TROISIÈME PARTIE
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HUMANISME ET RESPONSABILITÉ :

LES DEUX PILIERS D'UNE NOUVELLE POLITIQUE

Les deux premières parties du présent rapport viennent de tirer le signal d'alarme : la France se drogue !

Nos enfants sont de plus en plus nombreux à consommer de plus en plus jeunes des produits de plus en plus dangereux. Certains nous disent que cette banalisation correspond à un phénomène de société irréversible. Il ne servirait à rien de lutter et il faudrait se résigner à accompagner cette évolution. Pourtant, nous ne pouvons pas croire à la fatalité de la drogue.

Bien sûr, la toxicomanie reflète le malaise d'une société qui ne va pas bien. Mais ce phénomène a été exploité par une idéologie permissive qui a trop inspiré une politique molle et des pratiques ou des discours complaisants à l'égard de la drogue. Les responsables politiques ont tendance à baisser les bras parce qu'ils ne mesurent pas la gravité des enjeux mais aussi parce qu'ils finissent par croire ceux qui leur affirment qu'il n'y a rien à faire. Cette démission est inacceptable. Nous avons le devoir collectif de garantir à nos enfants le droit de vivre libres dans une société sans drogue . Alors, que pouvons nous faire ?

Il faut sans doute commencer par essayer de comprendre les causes du succès de tous les produits psychoactifs, licites ou illicites. C'est une condition nécessaire pour éviter les solutions simplistes qui ne peuvent que mener à l'échec. En revanche, des idées simples pour aborder un problème complexe peuvent être les idées fortes garantes du succès. D'abord, en refusant d'être utopiste ou fataliste, on peut se fixer un objectif réaliste : contenir le fléau puis tenter de le faire refluer . Ensuite, il faut adopter une stratégie anti-drogue qui recueille le consensus de la nation. Nous pensons que c'est dans une inspiration humaniste , servie par une volonté politique sans faille, que nous pourrons trouver les solutions acceptables par tous.

La dangerosité de toutes les drogues est avérée. Il n'existe pas de drogues « douces », même si diaboliser certaines d'entre elles serait contre-productif. L'interdit d'usage doit donc être réaffirmé avec force dans des conditions telles qu'il soit compris, accepté et respecté. Il faut l'expliquer pour redonner du sens à la loi. C'est donc, en premier lieu, un changement d'atmosphère et de philosophie qu'il faut instaurer par un message clair. Cela correspond d'ailleurs au souhait exprimé par 75 % des Français.

En second lieu, la guerre à la drogue doit agir sur l'offre et sur la demande. La répression doit frapper durement toutes les formes de trafic et tous les profiteurs d'un système jusqu'ici trop laxiste. En particulier, les « petits » dealers doivent être poursuivis sans relâche, notamment, dans le périmètre des écoles, sans pouvoir s'abriter derrière une indulgence irresponsable pour le « simple » usager.

La demande de consommation de ces produits dangereux ne pourra diminuer que si l'axe central de la nouvelle politique est une prévention réelle, une « prévention totale » , faite d'éducation à la santé, d'information et de formation, de prise en charge psychologique, sanitaire et sociale, de réinsertion et, bien entendu, de sanction.

L'objectif de la prévention doit être d'empêcher de nouvelles personnes de tomber dans la drogue, et d'aider à en sortir celles qui sont sous sa dépendance. Plus elle sera personnalisée, plus elle aura de chances de succès. Elle aura aussi le souci de ne pas stigmatiser l'usager de drogue qui n'est pas un marginal ou un pestiféré, mais une personne en danger. La société a un devoir de solidarité avec tous ses enfants, surtout les plus vulnérables, mais sa compréhension doit être sans faiblesse. La compassion n'est pas la complaisance. L'humanisme ne saurait oublier la responsabilité individuelle ni les devoirs envers la collectivité. Aussi, la personnalisation de la réponse de prévention devra-t-elle trouver sa contrepartie dans le respect absolu des obligations et sanctions prévues par la loi pour l'usager de drogue interpellé.

La sanction dès que l'interdit d'usage est transgressé est un élément clef de la prévention. Il faut qu'elle soit systématique, même si elle doit être proportionnée à la faute. Elle sera aussi suffisamment diversifiée pour offrir au juge une palette complète de réponses à la fois judiciaires et socio-sanitaires susceptibles de s'adapter à chaque situation.

La question de la drogue concerne la société toute entière. Les parents, l'école, les associations, les institutions et tous les citoyens ont un rôle à jouer. C'est un enjeu de santé publique, de sécurité et d'évolution de la nature même de notre société. Réagir est un devoir, avant un désastre annoncé. Il n'est pas trop tard, mais il n'est que temps.

I. UNE RÉPONSE JUDICIAIRE SYSTÉMATIQUE

A. ÉVITER LE PIÈGE DE LA LIBÉRALISATION

Le débat sur la dépénalisation ou la libéralisation des drogues est récurrent. On peut à cet égard citer l'« appel du 18 joint » 1976, signé par M. Bernard Kouchner, devenu par la suite ministre de la santé, les propos de M. Charles Pasqua en 1993 appelant à l'ouverture d'un débat, ou plus récemment l'envoi à tous les députés d'un joint par le Collectif d'information de recherche cannabique (CIRC), le 9 décembre 1997.

Les arguments sont bien connus et paraissent au premier abord séduisants, mais l'analyse de leurs conséquences concrètes conduit à les invalider.

