Audition de MM. Hugues LAGRANGE et Marco OBERTI, chercheurs à l'Observatoire sociologique du changement (OSC) (15 mars 2006)
Présidence de M. Alex TÜRK, président
M. Alex TÜRK, président - Nous accueillons Messieurs Hugues Lagrange et Marco Oberti, qui sont chercheurs à l'Observatoire sociologique du changement et ont répondu à notre invitation pour nous parler des quartiers en difficulté. Conformément à la tradition, je vous laisse la parole afin que vous puissiez exprimer votre sentiment et faire le point sur cette question. Nous engagerons ensuite le dialogue. Sans plus attendre, je vous laisse la parole.
M. Hugues LAGRANGE - Il est toujours délicat de résumer en un temps bref l'interprétation des faits et les pistes qui s'offrent à l'action publique. Je vous présenterai brièvement les éléments de réflexion issus de la préparation d'un ouvrage que nous publions en commun, Marco Oberti et moi-même. Ce livre, qui sera publié d'ici un mois et demi aux Presses de Sciences Po, est intitulé Retour sur les émeutes : créer une nouvelle solidarité urbaine.
Je commencerai par décrire les émeutes en mettant en exergue leur caractère exceptionnel, de par leur étendue notamment. En effet, plus de 300 quartiers ont été impliqués dans ces évènements, plus de 9 000 voitures ont brûlé et 1 700 bâtiments publics, environ, ont été incendiés. Soulignons que la réponse politique et d'ordre public n'a fait aucun mort, ce qui est remarquable. Elle s'est en revanche attachée à interpeller un nombre maximum des acteurs impliqués dans ces émeutes. D'après les chiffres dont je dispose, 3 000 interpellations sont intervenues pendant la période des évènements proprement dite, soit du 27 octobre au 17 novembre 2005. De manière indirecte, ce sont plus de 3 000 gardes à vue, mandats de dépôts et incarcérations qui ont été permis sur la base d'indices recueillis au cours de la période. Il est à noter que ce sont surtout les majeurs qui ont fait l'objet d'incarcérations et de mandats de dépôt, 118 mandats de dépôt ayant tout de même été délivrés à l'égard des mineurs.
Il convient d'ajouter que de notre point de vue, ces émeutes ne peuvent pas être assimilées à un épisode de délinquance. Elles sont indiscutablement liées à des violences urbaines, celles-ci étant essentiellement dirigées contre les biens. Je ne reviendrai pas sur les quelques situations, certes graves et problématiques - je pense à cette femme brûlée dans l'incendie d'un bus à Sevran -, qui sont restées exceptionnelles au regard de l'ampleur du mouvement. En dépit de ces quelques cas isolés, nous n'avons pas eu à déplorer de violences interpersonnelles graves. Si des dégradations et destructions de biens publics ont eu lieu, vous noterez l'absence d'épisodes de pillages ou de vols extrêmement caractérisés. En me fondant sur ma connaissance de l'évolution de la délinquance, je peux affirmer que ces émeutes rompent avec les affrontements entre bandes, très fréquents dans les années 1997 à 2004.
Ceci étant dit, il me paraît important de souligner que ces émeutes ont touché, très majoritairement, des zones urbaines sensibles (ZUS). J'ai effectué des statistiques aussi précises que possible à partir d'un codage des évènements dans les dépêches de presse. J'ajoute cependant que, contrairement à la vision que nous avons pu avoir, ce ne sont pas exclusivement les périphéries des grandes villes qui ont été touchées, les zones urbaines sensibles de petites communes ayant également connu des émeutes.
Un deuxième élément caractérise ces émeutes. Dans un grand nombre de cas, et de manière très significative sur le plan statistique, les émeutes sont intervenues dans les communes qui figurent parmi celles qui ont passé les premières conventions démolition-reconstruction avec l'Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU). Je reviendrai sur ce constat au cours de la discussion, si vous le souhaitez. Je note simplement que les villes signataires de ces conventions étaient plus susceptibles de connaître des émeutes que celles qui n'en avaient pas passées.
