CHAPITRE DEUX

LES EFFETS DES 35 HEURES SUR L'EMPLOI :
LA GRANDE INCONNUE

A l'heure où l'évaluation des politiques publiques devient primordiale - la réforme en cours de l'ordonnance organique relative aux lois de finances a aussi pour objectif de faire reposer la gestion publique sur la mesure des performances afin de procéder à une budgétisation optimale -, il convient de se poser cette question essentielle : combien d'emplois les 35 heures ont-elles permis de créer ? Or, la réponse à cette question ne sera jamais connue.

Bien-sûr, le gouvernement présente un bilan officiel de la réduction du temps de travail en termes d'emplois, mais votre rapporteur l'estime extrêmement contestable, tant dans les résultats affichés que dans la méthodologie utilisée.

I. LE BILAN OFFICIEL DES 35 HEURES : DE FAIBLES RÉSULTATS SUR LESQUELS LES MINISTÈRES NE SONT PAS D'ACCORD

A. SELON LE MINISTÈRE DE L'EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ : « UN EFFET TRÈS SIGNIFICATIF SUR L'EMPLOI », CEPENDANT RÉVISÉ À LA BAISSE

1. Les 35 heures : moins de 30 % des créations d'emplois

a) 220.000 emplois supplémentaires fin 2000

La ministre de l'emploi et de la solidarité a indiqué à votre rapporteur que l'effet sur l'emploi des 35 heures peut être « estimé à 220.000 emplois supplémentaires fin 2000 ».

Elle a précisé : « si l'on tient compte du fait que les créations d'emplois liées à la réduction du temps de travail ont exercé leur effet principalement en 2000 (plus de 150.000 emplois créés dans les secteurs concurrentiels non agricoles), la réduction du temps de travail a donc eu un effet très significatif sur l'emploi et le chômage (506.000 créations d'emplois en 2000, et 418.000 chômeurs de moins) ».

Comme on peut l'observer, cet effet n'est, en réalité, guère « très significatif » puisque les 35 heures sont à l'origine de moins de 30 % des créations d'emploi en 2000 !

En fait, c'est bien essentiellement la croissance qui explique la forte progression de l'emploi au cours de l'année 2000.

Du reste, le taux de chômage français, au sens du Bureau international du travail (BIT), s'est établi à 9,2 % à la fin de l'année 2000, mais demeure supérieur à la moyenne de la zone euro, 8,8 %, et à celle de l'ensemble de l'Union européenne, 8,1 %. Sur longue période, de juin 1997 à novembre 2000, la performance de la France en matière d'emploi est moins flatteuse que celle de plusieurs pays européens tels l'Irlande, la Suède, les Pays-Bas, le Portugal ou l'Espagne, qui, ont, n'ont pas recouru aux 35 heures !

Surtout, le taux de chômage français demeure l'un des plus élevés des pays industrialisés :

Taux de chômage dans l'Union européenne

(données standardisées)

juin-97

déc-00

Evolution

Evolution relative

%

%

%

%

Irlande

10,1

4,1

-6,0

-59,4

Suède

10,5

5,1

-5,4

-51,4

Pays-Bas

5,5

2,7

-2,8

-50,9

Portugal

6,8

4,3

-2,5

-36,8

Espagne

21

13,7

-7,3

-34,8

France

12,5

8,8

-3,7

-29,6

Finlande

12,7

9,3

-3,4

-26,8

Royaume-Uni

7,3

5,4

-1,9

-26,0

Autriche

4,4

3,3

-1,1

-25,0

Luxembourg

2,7

2,1

-0,6

-22,2

Allemagne

9,9

8,1

-1,8

-18,2

Italie

11,7

10

-1,7

-14,5

Belgique

9,4

8,3

-1,1

-11,7

Danemark

5,5

4,9

-0,6

-10,9

UE 15

10,7

8,1

-2,6

-24,3

Zone euro 11

11,6

8,7

-2,9

-25,0

Etats-Unis

5

4

-1,0

-20,0

Japon

3,4

4,7

1,3

38,2

Source : EUROSTAT

b) L'effet sur l'emploi en 2001 et 2002 : faut-il croire la ministre ?