1. Des arguments théoriquement séduisants

Les partisans d'une libéralisation mettent tout d'abord en avant « l'échec » de la loi de 1970, selon eux à l'origine des différents maux attribués normalement à la toxicomanie, avant de présenter les améliorations attendues.

a) L'échec de la loi de 1970, paradoxalement à l'origine de tous les maux
(1) Des résultats paradoxaux

Ainsi que l'a fait observer à la commission d'enquête maître Francis Caballero, président du Mouvement de légalisation contrôlée, « le système actuel s'appelle la guerre à la drogue. Tout est interdit : l'usage, l'incitation et le trafic, évidemment, dans des conditions de sécurité extrêmes. (...) Pour un détenteur de quelques grammes de cannabis, ce qu'on appelle une barrette, le droit positif, qui punit la détention comme un acte de trafic, prévoit une garde à vue de quatre jours avec un avocat au bout de 72 heures, c'est-à-dire trois jours, alors qu'un assassin violeur d'enfants, une racaille qui a fait quinze braquages de banque et a dix meurtres à son actif aura un avocat dès la première heure et, de nouveau, au bout de vingt heures. Je ne parle pas des perquisitions de nuit, de la prescription de vingt ans pour les délits au lieu de trois ans, des peines perpétuelles ou des vingt ans de réclusion pour la culture (...) On a des procédures qui sont aussi dures qu'en matière de terrorisme . »

Malgré tout, les partisans d'une légalisation des drogues considèrent que cette guerre contre les drogues a été un échec, en dépit des sommes colossales investies pour faire appliquer la loi, faire fonctionner les tribunaux et remplir les prisons. Ainsi, au Royaume-Uni, en 1991, la possession de cannabis représentait 75 % de tous les délits liés aux drogues illicites. « En France, on est passé de 2.000 à 100.000 interpellations et de 2.000 personnes dans les prisons françaises au tiers des détenus pour les infractions à la législation sur les stupéfiants », a rappelé maître Francis Caballero. Il s'agit le plus souvent d'affaires mineures qui mobilisent les services de police et engorgent les tribunaux.

Ainsi que l'a indiqué lors de son audition M. François-Georges Lavacquerie, membre du CIRC, en réponse aux déclarations du ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, M. Nicolas Sarkozy, devant la commission d'enquête, « 90 % des gens ne sont pas punis », ce qui, d'après le ministre, « signifie qu'ils sont dépénalisés de fait. Nous pensons, nous, qu'il ne s'agit pas là d'un laxisme des juges, mais de l'appréciation de la justice que 90 % de ces affaires ne méritaient pas de poursuites réelles et qu'il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat. Il n'empêche que ces affaires ont occupé à notre avis d'une manière excessive les services de police et de justice ». Les coûts sociaux de cette prohibition seraient considérables, les usagers de drogues étant considérés comme des délinquants.

Or, la loi n'a pu empêcher l'augmentation de la consommation, la banalisation du cannabis et l'apparition très préoccupante des nouvelles drogues de synthèse.

De plus, le nombre d'injonctions thérapeutiques reste faible (environ 9.000), dont un tiers seulement donne des résultats satisfaisants. Ce chiffre paraît dérisoire par rapport aux 160.000 héroïnomanes et aux 65.000 consultants qui se sont présentés en 1995 dans les centres de soins spécialisés, dont moins de 10 % sont arrivés par le biais d'une injonction thérapeutique. De plus, l'injonction thérapeutique n'est pas adaptée aux usagers de cannabis. Elle ne serait utile que dans certains cas de cannabisme chronique, alors que les usagers de cannabis constituent l'essentiel des personnes interpellées.

(2) Usage de drogue ne signifierait pas forcément toxicomanie

La loi serait un obstacle à l'instauration d'une prévention efficace en refusant de reconnaître qu'à côté de la dépendance peut exister un usage occasionnel, plus ou moins régulier.

L'usage simple n'entraîne pas toujours la dépendance. Ainsi, comme l'indiquait à la commission M. Hugues Lagrange, sociologue, si plus de 7 millions de personnes ont expérimenté le cannabis en France, « seules » 300.000 sont dépendantes du cannabis, ce qui montre combien l'écart est important entre l'expérimentation et l'usage problématique (de 1 à 20).

Dès 1978, le rapport de Mme Monique Pelletier remis à M. Valéry Giscard d'Estaing avait largement souligné que l'auto-destruction n'était pas le destin inéluctable de tous ceux qui consomment de la drogue, y compris les plus dures. Pour certains, ce sont des facteurs d'ordre psychologique ou social qui, bien plus que les propriétés des drogues, déterminent la toxicomanie.

En revanche, cette situation gênerait l'information des usagers de cannabis qui, s'ils ne sont pas jugés, ne disposent d'aucun conseil non plus, comme l'a rappelé maître Francis Caballero lors de son audition.

En outre, il est difficile d'admettre l'amalgame entre l'adolescent fumeur occasionnel de haschich et l'héroïnomane, le premier ayant un comportement festif et initiatique et le second réellement toxicologique.

(3) La dangerosité relative de l'alcool, du tabac et des médicaments

Une certaine confusion s'est instaurée du fait de l'inclusion des drogues licites dans le champ d'intervention de la MILDT et de l'exploitation erronée des conclusions du rapport du professeur Bernard Roques relatif à la classification de la dangerosité des drogues. Le consensus sur l'interdit des drogues illicite s'est érodé, la distinction entre produits licites et illicites ne reposant sur aucune base biologique sérieuse.

Il en va de même s'agissant des polémiques entourant les médicaments psychotropes. Par ailleurs, ainsi que le soulignait M. Alain Ehrenberg lors de son audition, la notion de dépendance est aujourd'hui beaucoup plus large que la dépendance aux drogues et est entrée dans le vaste champ de la souffrance psychique et de la santé mentale (jeu, sexe, nourriture ou drogue illicite).

Dans le même sens, les partisans de la dépénalisation insistent sur le fait que la consommation de cannabis n'est pas mortelle et qu'il n'y a pas de dépendance physique, la dépendance psychique étant modérée (et inférieure à celle entraînée par le tabac, l'alcool ou les médicaments psychotropes). Comme l'a souligné lors de son audition M. François-Georges Lavacquerie, membre du CIRC, « l'alcool tue 40.000 personnes chaque année, il est impliqué en outre dans des dommages causés à autrui très importants et bien documentés et il n'est pas pour autant interdit. Son usage est simplement régi et restreint par un certain nombre de dispositions. Quant au tabac, qui tue 68.000 personnes par an, il est en vente libre absolue. »

En outre, la théorie de l'escalade (selon laquelle le cannabis mène aux drogues « dures ») est fortement contestée, notamment par le rapport Le Dain paru en 1972 au Canada.