Je soulignerai en troisième lieu, sur le plan de la sociologie des acteurs, que beaucoup d'entre eux sont jeunes. Si nous avons beaucoup épilogué sur la question des antécédents judiciaires, il me semble important de constater que les mineurs interpellés ne constituent pas un échantillon représentatif des jeunes. De plus, seuls 20 à 25 % de ces jeunes avaient des antécédents judiciaires, au sens strict du terme, le mot connu des services de police n'ayant aucune signification précise.
Caractérisons à présent les acteurs sur le plan sociologique. Les émeutes sont majoritairement intervenues dans des zones urbaines sensibles (ZUS), dans lesquelles, par ailleurs, la part des individus âgés de moins de 20 ans est importante et représente environ 35 % de la population. C'est une caractéristique plus spécifique de ces émeutes qui m'apparaît : elles ont été plus fortes dans les ZUS dans lesquelles la part des ménages de six personnes et plus est importante. Procédons à un contraste, et cette caractéristique émergera de manière patente. Les quartiers dans lesquels la part des ménages composés d'au moins six personnes est inférieure à 3 %, ont subi, dans 25 % des cas, des émeutes. Lorsque cette proportion est supérieure ou égale à 12 %, la probabilité que des émeutes aient eu lieu atteint 82 %. Les situations auxquelles je me réfère sont bien entendu contrastées. Le dernier cas de figure exposé se trouve à l'extrémité du spectre et ne constitue pas une situation fréquente. Je suggèrerai, à partir de ce constat, que les situations qui ont favorisé les émeutes sont, à mes yeux, fortement liées à un problème de socialisation des jeunes appartenant à de grandes familles, notamment celles issues de l'immigration. Il me semble qu'il nous faut reconnaître que ces émeutes ont impliqué, sur une échelle large, des jeunes issus de l'immigration d'Afrique noire et plus précisément du Sahel. Le fait même d'opérer un tel constat implique un changement dans la façon de considérer les phénomènes sociaux en France. Il ne faut cependant pas y voir un élément culturel : les enfants issus du Sahel ne sont pas plus prompts à l'émeute. Il n'en demeure pas moins que les conditions de socialisation des enfants dans des familles qui comportent jusqu'à douze personnes, sont, en France, difficiles. Les difficultés et frustrations ressenties s'expriment plus facilement au travers de mouvements tels que nous les avons connus.
Je soulignerai qu'à mon sens, ces émeutes posent des problèmes relativement classiques mais nous confrontent également à une question peu habituelle et plus difficile à résoudre. D'une part, elles mettent en évidence le problème lié à l'école, l'emploi et le logement, auquel nous faisons face depuis maintenant trente ans. Je laisserai à Marco Oberti le soin de développer ce point. Je préciserai cependant, sous l'angle de la socialisation et de l'école, que les émeutes ont posé, à une autre échelle - dans un contexte d'ordre public et non pas de délinquance ordinaire - les problèmes liés aux difficultés de réussite scolaire qui s'expriment dès le CE2. Les difficultés de réussite constatées dans les quartiers sont particulièrement notables au niveau du CE2. Elles préfigurent celles que l'on retrouve en sixième et à l'épreuve du brevet, notamment. La problématique de la réussite scolaire met en relief les questions liées à la préscolarisation et à l'activité des femmes. Elle suggère la mise en place d'actions d'accompagnement à la scolarité et le prolongement ou l'extension des activités de veille éducative.
