CHAPITRE III - L'ÉVOLUTION DES FINANCES PUBLIQUES DANS LA PERSPECTIVE DE LA MONNAIE UNIQUE

I. L'APPROCHE THÉORIQUE

A. L'INDISPENSABLE MAÎTRISE DES DÉFICITS PUBLICS

La question de la réduction des déficits publics est l'objet d'un débat passionné entre les économistes.

Trois écoles de pensée peuvent être clairement identifiées qui défendent chacune des positions très tranchées.

Cette exacerbation des thèses invite naturellement les décideurs à dépasser les conflits théoriques en réconciliant les points de vue.

En outre, peut-être plus que pour les théoriciens, s'imposent au décideur des considérations pragmatiques qui dictent ses choix.

1. Le nécessaire dépassement des débats théoriques

Dans l'approche keynésienne, l'accent est mis sur les "effets revenu" d'un accroissement de la fiscalité ou d'une réduction des dépenses publiques destinés à réduire le déficit public.

On en conclut qu'une telle orientation de la politique budgétaire comporte un coût en croissance et donc en chômage.

Cette conclusion est illustrée par la projection de l'économie française à l'horizon 2002 récemment réalisée par l'équipe MIMOSA pour la Délégation du Sénat pour la Planification.

Une approche keynésienne tempérée

Une politique budgétaire rigoureuse

L'hypothèse retenue est que la politique budgétaire sera centrée dans les années à venir sur l'objectif de réduction du déficit public. Du côté des dépenses, l'investissement des administrations n'augmenterait que de 1,2 % l'an ; les dépenses en biens et services de 1,7% l'an ; les effectifs de 0,25% ; les salaires des fonctionnaires augmenteraient moins vite que ceux du secteur privé, de 0,8 % par an ; la sécurité sociale serait gérée avec rigueur (strict maintien du pouvoir d'achat des retraites et des allocations, contrôle des dépenses de santé) ; les subventions aux entreprises seraient réduites. Dans ces conditions, la croissance des dépenses publiques (hors intérêts et prestations sociales) serait de 1 % l'an (en pouvoir d'achat), celle des prestations sociales de 1,4%. Du côté des recettes, le compte incorpore, outre la hausse de la TVA de l'été 1995, une hausse de 1 point de la CSG en janvier 1996 et un alourdissement de la fiscalité sur les revenus du capital des ménages. Le taux des prélèvements obligatoires passe de 43,9 % en 1994 à 45,9 en 2002.

Cette rigueur budgétaire permet une forte réduction du déficit des administrations qui passe de 6,1 % du PIB en 1994 à 5,2 en 1995, 3,7 en 1996, 3,4 en 1997, puis 2,7 en 2000 et 1,2 en 2002. Le rétablissement des finances publiques est fortement ralenti dans les années 1997-99, années de faible croissance économique selon la projection. Le ratio de la dette publique sur le PIB augmente de 50,4 % en 1994 à 61 % en 2000, puis se stabilise. Avec un taux d'intérêt à long terme de 6,5 % et un taux de croissance du PIB nominal de 5 %, un excédent primaire de l'ordre de 0,6 point de PIB est nécessaire pour stabiliser le poids de la dette. Or, la France part d'un déficit primaire de 2,7 points en 1994. L'effort à fournir représente donc 3,3 points de PIB ; il pèse sur la croissance à moyen terme.

Une croissance cyclique et médiocre

La croissance de l'économie française serait relativement médiocre à moyen terme : 2 % en moyenne de 1995 à 2002. Après un essor au rythme de 2,7 % en 1994-96, la croissance s'essoufflerait et serait de l'ordre de 1,5% en 1997-99 ; elle retrouverait un rythme de 2,3 % en 2000-2002. En 1995-96, la croissance est fortement impulsée par l'investissement des entreprises, mais dès 1996, la politique budgétaire pèse sur le revenu des ménages, donc sur leur consommation. En 1997, le ralentissement du boom de l'investissement ne trouve pas de relais dans la consommation des ménages ou l'exportation. Il faut attendre la reprise de l'investissement en 2000 pour voir repartir la croissance.

