ANNEXE II -
ARTICLES DE PRESSE SUR L'ART CONTEMPORAIN

Articles parus dans « Le Monde » le 4 février 2005

« En Russie, l'art contemporain a enfin droit de cité »

La première Biennale d'art contemporain de Moscou, inaugurée jeudi au Musée Lénine, consacre l'explosion de la création russe. Une exposition "off" présente des oeuvres, de 1960 à nos jours, et rappelle le rôle de pionniers des artistes dissidents, pourchassés par le pouvoir soviétique.

La première Biennale d'art contemporain de Moscou a été inaugurée, jeudi 27 janvier, au Musée Lénine. Confiée à six commissaires d'exposition, russes et étrangers (dont le Français Nicolas Bourriaud), choisis par le Russe Joseph Backstein, elle est intitulée "Dialectiques de l'espoir", un titre emprunté à l'écrivain Boris Kagarlitsky, et présente une quarantaine d'artistes, de tous pays, pour la plupart très jeunes mais très en vue.

Elle se déploie aussi dans d'autres lieux, comme le Musée d'architecture, qui fait la part belle à une installation de Christian Boltanski parrainée par l'Association française d'action artistique (AFAA), et la station de métro Vorobyovy-Gory. Outre Boltanski, les organisateurs ont invité deux pointures de l'art contemporain, l'Américain Bill Viola et le Russe Ilya Kabakov.

Mais elle est surtout rendue passionnante par la multitude des projets parallèles qu'elle suscite et qui témoignent des profondes tensions que vit aujourd'hui la société russe comme de la complexité d'un pays qui oscille entre l'ouverture au monde et le repli sur soi. Car la biennale de Moscou n'est pas la première occasion pour les Russes de se frotter à l'art international et d'avoir, ensuite, des raisons de le regretter : durant l'été 1957, une exposition avait réuni, parc Gorki, près de 4 500 oeuvres de 500 artistes venus de 52 pays. Les jeunes peintres moscovites purent y voir pour la première fois les tableaux des tendances les plus diverses de l'art moderne, y compris de l'abstraction américaine. Oskar Rabine y reçut un prix d'honneur. Rabine, peintre rattaché au néo-expressionnisme ou au réalisme fantastique, trop négligé aujourd'hui, joua un rôle majeur dans la diffusion d'un art "non officiel" en URSS.

C'est aussi à ce moment que commença la vogue des "expositions d'appartements": les artistes non officiels montrant leurs oeuvres chez des particuliers, à l'abri (précaire) des foudres du KGB. Les décennies qui suivirent furent une succession de tentatives d'émancipation de certains artistes, souvent regroupés dans des pratiques collectives, alternant avec les mesures de rétorsion des autorités. L'histoire de l'art soviétique fut émaillée de ces escarmouches, la plus fameuse étant l'exposition organisée en 1974 dans un terrain vague de banlieue, qui fut détruite par des bulldozers. Des peintres furent menacés d'internement psychiatrique, envoyés au service militaire ou incités à émigrer.

C'est cette histoire que raconte, en grande partie, l'exposition off organisée par Andreï Yerofeyev dans l'aile moderne de la Tretyakov. Elle ne doit être ratée sous aucun prétexte : elle présente des oeuvres, de 1960 à nos jours, créées par des artistes en délicatesse avec l'art officiel. Tout un pan de la modernité, dont on a entendu parler sans jamais le voir, en Russie comme à l'étranger, est enfin exposé. Il forme une introduction idéale à l'art contemporain russe. Or, selon des sources bien informées mais non confirmées par l'intéressé, les supérieurs de Yerofeyev l'ont prévenu, dès le vernissage : à la fin de l'expo, tout ça retournera illico dans les caves, pour ne plus en sortir.

Dans le bâtiment voisin, une autre exposition n'est pas sans ambiguïté. Elle est organisée par la galerie Guelman, une des plus importantes de Moscou, et montre des oeuvres contemporaines dont certaines sont très politiques, comme cet arrêt de bus, conçu par Oleg Kulik, flanqué d'un panneau publicitaire montrant une terroriste tchétchène ceinturée d'explosifs et gisant inconsciente dans un fauteuil, allusion limpide à la prise d'otages du Théâtre de la Doubrovka en octobre 2002. La direction du bus indiquée sur l'arrêt dit simplement : "Destination Russie." Il y a aussi une série de parodies de tableaux constructivistes, par Avdei Ter-Oganyan, chacun portant une explication aigre-douce, du genre :"Cette oeuvre est destinée à insulter la Fédération de Russie..." Où encore les guillotines installées dans des chevalets de peintre par Andrei Philippov : l'oeuvre est intituléeVerticale du pouvoir, soit la formule utilisée par Poutine pour définir son régime.

