B. LES DOMAINES RÉGALIENS

1. Le droit pénal

Dans sa version initiale, le projet de loi tendait à habiliter le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des dispositions concernant, d'une part, la justice criminelle , d'autre part , la réorientation par les procureurs de la République des procédures contraventionnelles et correctionnelles .

a) La justice criminelle

La crise sanitaire, faisant suite à la grève des avocats, a fortement perturbé le fonctionnement de la justice criminelle : toutes les sessions d'assises programmées pendant la période du confinement ont été annulées et de nouvelles annulations sont à craindre en mai et en juin.

De nombreuses affaires doivent donc être audiencées rapidement , sans quoi certains accusés pourraient être remis en liberté en raison de l'arrivée à expiration du délai maximum de leur détention provisoire 32 ( * ) , en dépit de la prolongation de plein droit, pour une durée de six mois, qui a résulté de l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2020-303 portant adaptation de règles de procédure pénale 33 ( * ) .

La Chancellerie redoute, en outre, qu'un nombre plus élevé qu'à l'accoutumée de personnes tirées au sort pour siéger aux assises ne répondent pas aux convocations, en raison du risque de contamination par le covid-19, ce qui pourrait empêcher la constitution des jurys. Siègent en effet aux assises, en plus des trois magistrats professionnels, six jurés en premier ressort et neuf en appel.

En théorie, l'absence d'un juré le jour de l'audience, sans motif légitime, est passible d'une amende de 3 750 euros. Mais ces amendes semblent en pratique peu prononcées par les présidents de cours d'assises. De plus, des dispenses peuvent être demandées par les personnes âgées de plus de soixante-dix ans et par celles qui sont dans une situation grave rendant leur présence difficile (une maladie, par exemple). Les personnes présentant des facteurs de vulnérabilité au covid-19 pourront certainement solliciter et obtenir des dispenses sur ce fondement.

Dans ce contexte, le Gouvernement souhaitait initialement prendre par ordonnance les mesures suivantes :

- augmenter le nombre de jurés tirés au sort afin de participer aux sessions des cours d'assises jusqu'à la fin de l'année 2020 ;

- au cours de l'année 2020, aménager le calendrier et le caractère public des opérations d'établissement des listes préparatoires et des listes annuelles des jurés pour l'année 2021 ;

- permettre aux premiers présidents des cours d'appel et au président de la chambre criminelle de la Cour de cassation de modifier la désignation des cours d'assises devant statuer en appel ;

- enfin, augmenter le nombre de départements pouvant participer à l'expérimentation relative à la cour criminelle 34 ( * ) .

La commission spéciale de l'Assemblée nationale a d'abord adopté un amendement du groupe La République en Marche tendant à préciser que la modification de la désignation des cours d'appel serait effectuée en tenant compte des capacités de jugement de celles-ci, ainsi que de l'intérêt des victimes et des accusés. Elle a également adopté un amendement de la députée Agnès Firmin Le Bodo (groupe Agir) limitant à trente le nombre de départements pouvant participer à l'expérimentation de la cour criminelle .

En séance publique, l'Assemblée nationale a finalement adopté un amendement du Gouvernement supprimant cette demande d'habilitation , afin d'inscrire directement dans la loi, par un article additionnel après l'article 1 er septies , les modifications souhaitées à la procédure de jugement des crimes.

Ces modifications sont présentées plus en détail dans le commentaire de l'article 1 er octies C .

b) La réorientation, par le procureur de la République, des procédures contraventionnelles et correctionnelles

Le projet de loi initial prévoyait la possibilité pour le Gouvernement de prendre par ordonnance des mesures permettant aux procureurs de la République de procéder à une réorientation des procédures contraventionnelles et correctionnelles, afin de permettre l'apurement des stocks d'affaires pénales. Cette possibilité de réorientation, qui ne concernait pas les affaires criminelles, aurait été ouverte jusqu'au 1 er novembre 2020.

Il s'agit là d'une dérogation au principe d'irréversibilité de l'action publique qui veut que le procureur dispose de l'opportunité des poursuites mais qu'une fois l'action publique lancée, elle lui échappe. La saisine d'une juridiction d'instruction ou de jugement met fin à la possibilité pour le procureur d'orienter l'action publique et, conformément au principe d'indépendance, c'est aux juridictions régulièrement saisies qu'il appartient alors de décider de son sort.

Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d'État a admis la possibilité de cette dérogation, au regard des circonstances et pour la bonne administration de la justice. Il l'a toutefois assortie de deux conditions qui ont été reprises dans le texte du Gouvernement : l'exclusion du classement sans suite et la prise en considération de l'intérêt des victimes. Ces conditions tendent à protéger la possibilité pour les victimes d'obtenir que leur affaire soit jugée après audience et à garantir les droits des parties civiles.

La commission spéciale de l'Assemblée nationale a adopté un amendement de Mme Untermaier et de plusieurs de ses collègues tendant à ce que la réorientation des poursuites pénales garantisse les droits de la défense.

En séance publique, un amendement du Gouvernement a supprimé cet alinéa au bénéfice d'un amendement portant article additionnel pour inscrire le dispositif envisagé directement dans le projet de loi. Cet amendement du Gouvernement, lui aussi adopté en séance publique, a inséré dans le texte l'article 1 er octies D .

2. Assurer la continuité de l'exercice des missions de défense et de sécurité intérieure

Comme dans le reste de la fonction publique, la période de confinement a ralenti, au sein des armées et des forces de sécurité intérieure, les processus de recrutement et la formation des nouvelles recrues.

Afin de combler le déficit de personnels qui en résulte et d'assurer au cours des prochains mois la continuité des missions de défense et de sécurité intérieure, les a , b et c du 2° du I de l'article 1 er du projet de loi tendent à habiliter le Gouvernement à déroger aux règles de maintien en service et à la durée des contrats de plusieurs catégories de personnels militaires et civils.

À l'instar des autres habilitations prévues par l'article 1 er , le Gouvernement serait habilité à prendre ces mesures dans un délai ramené, par la commission, à trois mois à compter de la publication de la loi.

a) Des dérogations exceptionnelles au statut militaire pour limiter les conséquences de la crise sur les capacités humaines des armées

Le ralentissement des flux de recrutements depuis le début du confinement génère un sous-effectif important , qui porte atteinte à la capacité d'action des armées et de la gendarmerie nationale.

Au total, selon les données de l'étude d'impact, l'impact de la crise sanitaire est estimé à un déficit d'environ 4 000 militaires, toutes armes confondues .

De manière à réduire au maximum les vacances de postes dans l'attente d'une reprise des processus de recrutement et de formation, le a du 2° du I de l'article 1 er du projet de loi tend à habiliter le Gouvernement à déroger, par voie d'ordonnance, à plusieurs dispositions encadrant le statut militaire afin de réduire, par des dispositions exceptionnelles, les départs de personnels au cours des prochains mois.

Le champ de l'habilitation autorise le Gouvernement à intervenir dans trois domaines, pour permettre :

- le maintien en service , par dérogation aux dispositions de l'article L. 4139-16 du code de la défense, des militaires de carrière atteignant la limite d'âge ainsi que des militaires sous contrat atteignant la limite de durée de services pendant la durée de l'état d'urgence sanitaire et au cours des six mois suivant son terme ;

- le maintien en service des militaires engagés dans un processus de reconversion professionnelle vers le civil et qui devraient, conformément à l'article L. 4139-5 du même code, être radiés des cadres au cours de cette même période ;

- le retour au service, par rengagement, d'anciens militaires de carrière qualifiés qui l'ont quitté.

Souscrivant à ces mesures, la commission a, à l'initiative de son rapporteur, supprimé l'habilitation prévue par le projet de loi (amendement COM-76) et inscrit directement dans la loi, par l'adoption de deux amendements portant articles additionnels, les mesures envisagées par le Gouvernement, à l'instar de ce qui a déjà été fait pour d'autres habilitations qui figuraient dans le projet de loi initial (voir commentaires articles 1 er quindecies et 1 er sexdecies ).