Le compte décrit donc les fluctuations endogènes de l'économie, fluctuations que la politique économique, prise dans ses contraintes propres, n'amortit guère.

Source : XIè colloque de réflexion économique. Délégation pour la Planification du Sénat. Une projection de l'économie mondiale à l'horizon 2002 présentée par l'équipe MIMOSA. 27 septembre 1995.

Dans l'approche néoclassique, l'accent est mis sur les effets d'éviction des déficits publics et, donc, sur les bénéfices qu'apportera leur réduction via la baisse des taux d'intérêt.

Ce courant de pensée peut être combiné avec la théorie des anticipations rationnelles. Celle-ci consiste à affirmer que les agents adoptent en toutes occasions un comportement rationnel obéissant à ce qu'ils observent, mais également à ce qu'ils anticipent. Les agents ne sont pas sujets à l'illusion du temps.

Face à un déficit public, ils anticipent, par exemple de futures hausses d'impôt et un supplément d'inflation et ajustent leur épargne en conséquence.

C'est sur une combinaison de ces deux approches que reposent, en tout ou en partie, un nombre important de simulations s'accompagnant d'une politique budgétaire restrictive qui démontrent que celle-ci n'a pas d'effets défavorables.

Il convient tout d'abord d'évoquer à ce propos la prévision associée au projet de loi de finances pour 1996 où le rééquilibrage des comptes publics ne s'accompagne pas d'une dégradation de la croissance car il est compensé par un supplément de la demande des agents privés rendu possible par une baisse de leur épargne elle-même favorisée par une inflexion des taux d'intérêt.

Ce scénario, au demeurant encore plus accusé, est également celui de la Commission des Communautés européennes.

Le scénario de la Commission des Communautés européennes

La problématique retenue par la Commission est la suivante : comment améliorer le potentiel de croissance en Europe qui s'établit autour de 2,25/2,5 % l'an ?

La combinaison des politiques économiques le permettant consiste en :

- une politique salariale où les gains de productivité ne sont pas entièrement distribués aux salariés tant que le taux d'investissement des entreprises doit être accru ;

- une politique de réduction substantielle du déficit budgétaire afin de libérer de l'épargne au profit de l'investissement et de la consommation ;

- une politique monétaire adaptée aux efforts budgétaires.

Moyennant ces orientations, la croissance pourrait être de l'ordre de 3,3 % l'an jusqu'en 2000, le déficit public moyen dans la Communauté serait réduit de cinq points du PIB, moitié grâce aux stabilisateurs automatiques, moitié sous l'effet de mesures discrétionnaires, et les taux d'intérêt baisseraient fortement.

En 1997, neuf des quinze États de l'Union auraient un déficit inférieur à trois points de PIB et quatre États une dette publique inférieure à 60 % du PIB.

Trancher entre des approches si opposées n'est pas une tâche aisée pour les décideurs.

Les évaluations empiriques fournies par les modèles macroéconomiques concluent en général à la prépondérance des enchaînements keynésiens.

Mais il faut observer, d'une part, que ces modèles, construits sur des séries d'équations économiques calibrées à partir de données statistiques appartenant à un passé plus ou moins proche, ignorent les effets de seuil -à cet égard, il est significatif que la récente réestimation du modèle MIMOSA, d'inspiration keynésienne, se soit traduite par un surcroît d'instabilité- et d'autre part, que de nombreux modèles d'équilibre général calculable valident mieux que les modèles keynésiens les enchaînements associant à une réduction des déficits publics des effets économiques favorables.

Cependant, l'essentiel est peut être ailleurs.

Aujourd'hui, c'est en tenant compte de la situation financière des administrations publiques davantage que de considérations économiques qu'il faut raisonner pour orienter la politique budgétaire.

Et, de ce point de vue, la réduction des déficits publics est une ardente obligation.

2. Les délices du déficit, les poisons de la dette

a) Les délices du déficit

Les composantes du déficit public

On peut décomposer le déficit public en :

ï une part due à l'évolution conjoncturelle qui représente les conséquences pour les finances publiques des fluctuations de la croissance économique et est estimée à partir du solde entre le déficit constaté et le déficit qu'on aurait obtenu si la croissance avait été égale à son potentiel ;

ï une part structurelle qui indique l'orientation de la politique budgétaire des pouvoirs publics et est obtenu comme un solde du déficit constaté et du déficit conjoncturel.

