II. UNE MESURE QUI EXIGE UNE DISPOSITION LÉGISLATIVE EXCEPTIONNELLE

A. UNE MESURE EXCEPTIONNELLE

1. Une dérogation aux règles de nomination en vigueur 

En première analyse, le dispositif peut être regardé comme une décision de nomination ayant pour effet d'attribuer à Alfred Dreyfus le premier grade de général.

Le dispositif proposé est dérogatoire :

- aux règles régissant l'avancement à titre posthume, lesquelles disposent que la promotion se fait de façon continue de grade à grade sous réserve d'une durée minimum de service, « sauf action d'éclat ou services exceptionnels », blessure grave ou mortelle en service5(*) ;

- aux règles propres à la nomination au grade de général de brigade. La sélection au vivier des futurs officiers généraux nécessite un avis du Conseil supérieur d'armée6(*) et la constitution de listes d'aptitude signées par le ministre des armées.

L'histoire d'Alfred Dreyfus rend à l'évidence vaine la recherche de satisfaction de ces critères, pensés pour la bonne administration de l'armée.

Il existe un précédent à une telle nomination à titre posthume : celui de Jean Moulin, mort le 1er août 1943, nommé général de division par décret du ministre des armées du 14 novembre 1946 et publié au Journal officiel du 25 novembre, au terme d'une procédure particulière ayant exigé la proposition d'une commission nationale d'homologation, approuvée par la commission supérieure des Forces françaises combattantes de l'intérieur.

2. Une dérogation possible à la compétence du Président de la République

Le code de la défense dispose encore que les nominations dans un grade de la hiérarchie militaire sont prononcées par décret en conseil des ministres pour les officiers généraux7(*), ce en écho à l'article 13 de la Constitution, relatif aux pouvoirs du Président de la République, contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, le ministre responsable, qui dispose que « [...] les officiers généraux [...] sont nommés en conseil des ministres ».

L'inconstitutionnalité du dispositif sur ce point peut toutefois se discuter. Cette compétence du Président de la République se justifie par l'alinéa immédiatement précédent à l'article 13, lequel dispose que le Président de la République « nomme aux emplois civils et militaires de l'État », et par la disposition de l'article 15 qui en fait « le chef des armées ». De ces fonctions découle un peu contestable monopole présidentiel dans l'exercice du pouvoir de nomination aux emplois clés au sein de l'armée.

Mais, précisément, il est ici plus que douteux que la nomination en cause soit un acte d'attribution d'un emploi. D'abord pour la raison qu'elle est posthume.

Ensuite car la nomination dans un grade militaire n'est pas réductible à ce qu'en disent les manuels de droit de la fonction publique à la sous-section consacrés aux statuts autonomes. Le site du ministère des armées propose la définition suivante : « les grades indiquent le rang dans la hiérarchie et le commandement qui y est associé ou l'emploi tenu. [...] Le grade peut être un degré d'honneur, une dignité ou un rang dans la hiérarchie ».

Dérivé du latin gradius, qui désigne une marche d'escalier, le grade militaire est, depuis l'antiquité romaine au moins, un principe d'organisation reflétant la place de son titulaire dans la chaîne de commandement, mais aussi une certaine fonction sociale. La variabilité des grades dans le temps et l'importance de la symbolique qui leur est attachée - manifestée notamment par l'uniforme et ses accessoires et les appellations qui demeurent en usage après le décès des intéressés - atteste de la forte dépendance de cette notion au contexte politique et aux rapports civilo-militaires d'une époque donnée8(*) - et donc, soit dit en passant, de la supériorité pour leur compréhension de la sociologie historique ou de l'anthropologie sur le positivisme juridique.

Au fond, rien ne dit plus clairement ce qu'est le grade que la cérémonie de la dégradation. Héritée des exigences de la chevalerie, qui punissait l'infidélité au serment aussi durement qu'elle sélectionnait à l'entrée dans l'ordre, la dégradation militaire est ce rituel, progressivement simplifié mais public et fortement chargé symboliquement, par lequel le soldat convaincu d'un manquement à ses devoirs était9(*) privé non seulement de sa charge de commandement mais, bien plus encore, de ses attributs de statut social.

La dégradation d'Alfred Dreyfus, d'après Joseph Reinach10(*)

« Lentement, l'immense place d'armes s'était remplie de troupes. [...] La loi étant formelle, chacun des régiments de la garnison de Paris a envoyé deux détachements, l'un d'anciens soldats en armes, l'autre de recrues en petite tenue, pour assister à la parade. Les élèves de l'École de guerre sont groupés sur une terrasse. Les troupes encadrent la cour. Les commandements militaires, les sonneries des clairons retentissent comme pour une fête.

Parfois, de la foule qui s'énerve, une rumeur monte, huée mêlée de sifflets. [...]

Au premier coup de neuf heures à l'horloge de l'École, le général Darras, à cheval, entouré de ses officiers, tire et lève son épée, commande de porter les armes. L'ordre est répété de régiment en régiment. Les tambours roulent. [...]

Alors, vers l'angle droit de la place, d'une petite porte, sort le cortège : quatre canonniers, sabre au clair ; entre eux, l'homme ; tout proche, « le bourreau », un adjudant de la garde républicaine [...]

Le général Darras lève de nouveau son épée ; les tambours et les clairons ouvrent le ban.

