il est choquant de constater que l'Irlande et le Luxembourg pratiquent des politiques différentes des nôtres. Quoi qu'il en soit, nous pratiquons la technique des petits pas : on commence par les points où un accord est possible, en espérant que l'on pourra ensuite avancer sur la question des taux. Quel est le calendrier envisagé ? Quelles sont les prochaines phases ?

Par ailleurs, il existe un mécanisme de consolidation des bénéfices-pertes à l'intérieur de l'Union européenne. Quid de l'extérieur ? Je comprends la difficulté qu'il y aurait à intégrer des pays qui ne sont pas membres de l'Union, mais il me paraît délicat de consolider à l'intérieur de l'Union européenne et non à l'extérieur.

En ce qui concerne la clé de répartition, certains pays se plaignent du fait que le mécanisme leur fera perdre de l'argent. Quels pays pourraient être perdants en termes de recettes fiscales ? Quid de la clé de répartition et de la manière dont elle sera déterminée ?

Pour conclure, quel est l'intérêt de fixer le seuil des 750 millions ? Certes, c'est un seuil qui existe dans le droit de l'Union européenne, mais pourquoi, comme l'a souligné Bruno Mauchauffée, cette réforme ne s'applique-t-elle pas aussi aux PME ?

M. François Marc. - Nous nous battons depuis longtemps pour obtenir des avancées sur le sujet. La tonalité des précédentes interventions montre que nous ne sommes pas au bout de nos peines : nombre de questions ont été soulevées, et les entreprises expriment des inquiétudes.

J'ai écouté avec attention les propos de Laurence Jaton sur les différentes normes et les référentiels à respecter : dans un calcul de bénéfices, 80 % dérive des règles comptables, contre 20 % qui dérive des règles fiscales. Il faudrait donc être strict sur le mode de comptabilisation à l'échelon européen. Cela permettrait d'avoir une base homogène pour faire des comparaisons entre les pays. Y a-t-il des évolutions s'agissant du mode de calcul précis sur les résultats des entreprises ?

Le travail doit être séparé en deux phases : d'abord, harmonisation sur les assiettes ; ensuite, consolidation et mise en oeuvre d'un calcul intégré. Je ne sais pas comment nous pourrons aboutir avec une méthode aussi distinctive. Comme cela a été souligné, les systèmes d'assiette et de taux varient selon les pays, en fonction de l'histoire. Selon les estimations que nous avons effectuées, en France, si le taux facial est de 33 %, le taux réel est beaucoup plus proche de 10 % pour nombre de grandes entreprises.

La mise en place du dispositif conduira-t-elle les grandes entreprises à licencier les experts en optimisation fiscale qu'elles avaient massivement recrutés pour réduire leurs taux d'imposition de 33 % à 10 % ?

M. Bernard Lalande. - « Alléger, simplifier, harmoniser »... La vie est belle ! Mais vivra-t-on mieux en Irlande, en Italie, en France, en Allemagne ou à Dallas grâce à l'harmonisation ?

La fiscalité a d'abord pour objet de couvrir la charge publique. En tant que parlementaires, notre préoccupation est de faire en sorte que cet objectif soit bien atteint, pour permettre aux peuples de vivre de la manière la plus égalitaire qui soit.

Les intervenants ne nous ont pas indiqué ce qui était prévu pour éviter que l'harmonisation ne favorise l'optimisation fiscale, en permettant à des entreprises de mieux profiter des marchés financiers dans le monde entier. Quelles barrières sont envisagées ? Si l'harmonisation profite à une économie financière qui, nous l'avons vu, peut exploser, je n'en vois pas bien l'utilité. L'économie doit tenir compte de la contribution de chacun à la charge publique et de la capacité de cette dernière à améliorer la vie de tous, dans tous les pays.

Mme Michèle André, présidente. - Quel effet aura la directive sur les prix de transfert ? Les règles relatives à leur détermination et leur documentation seront-elles supprimées au sein de l'Union européenne ?

Quel effet aussi sur les rulings fiscaux ? Sera-t-il encore possible que certains instruments soient considérés comme relevant de l'emprunt dans certains pays et de la prise de participation dans d'autres ?

Selon Daniel Gutmann, l'Accis n'est pas liée à la lutte contre l'optimisation fiscale. J'aimerais connaître le point de vue de Valère Moutarlier à cet égard.

M. Valère Moutarlier. - Notre position est simple : avançons !

J'ai entendu beaucoup de questions ; nous en avons beaucoup aussi. Le mieux est d'avoir un texte sur la table, et vingt-huit ministres ou techniciens représentant les États membres pour traiter les sujets au fond.

Dans le processus d'harmonisation, chacun doit faire un pas pour parvenir à un texte commun. Au départ, tout le monde essaie d'identifier le différentiel par rapport à sa situation domestique. La Commission européenne a souhaité proposer le texte le mieux proportionné possible pour permettre ce travail commun.

Comme l'a noté Bruno Mauchauffée, sur les dispositifs d'aide à la recherche et au développement, nous proposons un cadre totalement différent de ce que nous avions précédemment. Avant la discussion technique, il faut une discussion très politique. Nous sommes passés - c'était la demande des instances européennes et de beaucoup d'États membres - d'un système totalement optionnel à un système obligatoire pour certaines entreprises.

Le seuil de 750 millions d'euros a un sens du point de vue de l'OCDE et des travaux de l'Union européenne. Il est évidemment discutable. J'ai noté les observations qui émanent du monde de l'entreprise. Nous avons envisagé un seuil en raison des principes de proportionnalité et de subsidiarité au sein de l'Union européenne ; il ne nous a pas paru nécessaire de proposer un système unique pour toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, au sein du marché intérieur. Nous avons donc limité le caractère obligatoire du système aux grandes entreprises.

Contrairement à ce qui a été dit, cette proposition sera un instrument très fort pour limiter l'optimisation fiscale. Nous avons intégré l'ensemble du dispositif que les États ont choisi de faire figurer dans leur propre législation nationale à la suite de BEPS. Je pense à l'impossibilité de faire des rulings au-delà d'une certaine proportion. Nous avons intégré toute la panoplie des mesures contre l'optimisation fiscale : même le design de la proposition en fait partie !

La plupart des conseillers en optimisation fiscale passent énormément de temps à optimiser les prix de transfert. Avec la consolidation, cela n'aura plus d'intérêt, puisqu'il n'y aura plus de prix de transfert au sein du marché intérieur.

S'agissant du lien avec les normes comptables, nous voulons rendre une plus grande capacité de gestion à la puissance publique. Sachant comment les normes comptables sont élaborées, la Commission européenne ne souhaite pas laisser à ce mode de décision la possibilité de définir ce qu'est une base fiscale. Nous avons fait le choix de remettre - j'espère que la directive sera transposée prochainement - l'ensemble des règles de détermination de l'assiette fiscale entre les mains de la puissance publique. Ainsi, avec la formule d'allocation d'une base consolidée, nous passons d'un choix qui, avec les prix de transfert, est certes contrôlé par l'administration fiscale mais reste défini par les entreprises, à une formule d'allocation qui est faite par le législateur.