Enfin, le solde structurel peut être décomposé entre :

ï un solde structurel total

ï et un solde structurel primaire qui est égal au précédent moins les charges d'intérêt dont l'évolution échappe dans une large mesure aux décideurs.

D'une analyse des composantes du déficit public conduite par le Service des Études Économiques et Financières de la Caisse des Dépôts et Consignations, il ressort qu'en Europe :

- les charges d'intérêt ont augmenté continûment de 1978 à 1995 (de 1,6 % du PIB en 1978 à 4,9 % en 1995) ;

- le solde conjoncturel a suivi l'évolution de la conjoncture : déficitaire (- 1,4% du PIB) en 1983, lors de la phase basse du cycle. excédentaire à la fin de la période d'expansion 1986-1991, déficitaire à nouveau après la récession de 1993 (- 1,6 %) ;

- le solde structurel primaire s'est redressé de 1978 (-2,7% du PIB) à 1995 (- 1 % selon la prévision OCDE) presque sans interruption, excepté une dégradation en 1989-1990 dans laquelle l'impact de la réunification sur les finances publiques allemandes a joué un rôle important.

D'une comparaison de l'évolution en France et en Allemagne, il ressort quelques différences.

- Ces deux pays connaissent en 1987 un excédent structurel primaire identique (1,7 % du PIB).

- Celui-ci se dégrade en France en 1988, 1992 et 1993 conduisant à cette date à un déficit structurel primaire (- 0,7 % du PIB) qui se résorbe en partie par la suite.

- En Allemagne, le solde structurel primaire devient déficitaire en 1990 et 1991 (-2,9% du PIB) sous l'effet des dépenses liées à la réunification ; par la suite, un fort resserrement budgétaire permet de retrouver un excédent structurel primaire en 1994 (0,9 % du PIB).

Quelles conclusions tirer ?

ï Il paraît établi que l'accroissement des déficits publics en Europe est plus le fait de l'accroissement des charges d'intérêt que le résultat des politiques budgétaires délibérément poursuivies.

ï Toutefois, la politique budgétaire discrétionnaire ne s'est pas suffisamment adaptée à son environnement économique et aux contraintes résultant du niveau des taux d'intérêt.

Car s'il est vrai que l'orientation donnée à la politique budgétaire est allée en général dans le sens d'un resserrement, on a laissé le solde public évoluer au gré de la conjoncture.

Ce faisant, la politique qui a été pratiquée a été une politique budgétaire laissant jouer les stabilisations automatiques.

Mais, différence essentielle avec les politiques semblables menées dans les années 60 et 70, on a conduit cette politique budgétaire dans un contexte où :


l'endettement supplémentaire d'une année réduit les marges de manoeuvre budgétaire de l'année suivante ;


• s'ajoutent aux effets sur le solde public du jeu des stabilisateurs automatiques la dérive endogène des charges d'intérêt.

Il faut d'ailleurs observer une différence significative entre les politiques budgétaires menées en France et en Allemagne.

Alors que le niveau des taux d'intérêt allemand plus bas que les taux en France aurait permis une politique budgétaire moins stricte en Allemagne il en est allé autrement.

En effet, alors qu'en France le déficit structurel primaire s'est dans l'ensemble maintenu, le fort resserrement budgétaire conduit en Allemagne a permis à ce pays de retrouver un excédent structurel primaire en 1994 (0,9 % du PIB).

Ayant goûté aux délices du déficit, il apparaît comme une conséquence que l'on "avale"...

b) Les poisons de l'endettement

- Une dynamique redoutable

La dette publique recèle une redoutable dynamique. L'accroissement du pourcentage de la dette publique dans le PIB combiné à des taux d'intérêt nominaux supérieurs au taux de croissance du PIB engendre une croissance des dépenses d'intérêt sensiblement plus vive que celle du PIB. Dans cette situation, la dérive des charges d'intérêt entraîne en elle-même une progression des dépenses publiques plus rapide que celle du PIB.