Le greffier Vallecalle lit le jugement du conseil de guerre. [...] La lecture terminée, le général Darras, dressé sur ses étriers, l'épée à la main, lance d'une voix émue la phrase sacramentelle : « Alfred Dreyfus, vous êtes indigne de porter les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons. » [...]

L'adjudant s'est approché de Dreyfus, et, très vite, arrache les insignes, les galons d'or du képi et des manches, les boutons du dolman. [...] Maintenant le brillant uniforme n'est plus qu'une guenille noire, une loque informe et ridicule. Reste le sabre. L'adjudant le tire, et, d'un coup sec, le brise sur son genou, laissant tomber à terre, dans la boue, les deux tronçons rompus, « morts à la place de l'honneur » [...]

Dreyfus connaît les règlements militaires, le programme de la cérémonie. Il enjambe ses insignes flétris ; de lui-même il se place entre les quatre artilleurs, qui sont là, manteau en sautoir, pistolet à la ceinture, sabre nu ; et loin qu'ils l'emmènent, c'est lui qui semble les conduire, roide, inflexible, la tête toujours relevée, pour faire le tour de la place d'Armes [...]

L'impitoyable anathème remplit l'air : « À mort ! à mort ! »

Le code de la défense lui-même n'est d'ailleurs pas dépourvu d'ambigüités à cet égard. Il ne reconnaît au sens strict que deux grades d'officiers généraux11(*) :

- Général de brigade, général de brigade aérienne ou contre-amiral (aussi appelés « deux étoiles »).

- Général de division, général de division aérienne ou vice-amiral (ou « trois étoiles »).

Il dispose encore que « les généraux de division, les généraux de division aérienne et les vice-amiraux peuvent respectivement recevoir rang et appellation de général de corps d'armée, de général de corps aérien ou de vice-amiral d'escadre et de général d'armée, de général d'armée aérienne ou d'amiral ». La raison de cette subtilité introduite par le décret-loi du 6 juin 1939 n'est pas claire12(*) ; elle pourrait avoir été une solution intermédiaire trouvée par un pouvoir politique défiant à l'égard d'élites militaires alors demandeuses d'une hiérarchie sommitale qui fût comparable à celle des armées voisines, moins puissantes et offrant pourtant à leurs officiers généraux davantage que deux grades13(*).

Quoi qu'il en soit au juste, la doctrine a pu voir dans le maintien de cette distinction la coexistence, à cet endroit du code, de deux conceptions matérielles de l'acte de nomination dans la hiérarchie militaire : « les généraux à quatre ou cinq étoiles ne sont pas nommés dans un grade de la hiérarchie militaire, [ils] sont seulement nommés au sens usuel du terme : une "appellation", un "nom" leur est attribué. Il est possible d'y voir des nominations attributives de titres »14(*), pourtant coulées aussi bien que les autres dans le régime de l'article 13, ce qui s'entend lorsque le titre équivaut à une fonction.

Que les notions d' « emploi » ou de « fonction » prévues à cet article soient interprétées très largement, on s'en convaincra encore en observant, par exemple, que le Président de la République nomme aussi bien à la dignité d' « ambassadeur de France » par décret pris en conseil des ministres15(*), ou qu'on lui reconnaît sur cette base encore la faculté de suggérer un candidat pour occuper la place réservée à un Français au sein de la Commission européenne, qui sera pourtant nommé effectivement par un autre que lui16(*).

Mais si le grade militaire peut être aussi bien un emploi qu'un titre, et si l'article 13 ne prescrit de compétence présidentielle pour son attribution que dans le premier cas, sûrement cette exclusivité peut être contestée dans le second, surtout lorsque le destinataire est mort. Et quand le titre est devenu le jouet d'une conspiration grossie par la faillite des institutions et de la morale, la Nation qui s'en est relevée n'est-elle pas la plus qualifiée pour le rétablir ? L'article 13 ne permet pas de répondre aux objectifs d'élever au grade de général de brigade.


* 5 Articles L. 4136-1 et R. 4136-2 du code de la défense.

* 6 Article L. 4136-3 du code de la défense.

* 7 Article L. 4134-1 du code de la défense.

* 8 Voir par exemple, dans le cas des grades des officiers généraux de marine : Mathieu Le Hunsec, « L'amiral, cet inconnu. Les officiers généraux de marine de l'Ancien Régime à nos jours », dans la Revue historique des armées n° 266, 2012.

* 9 Supprimée en 1965, elle a été remplacée dans le code de la défense par la perte du grade et la destitution.

* 10 Joseph Reinach, Histoire de l'Affaire Dreyfus, La Revue Blanche, 1901, Tome 1, pp. 499 et suivantes.

* 11 Article L. 4131-1, g) et h) du 3° du II du code de la défense.

* 12 Voir Mathieu Le Hunsec, op. cit.

* 13 Mathieu Le Hunsec, op. cit.

* 14 Voir Lucie Sponchiado, « Le pouvoir de nomination du Président de la Cinquième République », thèse de doctorat en droit public sous la direction du Pr Michel Verpeaux, soutenue le 8 juillet 2015 à l'université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, pp. 230 et suivantes.

* 15 Décret n°69-222 du 6 mars 1969 relatif au statut particulier des agents diplomatiques et consulaires.

* 16 Voir sur ce point le rapport pour avis n° 375 (2024-2025) de M. Pascal Allizard fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, sur la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes.

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