J'ai constaté, dans les corrélations, que la part des moins de 25 ans dans les demandes d'emploi en fin de mois est l'une des variables que nous pouvons associer aux émeutes. Qu'ils soient ou non sur le marché du travail, les acteurs des émeutes ont agi selon un modèle que nous ne saurions négliger. Les modèles d'accomplissement que les jeunes de ces quartiers ont sont liés au regard qu'ils portent sur leurs aînés. Le fait que ces derniers, qui ont réalisé un parcours scolaire correct faute d'être brillantissime, ne trouvent pas d'emploi constitue un signe extrêmement démobilisateur envoyé aux plus jeunes. Ce phénomène ruine l'action des parents comme celle des pédagogues. De ce point de vue, la discrimination à l'emploi et la distorsion entre le niveau de formation atteint et celui de l'emploi des aînés ont des répercussions.
Pour ce qui est de l'aspect logement, comme je l'ai déjà évoqué, j'ai constaté que la survenue d'émeutes était fortement corrélée à la signature des soixante premières conventions passées par l'ANRU. Je suis convaincu qu'il nous faut dissocier les formes et les buts. Nous ne pouvons comprendre ces émeutes en occultant le processus d'accroissement de la ségrégation sur le plan ethnique que notre pays a connu au cours de ces vingt dernières années. Sur le plan social, ne perdons pas de vue non plus que, du côté des plus riches comme des plus pauvres, les phénomènes de ségrégation ont également tendu à s'accroître. Ces deux phénomènes sont centraux lorsqu'il s'agit d'analyser les émeutes. Ainsi, nous constatons que les ZUS dont le revenu relatif présente une différence des plus importantes avec celui de la ville environnante ont majoritairement connu des émeutes. Dans les cas où l'écart est nul ou faible, la probabilité de survenue des émeutes était largement inférieure.
Enfin, j'estime que ces émeutes posent de manière particulièrement aigue la question de l'articulation des dimensions sociales et ethnoculturelles des problèmes dans notre pays. Le déficit de reconnaissance est patent, a fortiori si nous comparons la situation française avec celle vécue en Grande-Bretagne. Nous n'avons pas coutume de prendre en considération les clivages issus des distinctions ethnoculturelles. La façon même dont nous envisageons les discriminations reste très individuelle. Nous savons pourtant que ces discriminations sont organisées, pour une part, par l'appartenance ethnoculturelle. Aujourd'hui, il me paraît difficile qu'une société comme la nôtre méconnaisse ces difficultés et ne parvienne pas à trouver les modalités permettant de donner une reconnaissance aux jeunes issus de l'immigration, sans pour autant sacrifier les principes républicains. J'ai observé que les villes de Seine-Saint-Denis qui ont su intégrer dans leurs services municipaux des jeunes issus de l'immigration ont certes connu des émeutes, celles-ci étant cependant mues par une dynamique différente. La capacité à donner à des composantes de notre population issues de l'immigration leur place et la reconnaissance de leur rôle dans la vie sociale et civique constitue un élément facteur de cohésion. Seule une solution prenant en compte les enjeux sociaux que je vous ai exposés pourra constituer une réponse satisfaisante et adéquate au problème posé.
M. Marco OBERTI - C'est le thème de recherche qui me mobilise depuis maintenant huit ans, la ségrégation urbaine, qui m'a conduit à analyser les émeutes et à codiriger le livre que nous publions, Hugues Lagrange et moi-même. Je traite ce sujet de manière comparative. Ainsi, j'ai récemment passé un an à Chicago afin d'étudier la ville très ségrégée qui produit la ségrégation urbaine. Je m'intéresse également à la société italienne depuis mon doctorat. Je me suis rendu compte que, dans le contexte français plus qu'ailleurs, il était davantage pertinent de se pencher sur l'imbrication entre ségrégation urbaine classique et ségrégation scolaire. En d'autres termes, j'ai cherché à comprendre de quelle manière, dans notre société française si attachée aux distinctions et titres scolaires, ces deux dimensions contribuaient à accentuer ou non la ségrégation.
