EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Deux ordonnances ont été prises sur le fondement de l'habilitation accordée au Gouvernement par l'article 2 de la loi n° 2014-1 du 2 janvier 2014 habilitant le Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises, en vue de réformer le livre VI du code de commerce relatif à la prévention et au traitement des difficultés des entreprises.

Outre le caractère inhabituel de la publication de deux ordonnances sur le fondement d'une même habilitation, votre rapporteur souligne le volume très important de ces deux ordonnances, avec un total de 131 articles, dont 117 pour la première, la seconde n'en comportant que 14 et constituant en quelque sorte une « session de rattrapage » de la première. Ces amples ordonnances, tant par le volume que par la portée, ont été conçues par le Gouvernement dans un délai relativement bref.

Compte tenu de l'ampleur de ces textes et de la diversité des réformes ainsi opérées par délégation du législateur, votre commission a jugé opportun de désigner un rapporteur pour examiner les deux projets de loi de ratification, lesquels se bornent l'un et l'autre à ratifier l'ordonnance, dans un article unique, sans y apporter une quelconque modification. Votre commission souhaite ainsi être en mesure, le moment venu, de ratifier ces ordonnances de la manière la plus éclairée possible, en toute connaissance de cause.

Les deux projets de loi de ratification ont été déposés sur le Bureau du Sénat, permettant ainsi cet examen par votre commission.

Il s'agit ici d'une démarche vertueuse que votre commission entend promouvoir : lorsque le Parlement délègue son pouvoir législatif au titre de l'article 38 de la Constitution, il lui appartient d'exercer un contrôle vigilant sur l'exercice délégué de ce pouvoir, à mesure de l'ampleur de la délégation, pour préparer la ratification. Votre commission veut non seulement vérifier le respect formel de l'habilitation, mais surtout apprécier la pertinence des réformes ainsi réalisées, en proposant s'il y a lieu d'y apporter des ajustements, étant précisé que les dispositions issues de ces ordonnances sont déjà entrées en vigueur, limitant de ce fait la marge de manoeuvre au moment de la ratification.

Avant d'entrer plus avant dans la présentation des deux ordonnances, votre rapporteur tient à rendre hommage à notre ancien collègue Jean-Jacques Hyest, antérieurement rapporteur des deux présents projets de loi ratifiant les ordonnances, mais dont le mandat s'est achevé en raison de sa nomination au Conseil constitutionnel.

Grand connaisseur du droit des entreprises en difficulté, notre ancien collègue avait, notamment, été rapporteur de la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises 1 ( * ) , laquelle a profondément modifié cette branche du droit des entreprises, et de la loi n° 2003-7 du 3 janvier 2003 modifiant le livre VIII du code de commerce 2 ( * ) . Il a également été l'auteur du rapport de décembre 2001, au nom de l'office parlementaire d'évaluation de la législation, sur la législation applicable en matière de prévention et de traitement des difficultés des entreprises 3 ( * ) .

Alors que le droit des entreprises en difficulté a connu une grande réforme tous les dix ans, votre rapporteur constate depuis une dizaine d'années une accélération de ces réformes, qui plus est par ordonnance, dont témoignent à leur tour les deux ordonnances précitées.

Sous l'empire de la loi n° 67-563 du 13 juillet 1967 sur le règlement judiciaire, la liquidation des biens, la faillite personnelle et les banqueroutes 4 ( * ) , la pratique du droit des entreprises en difficulté, alors appelé droit de la faillite, était souvent critiquée, dans la procédure judiciaire suivie et dans l'exercice de la profession de syndic de faillite, dont l'intérêt n'était pas nécessairement de contribuer au redressement des entreprises concernées.

La profonde réforme initiée par notre ancien collègue Robert Badinter, alors garde des sceaux, en 1984 et 1985, a permis de répondre à ces critiques, en ouvrant la voie à la prévention et aux procédures amiables, en refondant les procédures judiciaires, en accroissant dans ce cadre les pouvoirs du tribunal et en réorganisant les professions concernées, afin de garantir leur indépendance et de prévenir les conflits d'intérêts. Cette réforme s'est déclinée en trois textes : loi n° 84-148 du 1 er mars 1984 relative à la prévention et au règlement amiable des difficultés des entreprises, loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises et loi n° 85-99 du 25 janvier 1985 relative aux administrateurs judiciaires, mandataires-liquidateurs et experts en diagnostic d'entreprise.