L'écart serait donc croissant entre la légitimité sociale d'un usage de cannabis apparemment massif et l'illégalité juridique du produit. L'interdit n'aurait plus de sens.

(4) La légitimité incertaine de la sanction pénale

Les partisans de la libéralisation soulignent qu'il n'existe pas d'autre cas où le risque pris par un individu pour sa santé, sans aucun trouble à l'ordre public, est passible d'une peine d'un an de prison. Ceci leur apparaît plus particulièrement choquant s'agissant d'une consommation à domicile.

Pour maître Francis Caballero, « le fait de punir en théorie d'un an de prison, comme le fait aujourd'hui la loi, un individu majeur et solitaire qui consomme chez lui une substance pour se procurer des sensations est une honte au pays des droits de l'homme ».

Il s'appuie en particulier sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen 112 ( * ) .  Le droit pénal ne saurait prétendre régir le comportement privé des individus, pour autant qu'ils ne portent pas préjudice à autrui, comme l'a rappelé M. François-Georges Lavacquerie, membre du CIRC. De plus, le suicide n'est plus incriminé.

L'emprisonnement n'a pu empêcher l'explosion de la consommation et peut aggraver le problème d'insertion sociale ou de relation avec les proches souvent à l'origine de l'usage de drogue. De plus, la prison renforce le lien des personnes détenues avec la délinquance.

(5) Une incompréhension croissante de la part des jeunes qui décrédibilise la loi

Ainsi que l'a souligné lors de son audition le docteur Francis Curtet, psychiatre : « On en est arrivé maintenant à un stade dans lequel, pour la majorité des jeunes, le cannabis est considéré comme leur apéritif, en comparaison à l'alcool, qui serait l'apéritif des parents. Cela ne veut pas dire que la majorité des jeunes prend du cannabis, mais si on faisait un micro-trottoir sur ce point, je pense que plus de la moitié des jeunes répondraient que, pour eux, c'est l'équivalent de l'apéritif de leurs parents et que c'est même moins dangereux . » Ils ne comprennent pas l'interdit dont le cannabis fait l'objet, vécu comme une mesure anti-jeunes.

Par ailleurs, le cannabis étant plus ou moins dépénalisé de fait depuis la circulaire Peyrefitte de 1978, complétée par une circulaire Badinter de septembre 1984, conserver une sanction pénale qui n'est pratiquement plus appliquée devient dérisoire et déconsidère la justice aux yeux des adolescents, dont certains n'ont d'ailleurs plus conscience de violer l'interdit tant le phénomène leur paraît banal. Beaucoup estiment qu'interdire une drogue si largement consommée revient à encourager le non-respect de la législation.

Si beaucoup de ces remarques s'appuient sur la réalité, leur interprétation prête à discussion et les solutions préconisées divergent de celles de la commission d'enquête.

Comment gérer la légalisation ? Par un monopole d'Etat ou un système de franchises privées ? Quel type de contrôles pourraient exercer les instances nationales pour garantir la qualité et l'approvisionnement ? Comment et par qui les drogues seraient-elles distribuées (médecins, pharmaciens, débits de tabac ou autres) ? Des exceptions seraient-elles prévues pour les mineurs et certaines catégories spéciales ? Quelles drogues légaliserait-on ? Seul le cannabis, ou bien toutes les autres drogues ?

A toutes ces questions fondamentales, les réponses apportées par les tenants d'une légalisation paraissent peu pertinentes.

b) La proposition d'une légalisation réglementée

Tant le « Mouvement de légalisation contrôlée » que le CIRC entendus par la commission d'enquête ont préconisé une légalisation de l'usage du cannabis, assortie de sa réglementation. En revanche, seul le « Mouvement de légalisation contrôlée » propose d'étendre à terme cette mesure à toutes les drogues.

Au lieu de faire la guerre à la drogue, Maître Caballero propose une lutte civile contre l'abus des drogues, en les légalisant et en les contrôlant. Il préconise de commencer par le cannabis, dont la consommation est selon lui devenue un phénomène de société.

L'Etat serait chargé d'organiser la structure opérationnelle, « L'Etat (étant) fait pour réglementer les vices parce qu'il ne veut pas tuer ses citoyens ni défoncer sa jeunesse ». Il cite à ce propos l'organisation des loteries, interdites au 19 e siècle de peur de provoquer des faillites. L'époque coloniale est en outre régulièrement citée en exemple (kif du Maroc...) par les partisans d'une réglementation de l'usage du cannabis.

Reconnaissant les dangers du cannabis en cas d'abus et dans certaines circonstances (notamment au volant en état d'ivresse cannabique), maître Francis Caballero a estimé qu'il fallait l'interdire au volant (mais sur des bases scientifiques fondées), ainsi qu'aux mineurs : « Je propose la légalisation mais non pas la dépénalisation. Je ne propose pas une dépénalisation de l'usage qui, pour moi, doit rester puni dans les lieux publics, au volant, évidemment, et lorsqu'il prend la forme d'une offre aux mineurs. »

M. François-Georges Lavacquerie, membre du CIRC, a exposé devant la commission d'enquête le projet de son organisation : « Nous avons pensé qu'il serait bon qu'il y ait un système légal de distribution. Pour cela, nous n'avons pas fait de plans sur la comète ni de projets chimériques : nous nous sommes fondés sur deux éléments : le système du cannabistrot hollandais et le régime des alcools et tabacs en France. Le système hollandais fonctionne depuis vingt ans et permet d'empêcher que les mineurs consomment, de tempérer la consommation et de faire en sorte que les consommateurs ne soient pas en contact avec les systèmes délinquants. En dépit du fait que toute l'Europe déboule à Amsterdam, c'est un système qui marche bien. Il souffre de deux contradictions : le fait que le commerce en gros est interdit et donc que l'approvisionnement de ces lieux est illégal ; le fait d'être isolé (...). Nous proposons donc une extension au cannabis du régime des alcools et tabacs, avec une licence particulière et des restrictions à l'entrée aux mineurs (16 ou 18 ans, cela se discute), aux droits de publicité et aux droits de marque, ainsi que la vente en vrac. »

