B. LES INSUFFISANCES DU TEXTE CONSTITUTIONNEL

1. L'ambiguïté et la connotation pénale de la haute trahison

L'article 68 de la Constitution ne prévoit qu'une exception à l'immunité du Président de la République pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions : le cas de haute trahison.

Il s'agit d'une notion ancienne et récurrente dans le droit constitutionnel français, puisqu'elle figure au sein de la Constitution de l'an III, des Chartes de 1814 et 1830, de la Constitution du 4 novembre 1848, de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 et de la Constitution de 1946. La référence à la haute trahison a cependant évolué au cours du temps, donnant à cette expression un caractère plus ou moins indéfini.

Ainsi, les articles 106 et 107 de la Constitution du 22 août 1795 disposent que « les administrateurs de départements » ou les citoyens qui retarderaient ou feraient obstacle à la réunion des assemblées primaires chargées de désigner les électeurs du corps législatif se rendraient coupables de « haute trahison et d'attentat contre la sûreté de la République ». La haute trahison correspond alors à une atteinte au fonctionnement régulier du pouvoir législatif, alors que les Chartes de 1815 et 1830 n'en apportent aucune définition.

L'article 68 de la Constitution du 4 novembre 1848 explicite davantage le contenu de la notion, en précisant que « toute mesure par laquelle le Président de la République dissout l'Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice de son mandat, est un crime de haute trahison ».

En revanche, les IIIème et IVème républiques font de la haute trahison le seul cas dans lequel le Président de la République est responsable, sans pour autant la définir.

Léon Duguit, rappelant qu'aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 « nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée », estime que l'indétermination des éléments constitutifs du crime de haute trahison empêche tout jugement du chef de l'Etat : « on se demande si dans l'état actuel de notre législation, le Président de la République pourrait être mis en accusation par la chambre et condamné pour haute trahison par le Sénat, pouvant apprécier souverainement les faits constitutifs du crime de haute trahison. En vertu du principe formulé précédemment [...], je réponds sans hésiter que cette mise en accusation et cette condamnation sont absolument impossibles tant qu'il n'y aura pas une loi déterminant les éléments constitutifs du crime de haute trahison et fixant la peine 19 ( * ) ».

Cette imprécision demeure dans la Constitution du 4 octobre 1958, qui fait également échapper la haute trahison au principe de légalité des délits et des peines : « nullum crimen, nulla poena sine lege » .

En effet, dans sa version antérieure à la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993 20 ( * ) , l'article 68, second alinéa, disposait que dans le cadre de la procédure relative à la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, la Haute Cour de justice était « liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu'elles résultent des lois pénales en vigueur au moment où les faits ont été commis. »

A l'inverse, le premier alinéa de l'article 68, relatif à la responsabilité du Président du République, n'apporte aucune indication quant à la qualification légale de la haute trahison. Cette imprécision est confirmée par l'article 18 de l'ordonnance n° 59-1 du 2 janvier 1959 portant loi organique sur la Haute Cour de justice, qui dispose que « la résolution des deux assemblées votée dans les conditions prévues à l'article 68 de la Constitution et portant mise en accusation du Président de la République devant la Haute Cour contient l'énoncé sommaire des faits qui lui sont reprochés ».

De même, l'article 25, premier alinéa, de l'ordonnance, dispose que « la commission d'instruction rend une décision de renvoi qui apprécie s'il y a preuve suffisante de l'existence des faits énoncés dans la résolution de mise en accusation, mais non la qualification de ces faits ».

Il revient par conséquent à la Haute Cour de justice d'apprécier souverainement les faits constitutifs d'une haute trahison . Aussi, la doctrine s'est-elle beaucoup interrogée sur la nature de la haute trahison. Dans son Précis de droit constitutionnel , Maurice Hauriou considère que « la haute trahison est un crime essentiellement politique ; en fait, ce qui est visé, c'est la tentative de coup d'Etat, c'est-à-dire la haute trahison vis-à-vis des institutions constitutionnelles, bien plutôt que la trahison au point de vue patriotique » 21 ( * ) .