Or, une telle évolution n'est pas souhaitable car elle se traduit soit par un accroissement du déficit qui lui-même engendre spontanément une dérive des dépenses publiques, soit par une hausse des prélèvements obligatoires.

- L'effet d'éviction sur les dépenses publiques.

Une seule solution s'impose alors qui est de modérer l'évolution des dépenses publiques autres que les dépenses d'intérêt.

Cet impératif est d'ailleurs l'un des premiers poisons de la dette publique : son effet d'éviction sur les autres dépenses publiques.

La part des dépenses consacrées par les administrations publiques au paiement des charges d'intérêt a plus que doublé entre 1980 et 1994.

Pour l'État, ses dépenses d'intérêt ont fait plus que doubler entre 1987 et 1994 et leur part dans le total des dépenses a connu une évolution du même ordre.

La stabilisation du pourcentage de la dette publique dans le PIB suppose que le déficit des administrations publiques conduise à une progression de la dette publique strictement parallèle à celle du PIB.

Si les taux d'intérêt nominaux sont supérieurs au taux de croissance du PIB, les dépenses d'intérêt croissent davantage que ce dernier. Dans cette situation, le seul équilibre du solde des recettes et des dépenses hors intérêts 11 ( * ) s'accompagne d'un déficit public égal au montant des intérêts qui provoque une croissance du ratio dette publique/PIB égale au différentiel entre le taux d'intérêt de la dette et le taux de croissance du PIB. Cette hausse ne peut être évitée que si le solde primaire est excédentaire d'un même montant.

Ceci implique -à recettes inchangées- que les dépenses publiques soient strictement maîtrisées.

Comment stabiliser la dette de l'État dans le PIB ?

Moyennant une dette de l'État de 3 211 milliards en 1995 et un coût de la dette de 7,05 % (charges d'intérêt/montant de la dette), la stabilisation du ratio dette de l'État/PIB en 1996 supposerait compte tenu d'un taux de croissance de 2,8% que le déficit de l'État n'excède pas un montant de l'ordre de 160 milliards de francs.

Comme les charges d'intérêt s'élèvent à 226,4 milliards de francs, il conviendrait de dégager un excédent primaire de 66,4 milliards de francs.

Ce chiffre est à comparer avec le déficit primaire de la loi de finances qui est égal à 63,7 milliards de francs.

A recettes inchangées, l'effort d'économies sur les dépenses de l'État requis par une stabilisation de la part de la dette de l'État dans le PIB à son niveau de 1995 -41,4 %- s'élève ainsi à quelques 130 milliards de francs.

- De quelques effets secondaires indésirables :

Les dépenses d'intérêt de l'État participent à la formation du revenu des autres agents. On doit d'ailleurs observer que le gonflement de la dette publique s'est accompagné d'une progression :

ï des intérêts reçus par les sociétés et quasi-sociétés non financières qui sont passées de 44,9 à 87,44 milliards de francs entre 1988 et 1994 (+ 94,7 %) ;

ï des intérêts reçus par les ménages passés de 149,4 à 202,4 milliards de francs entre 1987 et 1994 (+ 35,5 %).

ï et des intérêts reçus par le reste du monde passés de 139,7 à 417,2 milliards de francs entre 1987 et 1994 (soit presque un triplement).

La corrélation entre la progression des intérêts reçus par ces agents et l'explosion de la dette publique, à défaut d'être exclusive, est étroite.

Or, il semble d'abord que les agents consomment moins les revenus d'intérêt que leurs autres revenus si bien que la hausse des taux d'épargne des ménages en particulier pourrait provenir de l'augmentation de la part relative des intérêts dans leurs revenus.

En outre, la progression des intérêts payés à l'extérieur qui vient de la croissance de la dette publique détenue par des agents extérieurs, si elle témoigne d'une certaine confiance de l'étranger dans la signature de la France, fragilise les finances de l'État.

Les opérateurs étrangers sont plus exigeants et plus réactifs dans leurs arbitrages que les opérateurs nationaux.

En outre, l'emploi qu'ils font des intérêts qu'ils reçoivent peut être défavorable à nos intérêts s'ils les convertissent dans une devise étrangère -effets sur le change- pour les employer hors de nos frontières -effets revenu-.

* 11 Solde communément appelé « solde primaire »

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