Le docteur Francis Curtet, psychiatre, s'est également prononcé en faveur d'une légalisation contrôlée, soulignant que la situation était devenue intenable vis-à-vis des jeunes qui assimilaient totalement cannabis et alcool. Il a considéré qu'une véritable information permettant une prévention réelle serait alors possible : « Mon idée serait (et je répète que ce serait à contre-coeur) de légaliser carrément le cannabis, mais de l'interdire formellement aux mineurs et de faire enfin cette politique de santé publique et de prévention à l'égard des jeunes qu'on n'a jamais faite(...). Quant aux majeurs, on leur donnera une information exacte. On peut en effet espérer que, comme ils sont majeurs, ils sont enfin capables d'user sans abuser ou même de ne pas user du tout (...). On peut dire aux gosses : « Si on vous l'interdit à vous, c'est parce que vous savez bien que vous êtes à l'âge où vous avez envie de tout essayer, où vous voulez toujours plus que ce qu'on vous propose. Ce n'est pas par hasard qu'on a décidé que c'était à partir de 18 ans que vous pourrez enfin conduire une voiture et non pas à 13 ou 14 ans. C'est parce qu'il faut avoir un sens des mesures et des responsabilités que vous allez acquérir en grandissant. ». Le docteur Francis Curtet a néanmoins reconnu les difficultés d'application de l'interdiction de la vente d'alcool aux mineurs.

Pour sa part, maître Francis Caballero considère que l'interdiction de la vente aux mineurs serait plus effective qu'actuellement, où beaucoup de jeunes fument.

Sans aligner le cannabis sur le tabac et l'alcool, drogues culturelles pour lesquelles il est difficile de revenir en arrière, il appelle à un encadrement intelligent du cannabis, qui « n'est pas culturel mais devient un fait de société ». Certains préconisent même d'instaurer une taxe spéciale conçue pour améliorer les soins destinés aux toxicomanes.

On rappellera que le rapport de la commission de réflexion sur les drogues et la toxicomanie mise en place sous l'impulsion de M. Charles Pasqua et de Mme Simone Veil, alors respectivement ministre de l'intérieur et ministre de la santé, et présidée par le professeur Henrion, s'était en 1995 prononcé à une courte majorité (9 sur 17) en faveur d'une dépénalisation à titre d'essai pendant trois ans de l'usage du cannabis.

La commission d'enquête estime au contraire que les avantages escomptés d'une libéralisation apparaissent pour le moins utopiques.

c) Une vision idyllique et utopique de la légalisation des drogues

Dans le monde merveilleux qui naîtrait à la légalisation, tous les problèmes, liés non aux drogues elles-mêmes, mais au carcan institué par l'interdit, disparaîtraient soudain, pour le plus grand bonheur de tous, c'est-à-dire des personnes raisonnables capables de faire un usage raisonné des drogues...

Outre la création annoncée par maître Caballero de 18.000 emplois permanents dans la distribution, la culture et les services, on observerait des progrès dans les domaines de la santé et de la sécurité.

(1) Des progrès en termes de santé publique

Les économies réalisées sur la répression et l'application de la loi pourraient servir à la prévention et au traitement des abus.

(a) Des drogues de qualité ?

En régime de prohibition, le contrôle de la qualité est impossible. Les usagers ne peuvent vérifier la qualité du produit qu'ils achètent, ni en connaître le taux de THC (s'agissant du cannabis), son effet ou sa durée. Au contraire, la légalisation permettrait d'obtenir du cannabis avec de bonnes conditions de concentration, de bonne qualité et à un prix réduit. Selon maître Caballero, on verrait ainsi disparaître le « shit Tchernobyl mélangé à du pneu ». Les autres drogues seraient débarrassées de toutes les substances nocives qu'elles contiennent du fait de la dilution pratiquée par les revendeurs successifs.

Par ailleurs, les trafiquants qui contrôlent le marché ont intérêt à répandre les produits au plus fort potentiel addictif, ainsi que l'a montré le développement du crack aux Etats-Unis dans les années 1980. La prohibition favoriserait donc la consommation des drogues les plus dangereuses.

(b) Une politique de réduction des risques enfin cohérente

M. Jean-Pierre Lhomme, responsable des missions échanges de seringues et bus méthadone à l'association Médecins du monde, a indiqué à la commission qu'il soutenait la dépénalisation de l'usage de toutes les drogues, leur incrimination constituant un obstacle à la prévention et aux soins.

Tout comme M. Alain Ehrenberg, sociologue, il a estimé qu'en assimilant les usagers de drogues à des délinquants, la loi avait retardé la mise en oeuvre des mesures de réduction des risques attachés aux pratiques d'injection (mises en oeuvre entre 1995 et 1999 seulement) et continuait à en perturber l'application, les lieux d'échanges de seringues et les sleep-in étant autant de circonstances où les services répressifs se trouvaient en porte-à-faux, malgré les décrets, arrêtés et circulaires. Citant l'interdiction de l'usage de l'injection, qui avait pour corollaire la non-vente de seringues en pharmacie, il a souligné que l'absence d'accès à cet instrument empêchait tout contact en matière de prévention vis-à-vis des usagers de drogues.

(2) En termes de sécurité
(a) Les produits étant moins chers, la délinquance induite des toxicomanes diminuerait...

La prohibition vise à dissuader la production, le commerce et l'usage de drogues, entraînant un renchérissement du coût des produits et un effet de rareté. Le rapport entre le prix d'achat à la production pour le paysan et le prix de vente final est ainsi de 1 à 300 pour la marijuana.

Le prix des produits sur le marché clandestin impose au toxicomane dépendant de mobiliser d'importantes ressources pour se procurer le produit. Les usagers dépendants se trouvent ainsi contraints de recourir à des moyens illégaux pour financer une consommation qui excède assez vite leurs moyens financiers. L'usager dépendant devient dans ce système le plus motivé des vendeurs.

