CHAPITRE III

LA CONSTRUCTION AÉRONAUTIQUE

I. UN SECTEUR ENCORE ENLISÉ DANS LA CRISE

Quoique les perspectives de développement de l'industrie aéronautique dans les vingt prochaines années continuent à apparaître particulièrement favorables, celle-ci a connu, en 1994, pour le quatrième exercice consécutif, une nouvelle année difficile. La crise que traverse le secteur depuis 1990 a continué à faire sentir ses effets.

En nombre, les commandes d'avions de transport ont baissé de 22 %. Les livraisons, en recul de 20 % par rapport à 1993, ont atteint leur plus bas niveau depuis dix ans.

Certes, la reprise -au niveau mondial- de l'activité des compagnies aériennes et l'amélioration de leur situation financière, qui ont été soulignées dans le chapitre précédent, n'a pas été sans engendrer une inflexion positive de la conjoncture, puisque les annulations de commandes ont diminué de 60 %.

Cette reprise est néanmoins demeurée insuffisante pour permettre aux trois principaux constructeurs de contenir l'érosion de leur carnet de commandes. Par rapport à 1993, ceux-ci ont diminué en valeur de 7 % pour Airbus, de 12 % pour Boeing et de 18 % pour Mc Donnell Douglas. Dans l'ensemble, les groupes travaillant dans le secteur aéronautique ont donc continué à être durement touchés par la crise.

Aux États-Unis, le chiffre d'affaires aéronautique de Boeing et Mc Donnel Douglas a, respectivement, chuté de 18 % et 34 %.

En Europe, les principaux groupes ont également été pénalisés par cette conjoncture défavorable. La branche aéronautique de Bristish Aerospace a réalisé un chiffre d'affaires en baisse de 5 %, tandis que son résultat d'exploitation s'est soldé par une perte de 1,2 milliard de francs.

À l'échelon national, Aerospatiale et SNECMA ont enregistré une baisse de 3 % de leur chiffre d'affaires et accusé une perte pour la troisième année consécutive. Seuls signes favorables dans ce contexte dégradé : le groupe Dassault-Aviation affichait une bonne santé financière avec un bénéfice de 213 millions de francs en dépit d'une baisse de son chiffre d'affaires de 7 % et les résultats d'Aérospatiale traduisaient une certaine amélioration, ses pertes ayant été réduites de 66 %. Il n'en demeure pas moins que le bilan de la Snecma est particulièrement sombre.

Comme en 1993, ce contexte de crise trouve un écho douloureux dans la poursuite de la réduction des effectifs du secteur.

ÉVOLUTION DES EFFECTIFS EN PERSONNEL DES PRINCIPALES ENTREPRISES AÉRONAUTIQUES

Le ralentissement des cadences de production, déjà relevé l'an dernier, se trouve également confirmé.

Boeing devrait livrer, en 1995, 230 appareils contre 270 et 330 en 1994 et 1993. Airbus Industrie prévoit de livrer 125 appareils en 1995, soit un chiffre sensiblement identique à celui de l'an passé.

Pourtant, comme nous l'indiquions de manière liminaire, malgré la persistance de cette situation difficile, les prévisions pour les vingt prochaines années demeurent optimistes. Elles reposent, notamment, sur l'hypothèse d'une croissance de l'économie mondiale à un taux annuel moyen de plus de 3 % et sur une progression annuelle du trafic de plus de 5 %. On estime habituellement qu'une telle évolution devrait engendrer d'ici à 2014 un besoin d'environ 15.000 appareils neufs de plus de 70 places, soit un marché d'une valeur total de 1.000 milliards de dollars.

II. LES RÉSULTATS DES PRINCIPALES ENTREPRISES FRANÇAISES

A. AIRBUS INDUSTRIE

En 1994, Airbus Industrie a dégagé un excédent comptable de 324 millions de dollars, à comparer aux 122 millions de dollars atteints l'année précédente. Le chiffre d'affaires, qui marque un léger tassement, s'établit à 8,55 millions de dollars contre 8,69 millions de dollars en 1992.

