N° 780
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 juin 2025
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles,
de législation, du suffrage universel, du Règlement et
d'administration générale (1) sur la proposition de loi,
adoptée par l'Assemblée nationale, visant à
faire exécuter
les peines
d'emprisonnement
ferme,
Par M. Stéphane LE RUDULIER,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de :
Mme Muriel Jourda, présidente ;
M. Christophe-André Frassa,
Mme Marie-Pierre de La
Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain,
Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman,
MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset,
vice-présidents ; M. André Reichardt,
Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier
Bitz, secrétaires ; M. Jean-Michel Arnaud, Mme Nadine
Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie
Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer,
MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco,
Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende,
MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier,
Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, David Margueritte,
Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul
Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia,
M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva
Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis
Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel,
Mme Mélanie Vogel.
Voir les numéros :
Assemblée nationale (17ème législ.) : |
374, 1187 et T.A. 91 |
|
Sénat : |
519 et 781 (2024-2025) |
L'ESSENTIEL
Déposée en octobre 2024 par Loïc Kervran et plusieurs députés puis adoptée par l'Assemblée nationale le 3 avril dernier, la proposition de loi visant à faire exécuter les peines d'emprisonnement ferme vise, à titre principal, à revenir sur les dispositions issues de la loi n° 2019-222 de programmation 2019-2022 et de réforme pour la justice (ou « LOPJ ») du 23 mars 2019 en matière d'aménagement des peines d'emprisonnement ferme, communément appelées « bloc-peine ».
Faisant le constat, indéniable, que ce « bloc » a généré des effets de bord qui ont, à l'inverse de l'objectif poursuivi par le législateur, aggravé la surpopulation carcérale sans permettre une mise à exécution satisfaisante des peines de prison ferme, le texte entend inverser la logique actuelle en privilégiant l'incarcération face à l'aménagement des peines et à supprimer le recours à la libération sous contrainte de plein droit, qui permet une libération quasi-automatique des détenus trois mois avant la fin de leur peine.
La commission a adhéré aux objectifs poursuivis par le texte mais a constaté que, s'agissant de la mise en oeuvre effective des peines de prison ferme, les solutions retenues étaient de nature - comme le droit en vigueur, dont elles reprennent les caractéristiques - à générer des effets contraires au but poursuivi et à favoriser le développement de stratégies « de contournement », dissuadant in fine les magistrats de prononcer des sanctions sévères. Elle a donc, à l'initiative de son rapporteur, souhaité :
- mettre fin à l'obligation d'une motivation spéciale pour l'exécution des peines de prison ferme, sans pour autant prévoir en contrepartie une même motivation pour les aménagements desdites peines ;
- favoriser le passage des condamnés devant le juge de l'application des peines lorsque la juridiction de jugement n'a pas la capacité de se prononcer sur la modalité d'exécution la mieux adaptée pour sanctionner l'infraction et prévenir la récidive ;
- mieux appréhender la question du fractionnement des peines.
I. LES EFFETS DE BORD DÉCRIÉS DU « BLOC-PEINE » INTRODUIT PAR LA LOI DU 23 MARS 2019
En dépit
d'interrogations récurrentes quant à son apport à
la prévention de la récidive et à
la réinsertion des condamnés dans un contexte de
surpopulation carcérale chronique, la prison demeure
la
principale fonction employée par les juridictions
répressives.
Sur environ 540 000 peines
prononcées en 2023, l'emprisonnement et
la réclusion
représentaient environ 250 000 peines principales ;
la même année, parallèlement,
194 000 amendes, 15 000 mesures éducatives pour
les condamnés mineurs et 80 000 autres peines (travail
d'intérêt général, jours-amende...) ont
été prononcées1(*).
Cependant, ces chiffres ne rendent pas compte de la possibilité accordée au juge - qu'il s'agisse du juge du fond ou du juge de l'application des peines - d'aménager les peines d'emprisonnement ferme. En 2023, ce sont ainsi plus de 40 % de ces peines qui ne se sont pas traduites par l'incarcération du condamné.
Ce phénomène, sans être en lui-même nouveau, a été considérablement amplifié par l'entrée en vigueur en 2020 de la loi n° 2019-222 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice du 23 mars 2019 : ce texte a substantiellement modifié le droit de l'exécution des sanctions pénales avec l'intervention d'une série de mesures usuellement dénommées « bloc-peine », dont l'objectif était de favoriser l'aménagement des peines d'une durée inférieure ou égale à un an. Ainsi, 18 000 personnes pourtant condamnées à une peine de prison ferme n'étaient pas détenues au 1er avril 2025, contre 12 500 au 1er janvier 20212(*).
Le droit pénal français comporte en effet, depuis la loi précitée du 23 mars 2019, des incitations à l'aménagement des peines qui s'apparentent, dans certains cas, à des quasi-obligations. Outre le principe, fixé par l'article 132-19 du code pénal, selon lequel l'emprisonnement sans sursis ne peut être prononcé « qu'en dernier recours, si la gravité de l'infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine indispensable et si toute autre sanction est manifestement inadéquate », le droit impose ainsi un aménagement des peines fermes inférieures à six mois « sauf impossibilité résultant de la personnalité ou de la situation du condamné » et des peines comprises entre six et douze mois « si la personnalité et la situation du condamné le permettent, et sauf impossibilité matérielle ». Une motivation spéciale de la décision est par ailleurs exigée en cas de mandat d'arrêt ou de dépôt, donc dans le cas où l'emprisonnement ferme est effectivement exécuté.
Ces dispositions n'ont pas suffi à endiguer la surpopulation des établissements pénitentiaires, pourtant dommageable à la réadaptation des condamnés et à leur réinsertion dans la société : en témoignent le nombre global de détenus, qui s'établissait au 1er avril 2025 à 81 600 personnes, ainsi que son augmentation constante depuis 2021. De manière révélatrice, cette augmentation semble procéder davantage d'une hausse des quanta prononcés que d'une croissance du nombre de personnes condamnées, attestant d'un inquiétant « effet de bord » de la loi précitée du 23 mars 2019 : celle-ci a paradoxalement incité les juges du fond à prononcer des peines plus lourdes pour contourner les dispositions du code pénal, lesquelles ne permettent plus de mettre en oeuvre des incarcérations de courte durée et ne laissent aux magistrats d'autre solution qu'une plus grande sévérité pour obtenir une sanction réellement privative de liberté.
La mesure prise afin de compenser cette sévérité, la libération sous contrainte (LSC) de plein droit a grandement encombré les greffes pénitentiaires, saturé les dispositifs de sortie et conduit à des solutions inadaptées car reposant en dernière analyse sur le seul critère du logement3(*).
* 1 Source : références statistiques de la justice 2024.
* 2 Source : étude du ministère de la justice, « 81 600 personnes détenues au 1er avril 2025 ».
* 3 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/une-surpopulation-carcerale-persistante-une-politique-dexecution-des-peines-en