(b) ... ainsi que le crime organisé

Le lobby de la légalisation est convaincu que la criminalité et le crime organisé seraient grandement réduits.

Selon maître Francis Caballero, « la guerre à la drogue aujourd'hui ne peut se prévaloir d'avoir vaincu l'ennemi. Elle fait même la fortune des trafiquants (...). Actuellement, cela fournit des emplois au crime organisé, à la racaille et aux trafiquants. Il existe une économie parallèle qui vit aujourd'hui de la distribution de cannabis dans les banlieues. On leur piquerait le business dans les huit jours, de la même manière que Distillers and Co., les fabricants d'alcool américains, ont mis la mafia américaine de Chicago et les bootleggers au chômage trois semaines après l'abrogation de la prohibition ».

Les partisans de la légalisation estiment également que la violence inhérente à un négoce illégal hautement rentable (la guerre des gangs) disparaîtrait du fait de cette légalisation.

De même, en assurant à la fois le maintien d'un prix élevé et d'un haut niveau de risque -mécanisme de « barrière à l'entrée »-, la prohibition faciliterait la prise de contrôle du marché de la drogue par les criminels les plus dangereux et les mieux organisés, notamment lorsque la répression la plus efficace s'exerce au niveau de la vente de rue, et non contre le grand trafic.

(3) Une légalisation sans augmentation de la consommation

Malgré la distribution à bas prix de drogues, la consommation, susceptible d'augmenter au début, plafonnerait rapidement. En effet, le rôle du toxicomane revendeur, facteur de diffusion des drogues, disparaîtrait, de même que l'attrait du fruit défendu.

Maître Francis Caballero et M. François-Georges Lavacquerie se sont appuyés sur l'exemple des Pays-Bas. Pour le CIRC, « l'exemple bien connu et paradoxal, c'est la comparaison entre la France, pays qui est parmi les plus répressifs d'Europe, et la Hollande où, sans être légale, la consommation et l'achat de petites quantités pour les consommateurs est libre : la Hollande a un taux de consommateurs plus faible que celui de la France. »

Par ailleurs, maître Francis Caballero a indiqué que l'explosion redoutée « a déjà eu lieu depuis trente ans, puisqu'on est passé de 800.000 consommateurs estimés dans le premier rapport officiel de 1978, celui de Mme Pelletier, à un niveau de deux à cinq millions de consommateurs estimés (certains parlent de sept millions, sachant qu'il s'agit de savoir s'ils sont chroniques, occasionnels ou autres). »

2. Des avantages incertains

La commission d'enquête ne peut qu'exprimer son scepticisme sur les améliorations escomptées.

a) En termes de sécurité : la disparition du crime, une utopie

Outre certaines études évoquant un lien entre l'administration régulière de cocaïne et d'amphétamines et des comportements paranoïdes, en conséquence directe de l'action des drogues sur le cerveau, la disparition de la délinquance du fait d'une légalisation des drogues apparaît utopique.

Tout d'abord, la légalisation ne priverait pas les sociétés criminelles des profits déjà accumulés.

De plus, il est illusoire d'imaginer que les trafiquants cesseraient du jour au lendemain leur activité pour devenir des citoyens respectueux de l'ordre et de la loi. Il est certain qu'ils chercheraient une reconversion dans d'autres activités tout aussi lucratives (pédo-pornographie, contrefaçon, trafic d'organes...), voire des braquages. M. Xavier Raufer, criminologue entendu par la commission d'enquête, explique l'augmentation des braquages observée en Espagne dans les années 1980 à la suite de la dépénalisation de l'usage de drogues par la concurrence acharnée entre trafiquants et la nécessité pour ceux évincés de trouver d'autres sources de revenus. L'augmentation des braquages en Ile-de-France ces dernières années résulterait également de la dépénalisation de fait de l'usage de drogues en France.

En effet, l'articulation entre toxicomanie et drogue est loin d'être claire. Bien souvent une carrière criminelle est déjà bien entamée avant que l'individu ne commence à user de stupéfiants. De plus, les gros trafiquants ne sont souvent pas usagers de drogues, comme le soulignait lors de son audition M. Bernard Petit, chef de l'OCRTIS.

En outre, même si les drogues étaient légalisées, il resterait vraisemblablement de quoi constituer un marché noir, notamment si certaines classes d'âge étaient interdites de consommation ou si certaines drogues (comme le crack et les drogues de synthèse) n'étaient pas légalisées.

M. Serge Lebigot, président de l'association France sans drogue, a ainsi souligné lors de son audition que « le cannabis qui avait cours il y a trente ans n'est plus le même aujourd'hui. A l'heure actuelle, on trouve différente sortes de cannabis, en particulier le skunk ou même l'aya, qui tournent à 35 % de THC. C'est pratiquement de la drogue dure. Il serait temps que tous ces gens qui font la promotion de ces drogues en disant que c'est une question de liberté nous disent exactement quel genre de drogue ils vendraient, qui la vendrait et qui la contrôlerait. Cela veut dire que l'Etat serait obligé de contrôler une drogue beaucoup plus forte, ce qui n'arrangerait absolument pas la situation, contrairement à ce qu'ils disent. »

M. Xavier Raufer, criminologue, a par ailleurs indiqué à la commission d'enquête que « Dans les pays souches (les calculs sont encore de l'ONU), c'est-à-dire dans ceux où on cultive la coca et le pavot, il reste 1 % du prix de détail. Cela veut dire qu'en gros, c'est ce que cela coûte et que le reste est du pur bénéfice (...). Ils sont donc capables de diminuer les prix et de mettre sur le marché des produits plus attractifs que ceux du gouvernement. Si vous mettez du cannabis sur le marché, les gens vont se dire qu'ils vont pouvoir acheter du cannabis à la SEITA et des joints officiels ou semi-officiels. A partir de ce moment-là, les trafiquants peuvent mettre sur le marché, et même donner, dans un premier temps (ils l'ont fait quand il a fallu passer de la cocaïne à l'héroïne) du black bombay, par exemple, qui est de la résine de cannabis mélangée avec de l'opium. (...). Si on le mélange avec du tabac, cela produit un effet mille fois plus fort. Je pense donc que si l'on se lance dans cette voie, on risque d'entrer dans une partie de bras de fer et une compétition avec des gens qui sont naturellement dépourvus de tout scrupule. C'est le danger. » Or elle ne pourrait être que biaisée, l'Etat étant tenu par les lois et règlements.

