MOTION
présentée par
M. Louis Souvet,
Rapporteur
TENDANT À OPPOSER LA QUESTION
PRÉALABLE
En
application de l'article 44 du règlement, le Sénat,
Considérant que, lors du vote de la loi du 11 juin 1996.tendant
à favoriser l'emploi par l'aménagement et la réduction
conventionnels du temps de travail puis à nouveau lors de l'examen de la
loi du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation à la
réduction du temps de travail, la Haute Assemblée s'était
montrée favorable à une réduction de la durée
effective du travail sur la base d'une démarche volontaire et
adaptée à la situation de chaque secteur d'activité, de
chaque entreprise ; qu'elle avait également tenu à
réaffirmer explicitement le principe, posé par la loi du
25 juillet 1994, de la compensation intégrale aux régimes de
sécurité sociale des exonérations de charges
décidées par l'Etat ;
Considérant que, ce faisant, le Sénat avait affirmé
solennellement son attachement au dialogue social, à la
négociation entre les partenaires sociaux et au respect du paritarisme
qui caractérise l'organisation de notre système de protection
sociale depuis plus de cinquante ans ;
Considérant qu'en revanche le Sénat s'était opposé
à une baisse générale et autoritaire de la durée
légale du travail ;
Considérant en effet que cette démarche législative
contraignante et générale retenue par le Gouvernement isole notre
pays en Europe ainsi qu'en témoignent les recommandations de la
Commission européenne aux Etats membres en matière d'emploi qui
invitent la France à
" renforcer le partenariat social en vue
d'adopter une approche globale en matière de modernisation de
l'organisation du travail "
;
Considérant qu'en appliquant la même norme à toutes les
entreprises quels que soient leur situation particulière, leur mode
d'organisation, leur santé financière, leurs perspectives de
développement, la situation du marché du travail dans les
spécialités dont elles ont besoin, la réduction
générale et autoritaire du temps de travail risque de faire
perdre à notre pays le bénéfice qu'il est en droit
d'attendre de la croissance ;
Considérant, en outre, que la baisse de la durée légale du
travail ouvre un certain nombre de " boîtes de Pandore " ;
qu'elle pose ainsi la question de la revalorisation du SMIC sur une base
mensuelle ; qu'elle ouvre de même la perspective dans les fonctions
publiques d'une baisse de la durée du travail assortie de
créations d'emplois dont les conséquences n'ont été
mesurées ni pour le budget de l'Etat, ni pour les finances des
collectivités locales, ni pour les comptes sociaux ;
Considérant que le projet de loi aborde de surcroît un certain
nombre de questions aux implications considérables comme celles de la
représentativité syndicale ou de la place des cadres dans
l'entreprise ; qu'il le fait dans l'impréparation et dans le cadre
de la procédure d'urgence ;
Considérant que la démarche retenue par le Gouvernement va
à l'encontre du développement souhaité de la
négociation collective ;
Considérant, ainsi, que la loi du 13 juin 1998 précitée
restait volontairement floue quant aux conséquences attachées
à la baisse de la durée légale du travail qu'elle
décidait ; qu'elle appelait les partenaires sociaux à
"
négocier les modalités de réduction effective de
la durée du travail adaptées aux situations des branches et des
entreprises
" ;
Considérant que, face, d'une part, à l'échéance non
négociable d'une baisse autoritaire de la durée légale le
1
er
janvier 2000 ou le 1
er
janvier 2002 selon la
taille des entreprises, compte tenu, d'autre part, des aides substantielles qui
étaient accordées pour inciter à une anticipation de cette
échéance, prenant acte, enfin, de la promesse que la seconde loi
reprendrait à son compte la teneur des accords conclus, les partenaires
sociaux ont négociés ;
Considérant que le présent projet de loi prétend
"
s'inspirer directement du contenu des accords de réduction du
temps de travail déjà passés
" ; qu'il
prétend également "
ouvrir un nouvel espace de
négociation
", que, de fait, le présent projet de loi
s'intitule "
projet de loi relatif à la réduction
négociée du temps de travail
" ;
Considérant cependant que le Gouvernement en " s'inspirant "
du contenu des accords conclus a été conduit à
opérer des choix entre les clauses et à n'en retenir que
certaines, ce qui revient à nier l'esprit même de toute
négociation qui est faite de concessions réciproques permettant
d'atteindre un équilibre ;
Considérant que le projet de loi n'a pas davantage repris l'accord
interprofessionnel du 8 avril 1999 sur la négociation collective ;
Considérant, en outre, que "
le nouvel espace de
négociation
" prétendument ouvert par le projet de loi
est corseté par les précisions, limites et détails que son
dispositif comporte, de sorte que l'espace de la négociation s'apparente
à une peau de chagrin ;
Considérant, par ailleurs, que, depuis deux ans, le Gouvernement s'est
obstiné à vouloir faire financer les trente-cinq heures par les
organismes gérant la protection sociale des Français,
malgré l'opposition formelle, résolue et unanime de l'ensemble
des partenaires sociaux ;
