B. LES LIMITES ET LES RISQUES D'OPÉRATIONS PONCTUELLES
1. Les enjeux cachés d'une recette instable
La
fiscalité du tabac est traditionnellement une fiscalité
d'État. Pour la première fois, une fraction de son produit fut
affectée à la CNAM en 1996
12(
*
)
, à hauteur de 6,39 %.
A partir de 2000, le financement du FOREC fut assuré notamment par la
quasi-intégralité des droits sur le tabac. Cette affectation fut,
à de nombreuses reprises, critiquée. Alors même que le
bénéfice, pour l'État, de cette accise n'avait jamais
suscité le moindre commentaire, il est apparu subitement absurde que la
CNAM n'en soit pas dotée et qu'il abonde le fonds de financement des
trente-cinq heures.
En réalité, l'impact budgétaire était bien entendu
identique à l'affectation, à ce fonds, d'une dotation. Toutefois,
si l'on retient l'hypothèse formulée par la Cour des
comptes
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*
)
que,
« pour le ministère des finances du moins, la
création du FOREC répondait aussi à l'idée
qu'à l'avenir les taxes affectées pourraient se substituer
à la logique du remboursement des exonérations - et donc
à l'abandon du principe posé par la loi de 1994 »
,
alors le choix de cette recette était astucieuse dans la
perspective d'une suppression du fonds :
- elle rendait intellectuellement plus difficile la rebudgétisation
des allégements de charges ; en effet, la masse financière
du FOREC imposait nécessairement qu'une rebudgétisation soit
effectuée à périmètre constant. Or, il aurait donc
fallu pour cela condamner l'hypothèse d'une affectation à moyen
terme des droits sur les tabacs à la sphère sociale ;
- bien plus, elle soutenait l'hypothèse d'un éclatement du
FOREC, décrié pour des raisons bien étrangères aux
véritables griefs que pouvait encourir légitimement ce fonds. En
effet, dès lors que le FOREC devait être supprimé,
l'éclatement de ses produits et ses charges entre les différentes
caisses de la sécurité sociale constituait le seul
scénario permettant d'affecter tout ou partie des droits sur les tabacs
à la CNAM. Mais le prix de ce symbole aurait été en
réalité exorbitant à payer pour la sécurité
sociale : l'abandon de fait de la compensation intégrale des
allégements. En effet, l'éclatement des recettes et des
dépenses du FOREC entre les caisses aurait abouti à la
reconstitution de mini-FOREC au sein de chaque branche, que le
législateur aurait été dans l'impossibilité
pratique d'équilibrer. L'opération aurait donc été
pour « solde de tout compte ».
Ce scénario n'a pas prévalu, puisque le FOREC sera
rebudgétisé, et avec lui les droits sur les tabacs. Pour autant,
si l'on suit la grille de répartition proposée par la nouvelle
loi de finances, on ne peut que s'étonner de l'empressement de la
direction du budget à réaffecter cette recette.
En effet, l'article 24 du projet de loi de finances pour 2004 prend acte de la
disparition du FOREC et procède à la réaffectation du
produit selon la répartition principale
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*
)
suivante :
- une fraction égale à 22,27 % est affectée
à la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs
salariés ;
- une fraction égale à 50,16 % est affectée au
budget annexe des prestations sociales agricoles ;
- une fraction égale à 26,94 % est affectée au
budget général ;
Le nouveau principal bénéficiaire est le BAPSA, ou la structure
assurant sa succession qui, en contrepartie, rétrocède la TVA
affectée précédemment à la protection sociale
agricole.
Du côté des droits de consommation sur les tabacs, ceux-ci ont
depuis trois années été l'objet d'augmentations sensibles.
Les ministres de la santé successifs ont prétendu, en faveur de
la santé, majorer le produit des prélèvements sur le tabac
d'un milliard d'euros, sans qu'en 2003 le produit escompté de
l'augmentation soit atteint.
D'après les informations dont dispose votre rapporteur, la
différence entre la réalisation (300 millions ?) et la
prévision (1 milliard d'euros) de recettes découlant de
l'augmentation des taxes est officiellement expliquée par une hausse
moins forte du prix des cigarettes (11 %) que la prévision en loi
de financement de la sécurité sociale l'escomptait (17 %) et
par une baisse de la consommation de l'ordre de 8 %.
D'autres sources laissent entendre une répartition différente en
mettant en avant l'impact de la contrebande sur le produit de la
fiscalité.
- 200 millions d'euros dus à une erreur de base, du fait d'une
accélération du circuit de recouvrement ;
- 400 millions au titre des circuits parallèles
d'approvisionnements ;
- 100 millions dus à l'absence de remontée des prix pourtant
attendue de l'augmentation de la fiscalité ;
- 300 millions de recettes supplémentaires.
Au total, votre rapporteur demeurera extrêmement prudent sur les chiffres
communiqués ici et là. Il constate que le produit prévu
pour cette année par les projets de loi de financement de la
sécurité sociale et de finances pourrait s'élever à
9,6 milliards d'euros, ce qui correspondrait peu ou prou à 64 milliards
d'unités de cigarettes consommées. Or, en 2002, la consommation
s'élevait à 80 milliards.
Sans doute cette prévision est-elle avancée comme un argument
d'efficacité de la fiscalité dans la lutte contre le tabagisme.
Or, elle implique une baisse de la consommation des cigarettes de 20 % en deux
ans. Une telle prévision est-elle crédible alors même que
l'on ne dispose d'aucune statistique fiable sur l'évolution des
détournements de trafic et sur le développement de la
contrebande ? Votre rapporteur n'ose le penser.
