C. UNE CONDITION DU SUCCÈS DE LA RÈGLE : LE CALCUL DES OBJECTIFS EN FONCTION D'HYPOTHÈSES ÉCONOMIQUES PRUDENTES

En ce qui concerne le fond, le présent projet de loi constitutionnelle, qui, schématiquement, se contente de conférer un caractère contraignant au dispositif des actuelles lois de programmation des finances publiques, sans rien imposer en matière d'effort de réduction du déficit. Pour que ce dispositif soit efficace sur ce point, l'enjeu est celui de la fiabilité des hypothèses économiques qui fondent les choix budgétaires du Gouvernement.

Par le passé, pratiquement aucune programmation n'a été respectée en ce qui concerne le solde effectif, en raison d'hypothèses optimistes en matière d'évolution des dépenses publiques (environ 1 % en volume, contre 2 % en volume en exécution) et de croissance du PIB (2,5 % ou 3 % en volume, contre 2 % en exécution sans la crise).

Or, les dispositions du présent projet de loi constitutionnelle ne suffiront pas à résoudre ce double problème :

- dans le cas des dépenses , si le dispositif proposé sera de nature à permettre le respect de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM), il ne permettra pas de mieux maîtriser les dépenses échappant actuellement à son contrôle : régimes complémentaires de retraites, assurance chômage, administrations publiques locales ;

- dans le cas de la croissance du PIB , le présent projet de loi constitutionnelle permettra toujours au Gouvernement de « sous-calibrer » son effort sur les dépenses et les recettes en retenant des hypothèses de croissance systématiquement optimistes. La pratique des gouvernements successifs est bien connue, et est restée la même pendant à peu près dix ans. Il s'agit de retenir, pour la première année de programmation, une hypothèse de croissance légèrement supérieure à celle du consensus des conjoncturistes, et, pour les années suivantes, une hypothèse de croissance de 2,5 % ou 3 %, nettement supérieure à la croissance potentielle (de l'ordre de 2 %). Cela permet d'afficher en programmation des améliorations du solde public que l'on n'observe pas en exécution.

1. Une règle crédible seulement si elle permet de réduire le déficit et la dette

Comme dans le cas de la loi de programmation des finances publiques 2011-2014, un enjeu essentiel de ces lois-cadres sera l'hypothèse de croissance retenue.

Il s'agira en effet de savoir si l'on continue de retenir des scénarios délibérément très optimistes, quitte à les revoir à la baisse lors de la discussion des textes financiers à l'automne, et à prévoir alors un effort supplémentaire ; ou si l'on se décide à rompre avec la pratique de la dernière décennie et à adopter des hypothèses de croissance prudentes, par exemple en s'inspirant des pratiques de certains autres Etats européens.

La position de la commission des finances, telle qu'exprimée notamment dans le courrier adressé le 17 mai 2010 par son président et son rapporteur général à Michel Camdessus, est qu'il convient de se doter de ce qu'elle appelle une « règle de sincérité et de responsabilité », consistant à prévoir, comme la loi de programmation des finances publiques 2011-2014, que le Gouvernement s'engage sur ce qu'il contrôle, c'est-à-dire les dépenses et les mesures nouvelles sur les recettes (c'est la « règle de responsabilité »), mais aussi - contrairement à la loi de programmation des finances publiques 2011-2014 - à retenir des hypothèses économiques prudentes (c'est la « règle de sincérité »).

La prudence des hypothèses économiques est l'une des conditions de l'effectivité de la règle d'équilibre proposée par le projet de loi constitutionnelle. En effet, une trajectoire construite sur des hypothèses optimistes pourrait conduire à la situation paradoxale dans laquelle les lois financières annuelles seraient bien conformes formellement aux dispositions contraignantes de la loi-cadre (les plafond de dépenses et plancher de mesures nouvelles en recettes seraient respectés) tout en ne permettant pas de respecter la trajectoire de solde figurant dans la même loi-cadre, au titre des dispositions non contraignantes.

En d'autres termes, des hypothèses économiques trop optimistes conduiraient à sous-calibrer les efforts nécessaires en recettes et en dépenses, rendant ainsi la règle inopérante. Or une règle qui ne permettrait pas de respecter la trajectoire de solde effectif ne serait pas considérée comme un « frein à la dette » efficace par les observateurs, et perdrait donc sa crédibilité.