Je reviendrai tout d'abord sur un point qu'Hugues Lagrange a rapidement évoqué précédemment. C'est un véritable trompe-l'oeil, relayé à tous les niveaux de la société française, qui consiste à penser que la ségrégation, telle qu'on la mesure sur la base des indices des géographes et des sociologues, est la plus forte dans les quartiers en difficulté. C'est en réalité la ségrégation des beaux quartiers qui est la plus considérable. Ce sont ceux qui concentrent le plus de catégories et professions intellectuelles supérieures et non les lieux plus populaires, qu'ils soient ou non composés de familles immigrées ou issues de l'immigration, auxquels le terme de ségrégation doit s'appliquer. La question scolaire est éclairée différemment lorsqu'on l'examine sous cet angle.
Je rappellerai le résultat des travaux plus quantitatifs réalisés sur le département des Hauts-de-Seine, caractérisé par un contraste marqué. Des communes très populaires telles que Villeneuve-la-Garenne, Gennevilliers, Nanterre, Colombes, Bagneux ou Malakoff voisinent avec des communes résidentielles plus favorisées, telles que Sceaux, Bourg-la-Reine, Neuilly ou encore Rueil-Malmaison. Lorsque l'on réalise une cartographie simple de ce département, un premier constat, certes banal mais important, se fait jour. Il existe une forte corrélation entre la localisation des établissements publics les mieux dotés, du point de vue de l'offre scolaire, et le profil socio-résidentiel des communes. Autrement dit, les collèges publics les mieux lotis sont ceux des communes les plus favorisées, ce qui est assez significatif. Les phénomènes constatés dans les Hauts-de-Seine valent également pour d'autres départements de la banlieue parisienne, voire pour celle d'autres grandes villes françaises. Ce constat est tout aussi vrai pour ce qui est des collèges privés. Non seulement les communes les moins favorisées sont dotées de collèges publics à l'offre scolaire moins riche mais ne disposent pas ou peu de collèges privés. Ces dernières structures proposent une offre scolaire également moins riche que celle des établissements de cette nature situés dans des communes favorisées. Les villes aisées peuvent donc faire valoir un double avantage en termes de dotation.
J'insisterai tout particulièrement sur un troisième point. Concernant le respect de la carte scolaire, nous avons tendance à considérer que ce sont les classes moyennes vivant dans des espaces mixtes qui cherchent à s'éloigner des classes populaires et des immigrés. Or les données révèlent que ce sont surtout les classes de professions intellectuelles supérieures, et pas tant les professions intermédiaires, qui ont tendance à pratiquer le plus l'évitement scolaire, c'est-à-dire la scolarisation hors commune lorsqu'elle s'effectue à cette échelle-là. J'ai été moi-même surpris de mesurer l'ampleur de l'évitement scolaire, même dans des communes au profil résidentiel favorisé. En mesurant quantitativement ces pratiques, je me suis aperçu que les pratiques les plus sélectives, et donc les plus exclusives vis-à-vis des autres en fonction du lieu de résidence, sont celles des classes supérieures et pas des professions intermédiaires. Cela concorde également avec les constats opérés par les études quantitatives de la ségrégation urbaine, c'est-à-dire qu'en termes d'indice de dissimilarité, ce sont les cadres supérieurs du privé, bien davantage que d'autres catégories appartenant à la même échelle sociale, qui se sont le plus éloignés des autres catégories sociales. Ce phénomène emporte des conséquences importantes sur la façon dont certains espaces urbains renforcent leur ségrégation dans un sens ou dans un autre, entraînant par là même des effets en cascade plus ou moins importants.
J'évoquerai à présent deux mesures qui ont été utilisées afin de remédier aux problèmes de la ségrégation urbaine. Tout d'abord, ont été instaurées les Zones d'éducation prioritaires (ZEP), la logique étant de donner plus de moyens aux établissements accueillant des élèves issus de milieux sociaux en difficulté.
Mme Nicole BRICQ - Pas beaucoup plus.