Pour Maurice Duverger, il s'agit d'« un crime politique consistant à abuser de sa fonction pour une action contraire à la Constitution ou aux intérêts supérieurs du pays » 22 ( * ) . Georges Vedel estimait quant à lui que la haute trahison était « un manquement d'ordre politique aux obligations de la fonction : c'est une violation grave des devoirs de la charge. [...] La haute trahison est donc une notion d'ordre politique non légalement définie. Elle peut d'ailleurs (mais non pas toujours) se doubler d'infractions pénales légalement définies » 23 ( * ) .

Ne satisfaisant pas au principe de légalité des délits et des peines , la notion de haute trahison serait, de l'avis de nombreux constitutionnalistes, incompatible avec les exigences de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, relatif au droit à un procès équitable 24 ( * ) . Ainsi, pour Dominique Chagnollaud, n'étant pas définie, la haute trahison « absorbe donc tous les crimes et délits prévus par le code pénal ».

En définitive, alors qu'il conviendrait de mieux définir la responsabilité politique du Président de la République, l'expression de « haute trahison » conserve une connotation pénale excessive . Pour la commission Avril, elle est « soit trop restrictive, soit trop large. Trop restrictive, en ce sens qu'évidemment, on ne peut limiter la mise en cause du Président de la République au cas de trahison au profit d'une puissance étrangère ; trop large, en revanche, si l'on y englobe tout agissement politique pouvant être regardé comme un cas de violation de la Constitution par omission ou par action. Il importe, en effet, de ne pas entamer, de quelque façon que ce soit, le principe d'irresponsabilité du chef de l'Etat pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions [...] afin de préserver son indépendance et sa liberté d'action. » 25 ( * )

Le cas de responsabilité du Président de la République à raison des actes liés à l'exercice de ses fonctions s'inscrivant dans une logique politique et non judiciaire, la connotation pénale de la haute trahison la rend inadaptée.

Si elle n'est pas réductible au crime de trahison défini par le code pénal 26 ( * ) , elle apparaît comme une sorte « d'arme atomique du droit constitutionnel », « trop radicale pour être utilisée, sans pour autant remplir une quelconque fonction de dissuasion aux yeux de l'hôte de l'Elysée » 27 ( * ) .

Lors des débats relatifs à la révision constitutionnelle sur la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, notre regretté collègue Etienne Dailly avait proposé une énumération des faits constitutifs de haute trahison, visant les cas où le Président de la République « trahit sciemment les intérêts de la France au profit d'une puissance étrangère ; lorsqu'il s'abstient sciemment d'accomplir les actes auxquels il est tenu en vertu de la Constitution, lorsqu'il s'arroge un pouvoir qu'il ne tient pas de la Constitution ou lorsqu'il fait un usage anticonstitutionnel des pouvoirs que la Constitution lui confère » 28 ( * ) .

Aussi semble-t-il nécessaire de substituer à la haute trahison un motif clairement et exclusivement politique, faisant référence aux actes ou comportements du chef de l'Etat qui porteraient atteinte à la dignité de sa fonction.

* 19 Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, tome 4, 1924, p. 499.

* 20 La loi constitutionnelle n° 93-952 du 27 juillet 1993 a supprimé le second alinéa de l'article 68, relatif à la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, et inséré un nouveau titre X intitulé « De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement », comprenant les articles 68-1 et 68-2.

* 21 Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, p.415.

* 22 Maurice Duverger, Droit constitutionnel et institutions publiques, Paris, 1959, tome II, p. 661.

* 23 Georges Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, p. 431.

* 24 Cet article stipule que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

* 25 Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République, décembre 2002, p.26.

* 26 Aux termes des articles 411-1 à 411-11 du code pénal, constituent la trahison lorsqu'ils sont commis par un Français ou un militaire au service de la France, la livraison de tout ou partie du territoire national, de forces armées ou de matériel à une puissance étrangère, les faits d'intelligence avec une puissance étrangère, le sabotage, la fourniture de fausses informations de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation et la provocation à ces crimes.

* 27 Dominique Turpin, Revue du droit public, n° 1, 2003, p.106.

* 28 Journal officiel, Débats Sénat, séance du 27 mai 1993, p. 461.

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