II. LES OBSERVATIONS DES RAPPORTEURS SPÉCIAUX
A. LES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR SPÉCIAL NATHALIE GOULET SUR LE PROGRAMME 105
L'exercice 2024 constitue sans aucun doute, par l'ampleur des moyens déployés, une rupture dans l'évolution du budget du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. La hausse sans précédent du budget de la mission AEE, décidée dans la foulée des « états généraux de la diplomatie ».
Si un budget en hausse n'est pas en soi une mauvaise chose, force est de constater que l'exécution de la mission « Action extérieure de l'État » s'inscrit dans une augmentation disproportionnée des crédits, que le ministère n'a pas été en mesure de consommer, faute d'une budgétisation réaliste et d'une programmation précise de ses dépenses.
1. L'Agenda de la transformation du ministère de l'Europe et des affaires étrangères : une regrettable absence de programmation de la dépense
La mise en oeuvre des annonces présidentielles par le ministère devait prendre la forme d'un « Agenda de la transformation ». Or, deux ans après la première mention de ce plan, force est de constater qu'aucune annonce concrète n'est venue en préciser le contenu. Il n'existe, chose rare, aucun document à destination des parlementaires, de la presse ou du public qui vienne expliciter l'agenda de la transformation du MEAE. Seuls les programmes et rapports annuels de performances mentionnent épisodiquement ce plan, par des évocations sibyllines telles que « le ministère s'appuiera ainsi sur des moyens accrus, en crédits et en emplois, pour mettre en oeuvre les différents projets de l'Agenda de la transformation »7(*) ou « en application de l'Agenda de la transformation du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, les budgets de fonctionnement s'inscrivent dorénavant dans une approche de déconcentration, afin de rapprocher la décision budgétaire de l'échelon local, et de simplification en vue d'accroître l'efficience de la gestion et de l'utilisation des crédits »8(*).
Le manque de programmation précise du déploiement des crédits et des emplois annoncés dans le cadre de l'Agenda de la transformation soulève, aux yeux du rapporteur spécial, quatre difficultés majeures.
Premièrement, l'absence d'une programmation précise affaiblit grandement l'information du Parlement. Ce dernier a été invité par le Gouvernement à se prononcer sur un budget en hausse considérable sans aucune programmation précise de la dépense. La progression de 14 % des crédits de la mission AEE entre l'exécution 2023 et la loi de finances pour 2024 fait figure d'exception alors que le Parlement n'a examiné aucune loi de programmation sectorielle, à l'inverse, par exemple, de la mission « Défense » où la progression des crédits (+ 5 %) s'inscrivait dans la trajectoire de la loi de programmation du 1er août 20239(*). La trajectoire annoncée par le Président de la République de 700 ETP additionnels et de 20 % de hausse des crédits n'a jamais fait l'objet d'une approbation formelle par le Parlement.
Deuxièmement, faute de disposer d'une programmation plus opérationnelle qui permettrait d'identifier les axes prioritaires du « réarmement » de la diplomatie française, le MEAE se trouve exposé à un risque de saupoudrage, identifié par les rapporteurs spéciaux dès 2023, à l'occasion de la préparation du projet de loi de finances pour 202410(*). Dans le même sens, les rapporteurs avaient recommandé au ministère de réaliser une programmation précise de la répartition des nouveaux postes créés, recommandation reprise par la Cour des comptes dans ses évaluations de l'exécution budgétaire 202311(*) et 202412(*).
L'exécution 2024 révèle une matérialisation de ce risque. Aucunement ciblées, les majorations de crédits ont été imputées sur une très grande majorité des lignes budgétaires. Ainsi, comme indiqué supra, 37 des 43 lignes budgétaires hors dépenses de personnel ont progressé entre l'exécution 2023 et la loi de finances pour 2024. Sous couvert d'un plan de transformation structurel du ministère, la quasi-totalité des dépenses de la mission a progressé, sans tenir compte des priorités stratégiques de la diplomatie française.
Troisièmement, les augmentations de crédits décidées au titre de l'Agenda de la transformation n'ont aucunement pris en compte les capacités réelles de décaissement du MEAE. En effet, y compris après des annulations de crédits d'un total de 233 millions d'euros en crédits de paiement opérées en cours d'exercice, près de 86 millions d'euros de CP sont restés inexécutés fin 2024.
Quatrièmement, dans un contexte de dégradation de nos comptes publics, l'Agenda de la transformation ne doit en rien exclure la recherche d'une plus grande performance et d'une maîtrise de la dépense. L'ambition de transformer le MEAE et son fonctionnement a été présentée, lors des débats budgétaires de l'automne 2023 et de l'automne 2024, comme la priorité des responsables de la mission « Action extérieure de l'État », au détriment de l'identification d'économies structurelles et alors que d'autres missions du budget de l'État étaient largement mises à contribution.
2. Une sous-exécution chronique des dépenses du programme 105 : l'exemple des dépenses d'immobilier et de personnel
La hausse brutale des crédits de la mission entraîne des difficultés sérieuses de décaissement pour le ministère, constatées au stade de l'exécution 2024. La Cour des comptes, dans sa note d'exécution budgétaire, diagnostique très clairement cette problématique : « Tant pour la gestion des emplois que pour celle des projets immobiliers, ces défaillances se traduisent par un manque de concrétisation de l'effort consenti par le Parlement en vue de permettre le « réarmement » du ministère »13(*).