Le consortium a livré 123 appareils au lieu de 138 l'année précédentes et de 157 en 1992.

Cette évolution confirme, certes, l'impact de la conjoncture dégradée que connaît le transport aérien sur l'activité du GIE, mais aussi -et cela est positif- l'amélioration de ses comptes constatée depuis 1987. Le solde comptable s'est ainsi redressé fortement, passant en pourcentage du chiffre d'affaires de - 21 % en 1987 à + 4 % en 1994 (+ 3,5 % en 1991, + 1,5 % en 1992 et + 1,4 % en 1993).

Les comptes du GIE ne donnent cependant qu'une indication incomplète de la performance économique d'ensemble du programme Airbus. Ceux-ci doivent être complétés du résultat industriel constaté au niveau de chaque partenaire, dans lequel entre en compte différence entre les prix de ventes au GIE en dollars et les coûts de revient facturés pour l'essentiel en monnaie nationale. Le taux du dollar réel ou garanti par les couvertures de change joue ainsi un rôle décisif dans le niveau du résultat final.

Le tableau ci-après résume les résultats financiers du GIE en 1993 et 1994 :

RÉSULTATS FINANCIERS D'AIRBUS INDUSTRIE

LES EMPLOIS GÉNÉRÉS PAR LES ACTIVITÉS D'AIRBUS INDUSTRIE

Au 31 juillet 1995, Airbus Industrie employait 2.080 personnes contre 1.711 début 1993.

Cet accroissement sensible de l'effectif du GIE résulte de la fusion avec Aéroformation, société qui assure la qualification des équipages sur les produits Airbus, jusque-là filiale du GIE.

Par nationalité, les effectifs du GIE se répartissent comme suit :

- française : 71 %

- allemande : 15 %

- britannique : 11 %

- espagnole : 1 %

- autre : 2 %

En 1994, on peut estimer les seuls emplois directs à près de 9.500 personnes chez DASA et, respectivement, de 5.000 et 1.200 personnes chez Bae et Casa. Chez Aérospatiale les effectifs affectés se sont élevés à 10.500 personnes sur un total de 24.200. Les seuls emplois directs s'élèvent donc au total, chez les 4 partenaires, à environ 26.200 personnes.

Il convient également de tenir compte des emplois indirects, en particulier ceux pourvus par les sous-traitants et les équipementiers. Sans tenir compte de la motorisation, ceux-ci représentent, en France, l'équivalent des effectifs d'Aérospatiale employés pour Airbus, soit 10.500 personnes. Si on ajoute les effectifs du GIE, les emplois directs chez Aérospatiale et les emplois indirects hors motorisation, ce sont environ 23.000 personnes qui travaillent pour Airbus dans notre pays.

B. AÉROSPATIALE

Quoique négatif (- 480 millions de francs), le résultat net consolidé d'Aérospatiale en 1994 traduisait une amélioration des comptes de l'entreprise, ses pertes ayant été réduites de 66 %.

Force est d'ailleurs de constater que ce début de redressement était le fruit d'un effort de grande ampleur. En dix ans, le groupe a doublé la part de ses activités civiles et réduit ses activités militaires qui sont passées de 70 % à 34 %. Ses effectifs ont été compressés de 15 % en trois ans, tandis que sa dette diminuait de 5,7 milliards de francs.

Cependant, même si les perspectives ne sont plus aussi pessimistes qu'il y a deux ans, les incertitudes liées au cours du dollar ont conduit, cette année, à une nouvelle dégradation de la situation.

Dans ces conditions, les demandes d'augmentation de capital -qui représente aujourd'hui à peine 12 % du chiffre d'affaires-, adressées par l'entreprise à l'État, son actionnaire principal, apparaissent fondées.

C. LA SNECMA

La situation de la SNECMA apparaît encore plus préoccupante. Après avoir baissé de 20 % en 1993 et de 3 % en 1994, le chiffre d'affaires de l'entreprise devrait enregistrer un recul de 15 % en 1995, en s'établissant à 8,5 milliards de francs.