S'agissant de la valorisation de l'immatériel, nous partons du principe qu'une marque ou un brevet, cela ne tombe pas du ciel ! Pour créer de l'immatériel, il faut souvent quelque chose de très tangible : des laboratoires, des chercheurs, etc. Nous proposons d'avoir une base physique, pour ne pas faire trop de transfert de livre comptable à livre comptable.

Nous avons prévu un système obligatoire pour les grandes entreprises, par exemple pour la recherche et le développement, parce que nous ne pourrions pas leur offrir une incitation fiscale au sein de l'ensemble de l'Union européenne sans cela. La question de la compatibilité avec des mécanismes tels que le crédit d'impôt recherche, concerne la possibilité d'agir nationalement sur le montant final de l'impôt, et non sur son assiette ; elle est moins juridique et plus politique.

L'esprit de la proposition n'est pas que chacun puisse agir de manière autonome sur le montant final de l'impôt. Mais comme la directive porte sur le calcul de l'assiette, et non sur le taux ou la liquidation de l'impôt, il y a évidemment une marge de manoeuvre politique.

Nous avons prévu d'intégrer l'ensemble des mesures de la directive Atad, y compris la limitation de la déductibilité des intérêts d'emprunt. Le mécanisme est effectivement plus exigeant que celui de la directive Atad. Celle-ci propose des standards minimums ; les États membres peuvent aller au-delà. Avec l'Accis, nous mettons en place un régime harmonisé. Nous avons donc dû décider comment utiliser les flexibilités prévues par Atad dans ce cadre.

Sur le biais en faveur de l'endettement, l'allocation spécifique n'est pas une invention d'économistes, même si certains ont travaillé dessus ; nous nous sommes inspirés de dispositifs qui existent en Belgique et en Italie.

Nous voulons stabiliser la possibilité pour les États membres de continuer à avoir des recettes qui proviennent de l'impôt sur les sociétés. Même si ce n'est pas énorme pour la plupart d'entre eux, il nous paraît important d'avoir un système robuste au terme duquel l'impôt des sociétés contribue au budget des États membres. Mais nous le faisons en sécurisant les bases fiscales au sein du marché intérieur et en gérant les interfaces avec le monde extérieur, et ce en pleine cohérence avec les suggestions de l'OCDE en la matière.

Nous souhaitons aussi donner de l'espace aux entrants. Il faut aider les entreprises qui se développent au-delà de leur marché domestique. Selon nos calculs, avec notre proposition, le coût pesant sur une entreprise pour conquérir un autre marché national serait inférieur de deux tiers par rapport à la situation actuelle.

Certains ont largement évoqué les contraintes que le nouveau régime créerait. Mais il vise d'abord à apporter de l'oxygène, à donner à certains l'occasion de partir à la conquête d'autres marchés au sein du marché intérieur.

Nous serions ravis de poursuivre cette conversation, avec le Sénat comme avec les entreprises.

M. François Soulmagnon. - Nous venons de découvrir le texte ; nous n'avons pas forcément tous les éléments juridiques ou économiques.

L'une des difficultés auxquelles nous sommes confrontés réside dans les différences de taux entre États. En France et en Allemagne, les taux sont élevés. En Allemagne, il y a une part locale et une part nationale, mais, au total, c'est assez proche du taux français. Cela dit, les fiscalités locales de nos deux pays sont très différentes, au détriment de la France.

Sur les assiettes, la principale différence réside dans la déductibilité de tous les autres impôts. Il ne faut évidemment pas la supprimer, mais c'est ce qui explique principalement l'écart de rendement entre la France et l'Allemagne. À cette exception près, les rendements sont assez proches, selon l'étude de la direction de la législation fiscale. Les différences de taux aboutissent forcément à des différences de rendement. Ce serait évidemment plus facile si tout le monde était à 15 % ou 20 %.

Attention à la distinction entre taux faciaux et taux réels ! Ceux-ci sont toujours de 33 %, plus les surtaxes. Les différences sont liées au niveau d'endettement, à l'implantation etc. Mais le taux est toujours de 33 %.

Selon l'enquête que nous avons menée au sein de notre association, les grandes entreprises paient globalement plus au titre de l'impôt sur les sociétés que les PME, proportionnellement à la création de valeur ajoutée. Une récente étude de l'Insee le confirme.

L'immatériel ne se déplace pas aussi facilement que cela. En France, nous avons des vraies valeurs sur les marques, les brevets. Nous sommes très bien placés sur la recherche. C'est aussi le cas de l'Allemagne. Nous avons tout intérêt, en Europe, à privilégier davantage l'immatériel, domaine dans lequel nous sommes forts. Nous le sommes moins sur la consommation, car notre population est plutôt vieillissante, contrairement à celle des pays émergents.

Le « biais en faveur de l'endettement » ? Cela n'a pas de sens. La fiscalité de l'endettement et la fiscalité du capital sont deux sujets différents, car les usages sont différents ; on n'utilise pas l'endettement en substitution des fonds propres. Il serait extrêmement intéressant d'avoir un dispositif favorable pour les fonds propres, même si cela reste encore à démontrer. Mais, pénaliser l'endettement, c'est pénaliser le financement de beaucoup de choses dans les entreprises. Faisons donc attention.

La bonne approche est de réfléchir à la bonne règle par rapport à l'objet de l'endettement et à la bonne règle par rapport à l'objet des fonds propres. Mais la comparaison n'a aucun sens.

M. Cyrille Dero. - Les textes contre l'optimisation fiscale s'accumulent en France et en Europe : l'initiative sur l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices de l'OCDE, l'échange automatique d'informations, bientôt le reporting fiscal pays par pays (CBCR), etc. Le fisc suit de près les entreprises et est capable d'évaluer les prix de transfert. La directive Accis constitue à cet égard une simplification : nous aurons moins de déclarations justificatives à remplir sur les prix de transfert. Éric Bocquet a raison, nous entrons dans une ère de guerre des taux d'imposition de l'impôt sur les sociétés. La question de l'avenir de l'impôt sur les sociétés est sans doute posée. N'oublions pas toutefois que les prix de transfert existeront toujours avec les pays extra-européens. Les normes que vous créez seront utilisées par les administrations étrangères. Mon premier travail comme directeur fiscal d'entreprise est d'éviter la double imposition. Chaque pays veut sa part. Si une bouteille Évian est plus chère dans un pays qu'en France, ce pays considérera qu'il est en droit d'imposer ce différentiel, à la place de la France !