En revanche, il constate qu'une diminution de la consommation de 5 % en
2004 constituerait sans doute un succès de santé publique, s'il
était certain que des effets de substitutions (vers d'autres produits ou
circuits d'approvisionnement parallèles) n'en sont pas à
l'origine. Et d'un point de vue budgétaire, ce niveau de consommation
produirait près de 800 millions de recettes supplémentaires.
Devant ce constat, votre rapporteur n'est pas loin de penser, sans bien
sûr pouvoir étayer ce sentiment, que la prévision des
produits du tabac, après avoir été fortement
surestimée en 2003, serait sous-estimée en 2004.
2. L'augmentation de la taxe BAPSA pour 2004, une fuite en avant ?
Comment
juger, dès lors, de l'augmentation par la loi de finances de la taxe
spécifique affectée au BAPSA, pour un produit majoré de
300 millions d'euros ?
Cette augmentation supplémentaire participe de l'instabilité de
la fiscalité du tabac, qui fut modifié à deux reprises en
2003, d'abord par l'augmentation en loi de financement initiale, puis dans le
cadre de la loi Joly relative à l'interdiction de vente du tabac aux
jeunes.
Cette augmentation constitue ce qui fut dénommé ci-dessus
« une raison anecdotique de bouclage financier », la
direction du budget cherchant sans nul doute à équilibrer le
montage du fonds de financement des prestations agricoles qui se substituera
prochainement au BAPSA. Ce faisant, elle favorise le sentiment que les
différentes administrations poursuivent des stratégies qui leur
sont propres.
Toutefois, il existe une interdépendance des prélèvements
sur le tabac. La hausse de la taxe BAPSA sera neutre sur le produit du droit de
consommation dans l'hypothèse où les fabricants ne la
répercuteront pas. Dès lors que la moitié de ce droit est,
du fait de la loi de finances, affectée au BAPSA, une sous-estimation de
l'ampleur de celle évoquée ci-dessus aurait pour effet de
procurer à celui-ci 400 millions d'euros de recettes
supplémentaires, soit le produit attendu de la hausse sur la taxe BAPSA.
Or cette dernière introduit un nouvel élément de conflit
avec une filière dont l'adhésion est nécessaire à
une stratégie efficace en matière de santé publique
(hausse continue des prix, contrôle de l'approvisionnement, participation
à la lutte contre les trafics et la contrefaçon).
L'économie d'une telle mesure pouvait sans doute être
réalisée.
Pour autant, votre rapporteur demeure convaincu qu'une augmentation
régulière de la fiscalité sur le tabac est
nécessaire pour lutter contre ce produit dangereux dont les
conséquences sur la santé sont désormais bien
établies.
A ce titre, il constate que certains États ont pu atteindre des niveaux
élevés de taxation d'une manière progressive. En
conséquence, une évolution de la fiscalité pourrait
être envisagée selon deux voies complémentaires :
- un simplification des taxes sur le tabac et sa répartition, ne
laissant subsister que la TVA, affectée à l'État, et
l'accise affectée aux régimes sociaux ;
- une augmentation de la fiscalité normée dans un cadre
pluriannuel, calée par exemple sur l'inflation majorée d'un
pourcentage.
Pour autant, la situation des États ayant précédé
la France dans cette voie laisse entendre qu'il existe des limites
au-delà desquelles la décroissance du tabagisme passe par la
lutte contre une forme de criminalité organisée. Certains
États, dont les pays scandinaves, font aujourd'hui marche arrière
et diminuent leur fiscalité.
Cette direction est regrettable mais elle est la conséquence d'un
encadrement trop lâche de la fiscalité du tabac au niveau
communautaire. Au sein de l'Union européenne, les disparités de
prix s'élèvent jusqu'à 300 %. C'est sans doute de cet
échelon que peut venir un encadrement décisif de la
fiscalité de ces produits susceptibles de lutter contre les trafics et
d'assurer les moyens d'une lutte efficace contre les pathologies liées
au tabac.
*
* *
A
l'issue d'une analyse peut être trop rétrospective pour une
réalité aussi mouvante, votre rapporteur s'attachera en guise de
conclusion, à insister sur deux observations essentielles.
La clarification des relations financières entre l'État et la
sécurité sociale constitue la voie unique d'une
responsabilisation des acteurs de la protection sociale.
Il n'est en effet guère possible pour l'État d'exiger de ses
« coactionnaires » (acteurs, gestionnaires, assurés,
cotisants ou prestataires) qu'ils déploient les efforts
nécessaires à la sauvegarde de notre protection sociale
« à la française » si ceux-ci conservent
à tort ou à raison le sentiment que les moyens d'assumer leurs
missions leur sont dérobés « en catimini ».
La capacité du présent Gouvernement à s'attaquer à
des problèmes réputés insolubles a déjà
été démontrée. Après les retraites viendra
l'assurance maladie. Ce train de réformes ne doit pas éluder
l'évolution nécessaire des lois de financement de la
sécurité sociale.
Cet outil a montré qu'il constituait un outil de connaissance des
finances sociales indispensable en même temps qu'un exercice
démocratique essentiel. Les limites qui sont mises à jour,
à la fois dans les textes et dans les pratiques, imposent qu'en
parallèle à la réflexion sur l'avenir de l'assurance
maladie, le Parlement s'empare de cette autre grande réforme de la
protection sociale afin de parfaire son insertion dans l'édifice des
finances publiques, par une meilleure articulation avec les nouvelles
règles régissant le budget général et l'ensemble
des comptes publics dont répond
in fine
la France devant l'Union
européenne.