La question des hypothèses économiques devra être au coeur des débats sur le projet de loi organique.

2. Un handicap en termes d'effectivité : une règle qui ne porte pas sur l'ensemble du champ des administrations publiques

Il importe de ne pas sous-estimer le risque que la règle ne permette pas d'atteindre les objectifs en termes de solde public et de dette. En effet, outre l'aléa lié aux prévisions de croissance trop optimistes, il faut avoir à l'esprit que la règle s'applique aux seules administrations publiques entrant dans le champ de la loi de finances et de la loi de financement de la sécurité sociale, c'est-à-dire l'Etat et les régimes de base de la sécurité sociale.

Cela signifie que les collectivités territoriales, l'assurance chômage et les régimes de retraites complémentaires restent en dehors du champ de la règle, pour des raisons constitutionnelles (principe de libre administration des collectivités territoriales) ou historiques (gestion par les partenaires sociaux).

Pour ces catégories d'administrations publiques, le pilotage ne peut qu'être indirect (par le niveau des concours financiers aux collectivités territoriales par exemple). Tout dérapage constaté ou anticipé devra être pris en charge par un effort supplémentaire de l'Etat ou de la sécurité sociale.

3. La définition des hypothèses économiques : un sujet tabou en France mais traité dans d'autres Etats européens

La fixation des hypothèses économiques en fonction desquelles sont construites les lois financières comme les programmations pluriannuelles reste en France une prérogative du Gouvernement, qui répugne par ailleurs à recourir à une pluralité d'hypothèses.

L'encadré ci-après montre que d'autres pays fonctionnent d'une manière différente.

La détermination des hypothèses de croissance : quelques exemples étrangers

L'Allemagne : le rôle déterminant des principaux instituts

En Allemagne, huit instituts de conjoncture (dont un suisse et un autrichien) réalisent des prévisions économiques conjointes. Le groupe de prévision économique conjointe comprend :

- l'institut de recherche économique de Halle (IWH), qui coopère avec Kiel Economics ;

- l'institut de recherche économique de l'université de Munich (Ifo), qui coopère avec le Konjunkturforschungsstelle (KOF) de Zurich ;

- l'institut de Kiel pour l'économie mondiale (IKW), qui coopère avec le centre de recherche économique européenne (ZEW) de Mannheim ;

- RWI Essen, en coopération avec l'institut de recherches avancées de Vienne (IHS).

Ces instituts réalisent deux fois par an des prévisions économiques conjointes. Ainsi, en avril 2011, ils ont revu la prévision de croissance pour 2011 à 2,8 %, contre 2 % selon leurs prévisions d'octobre 2010.

En pratique les prévisions de croissance du gouvernement allemand s'écartent peu de celles de ces instituts.

Les Pays-Bas : le choix ancien de s'en remettre à un organisme indépendant

Aux Pays-Bas, l'ensemble des prévisions macroéconomiques sur lesquelles repose la politique budgétaire est élaboré par le Bureau central de planification ( Centraal Planbureau - CPB), créé en 1945 par Jan Tinbergen. Toutes les formations politiques s'en remettent à ses analyses, à tel point que le CPB procède, sans que ses chiffres soient contestés, au chiffrage de tous les programmes électoraux.

Le CPB dispose de moyens importants (125 personnes environ) et ne se limite pas aux prévisions macroéconomiques. Il effectue également des analyses économiques à la demande du Gouvernement, des partenaires sociaux ou de la Commission européenne.

Cet organisme fait partie du ministère des finances, mais son indépendance de jugement paraît totalement préservée.

Le Royaume-Uni : le choix récent de créer une autorité indépendante

Au Royaume-Uni, le gouvernement de coalition issu des urnes le 6 mai 2010 a mis en place, dès le 17 mai, une autorité indépendante sur les questions budgétaires ( Office for Budget Responsibility ). Cette autorité est chargée du cadrage macro-économique des lois de finances, ainsi que de l'évaluation des déterminants du solde structurel ( output gap et croissance potentielle). Il s'agit d'une structure légère.

A ce stade, l'OBR ne semble pas avoir rompu avec la tradition britannique de prévisions optimistes. Certes, il a revu à la baisse l'estimation de la croissance potentielle, passée de 2,75 % selon les prévisions du budget de mars 2010 et 2,5 % selon les hypothèses sous-tendant les projections de finances publiques, à 2,25 %. Cependant les prévisions de croissance, bien que revues à la baisse, demeuraient élevées, à 2,7 % en moyenne de 2011 à 2015. La prévision pour 2011, de 2,3 %, était toutefois conforme au consensus des conjoncturistes.