M. Marco OBERTI - En effet, je reviendrai sur ce point. Disons simplement que le principe annoncé était celui-ci. La carte scolaire a également été introduite, en tant qu'outil de régulation des flux scolaires, de gestion des recrutements et des dotations. Progressivement, elle est devenue un instrument de lutte contre la ségrégation scolaire.
Pour ce qui est des ZEP, je vous invite à consulter les travaux de Laurent Davezies, économiste géographe qui a examiné de manière détaillée l'écart réel des ZEP en termes de discrimination par rapport aux autres. (Laurent Davezies et Carine Tréguer, Les politiques publiques favorisent-elles les quartiers pauvres ? Le cas de l'Education nationale , Rapport pour le Pir-Villes/CNRS, Observatoire de l'Économie et des Institutions locales, 1996. L'effort consenti est en réalité très limité. Par ailleurs, la politique de ZEP n'est en rien une politique de déségrégation puisqu'elle repose sur une logique consistant à accorder les moyens financiers en fonction des caractéristiques d'un territoire. En outre, il semble que l'étiquetage ZEP d'espaces qui n'étaient ni spécialement en difficulté ni les plus favorisés les ait stigmatisés. Les effets ressentis l'ont été des écoles primaires aux collèges, entraînant un évitement qui n'existait pas avant. J'évoquerai également le problème de la sélection des quartiers labellisés ZEP. La définition de ce que devait être une ZEP s'est peu à peu élargie. Les efforts s'en sont trouvés dilués.
Concernant la carte scolaire, les études disponibles tendent à montrer que ce dispositif enferme encore plus ceux qui sont exclus d'autres domaines, tels que l'accès à la ville ou à l'emploi. Plus que tout, celle-ci concerne à la marge ceux qu'elle est censée impliquer dans la production de la mixité. La recherche quantitative menée a montré que la carte scolaire concernait surtout les classes populaires, qui sont celles qui ne peuvent l'éviter. En revanche, à mesure que la hiérarchie sociale s'élève, la carte scolaire devient un outil relativement limité.
J'aborderai à présent la question des mesures annoncées et de leurs limites. Celles-ci sont au nombre de trois. La première relève de l'idée que pour agir fortement sur les effets de ségrégation et d'enfermement, il convient d'offrir une aide à la mobilité aux meilleurs élèves des quartiers les plus en difficulté. Ceux-ci pourraient ainsi rejoindre les meilleurs établissements, dignes de leur donner une éducation à la hauteur de leurs ambitions et de leur niveau scolaire. Le deuxième axe d'intervention envisagé et annoncé, entre autres par le directeur de Sciences Po, consisterait à créer des lycées innovants dans les quartiers en difficulté. Il s'agit donc de démontrer que les établissements dotés de moyens adéquats, en termes de ressources humaines, de moyens financiers et matériels, peuvent offrir des formations d'excellence, tout en étant basés dans les quartiers en difficulté et en accueillant les élèves dans le respect de la carte scolaire. Le troisième dispositif annoncé est celui de projet « Ambition réussite » qui donnerait aux collèges sous contrat une plus grande autonomie et liberté de gestion. Il s'agirait également de ne plus assujettir à la carte scolaire les élèves ayant obtenu la mention bien ou très bien au brevet.
Le temps qui m'est imparti ne me laisse pas la possibilité de préciser pour quelles raisons ces trois axes ne permettent pas de traiter la question qui me semble centrale, à savoir celle de l'homogénéisation des conditions de scolarité dans tous les établissements. Il me semble que nous confondons souvent, d'une part, le souci légitime de diversification de l'élite et, d'autre part, l'objectif de garantir l'égalité des chances scolaires à tous. Notons que cette première question, rattachée à une dimension ethnoculturelle mais également territoriale, a été posée crûment ces derniers temps. Ces deux objectifs, s'ils sont complémentaires, n'impliquent pas les mêmes actions et priorités en termes de politique publique.