Le procureur avait, un temps, menacé de fermer l'exposition pour "atteinte à la pudeur", mais il semble désormais s'orienter vers des poursuites individuelles contre les artistes concernés. C'est que l'organisateur, Marat Guelman, est aussi un des principaux responsables de la communication politique du pouvoir actuel, fonction qui le conduit parfois à prendre des options aux antipodes de celles que suggère son exposition. Mais pas au point d'en être tenu pour responsable.

Ces expositions frappent donc de plein fouet l'ancienne nomenklatura : les artistes traditionnels, académiciens qui, en soumettant leur art aux volontés des régimes successifs pour vivre grassement de prébendes, ont produit des oeuvres d'une banalité affligeante, sont soudain confrontés à l'invasion de la modernité, sous tous ses aspects, et devraient réagir avec tout le poids politique - il reste considérable - dont ils disposent. Le quotidien russe anglophoneMoscow Times remarque que la projection incongrue au sein de la biennale du filmLénine est vivant, tourné par Mikhail Romm en 1958, est sans doute destinée à calmer les nostalgiques de l'ordre ancien.

Cette curieuse forme de schizophrénie se retrouve aussi dans les querelles byzantines qui ont émaillé la préparation de cette biennale. Elles ont entre autres opposé l'exposition officielle, dirigée par Joseph Backstein, aux organisateurs des événements parallèles. La première est la seule à bénéficier d'une subvention publique : elle s'élève à 2,5 millions de dollars, selon le vice-ministre de la culture, Mikhail Shvykoy (beaucoup moins, selon d'autres sources), qui a précisé, non sans humour, lors d'une conférence de presse :"Je dois dire avec tristesse que seule la vodka servie au vernissage a été sponsorisée par le privé..."

Affirmation que dément pourtant l'impressionnante collection de logos d'entreprises publiée en première page du catalogue. Les autres, y compris les lieux institutionnels comme le Musée de la photographie et du multimédia, dirigé par Olga Svlibova, ou la Tretyakov, se sont débrouillés comme ils ont pu. Avec, d'ailleurs, des résultats tout aussi intéressants.

Il n'en demeure pas moins que, aujourd'hui, le pouvoir semble décidé à favoriser l'ouverture artistique du pays, comme le déclare le ministre de la culture, Alexandre Sokolov, dans un communiqué :"Supporter l'art contemporain est la plus importante direction de la politique culturelle de notre pays - une Russie dynamique et en développement."

Jusqu'à une éventuelle nouvelle reprise en main, comme celle que craignent les milieux d'affaires ou les entrepreneurs depuis le procès qui a opposé le pétrolier Ioukos au pouvoir politique. Ou encore celle qui s'esquisse actuellement dans les relations avec l'étranger : le Parlement russe examine en ce moment une loi qui permettra de refuser un visa à quiconque aurait critiqué la Russie ou son régime. C'est pour cela aussi, clamons-le haut et fort, que la biennale de Moscou est nécessairement formidable...

« Une biennale "off" à Grozny »

Un temps pressenti pour participer à la Biennale de Moscou, l'artiste péruvien Jota Castro a préféré organiser (avec Evelyne Jouanno) une biennale "off", assez excentrée puisqu'elle doit se tenir à Grozny, en Tchétchénie. Placés sous le parrainage de la Fédération internationale des droits de l'homme, plus de cinquante artistes internationaux ont accepté d'y participer, en limitant sérieusement le volume de leurs oeuvres, puisqu'elles doivent toutes rentrer dans une seule valise. Le 23 février, date anniversaire de la première déportation des Tchétchènes par Staline, en 1944, cette valise sera expédiée en Tchétchénie, pour y être exposée dans un lieu encore indéterminé. Le même jour, Jota Castro, qui expose au Palais de Tokyo à Paris, consacrera un espace à l'événement, afin que les propositions artistiques envoyées en Tchétchénie puissent être présentées au public. Y seront aussi projetés les films de Mylène Sauloy (Le Monde du 22 septembre 2004) décrivant le quotidien des Tchétchènes depuis le début de la première guerre en 1994.

« La formidable vitalité d'une scène artistique libérée »

Les habitués des grandes biennales internationales, adeptes d'un art contemporain en voie de globalisation, resteront sur leur faim : à Moscou, peu de grandes installations nouvelles, et trois fois moins d'artistes qu'à la Biennale de Venise, par exemple. Cela ressemble plutôt à une édition de Manifesta (Le Monde du 31 mai 2003), cette biennale itinérante partie du Luxembourg, où de jeunes critiques choisissent de montrer de jeunes artistes.

Mais en Russie, où la dernière exposition internationale d'art contemporain importante remonte à 1957, l'événement était attendu : la maigreur du programme officiel a cependant déçu. Le vice-ministre de la culture, Mikaïl Shvydkoy, s'en est plaisamment excusé lors d'une conférence de presse :"N'oubliez pas que nous apprenons, aussi : le fait que les organisateurs aient oublié de m'inviter à la conférence de presse sera, j'espère, leur dernière erreur !"