Le principe même de créer une autorité nouvelle chargée de déterminer les hypothèses de croissance suscite certaines interrogations, alors qu'il existe de nombreux organismes publics et privés à l'indépendance éprouvée, qui publient des prévisions de croissance. Il faudra que l'OBR démontre qu'il n'est pas moins indépendant que ces organismes. Ainsi, s'il est présidé par un professeur d'économie, Sir Alan Budd, il est situé dans les locaux du Treasury , et emploie une dizaine d'experts de la principale direction concernée.

Le graphique ci-dessous illustre le biais optimiste des programmations de la France, notamment en comparaison avec les scénarios de croissance retenus par des pays tels que l'Allemagne ou les Pays-Bas, qui se basent sur une hypothèse de croissance de 1,5 % après 2012.

En revanche, on constate que, au Royaume-Uni, la création de l'OBR ne s'est pas traduite par l'abandon de la tradition britannique de prévisions très optimistes.

Evolution des prévisions de croissance du PIB figurant dans les programmes de stabilité transmis aux autorités communautaires en avril 2011

(en %)

Source : commission des finances, d'après les programmes de stabilité

4. La LPFP 2011-2014 : un premier pas vers la prudence, à l'initiative du Sénat

La discussion au Sénat de la loi de programmation des finances publiques 2011-2014 a essentiellement porté sur le caractère plus ou moins prudent et réaliste du scénario de croissance retenu pour élaborer la trajectoire pluriannuelle.

Le Sénat n'a pas convaincu le Gouvernement de se rallier à l'inscription dans la loi d'un scénario alternatif, fondé sur des hypothèses moins optimistes que les siennes. Il a en revanche obtenu que soit inscrite dans le rapport annexé l'ampleur des efforts complémentaires à accomplir en cas de croissance moins importante que prévu.

a) En principe, l'obligation de prendre des mesures supplémentaires si la croissance s'établit 2 % au lieu de 2,5 %

Malgré la crise, le Gouvernement n'a rompu que partiellement avec la pratique consistant à construire les programmations sur des hypothèses de croissance délibérément optimistes, jugeant sans doute politiquement difficile d'annoncer des mesures de consolidation trop importantes sur les recettes ou les dépenses. Ainsi, la loi de programmation des finances publiques 2011-2014 et le programme de stabilité 2011-2014 reposent, pour les années 2012 à 2014, sur l'hypothèse d'une croissance du PIB de 2,5 % (2,25 % en 2012 pour le programme de stabilité), ce qui permet d'afficher des mesures nouvelles sur les prélèvements obligatoires de seulement 3 milliards d'euros chaque année de 2012 à 2014.

Afin que la loi de programmation des finances publiques 2011-2014 ne soit pas faussée par des hypothèses économiques irréalistes, la commission des finances a adopté un amendement insérant à l'article 3 un scénario alternatif, dont il ressortait qu'avec une croissance de 2 % de 2012 à 2014 le déficit serait encore de 3,8 points de PIB en 2013 et 3 points de PIB en 2014 (contre respectivement 3 et 2 points de PIB selon le Gouvernement).

Le Gouvernement a cependant souhaité affirmer que son intention était de respecter la trajectoire de solde, même si la croissance du PIB était inférieure à son hypothèse de 2,5 %. Il a donc présenté deux amendements, auxquels la commission a donné un avis favorable, supprimant le scénario alternatif, et insérant dans le rapport annexé le passage suivant :

« Dans un scénario alternatif où la croissance de l'activité n'atteindrait que 2 % par an sur 2012-2014, les recettes publiques connaîtraient une croissance spontanée moins dynamique et cela affecterait la trajectoire de déficit public sur la période.