Ainsi que l'a souligné M. Yves Bot, procureur de la République de Paris, lors de son audition par la commission d'enquête : « dans le domaine des marchés parallèles, je ne vois pas comment on peut réguler un marché illicite ; soit on le légalise, soit on ne le légalise pas. Le danger que je vois dans des situations en demi-teintes, c'est que justement ces situations cachent ensuite des trafics plus graves ».

Enfin, la consommation valide le trafic international.

S'agissant de l'importance du trafic mondial, qui se chiffre en milliards de dollars, M. Xavier Raufer a indiqué que la problématique « dépasse de très loin le fait de laisser en paix des gens qui veulent faire la fête ».

M. Michel Bouchet, chef de la MILAD, a estimé lors de son audition que « les pays qui ne choisissent pas une politique de réduction de la demande ne peuvent choisir une politique cohérente sur le trafic. En effet, si vous avez le droit de consommer, c'est que vous avez le droit d'acheter quelque part, et c'est donc que quelqu'un a le droit de vendre. C'est la contradiction dans laquelle se trouvent les Pays-Bas. C'est ainsi que de proche en proche, par la consommation, on valide le trafic international » .

Comme l'ont souligné tant M. Yves Bot, procureur de Paris, que M. Bernard Petit, chef de l'OCRTIS, l'usage du cannabis comme infraction pénale permet des investigations en matière de trafic et de commercialisation du cannabis. En cas de légalisation, tout ce champ serait en dehors de l'investigation policière et judiciaire.

b) En termes de santé publique

S'agissant du cannabis, une mesure de libéralisation n'a aucune incidence favorable sur la politique de réduction des risques qui vise essentiellement les drogues injectables.

Il n'est pas certain que la prise en charge des toxicomanes dépendants, notamment par voie intraveineuse, soit meilleure. Pour 60 % des personnes s'étant vu prononcer une injonction thérapeutique, il s'agissait d'un premier contact avec les structures de soins. Or une légalisation ferait disparaître cette contrainte de caractère thérapeutique sur les intéressés.

Si l'injonction thérapeutique était contestée par certains médecins qui récusent l'idée de soins sans volontariat du patient, il n'en reste pas moins que sa conception a évolué et qu'elle n'implique plus automatiquement une cure de sevrage. La circulaire du garde des Sceaux du 17 juin 1999 a d'ailleurs souligné que la rupture d'un lien de dépendance était un processus long et chaotique et qu'une réitération de la consommation ne devait pas immédiatement conduire à parler d'échec.

De même, tant la circulaire du garde des Sceaux que celle du ministre de l'intérieur du 11 octobre 1999 ont souligné que les interpellations pour usage ne devaient pas intervenir à proximité de structures de bas seuil ou des lieux d'échanges de seringues, la politique répressive ne devant contrevenir à la politique de réduction des risques. Elle invitait donc les services répressifs à se rapprocher de ces structures afin de trouver des modalités de fonctionnement. De plus, le simple port d'une seringue ne doit plus constituer à lui seul un motif valable d'interpellation. La situation sur le terrain a donc bien évolué, ainsi que l'a confirmé M. Alain Quéant, sous-directeur à la direction de la police de proximité à la préfecture de police de Paris lors de son audition.

3. Des inconvénients avérés

La commission d'enquête considère qu'une légalisation de l'usage des stupéfiants, ou du cannabis seul, pourrait avoir des conséquences dramatiques et difficilement réversibles.

a) En termes de santé publique
(1) Les dangers avérés du cannabis

Ainsi qu'il a déjà été vu, une consommation régulière de cannabis peut conduire à des ruptures sociales (absentéisme scolaire, délinquance, impossibilité d'assurer un travail stable, situation de rupture familiale), mais également présenter des troubles pour la santé : liens avec la schizophrénie, cancer du poumon. Ceci est particulièrement vrai s'agissant des nouvelles variétés néerlandaises à teneur élevée en principe actif.

S'agissant des autres drogues, la dangerosité est encore plus clairement établie. On peut ainsi se demander comment on pourrait laisser des femmes enceintes se droguer librement.

(2) Le cannabis, porte ouverte vers les drogues dures ?

Si la théorie de la passerelle apparaît incertaine, il n'en reste pas moins qu'une personne ayant déjà expérimenté les effets hallucinogènes comparativement bénins du cannabis sera plus facilement disposée à essayer des drogues aux propriétés plus intenses comme le LSD. Ainsi, la plupart des héroïnomanes se sont initiés avec ce produit.

(3) La nécessaire application du principe de précaution

Ainsi que l'a indiqué M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, lors de son audition devant la commission d'enquête, l'interdiction du cannabis doit être maintenue en vertu du  principe de précaution, puisque ses dangers potentiels sont de mieux en mieux connus : « Tout le monde sait d'ailleurs que si le tabac était une substance sollicitant aujourd'hui son autorisation de mise sur le marché, sachant ce que nous savons sur ses effets délétères sur la santé, l'autorisation lui serait refusée ».

Comme l'a rappelé le ministre, une légalisation du cannabis porterait en outre atteinte à la crédibilité du message de prévention à l'égard du tabac.