Mme Catherine Henton. - Je partage cette analyse. Si nous recrutons des experts fiscalistes, c'est essentiellement pour éviter les doubles impositions et faire la documentation des prix de transfert. Pour les entreprises installées dans tous les pays européens, comme la nôtre, une consolidation au niveau européen représente une simplification.

Éric Bocquet a évoqué les grandes entreprises américaines du numérique qui s'installent dans les îles Caïman. La directive Accis ne changera rien pour ces entreprises qui ne sont pas européennes. Attention à ne pas soumettre nos entreprises à des mesures contraignantes qui ne s'appliquent pas aux groupes suisses, américains, chinois et bientôt peut-être, anglais. Il importe que le législateur protège les entreprises qui ont leur assiette fiscale en France. Les règles européennes, et françaises en particulier, ne nous permettent pas d'installer nos actifs incorporels ailleurs.

Présidence de M. Richard Yung, vice-président -

Mme Laurence Jaton. - Personne n'est capable d'évaluer l'impact de la directive. Sa terminologie est spécifique car elle ne s'appuie pas sur les notions habituelles de comptabilité. Nul ne sait aussi ce qui se passera pendant la période de transition. Comment gérer les incorporels ou les déficits pendant cette période ? Le régime de l'intégration fiscale devrait demeurer pendant la phase d'harmonisation, puis disparaître durant la phase de consolidation, au profit du nouveau régime.

Ce texte comporte très peu d'options. Est-il toutefois nécessaire de rendre la déductibilité notionnelle obligatoire ? Il en va de même pour la recherche : pourquoi ne pas laisser les États faire de l'optionnel, avec un crédit d'impôt à côté ? Enfin, je confirme que les fiscalistes en entreprises sont absorbés par les tâches de reporting aux administrations fiscales, le nombre de justificatifs est disproportionné...

M. Richard Yung, président. - J'ai déjà entendu ce discours de la part des banques...Vous avez évoqué le calendrier et les difficultés. J'imagine qu'il y aura une phase de discussion ?

M. Valère Moutarlier. - La proposition est sur la table. La Commission a échangé avec Malte qui assurera la présidence de l'Union européenne en janvier. Il y aura tout d'abord une phase de pédagogie et de discussion pour dissiper les malentendus.

La base fiscale comporte trois paquets. Nous devrons travailler ensemble pour préciser les nouveaux dispositifs qui concernent notamment la R&D, le caractère obligatoire ou le biais d'endettement. Les autres éléments sont connus, nous en avons déjà discuté en 2011. Ensuite viennent les mesures anti-abus : la directive Atad a été intégrée au texte et rendue obligatoire.

La phase de discussion durera jusqu'à la fin de l'année prochaine. L'objectif est de définir les grands équilibres et d'apprécier l'impact de la nouvelle base dans chaque pays. Nous n'avons pas les instruments pour le faire actuellement. Nous devrons travailler avec les Etats pour y parvenir. Les négociations pourront alors débuter sur une base solide, avant d'entamer la phase de consolidation.

Les options sont peu nombreuses, mais le Conseil aura la faculté d'en ajouter. Nous avons préféré proposer un texte simple sachant qu'il deviendra plus complexe au cours de la négociation.

M. Daniel Gutmann. - La concurrence sur les taux d'imposition se poursuivra, mais selon d'autres modalités. Actuellement certains pays appliquent une fiscalité réduite, en dépit d'un taux nominal élevé, grâce à des abattements sur l'assiette fiscale. Avec l'harmonisation de l'assiette, cela ne sera plus possible. De même, les règles dérogatoires pour avantager certaines entreprises, les ruling fiscaux, deviendront plus visibles.

L'idée selon laquelle les grands groupes bénéficieraient d'un taux d'imposition plus faible que les petites entreprises vient d'une étude du Trésor de 2007. Depuis, le Trésor a réalisé d'autres études, avec une méthodologie rectifiée, et lors des assises de la fiscalité, il y a deux ans, il est apparu que le différentiel d'imposition s'était resserré. Preuve que le rôle des conseillers fiscaux n'est pas celui que l'on croit... Le travail d'un conseiller fiscal est de digérer les milliers de pages de législation pour conseiller son client !

Enfin, l'intérêt principal de la consolidation prévue sur les prix de transfert est d'éviter les litiges, notamment entre États. Tout redressement fiscal crée un risque de double imposition, qui entraîne, à son tour, des procédures amiables ou contraignantes entre les États. La directive leur simplifie la vie.

M. Richard Yung, président. - Quelle est la position de la France ?

M. Bruno Mauchauffée. - Le rééquilibrage de la fiscalité entre les grands groupes et les petites entreprises est, certes, dû à un changement de méthodologie de la direction du Trésor, mais il est aussi le fruit des mesures publiques prises depuis 2012, qui ont élargi l'assiette de l'impôt sur les sociétés.

L'optimisation fiscale se nourrit de l'opacité. L'harmonisation permettra de la faire reculer. La plupart des dispositions (sur les amortissements, les provisions, les charges, les produits) sont en discussion depuis de nombreuses années et ne poseront pas de problème. Toutefois elles exigeront des efforts d'adaptation. La France a tenté de préserver ses règles, car le passage à d'autres normes qui ne présentent pas d'avantage comparatif a un coût pour les entreprises. Le projet introduit des nouveautés qui suscitent des interrogations, voire une certaine perplexité. Les modalités de financement des entreprises ne sont pas identiques en Europe. La notion d'intérêt notionnel pourrait avoir un impact important en France qui est une économie d'endettement. De même l'Allemagne n'a pas de crédit d'impôt recherche. Ce dispositif lui donnerait un avantage considérable par rapport à la France pour attirer les centres de recherche.

M. Valère Moutarlier. - Le paradoxe est que l'Allemagne refuse que l'impôt sur les sociétés soit utilisé pour soutenir la R&D. Aucun État n'est satisfait de la formule d'allocation de la base. Chacun craint qu'elle n'avantage les voisins. Il est temps de faire preuve de pédagogie, de réaliser des simulations et de négocier, chiffres à l'appui.

M. Bernard Lalande. - Les pays n'ont pas le même référentiel comptable, pas les mêmes normes, pas les mêmes présentations ! Difficile de discuter dans ces conditions d'une assiette commune ! Il serait temps d'unifier les normes comme aux États-Unis.

M. Richard Yung, président. - Cela n'empêche pas le Delaware de mener une politique fiscale très avantageuse...

M. Bruno Mauchauffée. - Le soutien à la R&D sera au coeur des discussions. Il s'agit d'une politique publique d'incitation qui n'entre pas, selon nous, dans le champ de cette directive. Transférer cette compétence à l'Union européenne doit faire l'objet d'un choix politique spécifique et assumé. Les crédits d'impôt comme le CIR et le CICE sont des dispositifs de subventionnement des entreprises, qui utilisent l'impôt comme vecteur de paiement, mais n'ont pas de lien avec la technique de l'impôt. D'où notre étonnement en constatant que le CIR figurait dans le projet !