En 1994, les pertes se sont élevées à 2,2 milliards de francs après ne pas avoir dépassé 700 millions en 1993.

En avril dernier, le président de la SNECMA a utilisé l'expression de « quasi-faillite » pour qualifier la situation financière du groupe qui a entraîné la définition d'un plan de restructuration concernant 2.000 emplois.

Là encore, pour assurer l'avenir de l'entreprise, une recapitalisation massive apparaît nécessaire.

III. LES QUESTIONS QUE PEUVENT INSPIRER L'EXAMEN DE LA SITUATION DU SECTEUR

A. LE CHANGEMENT DE STATUT JURIDIQUE D'AIRBUS INDUSTRIE

Dans le contexte de concurrence internationale avivée auquel est confronté le consortium européen, les réflexions sur l'efficacité de ses actuelles structures juridiques et organisationnelles prennent une dimension stratégique.

De fait, les structures très originales d'Airbus Industrie (groupement d'intérêt économique de droit français regroupant des avionneurs de quatre pays de l'Union européenne) suscitent des reproches en son sein même. Ces reproches concernent son manque de transparence financière, l'existence d'oppositions d'intérêts entre ses membres et l'absence de vision sur la stratégie à long terme.

Il est, d'ailleurs, vrai que le GIE n'a qu'une connaissance très partielle du prix de revient des appareils fabriqués à l'intérieur du système. Celle-ci est, en effet, limitée aux montants auxquels sont achetées les parts produites par les partenaires, sans que le GIE n'ait accès aux prix de revient et aux marges réalisées par ceux-ci. De plus, les avionneurs membres du GIE se sont vus confier des responsabilités très proches les unes des autres sur les programmes successifs. Cette spécialisation rend également difficile les comparaisons de coûts d'un partenaire à l'autre.

La direction du GIE n'a, pour ces raisons, qu'une appréciation très incomplète de la rentabilité des programmes Airbus. Elle ne connaît pas les points faibles de l'organisation industrielle mise en place chez chaque avionneur. Elle ne peut, dans ces conditions, impulser elle-même les actions correctrices qui seraient nécessaires en vue d'améliorer l'efficacité d'ensemble du système.

C'est pourquoi, d'aucuns estiment que la création d'une société qui disposerait, sous son contrôle, de la totalité des moyens de production rétablirait la transparence manquante. Elle favoriserait, selon eux, une conduite optimale de l'activité Airbus, alors que celle-ci dépend aujourd'hui de la gestion décidée librement par chaque partenaire.

Interrogé sur ce sujet par les soins de votre rapporteur pour avis, le ministère des Transports lui a fait valoir qu'une telle création poserait le problème de l'arrêt du GIE et la question de la définition de l'actionnariat de la future société, ainsi que de son périmètre précis d'activité, notamment vis-à-vis des activités militaires.

En outre, votre rapporteur pour avis considère comme essentiel, au plan national, d'être attentif à la place que prendra l'Aérospatiale dans la nouvelle structure.

En effet, la branche avions d'Aérospatiale n'a d'activités que civiles, alors que DASA et BAE ont également une activité d'aéronautique militaire. Un regroupement au sein d'Airbus des bureaux d'étude des différents partenaires pourrait donc aboutir -s'il était mal conduit- à priver Aérospatiale de moyens de recherche autonome, alors que ce ne serait pas le cas de tous les membres de l'actuel GIE.

Les difficultés à surmonter pour aboutir à un changement satisfaisant et de nature à donner des atouts supplémentaires à l'industrie aéronautique ne sont donc nullement négligeables. Aussi, le passage d'un système à l'autre ne pourrait-il sans doute pas s'envisager sans une phase intermédiaire où cohabiteraient les deux structures jusqu'à ce qu'il soit possible de dissoudre le GIE.

Cependant, l'importance des obstacles ne doit pas faire oublier les avantages qui résulteraient de la création d'un système plus intégré et plus réactif. C'est pourquoi, votre Commission des Affaires économiques souhaiterait vivement savoir quel est l'état actuel des réflexions du Gouvernement en la matière, suite notamment aux orientations examinées lors du Conseil des Ministres européens concernés qui s'est tenu, en juin dernier, à l'occasion du Salon du Bourget.