Par la suite, une importante réforme est intervenue par la loi n° 94-475 du 10 juin 1994 relative à la prévention et au traitement des difficultés des entreprises, consistant notamment à renforcer la détection et la prévention des difficultés et à améliorer le régime du redressement judiciaire, en protégeant mieux les droits des créanciers, en simplifiant les procédures et en encadrant davantage les cessions d'entreprises en difficulté.

Plusieurs de ces textes ont été examinés par votre commission sur le rapport de notre regretté collègue Etienne Dailly.

Par la suite, l'ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du code de commerce a intégré le droit des entreprises en difficulté au sein du nouveau code de commerce, dans son livre VI.

La loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises, à son tour, a cherché à améliorer le droit des entreprises en difficulté, notamment en renforçant l'efficacité de la prévention et en modernisant les procédures collectives instituées en 1985, par la réforme de leur architecture ainsi que par l'instauration de la procédure de sauvegarde, en l'absence de cessation des paiements. Là encore, l'objectif était de permettre un traitement plus précoce des difficultés, pour renforcer les chances de continuité de l'entreprise. Force est toutefois de reconnaître que la procédure de sauvegarde, si elle n'avait pas vocation à être massivement utilisée, demeure relativement peu fréquente dix ans après sa création 5 ( * ) .

Par la suite, l'accélération des réformes du droit des entreprises en difficulté traduit les répercussions de la crise économique, mais également, plus récemment, les effets de la question prioritaire de constitutionnalité.

Il faut d'abord citer l'ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008 portant réforme du droit des entreprises en difficulté, prise sur le fondement de l'article 74 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, visant notamment à renforcer l'attractivité de la conciliation et de la sauvegarde et à accroître le rôle du ministère public dans les procédures. Il faut également citer la loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière, dont l'article 57 a institué, à l'initiative de notre ancien collègue Jean-Jacques Hyest, la procédure innovante de sauvegarde financière accélérée, qui marie conciliation et sauvegarde.

Ces réformes successives cherchent à concilier approche juridique et approche économique, au risque parfois, selon votre rapporteur, de présenter des risques de contradiction. La logique toujours croissante de « boîte à outils » du livre VI du code de commerce n'est pas toujours compatible avec l'exigence de lisibilité du droit pour les chefs d'entreprise et la cohérence procédurale d'ensemble.

Les réformes introduites par les deux ordonnances du 12 mars 2014 et du 26 septembre 2014 précitées se placent avec constance dans la continuité de l'esprit des réformes précédentes, en favorisant la prévention des difficultés - l'anticipation des difficultés animait déjà le législateur en 1967 - pour traiter les difficultés économiques le plus tôt possible, en améliorant le fonctionnement des procédures judiciaires, en renforçant le rôle du parquet pour contrôler les procédures, ainsi qu'en garantissant l'impartialité du tribunal, sous l'effet de décisions du Conseil constitutionnel. De nouvelles procédures de sauvegarde accélérée et de rétablissement professionnel ont également été instituées.

Au vu des auditions, ces ordonnances ont été reçues favorablement par les acteurs, experts et praticiens du droit des entreprises en difficulté, pour l'essentiel de leur contenu. Aussi votre commission se borne-t-elle à clarifier ou corriger les dispositions mal comprises ainsi qu'à apporter des améliorations ponctuelles visant à mieux assurer la cohérence des procédures.

*

* *

À l'initiative de son rapporteur, votre commission a donc adopté les deux projets de loi ratification ainsi modifiés.

I. LE DROIT FRANÇAIS DES ENTREPRISES EN DIFFICULTÉ AVANT 2014

À titre liminaire, votre rapporteur rappelle qu'il est fait application du droit des entreprises en difficulté, d'une part, par les tribunaux de commerce aux entreprises commerciales et artisanales et, d'autre part, par les tribunaux de grande instance aux exploitants agricoles, aux professionnels libéraux et aux personnes morales de droit privé non commerçantes 6 ( * ) .

