ASPECTS JURIDIQUES DU SÉCULARISME EN INDE

1. La protection constitutionnelle de l'égalité et de la liberté religieuse des citoyens indiens

Aux termes du préambule de la Constitution de 1950, l'Inde est constituée en une république démocratique séculière ( secular ) 75 ( * ) socialiste et souveraine, qui garantit notamment à tous ses citoyens la liberté de croyance, de foi et de culte. Le régime de la liberté religieuse se trouve dans la III e partie du texte constitutionnel, consacrée aux droits fondamentaux.

a) Principe d'égalité et différenciation des statuts juridiques personnels sur le fondement de la confession

L'article 14 pose le principe d'égalité devant la loi, tandis que les articles 15 à 17 construisent un régime contre les discriminations. Ainsi, il est interdit à l'État et aux autorités publiques en général de procéder à une quelconque discrimination sur le seul fondement de la religion 76 ( * ) . En outre, ce principe est étendu pour interdire toute restriction, obstacle ou condition, fondée sur la religion ou l'un des autres motifs énumérés, à l'accès aux magasins, aux restaurants publics, aux hôtels et aux lieux de divertissement publics, ainsi qu'à l'eau (puits, réservoirs, ghats ), aux routes et aux places publiques financées par l'État ou destinées à l'usage général du public. En outre, la Constitution garantit l'égalité d'accès à l'emploi et aux offices publics quelle que soit la religion.

Toutefois sont prévues des réserves de discrimination positive pour permettre à l'État de prendre des dispositions spéciales en faveur des femmes, des enfants ou de l'avancement de certaines castes et tribus, et d'autres classes de citoyens défavorisées. Parallèlement, l'intouchabilité est formellement abolie et ses rémanences sont soumises à répression pénale.

Il convient de noter que le principe d'égalité n'interdit pas une différenciation par la loi des règles applicables aux personnes selon leur confession, hors les cas de discriminations strictement prohibés. Malgré l'objectif de développer un code civil uniforme pour tous les Indiens, fixé à l'État indien par l'art. 44 de la Constitution, ce principe de différenciation est la base même du droit de la famille indien, qui dans ses divers aspects (mariage, divorce, successions, adoption) prévoit des règles spécifiques pour chaque grande communauté religieuse, hindoue et musulmane, et aussi parfois pour les chrétiens et les parsis. Ces règles sont fixées par des lois ( Hindu Marriage Act 1955, Hindu Succession Act 1956, Hindu Adoptions and Maintenance Act 1956, etc. ), dont certaines datent de l'ère coloniale ( Indian Christian Marriage Act 1872, Muslim Personal Law (Shariat) Application Act 1937, Dissolution of Muslim Marriage Act 1939, etc. ) ou par le droit coutumier dont les effets sont reconnus. Certes, il existe certaines lois à vocation générale, par exemple pour interdire les mariages d'enfants ( Child Marriage Restraint Act 1929 ), pour réformer le droit coutumier ( Muslim Women (Protection of Rights on Divorce) Act 1986 ) ou pour offrir un régime légal neutre soit pour les rapports entre personnes de confession différente, soit pour les religions non visées par un texte comme le judaïsme. Le Special Marriage Act 1954 est un texte de ce type qui s'applique également aux personnes qui le souhaitent, mais il n'est pas du tout devenu le droit commun car il emporte à la fois des conséquences sociales, comme le risque d'exclusion de sa communauté ou au moins d'affaiblissement de la solidarité, et des effets juridiques, notamment en matière patrimoniale, un hindou qui se marie sous ce régime sortant ipso facto de l'indivision familiale.

b) Liberté religieuse et interventions de l'État

Les articles 25 à 28 de la Constitution indienne développent les garanties apportées à l'exercice de la liberté religieuse et précisent les possibilités d'intervention de l'État. Sous réserve du respect de l'ordre public, des bonnes moeurs et de la santé publique, toute personne dispose à titre égal de la liberté de conscience et du droit de professer, pratiquer 77 ( * ) et propager librement sa religion. En outre, l'État peut réguler ou restreindre toute activité économique, financière, politique et toute autre activité laïque qui peut être associée à une pratique religieuse (art. 25).