« Bien que l'impact de la croissance sur le solde public ne soit pas automatique, il est possible d'évaluer l'ordre de grandeur de l'effort supplémentaire nécessaire pour conserver la même trajectoire de déficit en points de PIB. Toutes choses égales par ailleurs, cet effort serait compris entre 4 Md€ et 6 Md€ chaque année. Il pourrait toutefois être accru par une évolution moins favorable du taux de chômage, ou une élasticité des prélèvements obligatoires au PIB moins élevée. Le Gouvernement y ferait face par des mesures d'économies supplémentaires sur les dépenses et les niches fiscales ou sociales pour assurer le respect de la trajectoire de déficit fixée dans la présente loi de programmation. »

b) Une disposition insuffisante

On aurait donc pu s'attendre à ce qu'en avril dernier, le Gouvernement annonce pour 2012 une hypothèse de croissance de 2 %. Il en aurait découlé la nécessité de prendre en 2012 des mesures supplémentaires pour un montant d'au moins 4 à 6 milliards d'euros selon les estimations a minima du Gouvernement figurant dans le rapport annexé à la loi de programmation des finances publiques.

Cette éventualité, envisagée par le Gouvernement, a été écartée, celui-ci ayant manifestement choisi d'attendre l'automne 2011 pour déterminer si un effort supplémentaire est nécessaire en 2012.

Pour autant, la situation est pour le moins paradoxale :

- on peut supposer que si la croissance était faible et les recettes peu dynamiques, le Gouvernement s'estimerait tenu, sinon de respecter sa trajectoire de solde, du moins de réaliser un effort structurel plus important, qui lui permettrait d'affirmer qu'il respecterait sa trajectoire de solde si la croissance était égale à son potentiel et si les recettes tendaient spontanément à augmenter à la même vitesse que le PIB ;

- mais comme le Gouvernement anticipe une croissance égale ou supérieure à son potentiel et des recettes augmentant plus rapidement que le PIB, il prévoit des mesures moins importantes que celles qui seraient nécessaires dans une situation plus « normale ».

La politique suivie par le Gouvernement ne correspond donc pas à celle préconisée par la commission Camdessus, puisqu'elle se rapproche de fait en haut de cycle d'une règle de solde effectif.

5. L'incidence positive de la proposition de directive sur les cadres budgétaires nationaux

La proposition de directive sur les exigences applicables aux cadres budgétaires des États membres présentée par la Commission européenne dans son « paquet législatif » du 29 septembre 2010 impose aux Etats de retenir des hypothèses économiques probables ou prudentes et d'inclure des scénarios alternatifs.

Ainsi, l'article 4 de la proposition de directive dispose :

« 1. Les États membres veillent à baser leur planification budgétaire sur des prévisions macroéconomiques et budgétaires réalistes, en utilisant les informations les plus actuelles. La planification budgétaire repose sur le scénario macrobudgétaire le plus probable ou sur un scénario plus prudent qui met en évidence, de manière détaillée, les écarts par rapport au scénario le plus probable. Les prévisions macroéconomiques et budgétaires sont établies compte tenu, en tant que de besoin, des prévisions de la Commission. Les différences entre le scénario macro-budgétaire retenu et les prévisions de la Commission font l'objet d'une explication.

« 2. Les prévisions macroéconomiques et budgétaires établies aux fins de la planification budgétaire incluent des scénarios macroéconomiques alternatifs permettant d'étudier la trajectoire des variables budgétaires dans différentes conditions économiques. La performance des prévisions passées oriente la gamme des scénarios alternatifs utilisés dans les prévisions macroéconomiques et budgétaires.

« 3. Les États membres publient les prévisions macroéconomiques et budgétaires officielles qu'ils ont établies aux fins de leur planification budgétaire, y compris les méthodes, hypothèses et paramètres qu'ils ont utilisés à cet effet.

« 4. Les États membres soumettent les prévisions macroéconomiques et budgétaires qu'ils ont établies aux fins de leur planification budgétaire à un audit régulier , y compris une évaluation ex post. Le résultat de cet audit est rendu public. »

Dans ces conditions, on peut s'interroger sur la légalité d'une poursuite, après l'entrée en vigueur de cette directive, de la pratique actuelle consistant à retenir systématiquement une hypothèse de croissance de 2,5 %.

La France courrait peut-être le risque d'un recours contentieux de la Commission européenne devant le juge communautaire. En droit interne, si le Conseil constitutionnel ne vérifie pas la conformité des textes législatifs au droit communautaire, certains actes réglementaires pourraient en principe s'en trouver fragilisés.

En tout état de cause, l'examen des programmes de stabilité transmis à la commission européenne en avril 2011 montre que la France est l'un des rares pays à ne présenter qu'un seul scénario, beaucoup d'autres en proposant trois (un scénario de base, un scénario optimiste, un scénario prudent).

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