Mais, pour l'amateur étranger, cet événement à Moscou est d'abord l'occasion de découvrir la formidable vitalité de la scène contemporaine russe. Elle témoigne d'une diversité et d'une énergie foisonnantes. Avec plus de cinquante expositions associées au programme, la visite tient du jeu de piste, et prend plusieurs jours.

La Biennale proprement dite se voit assez rapidement, même si une des oeuvres les plus intéressantes dans le contexte actuel demande toutefois un peu de curiosité. Ceci n'est pas une bombe, de David Ter-Oganyan, est en effet dispersé un peu partout dans le Musée Lénine : un mécanisme d'horlogerie, scotché à des explosifs improbables, mais jadis introuvables en Russie - citrouille, courgette ou paquet de nouilles. Remarquables aussi, parmi les 15 % d'artistes russes de la biennale, le groupe Blue Soup, avec une vidéo fascinante, ou le groupe Blue Noses, hilarants et très populaires ici.

Les expositions parallèles sont encore plus excitantes, tant dans leur visite que dans leur préparation : se posent ici des problèmes inconnus ailleurs. Olga Svlibova (Le Monde du 24 avril 2004), qui a rebaptisé la Maison de la photographie qu'elle a créée "Complexe multimédia pour l'art actuel", s'inquiète pour la projection en extérieur d'une vidéo de l'artiste israélienne Michal Rovner, dans un pays où l'antisémitisme reste fréquent. Non pas parce que l'écran prévu est un mur d'un immeuble appartenant au FSB (l'ex-KGB), mais parce que, par - 16 °C et par tempête de neige, elle craint que le projecteur ne soit congelé. Dans le bâtiment à peine mieux chauffé de son musée, elle montre des installations percutantes, dont trois nouvelles oeuvres de Ponomarev, qui intéressent de plus en plus les collectionneurs étrangers.

Ailleurs, dans un des "musées" d'art contemporain qui fleurissent à Moscou, ce sont les "StarZ", comme ils disent : des artistes déjà imposés sur la scène internationale, comme Mamyshev-Monroe, qui élève le travestissement au rang des beaux-arts, les groupes AES + F, Oleg Kulik, et le duo Dubossarsky/Vinogradov.

On retrouve ces derniers un peu partout, depuis qu'ils ont représenté leur pays à la Biennale de Venise, mais ils n'ont pas oublié les copains. Avec Olga Lopukhova, Dubossarsky a réactivé, pour une seule journée malheureusement, le festival Art Klyazma (Le Monde du 14 juin 2004), organisé dans la campagne à une vingtaine de kilomètres de la capitale, sur les bords de la Moskova prise par les glaces.

Heureux comme des mômes à la plage, la plupart des artistes moscovites ont créé là des oeuvres éphémères, pour un trop court festival qui a enchanté les visiteurs, spécialistes comme simples passants, regroupés dans le village d'osier créé par Politsky et ses amis. Qui ont aussi fait douter de son état une consoeur qui, sortant d'une soirée bien arrosée et baissant la tête pour éviter les giboulées, s'est soudain vue entourée par les 200 bonshommes de neige qu'ils ont fait fleurir sur l'Arbat, les Champs-Elysées de Moscou. Ici, il faut bien peu de chose pour que l'art contemporain devienne réellement populaire.

Harry Bellet

Du 12 au 19 septembre 2004, une délégation de la commission des affaires culturelles s'est rendue en Russie, pour une mission d'information destinée à étudier, outre la politique culturelle, le système d'enseignement et de recherche.

Au cours de ce déplacement et de ses différentes rencontres, la délégation a pu appréhender une société russe traversée par les inégalités, partagée entre nostalgie du passé, quête de changement et appel de modernité. Elle a ainsi pu prendre la mesure des tensions qui parcourent cette société, entre la tentation encore persistante du repli et le désir pressant d'ouverture.

En effet, le renouveau culturel se heurte encore au poids des conservatismes.

En outre, après avoir souffert de restrictions budgétaires au cours de la période de transition, le potentiel universitaire et scientifique russe est confronté à de nouveaux défis. L'ouverture internationale, notamment vers l'Europe, constitue une opportunité que certains s'empressent de saisir, afin de préserver ce terreau d'excellence et de l'adapter aux enjeux de demain.

Enfin, la mission a permis à la délégation de percevoir l'intensité et la qualité des liens privilégiés unissant la France et la Russie dans ces différents domaines. Cette coopération, fondée sur un partenariat ancien, connaît aujourd'hui une dynamique renouvelée, répondant à des attentes fortes.

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