Le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) 35 ( * ) ayant été consulté sur les dispositions envisagées avant même que l'examen parlementaire du présent projet de loi ne soit achevé, les modifications adoptées par la commission ne reviennent pas sur l'un des apports de l'Assemblée nationale, qui a estimé nécessaire de soumettre toute modification du statut militaire à un avis préalable de ce conseil.

b) Un aménagement des modalités d'organisation des concours et de délivrance des qualifications de l'enseignement militaire

Le k du 2° du I tend à habiliter le Gouvernement à prendre toutes les mesures nécessaires pour permettre aux autorités chargées de l'enseignement militaire à adapter les modalités d'organisation des concours et autres dispositifs de sélection pour l'accès à l'enseignement militaire , ainsi que la délivrance des diplômes et qualifications de l'enseignement militaire, dont le déroulement a été fortement perturbé depuis le début de la crise sanitaire.

Le dispositif envisagé aurait vocation à compléter les dispositions de l'ordonnance n° 2020-352 du 27 mars 2020 relative à l'organisation des examens et concours pendant la crise sanitaire née de l'épidémie de covid-19 36 ( * ) . En effet, toutes les formations militaires ne relèvent pas de l'enseignement supérieur au sens du code de l'éducation, ce qui nécessite que soient prises des dispositions spécifiques.

Selon l'étude d'impact du projet de loi, les adaptations envisagées concerneraient principalement les modalités d'organisation des concours, les prérequis à remplir pour l'admission en formation, les modalités d'inscription pour accéder aux formations, les conditions de déroulement des formations, les conditions d'examen ainsi que les modalités de délibération de jurys.

Compte tenu du contexte sanitaire et des retards accumulés depuis la mi-mars dans les procédures de recrutement et de formation, ces modifications semblent s'imposer , au même titre que pour l'ensemble de l'enseignement supérieur.

Aussi la commission a-t-elle souscrit à l'habilitation demandée par le Gouvernement, dont le champ et les finalités lui sont apparues suffisamment clairs et précis, sous réserve d'une modification de nature rédactionnelle ( amendement COM-71 du rapporteur).

c) Un allongement des contrats des personnels contractuels de la police et de la gendarmerie nationales

Pour des raisons tenant tant à la forte mobilisation des forces de sécurité intérieure depuis le début de la crise sanitaire qu'au ralentissement des processus de recrutement, il est envisagé de déroger, temporairement, à plusieurs règles d'engagement de certaines catégories d'agents de la police et de la gendarmerie nationales , afin d'assurer une mobilisation suffisante de ces deux forces au cours des prochains mois.

C'est l'objet des b et c du 2° du I de l'article 1 er du projet de loi, dans leur version issue des travaux de l'Assemblée nationale, qui habilitent le Gouvernement :

- d'une part, à déroger aux dispositions législatives relatives aux durées d'engagement des adjoints de sécurité dans la police nationale et des gendarmes adjoints volontaires dans la gendarmerie nationale ;

- d'autre part , à augmenter, pour l'année 2020, la capacité de mobilisation de la réserve civile de la police nationale.

Jugeant les intentions du Gouvernement suffisamment précisées, la commission a entendu inscrire les dispositions envisagées directement dans la loi (cf. commentaires infra des articles 1 er terdecies et 1 er quatordecies ). Par l'adoption de deux amendements COM-45 et COM-47 , elle a en conséquence supprimé les habilitations concernées.

d) Un élargissement temporaire du périmètre de la réserve civique

Outre l'aménagement des règles applicables à la réserve civile de la police nationale, le c du 2° habilite également le Gouvernement à étendre « pendant l'état d'urgence sanitaire et une durée n'excédant pas six mois à compter de son terme, à l'ensemble des personnes morales exerçant des missions de service public la possibilité de recourir à la réserve civique ».

Créée par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, la réserve civique rassemble des personnes volontaires souhaitant participer, à titre bénévole et occasionnel, à la réalisation de projets d'intérêt général. Cette réserve a été fortement mobilisée depuis le début de la crise sanitaire, en particulier pour des missions d'aide et de distribution de produits de première nécessité. Ainsi, depuis la mi-mars, 100 000 actions auraient été réalisées par le biais de la plateforme de la réserve civique.