Au cours de la séance de l'Assemblée nationale du 15 mai dernier, notamment consacrée aux questions au gouvernement, Mme Élisabeth Guigou, interrogée par notre collègue Jean-Claude Lemoine, estimait que « près de 300.000 emplois ont ainsi été créés ou préservés [grâce aux 35 heures] » 13 ( * ) .

Pourtant, la ministre se gardait bien, dans la réponse qu'elle avait adressée à votre rapporteur, le 17 avril dernier, de fournir la moindre information chiffrée quant à l'impact des 35 heures sur le niveau de l'emploi pour 2001 et 2002.

Elle se limitait à une réponse sibylline, quoique sans grande illusion : « en 2002, avec le passage des petites entreprises à 35 heures, le passage à 35 heures devrait continuer, à un rythme plus modéré compte tenu du fait que la majorité des salariés ont déjà réduit leur temps de travail ».

Désormais, et en moins d'un mois, la ministre sait - ou prétend savoir - que les 35 heures ont créé ou préservé 80.000 emplois supplémentaires depuis le début de cette année.

Pourquoi, dès lors, la ministre n'avançait-elle aucun chiffre dans sa réponse à votre rapporteur ? Les ignorait-elle ? Ou bien a-t-elle préféré faire un effet d'annonce - et d'affichage politique - à l'Assemblée nationale ?

Votre rapporteur considère que, par-delà les incohérences et les incantations ministérielles, l'« effet très significatif » de la réduction du temps de travail sur l'emploi ne se fera quasiment plus sentir dès 2001 et 2002...

2. Des estimations révisées à la baisse

Cet « effet très significatif » de la réduction du temps de travail l'est d'autant moins que le ministère de l'emploi et de la solidarité annonçait déjà 220.000 créations d'emplois liées aux 35 heures à la fin août 2000 ! Autrement dit, il a revu à la baisse ses résultats depuis cette date.

En effet, l'exploitation des informations transmises par les directions régionales du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle faisait apparaître les résultats suivants, au 31 août 2000 :

Ainsi, à la fin août, plus de 222.000 emplois auraient été créés ou préservés grâce à la réduction du temps de travail, soit le même chiffre que celui avancé pour la fin de l'année 2000 !

3. Emplois créés ou préservés : une distinction impossible à établir

Votre rapporteur, à l'occasion du débat portant sur le projet de budget de l'emploi pour 2001, avait déjà insisté sur le fait que le ministère de l'emploi et de la solidarité n'était pas capable de distinguer clairement les emplois créés, d'une part, et les emplois préservés, d'autre part 14 ( * ) .

« Emplois créés », « emplois préservés » : des notions imprécises

Le ministère de l'emploi et de la solidarité n'est pas capable de distinguer clairement les emplois créés, d'une part, et les emplois préservés, d'autre part.

Du reste, quand il s'y essaie, il ne peut que mentionner des engagements soit de créations soit de préservations d'emplois, et non des effets certains.

Par ailleurs, dans ses commentaires, le ministère indique, s'agissant du second des tableaux présentés ci-dessus, que « dans la mesure où certains emplois auraient de toute façon été créés ou maintenus, les effets nets de la réduction du temps de travail sur l'emploi sont moins importants ». Les effets d'aubaine interviennent donc de façon certaine, et rendent encore plus délicate l'estimation de l'effet des 35 heures sur l'emploi.

D'autant plus que, comme le précise lui-même le ministère, « les engagements d'emplois peuvent être remplis sous la forme d'une hausse de la durée du travail de salariés à temps partiel ».

Le ministère ne peut pas faire preuve de plus de précision quant au bilan de la réduction du temps de travail au début mars 2001, puisqu'il note que « les engagements en termes d'emploi des entreprises se répartissent entre 78,5 % qui prévoient d'en créer, 16 % d'en préserver, et 5,5 % d'en créer et d'en préserver à la fois. Ces proportions sont respectivement de 67 %, 26 % et 7 % pour les seules entreprises passées à 35 heures à compter de 2000 ».

