M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste

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M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous vous avons invité, nous ne pouvons le faire pour tous les psychanalystes de talent, parce que vous avez écrit un livre sur l'homoparentalité.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste . - Merci de me faire l'honneur de m'écouter sur ce sujet sur lequel je travaille depuis longtemps. L'ouvrage que vous citez est paru en 2010. Avec le débat parlementaire, certaines questions que je me posais sont dépassées. A l'époque, j'étais d'avis que l'adoption ne posait pas de problèmes aussi importants que la PMA et la GPA, qui se profilent à l'horizon, malgré ce que dit le Gouvernement. Aussi me concentrerai-je sur ces questions.

La complexité du problème a été masquée par sa politisation, les tenants du mariage pour tous ont défini les partisans de ce changement comme progressistes et classé ceux qui s'y opposent parmi les religieux, voire en réactionnaires, ou homophobes, si ce n'est pire. Or les choses ne se répartissent pas aussi facilement. Les religieux ne sont pas forcément du côté qu'on croit. L'académicien athée Michel Serres a expliqué dans un article paru dans La Croix puis dans Etudes , la revue des jésuites, que l'adoption répondait au modèle de la sainte famille, dite « saine famille ». Ce modèle, qui n'en est pas un pour les théologiens chrétiens, où le père n'est pas le père et où la mère est vierge, serait celui des tenants de l'homoparentalité. C'est dire si le problème est complexe.

Dans l'histoire de la République et des lettres, les choses sont encore plus compliquées. Ainsi, j'ai-je trouvé chez le marquis de Sade cette formule : « J'ose assurer en un mot que l'inceste devrait être la loi de tout Gouvernement dont la fraternité fait la base ». C'est dire que l'on ne sait pas très bien où l'on met les pieds : ce projet de loi mérite une discussion très approfondie.

Donnons-nous le temps de bien voir toutes les conséquences de ce que nous faisons. La précipitation n'augure rien de favorable pour l'avenir de l'enfant et de notre société.

La famille n'est pas un concept psychanalytique, mais un concept anthropologique. En tant que psychanalyste, elle ne constitue pas l'une de mes préoccupations majeures. Il n'est pas vrai, quoi qu'en disent certains de mes collègues, que Freud ait modifié de fond en comble ce qui aurait été la famille bourgeoise du XIX e siècle. Les occurrences du mot famille dans son oeuvre se comptent sur les doigts de la main. En revanche, la question de la filiation et la situation de l'enfant par rapport à l'histoire de ceux qui l'ont engendré intéressent le psychanalyste. Cela concerne ce que Freud appelait « l'inconscient parental ». On peut demander au législateur de tenir compte non de l'inconscient, mais de la découverte majeure faite par Freud à l'orée du XX e siècle et qui consiste à constater qu'il existe une réalité psychique.

Devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, j'ai dit que dans le contexte d'une société patriarcale et polygame, le cinquième commandement, « tu honoreras ton père et ta mère » signifie : prends conscience que tu as un père et une mère. Quel que soit le cadre familial, il faut porter l'accent sur cette question : comment un enfant repère-t-il qu'il a un père et une mère ?

Il y a des invariants. Levi-Strauss faisait remarquer qu' « il existe une infinie variété des formes de la parenté et de la répartition des rôles sexuels, mais ce qui n'existe jamais, c'est l'indifférenciation des sexes ». S'il existe un changement anthropologique majeur, c'est que l'on touche à la différence des sexes. C'est autre chose que le droit au divorce ou à l'avortement.

Plaçons-nous du point de vue de l'enfant et partons de ce que Freud lui-même considérait, dans son dernier livre, comme le point pivot de la doctrine psychanalytique. L'OEdipe a mauvaise presse, ça fait ringard, dogmatique aujourd'hui, mais, enfin, il y a une grande différence entre l'OEdipe tel que nous le concevons dans le langage commun et ce qu'il est du point de vue du psychanalyste.