Enfin les groupes intégrés ont vocation à perdurer jusqu'à la phase de consolidation. Certains, en fonction de leur taille, perdureront au-delà. On compte 22 000 groupes en France, dont la majeure partie sont des PME ou des TPE.

La réunion est close à 11 h 55.

- Présidence commune de Mme Michèle André, présidente et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 13 h 30

Audition de Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence

La commission entend, lors d'une audition conjointe avec la commission des affaires européennes, Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Merci, madame la commissaire, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Nous connaissons vos contraintes d'agenda. Aussi, j'irai tout de suite à l'essentiel en vous posant trois questions pour introduire notre échange.

Quelle contribution la politique de concurrence peut-elle apporter pour une Europe plus compétitive, qui sache faire émerger de grands acteurs économiques dans un monde globalisé ?

La notion de marché pertinent ne doit-elle pas, dans cette perspective, être aménagée pour prendre davantage en compte les réalités économiques qui doivent souvent être appréhendées à l'échelle européenne, voire au-delà ? La commission des affaires européennes du Sénat a produit plusieurs rapports allant dans ce sens.

Enfin, la mise en oeuvre de la politique de concurrence est très largement décentralisée au niveau des autorités nationales. Quelle appréciation portez-vous sur le travail de ces autorités nationales ? Ne vont-elles pas, dans certains cas, au-delà de ce qu'exigent les règles européennes ? Cela, avec le principe de précaution, crée selon moi un climat qui n'est pas celui d'une Europe puissance.

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Madame la commissaire, nous sommes ravis de vous accueillir au Sénat, vous qui avez été désignée Danoise de l'année par un grand quotidien de votre pays. En tant que femme élue, ayant lutté pour l'égalité entre femmes et hommes, je vous assure que vous incarnez réellement cette égalité en Europe.

À la commission des finances, nous sommes particulièrement intéressés par l'action que vous menez contre l'évasion fiscale, notamment à travers le lancement d'une série d'enquêtes sur les pratiques des États membres en matière de rulings fiscaux en faveur de grandes entreprises multinationales, parmi lesquelles Apple en Irlande.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture et de la communication. - Madame la commissaire, je tiens avant tout à vous exprimer toute mon admiration pour le courage avec lequel vous vous êtes emparée de la question des abus de position dominante, notamment par le contentieux engagé vis-à-vis de Google. La commission des affaires européennes du Sénat a beaucoup travaillé sur la structuration de l'écosystème numérique et sur la juste répartition de la valeur ajoutée.

Ma question s'inscrit dans ce thème. Elle porte sur les mesures provisoires, auxquelles correspondent, en France, les mesures conservatoires. Je rappelle que l'article 8 du règlement du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que la Commission européenne peut prononcer des mesures provisoires tendant à interrompre une pratique constitutive d'un abus de position dominante si un préjudice grave et irréparable risque d'être causé à la concurrence. Une telle exigence rend selon nous trop élevés les standards de mise en oeuvre des mesures provisoires, de telle sorte que cette procédure, pourtant nécessaire, est inapplicable. De fait, depuis 2003, elle n'a jamais été appliquée.

Nous ne pouvons selon moi laisser les entreprises européennes, dans ce monde très rapide du numérique, subir des pratiques d'éviction du marché. Le marché cesserait alors d'être loyal, et les victimes de ces pratiques n'auraient d'autre choix que d'attendre, des années, que les procédures contentieuses arrivent à leur terme.

Comment, selon vous, peut-on procéder au plus vite à une réforme des critères de mise en oeuvre de ces mesures, afin de les rendre applicables par la Commission européenne ?

Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence. - J'espère que la mise en oeuvre des règles de la concurrence pourra faire l'objet d'un consensus. Les défis auxquels l'Europe doit faire face sont de telle ampleur que tous les instruments nécessaires doivent pouvoir être utilisés. Notre motivation première est aussi la plus simple : il s'agit de répondre à tous les citoyens européens qui veulent avoir un emploi, afin de subvenir à leurs besoins et de fonder une famille en sachant que leurs enfants aussi pourront s'en sortir. Notre société est en danger si les citoyens perdent cette confiance fondamentale et ne croient plus qu'ils ont une chance véritablement équitable de réussir.

C'est pourquoi la mise en oeuvre des règles de la concurrence, si elle est faite de la bonne manière, garantit la solidité du tissu social. Tout citoyen, dans ce cas, peut constater que chacun a une chance et que personne n'est au-dessus de la loi. Nous appliquons les règles de manière identique à toutes les entreprises, quels que soient leur drapeau, leur propriétaire et leur taille ; l'état de droit sur lequel se fonde l'Union européenne l'impose.

Il est bien sûr important de s'assurer que nous le faisons d'une manière qui soutienne la croissance et la création d'emplois. Le fonctionnement correct et équitable de la concurrence soutient l'innovation et permet le développement de produits nouveaux de qualité à des prix abordables. Cela est particulièrement important pour les ménages aux revenus les plus bas : une baisse des prix pour la nourriture, le transport, les médicaments, bref toutes les dépenses quotidiennes, représente déjà pour eux une amélioration substantielle.

Aucun acteur économique ne devrait pouvoir bénéficier d'un avantage qui lui serait réservé. C'est pourquoi les politiques fiscales qui offrent des avantages sélectifs à des entreprises spécifiques font l'objet, en priorité, de notre attention : je peux citer en exemple l'affaire Starbucks aux Pays-Bas, l'affaire Fiat au Luxembourg, le régime fiscal belge dit des « profits excédentaires », ainsi que l'affaire Apple en Irlande. Les aspects techniques de ces affaires sont différents, mais le fond est le même : certaines entreprises ont bénéficié d'avantages qui ne sont pas proposés à tous.

Vous savez mieux que moi que l'épine dorsale des économies européennes, ce sont les petites et moyennes entreprises. Elles payent leurs impôts, créent des emplois et accueillent des apprentis ; or elles sont en concurrence avec des entreprises qui se sont vu octroyer des traitements spéciaux. C'est pourquoi il est extrêmement important à nos yeux d'exiger le remboursement de ces aides d'État illicites : c'est la seule façon de compenser le préjudice causé dans le passé et de restaurer une concurrence équitable. Pour l'avenir, il appartient aux législateurs nationaux de changer les législations fiscales en cause.

