B. UNE INTERVENTION NÉCESSAIRE DU LÉGISLATEUR
1. Sur la possibilité de voter une mesure individuelle
Sans devoir remonter à la fondation de la IIIe République par la loi du 20 novembre 1873 ayant pour objet de confier le pouvoir exécutif et le titre de président de la République pour sept ans au « maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta », il faut observer que l'exigence de généralité et d'impersonnalité de la loi formulée a déjà admis de nombreuses exceptions, soit pour permettre à des individus de déroger à des dispositions générales, soit pour témoigner de la reconnaissance à certaines personnalités17(*). Dans cette dernière catégorie, citons :
- la loi du 17 novembre 1918, qui dispose à son article 1er que « Les armées et leurs chefs ; le Gouvernement de la République ; le citoyen Georges Clemenceau, président du conseil, ministre de la guerre ; le maréchal Foch, généralissime des armées alliées, Ont bien mérité de la patrie ».
- la loi du 12 février 1920, dont l'article 1er dispose que « M. Raymond Poincaré, Président de la République française pendant la guerre, a bien mérité de la patrie ».
La catégorie des textes autorisant un individu à déroger à une situation générale est la plus fournie. Le Parlement a ainsi adopté, sous les trois dernières Républiques :
- des lois visant à accorder nominativement une pension à certaines veuves des militaires - citons à titre d'illustration la loi du 29 mars 1929 accordant une pension viagère et exceptionnelle à la veuve du maréchal Foch, la loi du 18 février 1931 accordant une pension exceptionnelle et viagère à la veuve du général Ferrié, la loi du 17 août 1950 portant attribution d'un supplément exceptionnel de pension à la veuve du général d'armée Giraud.
- la loi du 28 mars 1957, dont l'objet est de régler les funérailles du président Edouard Herriot ;
- la loi du 27 décembre 1968, qui a replacé le général d'armée Catroux, de son vivant, dans la première section des officiers généraux de l'armée de terre ;
- des lois accordant des privilèges fiscaux à certaines personnes nominativement désignés : la loi du 28 décembre 1967 exonère la succession du maréchal Juin des droits de mutation par décès, celle du 23 décembre 1970 porte exonération des droits de mutations sur la succession du général de Gaulle.
Non seulement la chose est possible, mais elle semble commandée en l'espèce par une sorte de parallélisme formel. L'erreur dans la reconstitution de la carrière d'Alfred Dreyfus a en effet été commise par la loi du 13 juillet 1906 visant à promouvoir « le capitaine d'artillerie breveté Alfred Dreyfus » chef d'escadron, adoptée simultanément à celle qui réintégrait dans les cadres de l'armée au grade et sur un emploi de général de brigade « le lieutenant-colonel d'infanterie breveté en réforme Piquart (Marie-Georges) ».
2. Sur la possibilité d'intervenir dans cette matière
La Constitution de 1958 attribue certes au législateur, à son article 34, un domaine restreint, en lui imposant de n'édicter des règles ou de ne déterminer des principes fondamentaux que dans des matières limitativement énumérées.
Le rapporteur de l'Assemblée nationale a tenté de rattacher le dispositif de la présente proposition de loi aux matières listées à l'article 34 en invoquant une décision du Conseil constitutionnel de 1966, laquelle admet qu'une disposition législative établissant une relation entre les conditions d'avancement des officiers de réserve et celles des officiers d'active puisse relever des « garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'État »18(*). Il est probablement douteux qu'une mesure individuelle d'avancement puisse être assimilée à une garantie fondamentale, mais il est vrai que le Conseil constitutionnel a par ailleurs admis que règles et principes fondamentaux puissent être complétés de détails.
Mais surtout, en vertu d'une jurisprudence vieille de presque un demi-siècle, le Conseil constitutionnel interprète les règles de partage des domaines entre pouvoirs législatifs et réglementaire dans un sens favorable au premier : le constituant n'ayant « pas entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi, mais a voulu, à côté du domaine réservé à la loi, reconnaître à l'autorité réglementaire un domaine propre et conférer au Gouvernement, par la mise en oeuvre des procédures spécifiques des articles 37, alinéa 2, et 41, le pouvoir d'en assurer la protection contre d'éventuels empiétements de la loi »19(*), il s'interdit de censurer les dispositions législatives sorties de leur domaine propre.
En l'espèce, le pouvoir réglementaire a d'ailleurs décliné tout attachement à sa prérogative puisque le Président de la République a déclaré, le 26 octobre 2021, que « c'est sans doute l'institution militaire, dans un dialogue avec les représentants du peuple français, qui peut le faire, plus que le président comme une décision souveraine, comme un fait du prince. Je pense que ce serait inapproprié »20(*).
Le présent dispositif se présente ainsi comme une nomination attributive de titre valant ce que le professeur d'histoire du droit Mathieu Soula appelle un « acte de reconnaissance » : « en reconnaissant indirectement que le législateur républicain de 1906 a commis une injustice, le législateur de 2025 crée deux fictions juridiques. D'abord, il rétablit [une] carrière [...] comme s'il pouvait réécrire une biographie pour la redresser. Ensuite, il organise une relation officielle avec un passé qu'il estime toujours présent et agissant [...] et il construit, par ce moyen, une mémoire collective [...] C'est une manière de ne pas oublier l'affaire Dreyfus »21(*).
Enfin il est proposé que ce soit la Nation française et non un des pouvoirs de la République qui nomme Alfred Dreyfus général de brigade.
* 17 Voir par exemple, sur ce sujet : Thi Hong Nguyen, « La notion d'exception en droit constitutionnel français », thèse de doctorat en droit public sous la direction du Pr Bertrand Mathieu soutenue le 27 mai 2013, université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, pp. 78 et suivantes.
* 18 Décision n° 66-42 L du 17 novembre 1966.
* 19 Décision n° 82-143 DC du 30 juillet 1982 dite « Blocage des prix et revenus ».
* 20 Propos rapporté dans « Selon Emmanuel Macron, c'est à l'institution militaire de nommer le capitaine Dreyfus général à titre posthume », dans Le Monde avec AFP, le 27 octobre 2021.
* 21 Mathieu Soula, « L'élévation d'Alfred Dreyfus au grade de général de brigade : une loi de réparation ? » sur le Club des juristes, le 18 juin 2025.