B. LE COURS DE CHANGE DU DOLLAR AMÉRICAIN

« Le dollar nous tue ». Tel peut se résumer, quelque peu brutalement, la manière dont l'industrie aéronautique européenne, et en particulier Aérospatiale, perçoit le problème que lui pose un taux de change anormalement bas de la devise américaine.

Le marché mondial des gros avions, qui se répartit entre Airbus et les Américain Boeing et Mac Donnelle Douglas, est en effet entièrement libellé en dollars. Les Européens, dont les coûts de production sont chiffrés en monnaies locales, et qui vendent leurs avions en dollars, ne peuvent pas lutter contre une baisse durable de la devise américaine.

Celle-ci, en augmentant les prix en dollars des productions aéronautiques européennes 1 ( * ) , place les constructeurs du Vieux Continent devant un « dilemme infernal » : défendre les tarifs couvrant leurs frais de production avec le risque d'être écarté du marché au profit de constructeurs américains moins disant, ou emporter le marché en compressant leurs marges au-deçà du supportable.

Le choix de la seconde solution -la seule viable- entraîne que, pour Aérospatiale, chaque baisse de dix centimes du cours du dollar représente en année pleine environ 100 millions de francs de recette en moins sur les commandes en cours. Un effondrement des cours de 6 à 5 francs pour un dollar entraîne donc un manque à gagner de un milliard de francs par an qui suffit à transformer un programme bénéficiaire en un gouffre financier.

Ainsi, l'Aérospatiale a affiché une perte de 105 millions de francs au premier semestre 1995 ; le résultat aurait été positif de 650 millions de francs si le dollar était resté à son niveau de 1994.

En octobre, devant la faiblesse persistante de la monnaie américaine depuis le début de 1995. les deux principaux constructeurs européens, Aerospatiale et Daimler-Benz Aerospace (Dasa), son partenaire allemand dans Airbus, ont annoncé d'importants plans de restructuration.

Le groupe français, qui emploie 32.400 personnes, prévoit de supprimer 3.100 postes en 1996 et 1997. Chez Dasa, il est prévu que près de 9.000 emplois, soit plus du quart des effectifs, disparaissent d'ici à la fin de 1998. Eurocopter, filiale commune des deux groupes spécialisée dans les hélicoptères, n'est pas épargnée. L'entreprise a engagé un plan d'amélioration de sa productivité et « réfléchit à la façon de s'adapter aux conditions du marché ».

Face à cette situation qui relance les tentations de délocalisations des productions -tout comme les procès faits à l'emploi de la monnaie comme arme de « dumping » commercial- des voix se font entendre en faveur du décrochement des ventes d'actions civils du dollar. Certains financiers sont, d'ailleurs, plutôt partisans d'un calcul du prix de vente par référence à un panel de monnaies choisies pour leur stabilité.

Quoi qu'il en soit de telles solutions apparaissent encore difficiles à faire accepter à la clientèle, notamment américaine. En outre, elles ne seraient pas aisées à mettre en oeuvre puisqu'il faudrait également choisir de nouvelles monnaies de référence pour les pièces détachées et les composants aéronautiques dont les contrats d'achat, eux aussi libellés en dollars, avantagent les constructeurs dans les phases de baisse.

Néanmoins, votre rapporteur pour avis incline à penser que la puissance d'un secteur industriel s'apprécie à son niveau de performance commerciale et technique mais, aussi, à l'étendue de son autonomie financière et qu'il devient donc impératif d'approfondir les réflexions visant à rendre l'aéronautique communautaire moins dépendante des errements monétaires -ou des arrière-pensées commerciales- d'outre Atlantique.

Il se demande notamment si l'avènement de la monnaie unique, prévu pour 1999, sera de nature à modifier les actuels rapports de force.

* 1 La politique de couverture des risques de change permet de faire face aux situations passagères mais n'est pas opérante face à une faiblesse endémique du « billet vert ».

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