Considérant que, dès le dépôt le 10 décembre
1997 du projet de loi d'orientation et d'incitation relatif à la
réduction du temps de travail, le Gouvernement affirmait dans son
exposé des motifs qu'"
afin de tenir compte des rentrées
de cotisation que l'aide à la réduction du temps de travail
(induisait) pour les régimes de sécurité sociale
,
cette aide (donnerait) lieu, à compter du 1
er
janvier 1999
à un remboursement partiel de la part de l'Etat aux régimes
concernés
" et que "
cette disposition (figurerait)
dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour
1999 après concertation avec les partenaires sociaux sur le taux de
cette compensation
" ;
Considérant que le présent projet de loi déposé le
28 juillet 1999 prévoyait, dans son article 11, paragraphe XVI, une
contribution des organismes gérant des régimes de protection
sociale relevant du code de la sécurité sociale et du code rural
et ceux gérant l'assurance chômage à un fonds de
financement des exonérations de charges sociales ; que cette
disposition a été adoptée sans modification par
l'Assemblée nationale en première lecture ;
Considérant que le Gouvernement entendait ainsi prélever sur ces
organismes près de 13 milliards de francs dès 2000, soit
plus de la moitié du surcoût du projet de loi ;
Considérant que le Gouvernement a, cette fois, échoué dans
une démarche, déjà empruntée pour la
réduction du temps de travail, consistant à " passer en
force " tout en se déclarant prêt à
négocier ;
Considérant, en effet, que cette contribution a été
retirée officiellement tant du présent projet de loi que du
projet de loi de financement de la sécurité sociale ; que
toutefois la sécurité sociale reste " taxée " de
5,5 milliards de francs, cette fois, par un prélèvement sur
ses recettes qui financera indirectement les trente-cinq heures ;
Considérant que, ce faisant, la CNAMTS perd une recette qui lui avait
été affectée en juillet 1999 pour financer la couverture
maladie universelle ;
Considérant, en définitive, que le dispositif
d'exonération de charges sociales institué par le projet de loi
est financé par une collection d'impôts nouveaux et de recettes de
poche ;
Considérant que les recettes ainsi affectées -droits sur les
tabacs et les alcools, taxe générale sur les activités
polluantes et,
a fortiori
, taxe sur les heures supplémentaires-
ont pour point commun d'être des impositions qui ont moins pour vocation
le rendement que la disparition de l'assiette sur laquelle elles sont
assises ;
Considérant, ainsi, que le financement de la réduction du temps
de travail reposerait, à près de 90 % en 2000, sur le
renforcement des pratiques addictives -parmi lesquelles le Gouvernement place
probablement les heures supplémentaires- et le développement des
activités polluantes ;
Considérant qu'à terme le financement du projet de loi n'est pas
assuré à hauteur d'environ le tiers des coûts
supplémentaires qu'il suscite ;
Considérant, dans ces conditions, que l'impact du dispositif
d'exonération de charges sociales institué est impossible
à évaluer dans ses conséquences notamment sur l'emploi
dès lors que restent indéterminés la clef de son
financement et donc la nature des transferts de charges qu'il entraînera
entre les agents économiques ;
Considérant, de surcroît, que la réduction de la
durée légale du travail conduit le Gouvernement à mettre
en place une garantie mensuelle de rémunération au niveau du SMIC
et à accepter par avance une revalorisation massive de son taux horaire
sur cinq ans ;
Considérant que le projet de loi, en dépit des aides qu'il
comporte, aura au total pour effet un renchérissement du coût du
travail peu qualifié et rendra plus difficile l'insertion des
populations les plus fragiles et les moins formées, celles qui
précisément bénéficient le moins des effets de la
croissance ;
Considérant que l'on ne saurait, dans ce contexte de fragilité,
de contradiction et d'incertitude, se féliciter que le Gouvernement se
soit apparemment rallié aux mérites d'une politique
d'allégement des charges sociales pesant sur les bas salaires ;
Considérant que le projet de loi multiplie, en outre, les atteintes au
principe d'égalité ;
Considérant que, selon son exposé des motifs, le projet de loi
"
institue un dispositif d'allégement des charges patronales de
sécurité sociale qui prolonge les aides financières mises
en place par la loi du 13 juin 1998 par une aide pérenne aux 35
heures
" ; que, toujours selon cet exposé des motifs,
"
au-delà de la préservation de la
compétitivité des entreprises engagées dans la
réduction du temps de travail à 35 heures, une baisse du
coût du travail sur les bas et moyens salaires est ainsi
réalisée
" ;
Considérant que, si la loi du 13 juin 1998 se voulait incitative en
matière de réduction du temps de travail, le présent
projet de loi ne présente pas ce caractère ; il
réduit de façon générale la durée
légale du travail et les conséquences de cette réduction
s'imposent à l'ensemble des entreprises ;
Considérant dès lors, qu'en réservant les aides qu'il
institue aux seules entreprises "
qui appliquent un accord fixant la