L'OEdipe raconte l'histoire d'une loi qui s'adresse à un sujet qui n'est pas un sujet de droit. Avec son corollaire, l'interdit de l'inceste, il s'adresse à l'enfant, non pas à l'adulte, même si le législateur a cru bon de l'introduire récemment dans la loi, ce à quoi je m'étais opposé, puisque ce qu'une loi fait, une autre peut le défaire. Il s'agit de demander à l'enfant de renoncer à un désir par l'humanité partagé pour devenir un être désirant, c'est-à-dire tourné vers l'avenir. J'insiste sur ce paradoxe : l'interdit s'adresse à l'enfant, c'est-à-dire à chacun d'entre nous.

Certains psychanalystes sont brocardés parce qu'ils font appel à ce dogme pour s'interroger sur la situation de l'enfant confronté à deux hommes ou à deux femmes. La question est mal posée. La question oedipienne se pose à propos des gens qui imaginent faire un enfant en le privant soit de père, soit de mère. Je ne doute pas qu'ils soient capables de s'en occuper, ce qui m'interroge c'est ce fantasme d'enfant pré-oedipien, sans papa ou sans maman.

On me dit : « Vous fantasmez !, les homosexuels en couple diront la vérité : nous nous sommes rencontrés et nous voulions un enfant, aussi nous avons eu recours à un tiers ». Oui, sauf que nos exemples cliniques nous montrent que tout ne se passe pas comme cela. On nous rétorque que ce sont des anecdotes marginales. Mais où a-t-on vu qu'une loi s'instituait en tablant sur la bonne foi de qui que ce soit ?

Il y a des choses que chacun d'entre nous peut entendre dans les reportages. J'ai ainsi entendu, tout récemment, des femmes homosexuelles dire en toute bonne foi - mais, comme le disait Lacan, l'erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable - à un enfant de deux ans : « Tu n'as pas de papa, tu as deux mamans. C'est parce que nous nous aimons très fort que tu es né ». Autoriser de tels propos par la loi revient à accepter un mensonge d'Etat. Aucune loi ne peut imposer à qui que ce soit de dire la vérité, une vérité insaisissable. En revanche, cette vérité peut être écrite dans un document d'état civil qui fait foi et auquel l'enfant peut être confronté s'il le souhaite.

Sans reprendre le passéiste « né de père inconnu », une formule sur l'acte de naissance peut dire que l'enfant n'est pas né de l'union de deux femmes. La même formule peut figurer aussi sur le livret de famille, sans que celui-ci soit dédoublé, comme le proposent certains collègues, car cela stigmatiserait les couples homosexuels.

Puisque des couples de même sexe sont capables d'offrir à un enfant un amour au moins équivalent à celui qu'offre la famille hétérosexuelle, qui du coup devient un concept, ils sont capables de l'éduquer de manière tout à fait honorable. C'est versé au crédit de la psychanalyse. Freud le regrettait déjà, l'on accorde beaucoup trop d'importance à l'éducation dans le développement de l'enfant. Celle-ci peut jouer un rôle déterminant lorsqu'elle s'impose à contretemps des réalités physiologiques, sociales et psychologiques. L'apprentissage de la propreté, s'il intervient avant la maturation physiologique des sphincters, a des conséquences dommageables pour l'enfant. L'assimilation de la sexualité infantile à la sexualité adulte constitue un véritable viol. Au contraire, l'éducation bénéfique favorise le potentiel du sujet, « allant devenant dans le génie de son sexe », selon la formule de Françoise Dolto. Bien des parents attendent que l'enfant se développe dans le génie d'un sexe qui n'est pas son sexe anatomique.