Vous m'avez demandé comment les entreprises européennes peuvent se développer sur le marché mondial. Nous disposons déjà d'un grand marché unique de 500 millions de clients, qui permet aux entreprises de se développer suffisamment pour être compétitives à l'échelle mondiale. Ce marché ne peut néanmoins fonctionner sans être encadré par des règles communes. Les pères fondateurs de l'Europe avaient perçu, dès les années cinquante, que la mise en oeuvre des règles de concurrence doit être commune, faute de quoi les entreprises des États membres les plus pauvres, les plus petits, ou les moins disposés à aider leurs entreprises n'auraient aucune chance. Ce cadre commun rend les entreprises européennes beaucoup plus compétitives. Il nous permet également de les protéger quand elles font face à une concurrence déloyale depuis l'extérieur. En effet, si ces règles représentent parfois un défi pour les entreprises européennes, elles s'appliquent également aux entreprises étrangères.

C'est pourquoi nous avons engagé trois procédures contre Google. Nous analysons si cette entreprise s'est à tel point développée qu'elle peut se permettre ce qui est impossible pour d'autres entreprises, si elle abuse de sa position dominante en matière de recherche sur internet et dans des marchés connexes à l'Union européenne, en fournissant à la fois de la publicité connectée aux résultats de recherche et des systèmes d'exploitation de téléphones mobiles. La nature mondiale de ces affaires est illustrée par le fait que bien des plaignants sont des entreprises américaines.

L'affaire Amazon est, elle aussi, très prioritaire à nos yeux. Nous analysons les contrats que cette entreprise conclut avec les éditeurs pour déterminer si elle les empêche d'aider d'autres acteurs à s'implanter sur le marché des livres électroniques, marché très important pour l'avenir.

Ces deux affaires doivent être menées à terme au plus vite. En effet, tant qu'elles durent, certaines de nos entreprises sont en souffrance ; cela est très douloureux pour nous. Par conséquent, nous faisons tout ce qui est possible pour rendre la procédure plus rapide. Nous ne faisons en revanche aucun compromis sur la qualité du traitement de l'affaire ni sur les droits de la défense. Nous n'avons en effet aucune légitimité en dehors de l'état de droit. Il nous faut donc préserver cet équilibre.

Cela dit, une fois que nous soulevons le voile des techniques développées par les juristes et les économistes, nous constatons que les motivations des acteurs sont vieilles comme le monde : c'est avant tout l'avidité et la peur, celle d'être exclu du marché. Oui, nous devons aiguiser nos outils et en développer de nouveaux, mais nous devons également rester proches de ces éléments fondamentaux, quel que soit le domaine de nos enquêtes.

Il nous faut également pouvoir prendre des décisions de manière indépendante. Cela s'impose aussi aux autorités nationales de la concurrence. J'apprécie de travailler avec elles. Leur travail est très difficile. Elles disent parfois des choses que les gens ne veulent pas entendre, elles essuient des revers, mais elles mènent aussi de bonnes actions. Certaines ne sont pas suffisamment indépendantes mais la plupart le sont. Elles assurent 80 % de l'application de notre législation commune sur la concurrence. En effet, elles connaissent bien leurs marchés nationaux, qu'il s'agisse de l'alimentation ou des matériaux de construction ; c'est pourquoi nous restons toujours en lien étroit avec elles.

En revanche, lorsqu'il s'agit d'affaires transfrontalières, nous sommes là pour prendre le relais et nous assurer que les entreprises reçoivent toutes le même traitement, où qu'elles se trouvent en Europe. Pour renforcer les pouvoirs nationaux, nous devons offrir aux citoyens les mêmes protections par rapport aux abus de position dominante et aux cartels, partout en Europe.

Là est le fondement de notre travail. Nous sommes tous d'accord sur un point : un marché équitable mène à une société équitable. Or c'est cela dont nous avons vraiment besoin.

M. Michel Raison. - Ma question concerne le transport ferroviaire. La réforme ferroviaire de 2014 a inquiété la Commission et, notamment, vos services de la direction générale de la concurrence, qui ont réclamé des clarifications quant à la structure intégrée du groupe ferroviaire et rappelé la nécessité d'une stricte séparation comptable entre le gestionnaire d'infrastructures et l'opérateur. Des risques de subventions croisées persistent, en particulier par le financement de l'activité concurrentielle des autocars par l'entreprise publique ferroviaire ; cela pose des questions aux autorités régionales. L'État français, en lien avec la SNCF, transfère aujourd'hui la gestion de certaines lignes de trains d'équilibre du territoire au profit des régions. Celles-ci, afin de diminuer les frais de fonctionnement de ces lignes, réfléchissent à la mise en concurrence des opérateurs ; cela s'avère néanmoins compliqué sans séparation véritable entre la gestion de l'infrastructure et celle des trains. Êtes-vous favorable, madame la commissaire, à une séparation plus stricte, afin que le système garantisse un accès équitable aux opérateurs ?

M. Richard Yung. - Je voudrais tout d'abord vous interroger sur le crédit d'impôt recherche et les patent boxes. La France a été mise sur le devant de la scène pour son système de défense de ses droits de propriété industrielle. L'affaire est certes moins engagée que ce que l'on a pu croire ; la Commission semble se montrer plus ouverte que prévu. J'aimerais néanmoins connaître votre sentiment sur ce sujet : notre effort de recherche en dépend largement.

Par ailleurs, quelles seront à vos yeux les conséquences du « Brexit » en matière de concurrence, tant durant la période de transition qu'après la sortie effective du Royaume-Uni de l'UE ? Ce pays pourra-t-il se livrer à des pratiques remettant en cause la concurrence au sein de l'Union ?

Ma dernière question porte sur les concessions hydroélectriques, qui doivent bientôt être renouvelées. Le Gouvernement français vous a remis des propositions sur ce point. Nous aimerions connaître votre opinion là-dessus. Quelle part doit être donnée aux appels d'offres, quelle part au renouvellement direct ? Quel serait le calendrier en la matière ?

M. Daniel Raoul. - Je souhaite moi aussi connaître votre position sur le renouvellement des concessions hydroélectriques en France.

Mme Margrethe Vestager. - L'un des rayons de lumière dans cette année très sombre a été la conclusion de l'accord de Paris sur le climat. Il importe désormais de l'appliquer, ce qui mènera à une période de transition pour l'économie européenne. Notre système de fourniture d'énergie se fondera davantage sur les énergies renouvelables ; la technologie hydroélectrique, quoiqu'ancienne, est donc pleine de promesses, non seulement pour la production d'électricité, mais aussi pour le stockage de l'électricité produite par les technologies solaires et éoliennes.

Néanmoins, le développement de l'hydroélectricité nécessite des investissements. Or la concurrence, on le sait par expérience, stimule l'investissement. Il ne s'agit pas de remettre en cause l'organisation actuelle de la propriété de ces ressources, mais d'ouvrir ce secteur à plus de concurrence ; tel est l'objet de nos discussions avec le Gouvernement français.