En l'état du droit, les missions relevant de la réserve civique ne peuvent être proposées que par les personnes morales de droit public et les organismes sans but lucratif de droit français porteurs d'un projet d'intérêt général et répondant aux orientations et aux valeurs de la réserve 37 ( * ) .

Le Gouvernement souhaite étendre , par voie d'ordonnance, pour la durée de l'état d'urgence sanitaire et au cours des six mois suivant son terme, la possibilité de recourir à la réserve civique à toutes les personnes morales exerçant des missions de service public.

Ainsi qu'il l'a été indiqué au rapporteur à l'occasion de ses travaux préparatoires, cette extension aurait principalement vocation à concerner l'entreprise La Poste. Depuis le début de la crise sanitaire, celle-ci rencontre en effet des difficultés dans la gestion des flux de clients, en particulier dans le cadre de sa mission d'accessibilité bancaire et de versement des minima sociaux, dont les bénéficiaires sont, pour plus de la moitié d'entre eux, domiciliés à la Banque postale. Dans ce contexte, les réservistes qu'il est envisagé de mobiliser auraient pour mission de fluidifier l'accès aux bureaux de poste et d'assurer le respect des gestes barrières, mission qui, au cours des dernières semaines, a été assurée par des réservistes de la gendarmerie nationale dans plusieurs points du territoire.

D'autres entreprises chargées d'une mission de service public pourraient également être concernées, à l'instar de la SNCF, pour la distribution de masques aux usagers.

Si elle ne s'est pas opposée, dans son principe, à la mesure souhaitée par le Gouvernement, la commission a, par l'amendement COM-47 de son rapporteur, réduit et précisé le champ de l'habilitation soumise à son examen.

Il lui est tout d'abord apparu que rien ne justifiait, à la lumière des éléments figurant dans l'étude d'impact et des informations qui lui ont été apportées par les services de l'État, que la dérogation envisagée s'applique pendant les six mois suivant la date de fin de l'état d'urgence sanitaire. En effet, s'il peut être admis qu'une assistance soit apportée en période de crise à des entreprises chargées d'un service public essentiel, pour garantir la continuité de l'accès à ce service, tel n'est pas le cas lorsque celles-ci reprennent un fonctionnement habituel. Aussi la commission a-t-elle limité l'application de la mesure à la seule durée de l'état d'urgence sanitaire.

Par ailleurs, elle a jugé nécessaire de préciser que les bénévoles de la réserve civique ne pourraient être mobilisées que pour les activités directement rattachées à l'exercice d'une mission de service publ ic. Il s'agit de s'assurer que des bénévoles ne puissent être mobilisés sur d'autres missions de l'entreprise concernée, notamment s'il s'agit d'activités ouvertes à la concurrence, ce qui pourrait exposer la France à un risque de non-conformité avec la législation européenne applicable aux aides publiques d'État.


* 32 Les personnes mises en examen qui encourent une peine inférieure ou égale à vingt ans de réclusion criminelle peuvent être placées en détention provisoire pour une durée de deux ans au maximum ; cette durée atteint trois ans quand la peine encourue est supérieure à vingt ans ; elle peut même atteindre quatre ans pour certains crimes particulièrement graves (crimes en bande organisée, terrorisme, proxénétisme, etc. )

* 33 La loi n° 2020-546 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions a mis fin à cette prolongation de plein droit, qui était très contestée puisqu'elle privait la personne placée en détention provisoire du droit à un débat contradictoire devant le juge compétent. La loi dispose que la prolongation de plein droit des délais de détention provisoire prévue par l'ordonnance n'est plus applicable aux titres de détention dont l'échéance intervient à compter du 11 mai 2020.

* 34 La cour criminelle est une juridiction composée uniquement de magistrats professionnels chargée de juger, en premier ressort, les crimes punis de quinze ou vingt ans de réclusion, commis hors état de récidive légale.

* 35 Le Conseil supérieur de la fonction militaire est une instance de concertation interarmées du personnel militaire français, chargée de rendre des avis sur toute question relevant de la condition et du statut du personnel militaire.

* 36 Cette ordonnance a été prise dans le cadre de l'habilitation prévue par l'article 11 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19.

* 37 Art. 4 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 modifiée portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'État.

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