A. UNE DISTINCTION JURIDIQUE QUI S'ESTOMPE ENTRE PRÉVENTION ET TRAITEMENT DES DIFFICULTÉS DES ENTREPRISES

S'il est régulièrement contesté en raison de son caractère fluctuant et incertain, le critère de la cessation des paiements - lorsque le passif exigible est supérieur à l'actif disponible - reste un critère cardinal dans l'organisation du droit des entreprises en difficulté et les procédures pouvant être ouvertes à la demande d'une entreprise en difficulté. Il permet - ou il permettait encore, il y a dix ans -, en principe, de distinguer prévention et traitement des difficultés : les dispositifs de détection et de prévention des difficultés des entreprises, d'une part, aussi appelées procédures amiables, et les procédures collectives, de nature judiciaire, visant à traiter les difficultés, à vocation curative, d'autre part, au sein principalement du livre VI du code de commerce.

Si la summa divisio entre mécanismes de détection et de prévention et procédures collectives demeure juridiquement valable, la pratique tend à voir un continuum entre les deux, que les réformes législatives conduites depuis une décennie n'ont fait qu'accentuer en droit.

1. La détection et la prévention des difficultés des entreprises

Au titre de la détection des difficultés des entreprises, on relève la procédure d'alerte du commissaire aux comptes, lorsqu'il constate des faits de nature à compromettre la continuité de l'exploitation 7 ( * ) . De même, au titre de ses prérogatives, le président du tribunal, lorsqu'il a connaissance de difficultés de nature à compromettre la continuité de l'exploitation d'une entreprise, peut convoquer ses dirigeants afin d'envisager les mesures de nature à redresser la situation, en ayant à sa disposition, en principe, toutes les informations utiles 8 ( * ) .

Au titre de la prévention figurent le mandat ad hoc , formule souple dans laquelle le président du tribunal désigne à la demande de l'entreprise un mandataire pour l'accompagner dans une mission particulière 9 ( * ) , ainsi que la procédure plus formalisée de conciliation 10 ( * ) , pour tenter sur une durée limitée, avec l'aide d'un conciliateur désigné par le président du tribunal et sous le contrôle de ce dernier, de trouver un accord avec les principaux créanciers. L'accord trouvé en conciliation peut être homologué par le tribunal.

Ainsi, les dispositifs de détection et de prévention relèvent, pour la plupart, de la responsabilité du président du tribunal.

Si votre rapporteur constate, comme d'autres, que les dispositifs de prévention ne sont pas assez utilisés, les dirigeants d'entreprise tardant souvent à prendre conscience des difficultés et à saisir le tribunal, il rappelle que ces dispositifs présentent l'avantage d'être soumis au principe de confidentialité, contrairement aux procédures collectives, de sorte que ne seront pas connues des tiers les difficultés rencontrées par l'entreprise, et permettent au dirigeant de rester responsable de la gestion de son affaire.

Cependant, depuis 2005, la procédure de conciliation est possible alors qu'il y a cessation des paiements depuis moins de quarante-cinq jours. L'accord de conciliation a vocation à y mettre fin, sans quoi une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire devrait être ouverte.

En outre, depuis 2010, la procédure de conciliation peut déboucher sur une forme particulière de sauvegarde, la sauvegarde financière accélérée (SFA). En l'absence d'accord avec l'ensemble des créanciers financiers dans le cadre d'une conciliation, lorsque le débiteur a élaboré un projet de plan susceptible d'assurer la continuité de l'activité avec le soutien de la majorité des créanciers, la SFA peut être ouverte par le tribunal pour adopter ce plan, dans le cadre du comité des créanciers financiers, de façon à l'imposer aux créanciers refusant de participer à l'accord. Les délais sont brefs.

Ainsi, la prévention tend à mordre de plus en plus sur les procédures collectives, et les ordonnances de 2014 précitées prolongent ce mouvement.

2. Le traitement des difficultés des entreprises

Sur l'autre versant du droit des entreprises en difficulté, les procédures collectives reposent, en principe, sur un état de cessation des paiements : c'est le critère de l'ouverture des procédures de redressement judiciaire 11 ( * ) comme de liquidation judiciaire, assorti dans le second cas du constat selon lequel « le redressement est manifestement impossible » 12 ( * ) . L'objectif est d'élaborer un plan de redressement ou de mettre fin à l'activité de l'entreprise, le cas échéant par voie de cession totale ou partielle, sous le contrôle du tribunal.