Par ailleurs, s'agissant de la légalisation des autres drogues, répandre largement sur le marché des drogues puissantes relativement mal connues serait particulièrement risqué. Contrairement à l'héroïne, que l'on peut remplacer par la méthadone, il n'existe pas de dose d'entretien pour la cocaïne ou pour le crack, et aucun produit de substitution ne s'est révélé efficace aux fins de désintoxication.

b) Une décision difficilement réversible

L'un des risques majeurs de la légalisation tient à son caractère difficilement réversible. A la date du jour où l'on a établi le lien entre cigarettes et cancer du poumon, il a fallu trente ans pour renverser les habitudes des adultes en matière de tabagisme, avec des campagnes de sensibilisation prolongées et coûteuses . L'expérience acquise avec le tabac devrait nous enseigner que même la connaissance des effets nocifs d'une substance ne dissuade pas forcément de son usage et qu'il est particulièrement difficile de renoncer aux accoutumances contractées dans la jeunesse.

c) L'incohérence d'un Etat dealer

La porte de sortie consisterait à décider de ne pas valider le trafic international et d'organiser sa propre production, à l'instar du tabac.

Dans ce cas, l'Etat prendrait la responsabilité d'ajouter culturellement un nouveau produit, qui est néfaste en termes de santé et de société aux problèmes déjà difficiles à gérer que sont l'alcool et le tabac 113 ( * ) .

Comme l'a indiqué M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, à partir du moment où un pays autoriserait ou tolérerait le cannabis, il se mettrait en situation de devoir prendre la responsabilité de s'assurer de la qualité du produit consommé et donc entrerait dans une démarche de contrôle de la qualité et naturellement de distribution, ce qui n'est pas envisageable.

Ainsi que l'a souligné M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur et de la sécurité intérieure : « Parce que la société a été mauvaise depuis tant d'années sur l'alcool et le tabac, faudrait-il commettre les mêmes erreurs sur la drogue ? (...) Il est vrai que pendant des années, l'Etat a fabriqué des cigarettes. La privatisation de la SEITA remonte à 1994. Jusque là, l'Etat produisait des cigarettes et en même temps finançait les programmes d'information pour détourner les jeunes du tabac : cela n'avait pas de sens. »

Une légalisation induirait donc nécessairement des coûts très importants pour élaborer les programmes éducatifs et sanitaires qui devraient forcément précéder la mise sur le marché de substances psychoactives et contrer les campagnes de marketing des drogues.

d) La responsabilité d'une hausse de la consommation, notamment chez les jeunes

L'importance du facteur clanique a été démontrée à maintes reprises. Ainsi que l'a souligné le professeur Philippe-Jean Parquet, président de l'OFDT : « c 'est l'un des problèmes les plus importants sur lesquels il faut insister. Moins il y a de consommateurs, moins la probabilité d'avoir des personnes qui entrent en consommation est forte. C'est la loi de Lederman, qui existe en alcoologie depuis longtemps . »

L'impact de la disponibilité des drogues sur la consommation a été prouvé à plusieurs reprises : en 1973-1975, alors qu'il y avait une pénurie d'héroïne à New-York, le nombre de consommateurs a baissé, pour remonter ensuite 114 ( * ) . De même, le taux d'abus d'opiacés est plus élevé chez les médecins, les infirmières et les pharmaciens que dans le reste de la population.

Même dans le cas d'addiction au produit, il y a une élasticité considérable de la demande, qui varie en fonction directe du prix.

De plus, le taux de capture, c'est-à-dire la proportion d'usagers sporadiques devenant des usagers coutumiers, serait proche de celui des consommateurs de tabac, soit plus de 50 %. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Suède est revenue à une politique répressive après l'intermède libéral des années 1960.

Maître Francis Caballero a d'ailleurs reconnu lors de son audition que la consommation, à terme, augmenterait forcément. Le plus grave est que cette consommation serait particulièrement sensible chez les jeunes.

Dans l'hypothèse d'une interdiction de vente aux mineurs ou aux moins de seize ans, retenue tant par le CIRC que par le Mouvement de légalisation contrôlée, il est très probable que, comme c'est le cas pour l'alcool et le tabac, les mineurs auraient plus facilement accès aux drogues désormais légales qu'aujourd'hui aux drogues illicites, d'une part du fait de l'indulgence de leurs aînés et d'autre part du fait que les produits seraient plus abordables. L'exemple de l'inapplication de l'interdiction de vente d'alcool aux moins de seize ans est d'ailleurs particulièrement instructif. Les réglementations se rapportant à l'âge des consommateurs seraient très difficiles à appliquer.

Maître Francis Caballero a ainsi indiqué à la commission d'enquête : « Il n'y a pas de sanction dans mon système, pas plus qu'il n'y en a dans le système d'interdiction du tabac ou de l'alcool aux mineurs. On considère que le mineur n'a pas toute sa capacité pour contracter et on le protège sans le punir. En revanche, on punit dans le code des boissons les cafetiers qui vendent de l'alcool aux mineurs de moins de seize ans non accompagnés, ainsi que les supermarchés. Celui qui est puni, c'est le commerçant, qui est facile à contrôler : il y a 38.000 bureaux de tabac à contrôler et non pas des millions de mineurs. » Les avatars de la récente proposition de loi du Sénat visant à sanctionner effectivement la vente de tabac aux mineurs paraissent cependant riches d'enseignements à la commission d'enquête.

En outre, les adolescents sont particulièrement sensibles à l'hypocrisie de nombreux adultes et seraient peu enclins à accepter un discours consistant à dire : « Moi, je peux me le permettre, mais pour toi c'est dangereux ».

e) Les risques d'une immixtion paradoxalement plus importante dans la vie privée

Pour protéger la majorité des non consommateurs de la minorité de consommateurs, il faudrait concevoir de nouveaux tests pour diverses activités (au moins les forces armées, les conducteurs de machines, les chauffeurs-routiers, les professions médicales et tous ceux qui travaillent dans des industries sensibles comme le nucléaire). La question se poserait de savoir si la prohibition des drogues serait partielle (autorisée par exemple en fin de semaine) ou totale.

Le choix des catégories qui seraient interdites de consommation et l'introduction de mesures nécessaires à l'application de cet interdit poseraient toute une série de problèmes juridiques liés aux libertés civiles. Les tests seraient en outre très onéreux et de telles démarches pourraient représenter une immixtion dans la vie privée des individus très supérieure à ce que l'on considère actuellement comme tolérable.