La Cour Suprême indienne a précisé que toute personne avait le droit constitutionnellement garanti non seulement d'adopter les croyances religieuses qu'elle souhaite en fonction de son jugement et de sa conscience, mais aussi d'exprimer et de manifester ses croyances et ses idées dans des actes publics tels que le demande ou l'autorise sa religion, et également de propager ses positions religieuses pour l'édification des autres. 78 ( * ) Sur ce dernier point, il est important de préciser que n'est pas protégé par la Constitution le droit au prosélytisme dans un but de conversion intentionnelle d'autrui (cf. ci-après).

Des dispositions particulières pour la religion hindoue sont prévues : l'État pourra ouvrir à toutes les classes sociales les institutions religieuses hindoues. Pour la compréhension du texte, il faut considérer les sikhs, les jaïns et les bouddhistes comme hindous, et la référence aux institutions religieuses hindoues doit comprendre celles de ces religions. De ce point de vue, il existe bien de façon sous-jacente une tendance à l'assimilation de ce qui est indien à ce qui est hindou. Toutefois, l'opposition des sikhs, des jaïns et des bouddhistes 79 ( * ) à cette assimilation demeure forte et constitue toujours un obstacle avec lequel il faut compter, notamment à cause du poids économique des deux premières communautés.

En outre, sous réserve du respect de l'ordre public, des bonnes moeurs et de la santé publique, toute communauté religieuse ou partie de celle-ci a le droit de créer et de gérer des institutions à but religieux ou charitable, de régler ses affaires internes en matière religieuse, de posséder et d'acquérir des biens meubles et immeubles, et d'administrer ses biens dans le respect des lois (art. 26). Néanmoins, nul n'est tenu de payer une taxe ou un impôt dont le produit serait destiné à couvrir des frais de promotion ou de fonctionnement d'une religion ou communauté religieuse donnée (art. 27).

Enfin, aucune instruction religieuse n'est dispensée dans les établissements d'enseignement financés exclusivement sur fonds publics. Cela ne vaut pas pour les établissements gérés par l'État qui ont été créés comme partie d'une fondation. Nul élève d'un établissement d'enseignement reconnu par l'État ou recevant une aide financière de l'État n'est tenu de participer à une instruction religieuse ou d'assister à un culte qui pourrait être organisé dans l'établissement ou ses locaux (art. 28). Toute minorité fondée sur la religion ou la langue a le droit de créer et de gérer des établissements d'enseignement à son gré ; dans l'octroi d'une aide aux établissements d'enseignement, les pouvoirs publics ne peuvent faire de discrimination fondée sur l'appartenance à une minorité religieuse ou linguistique.

L'annexe 7 à la Constitution définit la répartition des compétences entre l'Union fédérale et les États fédérés. Le point 28 de la liste des compétences concurrentes comprend les fondations d'utilité publique, les institutions charitables et les institutions religieuses. Les États comme l'Union indienne exercent donc le pouvoir législatif et réglementaire en la matière. En cas de conflit, les dispositions fédérales l'emportent sur les dispositions adoptées par les États directement contraires mais uniquement sur celles-là ; les dispositions législatives des États qui ne sont pas directement contraires à une loi fédérale en la matière concernée restent en vigueur.

2. Développements contemporains

On peut noter des traits du sécularisme à l'indienne qui tranchent très fortement avec la laïcité à la française : la différenciation juridique du statut civil des personnes en fonction de leur appartenance à une communauté religieuse ; en contrepartie la capacité de l'État et du législateur à intervenir pour définir les identités religieuses et pour codifier et modifier le droit coutumier à base religieuse ; une tendance à vouloir maintenir le statu quo entre confessions au bénéfice de la majorité hindoue au nom de l'ordre public et de l'harmonie sociale. Cela s'accompagne d'une forte protection constitutionnelle de la liberté de croyance et de culte, y compris dans ses manifestations publiques, d'un arsenal anti-discrimination développé et d'une attention croissante portée à la protection des droits fondamentaux des individus.

a) La répudiation des femmes musulmanes

Le mariage islamique est de façon récurrente l'objet de débats sociaux vifs portés devant la Cour Suprême au nom de la défense des droits des femmes. Ces débats dans lesquels a dû également intervenir le législateur fédéral n'ont pas toujours été exempts d'instrumentalisations croisées, aussi bien du BJP ( Bharatiya Janata Party ou « parti du peuple indien ») utilisant la cause du droit des femmes pour attaquer la communauté musulmane que du Congrès prétextant la défense des minorités, y compris contre des droits individuels, pour préserver le capital électoral important que représente pour lui cette même communauté.