durée collective du travail au plus soit à 35 heures, soit
à 1.600 heures sur l'année
", le projet de loi
crée une différence de traitement non justifiée ;
Considérant qu'il prive, en effet, de cette aide les entreprises qui
auront réduit la durée collective du travail à 35 heures
ou 1.600 heures, mais qui auront été dans l'impossibilité,
indépendamment de leur volonté, de conclure un accord, ou encore
les entreprises qui n'auront pu réduire, pour des raisons qui tiennent
à leur situation particulière, la durée effective du
travail selon la norme fixée pour obtenir les aides et qui supporteront
néanmoins le coût de l'abaissement de la durée
légale du travail ;
Considérant, de même, que les salariés seront
traités différemment au regard du tarif des heures
supplémentaires ; que le tarif dont bénéficiera,
chaque salarié variera selon qu'il se trouve ou non dans une entreprise
où la durée collective du travail est inférieure ou
égale à la durée légale ; qu'en effet les
quatre premières heures supplémentaires feront, dans le premier
cas, l'objet d'une bonification de 25 % et, dans le second, d'une
bonification de 15 % ; la différence, non perçue par le
salarié, représentant une taxe levée au profit du fonds de
financement des trente-cinq heures ;
Considérant, en outre, que l'entrée en vigueur en deux
étapes de la durée légale du travail et le
mécanisme institué par le projet de loi d'une garantie mensuelle
de rémunération pour les salariés au SMIC, conduiront les
salariés des entreprises de moins de 20 salariés à
travailler 39 heures payées 39 et ceux des entreprises de plus de 20
salariés dont la durée de travail aura été
ramenée à 35 heures, à travailler 35 heures
également payées 39 heures ;
Considérant, de même, que le dispositif proposé aura pour
conséquence que deux salariés à temps partiel pourront
être payés différemment selon que leur durée de
travail aura été réduite ou non et alors même qu'ils
effectueront l'un et l'autre le même horaire sur un poste identique ;
Considérant que le projet de loi déposé par le
Gouvernement ne posait aucune condition chiffrée de créations
d'emplois pour bénéficier de l'allégement des charges
sociales qu'il institue ; qu'il apparaissait ainsi clairement que
c'était moins la création d'emploi résultant de la
réduction de la durée du travail qui constituait l'objectif
poursuivi que la réduction du temps de travail elle-même ;
Considérant que l'Assemblée nationale a tenu toutefois à
préciser que, dans le cadre des accords qui conditionnent l'obtention de
l'aide, les entreprises devaient s'engager à créer ou à
préserver des emplois et que ces accords devaient déterminer
"
le nombre d'emplois créés ou
préservés
", que le projet de loi précise
désormais que le bénéfice des allégements de
charges sociales est suspendu "
lorsque l'engagement en termes
d'embauche n'est pas réalisé dans un délai d'un
an
" ;
Considérant, dès lors, que le projet de loi ne détermine
pas clairement, ni
a fortiori
de façon chiffrée, si la
création et la préservation d'emploi est une condition
nécessaire pour obtenir le bénéfice des allégements
de charges et dote en conséquence l'administration d'un pouvoir
exorbitant d'appréciation ;
Considérant, de surcroît, que l'application du projet de loi
devient, dans son ensemble, incertain, dès lors qu'il soumet, peu ou
prou, une aide pérenne ou structurelle à un engagement
nécessairement limité dans le temps, la création ou la
préservation d'emplois ;
Considérant que le projet de loi prévoit que le
bénéfice des allégements de charges peut également
être suspendu lorsque la durée et les horaires de travail
pratiqués dans l'entreprise sont "
incompatibles
" avec
la les limites fixées par la loi ; que l'imprécision du
projet de loi confère, là encore, à l'administration un
pouvoir exorbitant d'appréciation alors que le bénéfice
des allégements de charges est une condition de survie des entreprises
face au coût des trente-cinq heures ;
Considérant que l'administration est ainsi dotée d'un droit
largement discrétionnaire de vie et de mort sur les entreprises et les
emplois qu'elles représentent ;
Considérant que le projet de loi comporte ainsi des risques graves quant
à la capacité de notre économie à
bénéficier à plein des effets de la croissance
mondiale ;
Considérant qu'il porte atteinte au développement du dialogue
social qui seul permettra, au plus près du terrain, de concilier la
compétitivité des entreprises, l'amélioration des
conditions de travail et le développement durable de l'emploi ;
Considérant, enfin, qu'il mobilise au profit des trente-cinq heures des
ressources publiques considérables qui auraient gagné à
être affectées en priorité à l'insertion des plus
défavorisés et à la formation des moins
qualifiés ;
Considérant qu'il comporte, de surcroît, de nombreuses
dispositions contraires à l'égalité, au respect de la
liberté contractuelle, au droit à la négociation
collective, qui constituent autant de principes de valeur
constitutionnelle ;
Décide d'opposer la question préalable au projet de loi
adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture relatif
à la réduction négociée du temps de travail.