Derrière toute cette affaire, la question de l'effacement de la différence des sexes est liée à celle du mariage homosexuel, de la PMA, de la gestation pour autrui (GPA). Il y a un déni du réel. Nous ne sommes pas les maîtres de la langue. Comme l'ont montré Aldous Huxley et George Orwell, partout où se sont imposés des maîtres de la langue, il s'en est ensuivi des catastrophes psychiques et politiques considérables.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Oui, aujourd'hui, des enfants naissent sans père, ou ne sont pas reconnus par celui-ci et sont élevés par une mère. Ces femmes-là disent-elles la vérité à leurs enfants ? Je n'en sais rien. Il y a des enfants adoptés par des célibataires. Que leur dit-on ? Cette réalité va un peu à l'encontre de ce que vous dites.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - En effet, « avant que cette histoire nous préoccupe », ces choses existaient, la réalité était là, homoparentalité, transsexuels... Comment définissez-vous la famille ? L'intérêt de l'enfant, dont il est beaucoup question, quel est-il ?

Mme Maryvonne Blondin . - Comment les enfants des couples homosexuels peuvent-ils réagir sans souffrir à tout ce qu'ils entendent actuellement sur leur situation ? La réalité est quotidienne : les couples, les femmes ou les pères seuls peuvent avoir des enfants, est-ce un mensonge d'Etat ? Quand j'étais toute petite, on disait que les filles naissaient dans les roses et les garçons dans les choux...

M. Dominique de Legge . - J'ai apprécié votre intervention centrée autour de l'enfant, c'est essentiel. Vous avez dit qu'une loi ne peut imposer de dire la vérité. Mais si l'on ne peut mentir à l'enfant sur le fait qu'il naît de la rencontre d'un homme et d'une femme, on revient à la question de l'accès aux origines, qu'on retrouve à propos de l'accouchement sous X ou du don anonyme de gamètes. Serait-il souhaitable que la loi autorise l'enfant à accéder à ses origines dans toutes les circonstances ?

Mme Catherine Tasca . - Le texte que nous examinons se borne au mariage et à l'adoption, ce qui n'emporte pas toutes les questions que vous soulevez. Vous avez néanmoins bien raison d'anticiper. Vous avez dit des choses très fortes sur l'abandon des premiers désirs. Comment interprétez-vous ce désir d'hommes et de femmes homosexuelles d'avoir des enfants ?

Je pense comme vous qu'il n'y a rien de pire pour un enfant que le mensonge et j'en parle en toute connaissance de cause. Une société moderne doit absolument bannir toute mascarade destructrice. J'ai trouvé intéressante votre suggestion de border la réponse, puisque le train est parti. Lorsqu'un couple homosexuel, homme ou femme, singe complètement le rituel du mariage, on est dans le fantasme. Votre suggestion liée à l'acte de naissance ou au livret de famille est très intéressante.

Je suis pour la levée de tous les secrets en ce qui concerne l'origine. L'accouchement sous X n'est plus justifiable, comme à l'époque où la jeune fille violée par son professeur de piano ou la servante engrossée par son maître n'avaient aucune issue sociale.

Mme Annie David , présidente de la commission des affaires sociales . - Votre intervention suscite beaucoup d'interrogations. Vous anticipez en effet un débat qui n'est pas posé dans ce texte. Oui, il faut se placer dans l'intérêt de l'enfant. La question du désir d'enfant se pose : faut-il y accéder pour les couples homosexuels ? Vous avez dit qu'il faut prendre le temps. A toujours prendre le temps, jamais on ne franchit le pas.

Dire la vérité, oui, mais que pensez-vous de l'adoption aujourd'hui pour les couples hétérosexuels : faut-il dire aux enfants la vérité dans toutes les circonstances ?