Une des affaires les plus célèbres, celle de la Shah Bano en 1985, concernait la répudiation d'une femme musulmane au profit d'une autre compagne et le refus par son mari de continuer à lui accorder une pension alimentaire pour l'entretien de ses cinq enfants. Lorsqu'elle porta le cas devant le tribunal en 1978 sur le fondement du code de procédure pénale, son mari prononça son divorce définitif ( talaq ) et son remariage. Il considéra que le droit islamique applicable l'autorisait à la cessation de toute obligation à l'égard de sa première épouse, Shah Bano Begum. Perdant en première instance et en appel, le mari porta l'affaire devant la Cour suprême. En avril 1985, la Cour suprême rendit un verdict unanime conformant les décisions des juridictions inférieures. 80 ( * ) D'une part, en s'appuyant sur l'autorité du Coran, elle affirma l'obligation du mari musulman de soutenir financièrement sa femme divorcée qui n'était pas en mesure de subvenir seule à ses besoins. D'autre part, elle rappela que le code de procédure pénale sur le fondement duquel le mari avait été condamné s'appliquait à tous sans distinction de confession, de race ou de religion. Enfin, elle regretta publiquement que l'article 44 de la Constitution tendant à l'instauration d'un code civil uniforme soit resté lettre morte.

Toutefois, l'arrêt fut pour partie vidé de sa substance par le législateur. Le Muslim Women (Protection of Rights on Divorce) Act 1986 redéfinit de façon controversée les obligations du mari musulman d'une femme musulmane divorcée pour restreindre le soutien alimentaire et financier à une période de 90 jours après le divorce 81 ( * ) , en général sous la forme d'un paiement unique d'une somme donnée.

Le débat sur le divorce musulman et la moindre protection accordée par la loi aux femmes musulmanes par comparaison avec les autres citoyennes indiennes a rebondi l'année dernière. En août 2017, la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelle la pratique du divorce instantané ( talaq-e biddat ou « triple talaq ») pratiqué par les musulmans en Inde. 82 ( * ) Cette pratique permet à un homme musulman de divorcer définitivement et légalement de son épouse en énonçant trois fois le mot « talaq » par oral ou par écrit, y compris par SMS, email ou un autre médium électronique. Il convient de noter que, d'après les mémoires présentés devant la Cour, cette pratique est interdite au Pakistan et au Bangladesh et qu'elle semble peu approuvée par la jurisprudence sunnite si le mari n'a pas de motifs suffisants, bien qu'elle soit légale. La décision de la Cour suprême fut rendue par 3 voix contre 2, l'opinion dissidente considérant le triple talaq comme constitutionnel mais invitant le Parlement à légiférer pour l'interdire. D'ailleurs, pour garantir l'arrêt de la Cour suprême, le gouvernement Modi a immédiatement déposé un projet de loi pour interdire le triple talaq sous toutes ses formes sous peine de 3 ans d'emprisonnement pour le mari. Il a été adopté par la Lok Sabha le 28 décembre 2017 avec le soutien du parti du Congrès.

Dans la foulée de l'affaire, la Cour suprême indienne a accepté en juillet 2018 d'entendre des actions contre la polygamie et contre les pratiques de nikah halala (conditions strictes de remariage après un divorce) en vigueur parmi les indiens musulmans.

b) Les lois anti-conversion dans les États fédérés

Plusieurs États fédérés ont adopté des lois pour faire obstacle aux conversions religieuses. Le mouvement a commencé en Orissa en 1967 suivi du Madhya Pradesh en 1968. Une pause eut lieu à cause d'une longue bataille juridique marquée par une censure par la Haute cour d'Orissa en 1973, une validation par la Haute cour du Madhya Pradesh puis finalement par la Cour suprême indienne en 1977. La Cour suprême a validé sur le principe les lois anti-conversions d'Orissa et du Madhya Pradesh en considérant que le droit de pratiquer et de propager sa foi protégé par la Constitution n'incluait pas le droit de convertir, qui peut être légitimement restreint pour protéger également la liberté de conscience de tous les croyants et pour préserver l'ordre public. 83 ( * )