La législation adoptée par la France en 2008 prévoit que ces concessions doivent faire l'objet d'appels d'offres. Tel n'a pourtant pas été le cas. Par conséquent, Électricité de France (EDF) détient une très large majorité de ces concessions, dont certaines courent pour de nombreuses années. Nous sommes en concertation très étroite avec le Gouvernement français pour avancer sur ce sujet, mais je ne peux pas vous donner aujourd'hui une idée du calendrier.

Notre objectif est évidemment l'organisation d'appels d'offres ouverts, afin que les investisseurs potentiels aient des garanties suffisamment certaines pour pouvoir décider de s'engager dans le développement de l'énergie hydroélectrique. J'ai tenu des réunions avec les opérateurs actuels mais aussi avec les syndicats. Je comprends très bien leurs préoccupations, qui dépassent la question de la concurrence et touchent à l'environnement social et à l'emploi. Ces questions doivent être toutes réglées en même temps par les autorités responsables. D'après mon expérience, le Gouvernement français est très concerné par cet aspect du problème, alors que nous ne nous préoccupons que de la question de la concurrence.

J'en viens aux patent boxes et aux crédits d'impôt pour la recherche. Pour simplifier les choses, on peut répartir ces dispositifs en deux catégories.

D'une part, nous avons les patent boxes liées aux brevets : un État organise un système d'imposition réduite pour les brevets enregistrés sur son territoire. Les brevets peuvent, de fait, avoir été développés n'importe où ; dès lors qu'ils sont enregistrés dans cet État, l'entreprise peut faire bénéficier tous les bénéfices dérivés de l'exploitation de ces brevets d'un abattement fiscal majeur.

D'autre part, nous avons les dispositifs fiscaux en faveur des activités de recherche et développement physiquement menées dans le pays en question. C'est bien ce type de patent box qui est recommandé par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le G20 et nous-mêmes, afin de promouvoir la recherche et le développement. Nous aimerions que les brevets soient rémunérés là où la recherche a vraiment eu lieu, et non là où le taux d'imposition est le plus bas.

Le projet de directive récemment présenté par mon collègue commissaire aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'Union douanière, Pierre Moscovici, sur la taxation des entreprises porte une attention particulière aux investissements dans la recherche et le développement, et prévoit une super déduction d'impôt pour ces activités. Il est en effet très important pour l'Europe de promouvoir ces activités, afin de rester au sommet de l'échelle de la valeur ajoutée. De tels dispositifs fiscaux peuvent donc être, non seulement défendables, mais souhaitables.

Pour ce qui est du transport ferroviaire, la législation adoptée il y a longtemps déjà prévoit de séparer en différentes entreprises la gestion des rails et celle des trains, de manière à permettre la concurrence entre opérateurs ferroviaires sur les mêmes infrastructures. Cette réforme se met en place très lentement, mais nous commençons à en voir les résultats. Dans un pays, les opérateurs en place craignent tellement la concurrence qu'ils ont appliqué des prix « prédateurs », si bas que les nouveaux concurrents ont été exclus du marché, après quoi des tarifs plus élevés ont été remis en place. C'est évidemment une situation très regrettable, mais elle atteste de la force de la concurrence, qui encourage les opérateurs en place à fournir de meilleurs services et offre, en fin de compte, plus de choix aux usagers. Ma collègue commissaire aux transports, Violeta Bulc, a négocié avec les ministres des transports des États membres le quatrième « paquet ferroviaire », dont le but est de soutenir le développement du transport ferroviaire en Europe.

Quant au Brexit et à ses conséquences pour la concurrence, je ferai remarquer que le Royaume-Uni est doté d'un système de régulation de la concurrence très développé, qui sera en mesure de poursuivre ses activités. Si jamais le Royaume-Uni devient un pays tiers, nous coopérerons très étroitement avec ces autorités, comme avec celles d'autres pays tiers.

Selon moi, comme les entreprises et le commerce sont mondialisés, il faudrait un système mondial de mise en oeuvre des règles de concurrence. Néanmoins, une telle autorité n'existe pas ; nous avons simplement un réseau de coopération étroite entre les différentes autorités. L'été dernier, une fusion d'entreprises a dû être notifiée dans vingt-huit juridictions différentes. Dès lors, il est de l'intérêt des entreprises que ces autorités collaborent afin de réduire la bureaucratie et les délais. En conséquence, quel que soit le statut du Royaume-Uni, nous ferons de notre mieux pour les aider à prévenir les comportements anticoncurrentiels et à faire prévaloir une logique commerciale, par exemple dans le cas de fusions.

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - S'agissant des 13 milliards d'euros que la Commission européenne a demandé à Apple de rembourser à l'Irlande au titre des « aides d'État » illégales, pourriez-vous nous préciser sur quels fondements juridiques les différents États membres pourraient demander à récupérer une partie de cette somme au titre des bénéfices transférés ? Le Gouvernement français a fait savoir qu'il n'en avait pas l'intention. Quelle est, à votre connaissance, la position des autres États membres ? Pouvez-vous nous expliquer la nature du différend juridique avec le Trésor américain sur ce sujet ? Enfin, à quelle date la Cour de justice de l'Union européenne pourrait-elle se prononcer sur la procédure d'appel engagée par l'Irlande le 9 novembre dernier ?

Ma seconde question porte sur l'évolution du règlement général d'exemptions par catégories (RGEC) du 17 juin 2014, qui fixe le régime des aides à finalité régionale servant à compenser les surcoûts auxquels font face les territoires d'outre-mer. La Commission européenne a apporté divers assouplissements, matérialisés par des « lettres de confort », qui ont notamment permis un relèvement de la limite du montant annuel des aides de 15 % à 30 % de la valeur ajoutée brute créée chaque année par le bénéficiaire dans chaque région ultrapériphérique. Des doutes subsistent quant à la valeur juridique de ces lettres. Une modification du règlement afin d'inclure ces évolutions est-elle prévue ? Si oui, quand ? De manière plus générale, des évolutions du RGEC visant à faire en sorte de mieux prendre en compte l'intégralité des surcoûts auxquels sont exposés les territoires ultramarins sont-elles envisagées ?

Mme Fabienne Keller. - Je voudrais avant tout saluer votre engagement courageux au service de votre mission, qui fait de vous un contre-pouvoir face aux très grandes entreprises mondialisées. Comment, selon vous, peut-on aller encore plus loin dans le domaine du numérique, de manière à y permettre l'émergence d'acteurs européens ?

Pour en revenir au Brexit, quel est le risque de subir un réel dumping fiscal de la part d'un pays, certes devenu tiers, mais qui connaît parfaitement les rouages de l'Union européenne ?

Enfin, l'image de la politique de la concurrence n'est pas bonne en France. Beaucoup de Français en ont peur. Votre combat fait déjà beaucoup pour améliorer cette image, mais comment peut-on aller plus loin ?