L'ouverture de la procédure doit être demandée par l'entreprise elle-même dans les quarante-cinq jours suivant la cessation des paiements 13 ( * ) .

L'ouverture de la procédure entraîne la suspension des poursuites des créanciers à l'égard de l'entreprise. Le chef d'entreprise est dessaisi de la gestion de son affaire, dans des proportions plus ou moins importantes, au profit d'un administrateur judiciaire désigné par le tribunal en cas de redressement 14 ( * ) , tandis qu'un mandataire judiciaire est désigné pour veiller à l'intérêt collectif des créanciers.

Toutefois, depuis 2005, une entreprise qui n'est pas en cessation des paiements, mais qui « justifie de difficultés qu'il n'est pas en mesure de surmonter » 15 ( * ) , peut demander l'ouverture d'une procédure de sauvegarde. L'ouverture de la procédure entraîne aussi la suspension des poursuites et vise à élaborer un plan de sauvegarde, mais le chef d'entreprise reste maître de son affaire, assisté par l'administrateur judiciaire. Les finalités des procédures de sauvegarde et de redressement judiciaire sont similaires : « permettre la poursuite de l'activité (...), le maintien de l'emploi et l'apurement du passif » 16 ( * ) .

La procédure précitée de SFA déroge toutefois aux principes de la sauvegarde, puisque l'entreprise peut être en cessation des paiements.

La diversité des procédures et la relativité du critère de cessation des paiements ouvrent d'ailleurs la voie, selon votre rapporteur, à des applications variables selon l'appréciation de ces difficultés par les tribunaux des diverses procédures prévues par le livre VI du code de commerce.

Les réformes récentes ont donc conduit à une imbrication croissante entre prévention et traitement, et en particulier entre conciliation et sauvegarde. À cet égard, la procédure de SFA a été novatrice, puisqu'elle fait de l'ouverture préalable d'une procédure de conciliation la condition de sa propre ouverture. Ces solutions sont reprises et étendues dans les ordonnances de 2014 précitées. Il s'agit d'inciter les créanciers à trouver un accord en conciliation, compte tenu de la menace possible d'une sauvegarde.

Le continuum entre prévention et traitement doit permettre au tribunal et aux divers acteurs de la procédure de disposer d'une plus grande souplesse procédurale pour atteindre une solution de nature à assurer la continuité de l'entreprise.


* 1 Rapport n° 335 (2004-2005). Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/rap/l04-335/l04-335.html.

* 2 Rapport n° 180 (2001-2002). Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/rap/l01-180/l01-180.html.

* 3 Rapport n° 120 (2001-2002). Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/rap/r01-120/r01-120.html.

* 4 On peut aussi citer l'ordonnance n° 67-820 du 23 septembre 1967 tendant à faciliter le redressement économique et financier de certaines entreprises, qui a institué une procédure spéciale réservée aux entreprises dont la disparition serait de nature à créer un trouble économique grave.

* 5 Voir le bilan statistique infra.

* 6 En particulier les associations.

* 7 Articles L. 234-1 et suivants du code de commerce. Cette procédure comporte trois étapes, combinant information des dirigeants et des organes de la société et information du président du tribunal. Selon la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, sur 223 383 mandats de commissariat aux comptes en 2013, on recense l'engagement de 3 258 procédures d'alerte.

* 8 Article L. 611-2 du code de commerce.

* 9 Article L. 611-3 du code de commerce.

* 10 Articles L. 611-4 et suivants du code de commerce. L'entreprise doit éprouver « une difficulté juridique, économique ou financière, avérée ou prévisible ».

* 11 Article L. 631-1 du code de commerce.

* 12 Article L. 640-1 du code de commerce.

* 13 Articles L. 631-4 et L. 640-4 du code de commerce. Cette obligation suppose une situation continue de cessation des paiements.

* 14 La désignation d'un administrateur judiciaire n'est pas obligatoire lorsque l'entreprise emploie moins de vingt salariés et présente un chiffre d'affaires hors taxes de moins de trois millions d'euros.

* 15 Article L. 620-1 du code de commerce.

* 16 Articles L. 620-1 et L. 631-1 du code de commerce.

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