Le mouvement d'extension des lois anti-conversion a repris à la fin des années 1970, puis s'est encore relancé dans les années 2000 avec plus de vigueur, y compris en 2007 en Himachal Pradesh sous un gouvernement du Congrès. Les mouvements nationalistes hindous et les gouvernements menés par le BJP favorisent ces initiatives, comme ce fut le cas encore récemment au Jharkhand en 2017 et en Uttarkhand en 2018. C'est plutôt aujourd'hui la conversion de l'hindouisme vers le christianisme - catholique ou protestant - des intouchables ( dalit ) et des populations aborigènes ( adivasi ) qui est visée. Mais au Gujarat, des actions ont été prises aussi contre des conversions vers l'islam lors de mariages ou vers le bouddhisme au cours de cérémonies publiques.

Huit États connaissent désormais un dispositif répressif opérationnel : Arunachal Pradesh (1978), Chattisgarh (2000, 2006), Gujarat (2003), Himachal Pradesh (2007), Madhya Pradesh (1968, 2006, 2013) et Orissa (1967). On constate que c'est toute la moitié du pays au Nord du Deccan qui est concernée, sauf le Penjab, la plaine du Gange (Uttar Pradesh, Bihar) et le Bengale. Au Rajasthan, le projet de loi voté en 2006 n'a jamais reçu le contreseing du gouverneur et n'est pas entré en vigueur. Au Tamil Nadu, les dispositions anti-conversion de 2002 ont été abrogées dès 2004 après des conversions publiques massives de Dalits en signe de protestation contre la nouvelle loi. 84 ( * ) En outre, bien qu'il ait annoncé son intention de le faire en 2014, le gouvernement Modi n'a pas encore fait adopter au plan fédéral une loi anti-conversion.

Tous les « Freedom of Religion Acts » des différents États sont calqués sur le même modèle. Ils prohibent le fait de convertir ou de tenter de convertir quelqu'un, directement ou indirectement, en usant de la force ou d'une incitation, notamment financière, ou par fraude. Toute la difficulté réside dans la caractérisation difficile de l'incitation dolosive ou de la fraude. Des peines de prison et d'amendes sont prévues, renforcées si le converti est une femme ou un mineur. Il est requis de l'auteur de la conversion d'en informer les autorités de l'État. Le Gujarat, dirigé alors par l'actuel Premier ministre Narendra Modi, s'est distingué en prévoyant que la conversion ne puisse avoir lieu sans l'autorisation préalable du représentant du gouvernement local dans le district. L'impact réel des dispositions est incertain : il semble qu'il y ait eu peu d'arrestations, pas de condamnations au moins jusqu'en 2017. Toutefois, la pression et la surveillance s'accroissent et un climat hostile aux minorités religieuses s'affirme de plus en plus.


* 75 Terme ajouté par le 42 ème amendement à la Constitution indienne en 1976.

* 76 Ou de la race, de la caste, du sexe ou du lieu de naissance.

* 77 Il est précisé que pour les Sikhs la pratique de la religion comprend le port du kirpan, le poignard rituel.

* 78 Ratilal Panachand Gandhi v. State of Bombay, 1954.

* 79 Hormis les communautés exilées tibétaines et les religieux notamment cinghalais qui résident en Inde, les bouddhistes indiens sont précisément des communautés intouchables volontairement converties dans les années 50-60 à la suite du Dr Ambedkar pour tenter de se libérer de l'hindouisme qui servait à justifier leur maintien dans une condition sociale inférieure.

* 80 Mohd. Ahmed Khan v. Shah Bano Begum, 1985.

* 81 Iddat en droit islamique ; période avant que le divorce devienne irrévocable et servant à écarter une possible grossesse.

* 82 Shayara Bano v. Union of India, 2017.

* 83 Laura Dudley Jenkins, Legal Limits on Religious Conversion in India, 71 LAW & CONTEMP. PROBS. 109, 115 (2008).

* 84 Tariq Ahmad, State Anti-conversion Laws in India, The Law Library of Congress, juin 2017.

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