Ses analyses ne portent que sur des engagements, jamais sur des certitudes.

4. Le bilan qualitatif de la réduction du temps de travail

Au cours de la même séance de questions au gouvernement du 15 mai dernier, Mme Élisabeth Guigou considérait que « ces 35 heures se font à la satisfaction non seulement des entreprises mais aussi des salariés ».

Ces propos ne constituent ni plus ni moins qu'une interprétation volontairement déformée de la réalité mise à jour par plusieurs enquêtes statistiques.

En réalité, les entreprises ne sont pas si satisfaites que cela des 35 heures ! Les résultats d'enquêtes de l'Observatoire des 35 heures sont parlants, et montrent plutôt l'inverse.

Les résultats de l'Observatoire des 35 heures

L'Institut français des experts-comptables et l'Union nationale des commissaires aux comptes ont créé un Observatoire de la mise en place des 35 heures. Ce dernier réalise des enquêtes d'opinion auprès de chefs d'entreprise de moins de 50 salariés. La dernière en date, menée du 28 février au 5 mars dernier, a donné les résultats suivants.

L'impact sur les entreprises des « lois Aubry » semble relativement faible, 67,1 % des chefs d'entreprise interrogés affirmant que ces lois n'ont rien changé, seuls 8 % estimant qu'elles vont les conduire à recruter.

Les 35 heures ont conduit ou vont conduire 37 % des chefs d'entreprise à geler les salaires, 26 % d'entre eux à solliciter les aides de l'Etat, et également 26 % à revoir leurs résultats à la baisse, ces pourcentages étant toutefois en amélioration par rapport au 4 ème trimestre 2000.

55 % des chefs d'entreprise ont maintenu les salaires des salariés, et, parmi ceux qui les ont augmentés, 37 % n'ont entrepris qu'une augmentation supérieure à 2 % (8 % pour une augmentation supérieure à 5 %).

Enfin, 46 % des chefs d'entreprise interrogés continuent d'éprouver des difficultés à recruter. Ils sont cependant 51 % dans les services marchands, et près de 59 % dans le BTP.

Quant aux salariés, ils ont de nombreux motifs de se plaindre de la réduction du temps de travail.

Les 35 heures n'améliorent pas les conditions de travail

La direction de l'animation de la recherche et des études statistiques (DARES) du ministère de l'emploi et de la solidarité a récemment publié les résultats d'une étude menée entre novembre 2000 et janvier 2001 15 ( * ) .

Selon ces résultats, 59 % des salariés interrogés estiment que la mis en place de la réduction du temps de travail a été dans le sens d'une « amélioration » de leur vie quotidienne, alors que 13 % évoquent une « dégradation » et 28 % estiment que cela n'a eu aucun effet.

En revanche, le jugement est bien plus mitigé sur les effets des 35 heures sur leurs conditions de travail, puisqu'ils sont quasiment autant, à savoir un quart, à évoquer une « amélioration » (26 %) qu'une dégradation (28 %), l'autre moitié environ des salariés (46 %) estimant que la réduction du temps de travail n'a rien changé dans ce domaine.

S'agissant des transformations des conditions de travail, les salariés estiment que les 35 heures se sont traduites, d'abord, par « une exigence de polyvalence accrue » (48 %), « moins de temps pour les mêmes tâches » (42 %), davantage de « stress dans son travail » (32 %), voire « de nouvelles tâches en plus » (23 %) : polyvalence et intensification du travail semblent donc aller de pair avec une dégradation des conditions de travail pour la majorité des salariés.

Par ailleurs, « un quart des salariés fait état d'une durée du travail effective supérieure à celle prévue dans l'accord sur la réduction du temps de travail », ce dépassement de la durée du travail prévue étant majoritaire chez les cadres, le plus souvent sans compensation, selon la DARES.

* 13 Journal officiel des débats parlementaires, Assemblée nationale, n° 31, séance du mardi 15 mai 2001, page 2880.

* 14 Rapport n° 92, tome III, annexe n° 17 (2000-2001).

* 15 Ministère de l'emploi et de la solidarité, DARES, Premières synthèses n° 21.1, mars 2001.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page