Mme Pascale Gruny. - Les ententes entre entreprises européennes sont interdites. Néanmoins, face à la concurrence de certaines entreprises extra-européennes, notamment américaines, nos entreprises se sont parfois entendues sur certains marchés. En ont résulté contrôles et amendes considérables, qui les mettent parfois en péril et pénalisent plus largement l'économie européenne. Peut-on avancer sur cette question ?

Par ailleurs, que pensez-vous de l'expérimentation, menée en France à partir du 1er janvier prochain, de l'étiquetage de l'origine des viandes et du lait dans les plats cuisinés ? Quel impact cela peut-il avoir sur nos voisins européens ? Une harmonisation européenne de cet étiquetage peut-elle être envisagée ?

Mme Margrethe Vestager. - Concernant l'étiquetage de l'origine des aliments, il faut garder un équilibre. Certes, il est tout à fait compréhensible de vouloir connaître la provenance de ses aliments ; c'est donc un étiquetage qualitatif, qui promeut le choix du consommateur entre des goûts et des méthodes de production différents. Mais il en irait autrement s'il s'agissait de dissuader le consommateur d'acheter des produits d'autres pays : cela relèverait de pratiques anticoncurrentielles. La France s'apprête à expérimenter cet étiquetage. On verra ce qu'il adviendra. En tout cas, promouvoir la liberté de choix du consommateur est une bonne idée.

Concernant les entreprises américaines, je compte parmi les expériences positives que j'ai eues à mon poste la coopération très étroite menée avec les autorités américaines, notamment la Commission fédérale du commerce et le ministère de la justice. Les marchés sont différents, les procédures suivies aussi, mais cela n'empêche pas de travailler de concert. Les autorités américaines, tout comme nous, sont fières de l'État de droit auquel elles participent. Nous appliquons les réglementations européennes, quel que soit le drapeau de l'entreprise concernée ; je ne doute pas qu'ils en fassent de même.

Quant à l'image de la politique de la concurrence, il faut se souvenir que les bénéfices de cette politique profitent un peu à beaucoup de monde, tandis que les coûts en sont supportés très lourdement par peu d'acteurs. Par exemple, si une entreprise perd du terrain car d'autres sont plus performantes, alors, évidemment, c'est très compliqué pour les salariés et les actionnaires de cette entreprise. C'est pourquoi il importe de défendre les bénéfices de la concurrence au quotidien, et non pas seulement lors des moments les plus compliqués.

Nous exerçons ainsi un contrôle sur les fusions d'entreprises. Nous ne nous intéressons pas à la logique interne de ces fusions, notre seul intérêt est le maintien des avantages dont le consommateur bénéficiait. Par exemple, dans le pharmaceutique, on observe parfois une fusion entre deux entreprises produisant chacune un médicament différent pour une même maladie. Il existe alors un risque que l'un des médicaments soit retiré du marché. Cela peut conduire à une augmentation du prix du seul médicament restant ; par ailleurs, certains patients peuvent ne tolérer que celui qui a été retiré. Dès lors, nous intervenons pour demander à l'une des entreprises de céder l'un de ces deux produits afin de garantir sa production et sa disponibilité.

Il importe aussi de montrer que nous ne craignons pas d'appliquer les règles aux grandes entreprises si elles ne jouent pas le jeu. Les affaires Google et Amazon montrent ainsi l'importance de la concurrence dans le domaine numérique.

Un autre exemple concerne la mise en place de l'accord de Paris sur le climat. Nous souhaitons le développement des biocarburants, mais pas à n'importe quel prix. Nous menons actuellement une enquête sur trois producteurs de bioéthanol dont nous pensons qu'ils se sont mis d'accord pour renchérir les prix. Si de tels comportements persistent et que les gens doivent payer toujours plus, personne ne voudra plus de la transition vers les énergies renouvelables !

J'en viens au Brexit. Le Royaume-Uni, avant même le référendum, avait donné un signal fort, à la suite d'une enquête sur Google, en faveur d'une taxation réelle sur les bénéfices. Il soutient également notre démarche en faveur de la taxation des profits là où ils sont générés. Nous sommes en train de mettre en place une « communauté fiscale globale », afin de cibler les domaines dans lesquels l'imposition est, non pas simplement basse, mais inexistante ; le Royaume-Uni y jouera un rôle. Dès lors, un éventuel dumping fiscal britannique n'est pas ma préoccupation principale ; cela leur causerait trop de problèmes. En revanche, on assiste à une compétition globale quant au taux d'imposition des sociétés. Il serait bon, dans ce domaine, de parvenir à nous débarrasser des paradis fiscaux qui continuent d'exister dans le monde.

Quant à l'affaire Apple, nous ne mettons pas en cause le système fiscal irlandais ni l'organisation fiscale de cette entreprise. En revanche, deux rulings fiscaux irlandais ont permis à Apple de localiser une énorme majorité de ses bénéfices dans une société « boîte aux lettres ». Toutes les ventes en Europe, au Moyen-Orient, ainsi que dans certaines parties de l'Afrique et de l'Inde sont concernées, soit un volume considérable au total. Lorsque nous achetons un iPhone, le contrat situe la transaction à Cork, en Irlande, où les bénéfices devraient être localisés. Quand une grande majorité des bénéfices sont localisés dans un bureau sans employé, ni présence physique réelle, presque sans activité réelle et avec un statut fiscal avantageux, alors le montant des impôts acquittés devient très très faible. Nous affirmons dans la décision irlandaise que la situation présentée ne correspond pas à la situation réelle : on ne peut pas faire autant de bénéfices dans un lieu sans employé ni activité réelle.

Dès lors, puisqu'il s'agit d'une très grande entreprise et que ce mécanisme a été mis en oeuvre pendant de nombreuses années, le montant des taxes à récupérer est énorme. Nous travaillons à l'heure actuelle avec le Gouvernement irlandais pour l'aider à calculer précisément le montant des sommes devant être récupéré. Selon nos règles, la décision prend effet au jour où elle est prise, ce qui signifie que les sommes dues seront récupérées, qu'il y ait appel ou non. Dans les affaires Starbucks et Fiat, les impôts non payés ont été récupérés. Nous travaillons également avec les autorités fiscales irlandaises pour finaliser la version publique de la décision qui les concerne ; j'espère que cela interviendra rapidement, car notre point de vue est attendu par l'opinion publique. L'organisation fiscale d'Apple, mise en place il y a de nombreuses années, suscite également beaucoup d'intérêt de la part des autorités fiscales nationales des pays où les produits Apple sont, de fait, vendus. L'activité d'Apple dans ces États pourrait conduire les autorités concernées à procéder à un nouvel examen pour évaluer s'il existe des activités générant des profits sur leur territoire. Notre décision et les informations qu'elle contient seront peut-être utiles aux autorités nationales pour, le cas échéant, revoir leur position. Elles pourront se fonder sur notre décision définitive pour engager leurs propres procédures.