4. Le débat sur la légalisation : un débat biaisé

a) La décision de légaliser ne peut être prise au seul plan national

Ainsi qu'on a trop tendance à l'oublier, la question de la légalisation ne peut pas être réglée au seul plan national. Des conventions internationales fixent la liste des produit stupéfiants et psychotropes. La convention de l'ONU de 1988 exige clairement des parties qu'elles fassent de la possession, de l'achat ou de la culture des drogues soumises à un contrôle un délit lorsqu'elles sont acquises à des fins de consommation personnelle.

Par ailleurs, toute dépénalisation ou légalisation de fait doit être examinée en concertation avec nos partenaires européens, car comme l'a souligné le professeur Bernard Roques, il est très dangereux de laisser subsister de telles discordances au sein de l'Union européenne, d'autant plus que tout changement affectant la politique des drogues, leur trafic ou leurs modes de consommation a des répercussions au-delà des frontières d'un pays. Une législation répressive dans une région a pour effet de déplacer le trafic vers des régions de plus grande tolérance.

En outre, comme l'a rappelé lors de son audition Mme Nicole Maestracci, ancienne présidente de la MILDT :  « Le mot « dépénalisation » induit souvent beaucoup de confusion et d'ambiguïté. En Europe, le mot dépénalisation est utilisé par beaucoup de pays pour définir l'absence de peines de prison. Or tous les pays qui ont supprimé la prison (le Portugal, l'Espagne ou l'Italie) ont prévu des sanctions de type administratif qui sont un peu l'équivalent de nos contraventions judiciaires, c'est-à-dire des amendes, des suspensions de permis de conduire, etc.  Autrement dit, nous sommes dans une situation qui est, de fait, relativement similaire dans l'ensemble des pays ».

b) Les dommages collatéraux du débat sur la légalisation : des vies gâchées

La commission d'enquête a été particulièrement sensible à l'observation faite par Maître Gérard Tcholakian, du Conseil national des barreaux, selon lequel la profession d'avocat doit faire le constat que « malheureusement, lorsqu'on est usager, on a souvent par nature tendance à basculer à un moment ou à un autre dans la notion de cession. » Or, ces jeunes « ne se rendent pas compte qu'ils entrent dans un processus, à partir de l'usage, qui va faire d'eux de vrais délinquants. Bon nombre de jeunes basculent dans le trafic parce qu'un jour quelqu'un va leur demander de le dépanner, puis qu'ils effectueront un achat groupé pour avoir de meilleurs prix... ».

Il ainsi dénoncé les intellectuels qui réclament un droit à l'usage et oublient de soutenir ces jeunes lorsqu'ils comparaissent devant un tribunal correctionnel , sans prise en compte de leur parcours personnel, « parce qu'ils passent souvent en comparution immédiate, avec des dossiers jugés à l'abattage. Je voudrais donc que l'on pense à ces jeunes qui ne sont pas, à leurs yeux, des trafiquants et qui le découvrent un beau jour dans la réalité d'une interpellation et d'un renvoi devant un tribunal correctionnel .

Le discours sur la légalisation conduit certains jeunes à ne plus avoir conscience du fait qu'il sont en train de franchir un pas. Dans ce discours, on oublie aussi l'approvisionnement, (...) et le fait que se font prendre dans les filets de jeunes lycéens qui finissent par passer plusieurs mois en détention, le temps que l'on prenne la mesure de l'affaire dans laquelle ils sont impliqués. Dans tout cela, il y a des vies gâchées. »

c) Le cannabis n'est pas un phénomène culturel

L'affirmation selon laquelle le cannabis serait un phénomène culturel est à relativiser, ainsi que le reconnaît d'ailleurs l'un de ses plus fervents zélateurs, maître Francis Caballero, pour qui le cannabis est un phénomène de société, mais n'est pas culturel.

En effet, si le chiffre de 10 millions de consommateurs est souvent cité, il s'agit en fait d'expérimentateurs , c'est-à-dire de personnes ayant au moins une fois dans leur vie fumé du cannabis. Mais beaucoup se sont arrêtés ou vont avoir une consommation très occasionnelle. La consommation régulière (10 usages par mois) concerne probablement 250.000 à 300.000 personnes, contre 40 millions de personnes pour l'alcool, même si cette proportion est nettement plus élevée chez les jeunes (6,3 % chez les 18-25 ans  contre 1,4 % chez les 18-75 ans), ainsi que l'a indiqué à la commission M. Philippe-Jean Parquet, président de l'OFDT.

Par ailleurs, l'enquête de l'OFDT sur la perception des drogues par les Français, dont les résultats ont été connus en février 2003, montre que 77 % des Français ne sont pas favorables à la vente libre de cannabis , ainsi que l'a souligné M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées. En revanche, parmi les 18-24 ans, 39 % y sont favorables, tout comme 55 % des expérimentateurs mais également 14 % des abstinents. S'il est vrai que la situation se dégrade sur ce point -il y a trois ans, seuls 17 % étaient favorables à la vente libre, 24 % des 18-24 ans, 45 % des expérimentateurs et 10 % des abstinents-, M. Jean-Michel Costes, directeur de l'OFDT, a pour sa part indiqué que sur les trois dernières années, la part des Français souhaitant une autorisation sous condition du cannabis était restée stable. Deux tiers des Français sont opposés à cette solution et un tiers y est favorable.

Ainsi que l'a souligné lors de son audition Mme Nicole Maestracci, ancienne présidente de la MILDT, le nombre de personnes considérant le cannabis comme anodin a diminué depuis quatre ans et on constate une meilleure conscience de la réalité des risques.

* 112 article 4 : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ; article 5 : « la loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » ; article 8 : « la loi ne peut établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ».

* 113 On rappellera à cet égard le précédent de la Régie de l'opium qui a perduré en Indochine de 1888 jusqu'aux années 50.

* 114 Rapport mondial sur les drogues, 1997.

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