J'aimerais vous faire part de quelques pistes d'action. Contrairement à certains, je ne pense pas qu'il faille écarter la carte scolaire. Il conviendrait cependant de la redéfinir en prenant en compte des échelles territoriales différentes de celles qui existent déjà pour ce qui est de l'organisation du recrutement des établissements. Je reste surpris que l'échelle de gestion définie par l'Education nationale, le « bassin scolaire », utilisée pour organiser le choix des options, ne soit pas mobilisée comme échelle de gestion du recrutement des établissements, ce qui permettrait d'accroître la mixité dans les établissements. J'insisterai également sur la nécessité de réduire les écarts d'offre scolaire entre les établissements. Pour quelle raison n'est-il pas possible, pour un élève habitant à Nanterre, de suivre certains types de section européenne ou d'apprendre le russe alors qu'un enfant résidant à Rueil-Malmaison se verra offrir toute la palette de sections européennes ou bi-langues ? La question de la dignité des jeunes habitants ces quartiers populaires se pose aussi sous l'angle de l'offre scolaire. Ces jeunes sont tout à fait conscients du fait qu'ils ne bénéficient pas d'une offre scolaire aussi variée que dans d'autres quartiers. Je reprendrai enfin à mon compte la proposition de Patrick Weil qui suggère l'instauration d'un quota d'accès aux classes préparatoires aux grandes écoles, fixé pour l'ensemble des lycées de France. Certains États des États-unis ont mis en place un dispositif équivalent, qui produit des résultats intéressants, en termes de diversification du recrutement des universités les plus sélectives.
J'attirerai votre attention sur le fait qu'il semble tout à fait incohérent de viser un objectif de mixité scolaire lorsqu'il suffit de se tourner vers le secteur privé pour échapper à la carte scolaire. Pour quelle raison ne pas soumettre à l'obligation de carte scolaire les établissements privés conventionnés ? Cela impliquerait bien entendu l'intervention de l'Etat dans le domaine de l'implantation territoriale des établissements privés. J'ajouterai enfin qu'il serait pertinent d'articuler ces questions de gestion du recrutement des établissements avec la loi SRU. La question de la mixité renvoyant nécessairement à celle de la mixité socio-résidentielle, l'idée d'évoluer vers davantage de mixité à des échelles différentes passe par une redistribution à l'ensemble des communes des logements sociaux accueillant des classes populaires.
M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Qui souhaite intervenir ?
M. Philippe DALLIER - Je reviendrai sur les propos tenus par Monsieur Lagrange concernant la corrélation entre l'intervention de l'ANRU dans certains quartiers et la survenue d'émeutes. Je n'ai pas réellement saisi la teneur de vos propos et si vous considériez l'intervention de l'ANRU comme cause ou conséquence. Il ne semble guère étonnant que les quartiers qui ont connu le plus de violence soient ceux qui ont d'abord été traités par l'ANRU, ceux-ci étant visés en raison de leurs difficultés. J'espère que vous ne considérez pas que c'est parce que l'ANRU s'occupe de ces quartiers, que ces derniers ont connu une flambée de violence. Le cas échéant, je souhaiterais que vous développiez votre pensée.
Vous ajoutez que votre étude tend à montrer que les villes qui ont connu le plus de problèmes n'avaient pas su assurer la diversité de leur recrutement dans les services publics ou les associations. Je connais bien Aulnay-sous-Bois, Clichy-sous-Bois tout comme Sevran. Il ne semble pas que cette mixité n'existe pas dans ces trois villes, parmi les plus touchées en matière d'émeutes. Pouvez-vous nous communiquer des éléments chiffrés démontrant ce que vous laissez sous-entendre ? S'il ne vous est pas possible de nous répondre aujourd'hui, vous pourrez nous transmettre une note écrite à ce sujet.