En ce qui concerne les territoires d'outre-mer, nous changeons les réglementations du bloc général, ce qui donne aux États membres le pouvoir de prendre des décisions eux-mêmes sans devoir en référer à la Commission à aucun moment. Nous en sommes maintenant au deuxième tour de la consultation publique. J'espère que nous pourrons finaliser ce nouveau système simplifié d'ici au mois de mars prochain. Nous entendons bien inclure tous les secteurs. Il importe seulement de s'assurer qu'aucune des entreprises recevant de l'aide n'atteigne le plafond fixé. Cela donnera à ces entreprises la visibilité nécessaire. Nous voulons à la fois reconnaître le caractère européen de ces territoires et permettre une compensation forte et réelle au titre de leur éloignement.

M. André Gattolin. - Nous connaissons, madame la commissaire, votre détermination dans le bras de fer que vous avez engagé avec certaines entreprises ; je tiens à vous en féliciter. En tant que fédéraliste européen, je suis néanmoins troublé par les scandales qui entourent cette Commission, ainsi que la précédente. Ne seriez-vous pas l'alibi d'une Commission qui manque de fermeté ? Le Gouvernement luxembourgeois, longtemps dirigé par Jean-Claude Juncker, n'a pas toujours été d'une grande clarté en matière de rescrits fiscaux et de patent boxes.

Concernant l'affaire Apple, je me demande si, dans une certaine mesure, on ne pensait pas que le Gouvernement irlandais ferait appel et que tout se finirait en négociations à long terme. Vous avez récemment rencontré le président-directeur général de Google : on a parlé de négociations. Les amendes importantes que vous avez infligées seront-elles vraiment suivies d'effet ?

Par ailleurs, j'ai quelques doutes quant aux préceptes et aux fondements de la politique de concurrence de l'Union européenne. Il est naïf de construire un marché unique dans une Union qui s'interdit les aides publiques et proscrit donc, généralement, les crédits d'impôt sectoriels. Or il nous faut rattraper notre retard dans certains domaines stratégiques où les États-Unis, le Canada ou des pays d'Asie investissent d'importants fonds publics.

M. François Marc. - Je salue moi aussi la détermination de la commissaire dans un champ d'action extrêmement important. Au sujet des aides publiques, la Cour des comptes européenne a constaté, dans un récent rapport, que les règles relatives aux aides d'État n'étaient souvent pas respectées dans le domaine de la politique de cohésion. Quelle suite entendez-vous donner à ce rapport et à ses recommandations, s'agissant, en particulier, de l'éventuelle suspension des paiements aux États membres concernés par ces insuffisances ?

Mme Margrethe Vestager. - Je ne dispose pas aujourd'hui d'informations suffisantes pour répondre en détail à la dernière question. Nous avons beaucoup de règles, qui diffèrent souvent. Il me semble que nous n'avons refusé qu'une fois un investissement au titre des fonds structurels et de cohésion pour infraction à la réglementation sur les aides d'État. Ces fonds servent souvent à financer des infrastructures essentielles dans des lieux où ne se pose pas de problème de concurrence transfrontalière. Les domaines concernés - tourisme ou environnement, par exemple - ne relèvent pas des aides d'État prohibées. Il s'agit de construire des infrastructures uniques qui représentent un progrès pour les citoyens.

Nous analyserons donc évidemment cette question. Il est en effet très important que les fonds structurels et de cohésion soient employés d'une manière efficace et qui offre le meilleur retour sur investissement. Ils proviennent en effet de la solidarité de tous les États membres et visent à créer des emplois et à assurer le rattrapage économique de certains territoires.

Est-il naïf d'avoir un marché unique dans une économie mondiale ? Pour ma part, l'équilibre important est le suivant. Prenons l'exemple de l'acier. Voici vingt ans, le Conseil de l'Union européenne a interdit les aides dans ce secteur où la concurrence faisait rage. Aujourd'hui, dix-sept États membres produisent toujours de l'acier, et des règles très strictes existent pour assurer une concurrence équitable en ce domaine. Il est néanmoins possible d'encourager la recherche et le développement, ou de protéger l'environnement, afin que l'acier produit en Europe soit de la meilleure qualité possible. Dès lors, il importe de protéger les producteurs d'acier européens contre leurs concurrents d'autres pays où les règles sont beaucoup moins strictes. C'est pourquoi nous avons mis en place des systèmes de défense contre le dumping - 37 actions ont été engagées.

On discute beaucoup du concept d'économie de marché et de la liste des pays qui auraient une telle économie. Pour notre part, nous avons proposé d'abandonner ce concept, car nous jugeons qu'il est devenu totalement artificiel. On ne peut mettre une étiquette sur un pays et en faire une économie de marché : par exemple, la Chine n'en est pas une. Dans le même temps, nous voulons moderniser nos systèmes de défense contre le dumping international pour le rendre plus rapide et pratique. La Commission doit être en mesure de mesurer l'impact de ces pratiques et de préparer rapidement des mesures défensives. La concurrence doit être équitable entre entreprises européennes, mais nous les protégerons contre le dumping provenant du marché mondial.

J'ai bien rencontré le président-directeur général de Google. Pour autant, nous ne négocions pas avec eux. Nous analysons les réponses qu'ils ont fournies aux objections que nous leur avons envoyées. Nous avons reçu il y a deux semaines leur dernière réponse. Nous effectuons cette analyse dans un esprit très ouvert. Google a, bien entendu, le droit de se défendre. Nous étudions aussi les points sur lesquels nous pouvons renforcer notre position et fournir des arguments supplémentaires. Lorsque nous en aurons terminé avec cette analyse, qui s'avère très ardue au vu des données en cause, nous serons bien plus proches d'une résolution de cette affaire très importante.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Nous attendons avec beaucoup d'impatience la mise en place d'un Buy European Act, en réponse au Buy American Act. L'Europe doit se défendre face à l'extraterritorialité des lois américaines. Je ne saurais trop vous féliciter, madame la commissaire, car je sens bien que, à la suite des travaux de la task force agroalimentaire, sous l'autorité de M. Phil Hogan, l'esprit du traité de Rome est revenu : on accorde beaucoup plus d'attention aux producteurs qu'aux consommateurs, afin de rééquilibrer les rapports de force. La France y est extrêmement sensible parce qu'il en va de l'avenir de la Politique agricole commune.

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Merci encore, madame la commissaire, pour votre présence parmi nous. Vous avez su montrer qu'on peut dire des choses essentielles en peu de temps. Je suis aussi fière de vous en tant que femme !

Mmes et MM. les sénatrices et les sénateurs applaudissent chaleureusement.

La réunion est close à 14 h 30.