En premier lieu, s'agissant des dépenses de personnel de la mission AEE, le taux d'exécution des crédits ouverts en loi de finances initiale est relativement satisfaisant, avec 1,11 milliard d'euros consommés sur 1,14 milliard d'euros initialement prévus. En revanche, l'exécution du schéma d'emploi appelle une plus grande attention.
D'une part, l'exécution 2024, comme l'exécution 2023, souligne que la très grande majorité des équivalents temps plein créés s'est matérialisée par le recrutement de contractuels et non de CDI ou de titulaires. Selon les données transmises par le MEAE à la Cour des comptes, sur un solde de 165 nouveaux ETP ouverts en 2024, 129 ont été pourvus par des contractuels14(*), soit 78 %. Cette proportion conséquente de contractuels traduit le manque d'anticipation et de préparation par le ministère de la répartition de ces moyens additionnels, à l'inverse des recommandations des rapporteurs. La hausse du schéma d'emploi ayant été annoncée en février 2023, le MEAE devrait être en mesure d'anticiper plus largement la ventilation des nouveaux ETP.
Évolution du plafond d'emplois de la
mission « Action extérieure de l'État »
sur la période 2018-2025, en prévision et en
exécution
(en équivalents temps plein travaillé)
Note : la hausse sensible du plafond d'emploi de la mission en 2025 découle de l'intégration au sein du programme 105 des dépenses de titre 2 concourant au programme 209 de la mission « Aide publique au développement » (soit 1 485 ETP).
Source : commission des finances d'après les documents budgétaires
Répartition des EPT créés en 2024, selon la catégorie d'emplois
(en équivalents temps plein travaillé)
Source : commission des finances, d'après les données de la Cour des comptes
D'autre part, l'exercice 2024 se conclut sur une sous-exécution du plafond d'emploi, certes limitée à environ 1 % de son total, mais qui suggère que la trajectoire initialement envisagée d'augmentation des emplois était trop ambitieuse. Ceci explique sans aucun doute la révision à la baisse des objectifs de progression des dépenses de personnel entérinée par la loi de finances initiale pour 2025. En effet, cette dernière a acté que sur les 700 ETP à horizon 2027 supplémentaires annoncés par le Président de la République, 439 ETP seraient effectivement ouverts.
En second lieu, concernant les dépenses d'investissement immobilier, l'exercice 2024 se caractérise par une forte sous-consommation des crédits. Cette sous-exécution concerne particulièrement les dépenses d'entretien lourd à l'étranger. Deux facteurs d'explication sont avancés :
- d'une part, les aléas dans la conduite opérationnelles des travaux, découlant de la difficulté de mener les procédures de sélection des prestataires ou de la dégradation de la situation sécuritaire de certaines régions ;
- d'autre part, des délais de livraison des travaux, parfois très longs, ralentissent le taux de consommation des crédits de paiement.
Évolution des dépenses d'entretien
lourd à l'étranger sur la période 2017-2024,
en
prévision et en exécution
(en millions d'euros et en crédits de paiement)
Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires
Lors de son audition par les rapporteurs spéciaux à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 2025, la direction du budget avait indiqué que le schéma pluriannuel de stratégie immobilière (SPSI) 2020-2025 et le schéma directeur immobilier pluriannuel pour l'étranger (Sdipe) 2021-2025, respectivement destinés à la programmation des dépenses d'immobilier en France et à l'étranger, s'étaient montrés trop optimistes dans les capacités du ministère à décaisser ces crédits.
Dès lors que l'analyse de l'exécution 2024 confirme ce constat, il importe que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères fiabilise la programmation des crédits de la politique immobilière, afin d'aligner l'enveloppe ouverte en loi de finances avec le rythme de décaissement des crédits de paiement. En ce sens, les prochains schémas pluriannuels devront intégrer une prévision plus réaliste des capacités de mise en oeuvre de ce type de dépense. De même, il parait indispensable que le Quai d'Orsay poursuive ses efforts de recensement de son patrimoine à l'étranger, par l'établissement d'un inventaire pour chaque pays comportant une emprise française.
Évolution des dépenses d'entretien
lourd en France sur la période 2017-2024,
en prévision et en
exécution
(en millions d'euros et en crédits de paiement)
Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires
* 7 Projet annuel de performances de la mission « Action extérieure de l'État », annexé au projet de loi de finances pour 2024, page 8.
* 8 Projet annuel de performances de la mission « Action extérieure de l'État », annexé au projet de loi de finances pour 2025, page 69.
* 9 Loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.
* 10 Annexe n° 1, « Action extérieure de l'État », par Mme Nathalie Goulet et M. Rémi Féraud, rapporteurs spéciaux, au rapport général n° 128 (2023-2024) au nom de la commission des finances sur le projet de loi de finances, considéré comme adopté par l'Assemblée nationale en application de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, pour 2024, par M. Jean-François Husson, rapporteur général.
* 11 Cour des comptes, Analyse de l'exécution budgétaire 2023, Mission Action extérieure de l'État, avril 2024.
* 12 Cour des comptes, Analyse de l'exécution budgétaire 2024, Mission Action extérieure de l'État, avril 2025.
* 13 Cour des comptes, Analyse de l'exécution budgétaire 2024, Mission Action extérieure de l'État, avril 2025, page 7.
* 14 Contre 126 nouveaux contractuels en 2023.