Quant au livret de famille et à l'acte de naissance, lorsque les parents ne sont pas mariés et que l'un des deux parents est étranger, le livret de famille est différent. J'ai récemment vu celui d'une jeune Algérienne dont le compagnon est Français : elle n'apparaît pas comme la mère de son enfant... Cela fait partie des choses à faire évoluer.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste . - Je me suis préoccupé de l'intérêt de l'enfant, je vais dire dans quelle perspective. Maurice Maeterlinck, en 1891, donc avant Freud, disait : « les enfants apportent les dernières nouvelles de l'éternité, ils ont le dernier mot d'ordre. En moins d'une demi-heure, tout homme devient grave aux côtés d'un enfant. Il arrive d'ailleurs des choses extraordinaires à tout être qui vit dans l'intimité des enfants ». Je vis dans l'intimité des enfants depuis plus de 35 ans, les miens, tous ceux dont je me suis occupé, dans le public, dans mon cabinet privé ou, indirectement, par la supervision de psychanalystes.

Il faut prendre la mesure de ce qu'ils disent sans essayer de leur faire dire autre chose. Quand un enfant de quatre ans dit qu'il appelle papa sa « mam », sa deuxième maman et que la « mam » explique qu'il dit cela par mimétisme avec les autres enfants de son école maternelle, cette interprétation fait fi de ce que veut dire l'enfant. Cela me pose question.

Quand des enfants en thérapie me demandent en fin de séance « Mais, monsieur Winter, il n'y a pas des façons plus simples pour faire des enfants ? », ils me confrontent à la limite de l'impensable, parce que la réalité et les mots employés ne coïncident pas. Quand je parle de l'intérêt de l'enfant, je pense à faire en sorte qu'il y ait coïncidence

Que les homosexuels aient envie d'enfant, ce n'est pas nouveau. La nouveauté, c'est que l'Etat prenne en charge cette envie, parce que des groupes se sont constitués pour s'en faire les porte-parole. Les homosexuels ont eu des enfants, mais à une place bien précise et qui ne dénie pas les nominations respectueuses de la généalogie et de l'engendrement : « c'est ton oncle, il s'intéresse à bien des choses dans la vie, mais il a un lien particulier avec toi ». Chacun d'entre nous a imaginé qu'il pouvait faire un enfant avec son papa et, dans sa réalité psychique, papa et maman, c'est pareil. Cependant, l'on pouvait mesurer ce à quoi l'on pouvait aspirer enfant et à quoi l'on a renoncé d'une part, et, de l'autre, la réalité socialement admise sous toutes les latitudes.

Le désir d'enfant chez les homosexuels existe, mais il existait bien antérieurement à la découverte par l'individu de son homosexualité. Quant aux cas particuliers, comme les familles monoparentales, les mères seules, etc., ma proposition pourrait s'appliquer à quantité d'autres situations. Ne pas dire la vérité est porteur de dommages.

Des psychanalystes ont dit les dangers de l'adoption. Le fait de dire qu'un enfant a un père et une mère ne signifie pas simplement qu'il a un papa et une maman. Le père comme la mère fait référence à toute une lignée de pères, de mères. Si les conditions de la transmission n'ont pas été valides, une femme peut décider de ne pas avoir d'enfant.

Le fait de dire qu'un enfant a un père ne procède pas d'une idéologie patriarcale. L'important n'est pas d'avoir un bon père, mais d'en avoir un. Après, on s'arrange avec celui que l'on a. Il peut être en prison, avoir déserté, être mort. Cependant, ces situations sont accidentelles. Or, tout à coup, on imagine que l'accidentel pourrait devenir légal. Bien sûr, toutes les généalogies sont bousculées, personne n'a pour autant eu l'idée d'en faire une loi. Cette évolution est, pour le moins, questionnable.

Confronté à ces situations complexes, le psychanalyste n'a pas, non plus, de jugement. Je reçois les enfants, je les écoute, je les amène à avoir un point de vue sur leur histoire. Mais j'ai le droit en tant qu'homme, d'avoir un jugement. Ce que j'ai appris de la névrose, c'est qu'elle consiste à être privé de son propre jugement. Il serait curieux que j'en sois privé ! Si dans mon métier, je m'abstiens de juger, sorti de là, j'apprends et je me forge mon avis sur ce qui est acceptable ou pathogène.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour vos réponses, M. Winter.

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