Je m'adresserai à présent à Monsieur Oberti sur la question de la carte scolaire et des ZEP. Nous connaissons le fonctionnement du système, ses défauts comme ses qualités. Pour autant, je ne vois pas comment gérer l'idée de supprimer la carte scolaire. Mes collègues m'indiquent que ce n'est pas ce que vous avez suggéré. Cependant, il convient de garder à l'esprit que les cartes scolaires sont les documents sur la base desquels les enfants sont scolarisés dans une école primaire et pas dans une autre. Notez que chaque commune fonctionne avec une commission de dérogation. Nous n'en accordons tout simplement pas dans ma commune, ce qui règle le problème de l'évitement scolaire. Pour ce qui est des collèges, la problématique est différente et je souhaiterais que vous la développiez.
M. Alex TÜRK, président - Je propose de donner la parole aux différents sénateurs, auxquels vous apporterez une réponse globale.
Mme Nicole BRICQ - Je poserai une question très ponctuelle sur la carte scolaire. Je ne souscris pas au point de vue de mon collègue Dallier. Il existe un lien très étroit entre collèges et établissements primaires. Les Conseils généraux pourraient eux-mêmes - ils en ont à présent la faculté - dessiner la carte scolaire, en accord avec les maires, bien entendu. Qu'en pensez-vous ?
Concernant les programmes de démolition-reconstruction, j'ai pu palper l'angoisse des habitants de deux quartiers, surtout ceux qui vivaient leur troisième déménagement en dix ans. A chaque nouvel emménagement, il était prévu de réhabiliter le nouveau logement qui, finalement, était démoli. Il me semble que ces procédés participent fortement à la ségrégation que ces habitants ressentent.
M. Yves DAUGE - J'indiquerai qu'il est un peu tôt pour évaluer l'action de l'ANRU. Le montage des projets, leur mise en oeuvre et la mesure des résultats demandent en effet un certain temps. Je m'interroge cependant quant au projet global porté par l'ANRU. Cette question a déjà été évoquée mais je souhaiterais que nous l'abordions à nouveau. En effet, je suis perplexe quant à l'impact de l'action menée par l'ANRU sur une problématique urbaine complexe. Il conviendra d'interroger longuement l'ANRU ici même.
Pour ce qui est des collèges, nous nous sommes déjà interrogés sur leur taille. Il est certain que les établissements accueillant 800 ou 900 élèves posent des problèmes de gestion importants. J'aimerais donc connaître le nombre de collèges et leur taille en Seine-Saint-Denis.
M. Philippe DALLIER - Je suis en mesure de préciser que la Seine-Saint-Denis compte 113 collèges qui accueillent un nombre moyen de 600 élèves chacun. Il existe quelques collèges plus importants, mais s'ils ne posent pas de problème, le Conseil général ne modifie pas leur capacité d'accueil.
M. Yves DAUGE - La question du collège reste fondamentale. La manière dont sont affectés les élèves est parfois problématique. Ainsi, j'ai en tête l'exemple d'un collège ayant organisé une ségrégation entre les classes, tous les bons élèves ayant été regroupés au sein de deux classes de quatrième, les mauvais dans les deux classes de quatrième restantes. Je connais une professeure d'anglais qui dispense ses cours à ces quatre classes. Elle éprouve des sentiments d'angoisse et de terreur lorsqu'il s'agit d'enseigner dans les classes de quatrième composées de mauvais éléments. Comment est-il possible que de telles pratiques aient cours ? Si le collège est en cause, l'Education nationale a également sa part de responsabilité dans ce problème. Je souscris à l'analyse développée pour ce qui est des ZEP. Celles-ci sont sous-dotées et stigmatisées.
Combien de commissariats de police y a-t-il dans les communes de Seine-Saint-Denis et ces quartiers ? L'absence de l'équipement public qu'est le commissariat de police pose problème. Pour nous en persuader, nous n'avons qu'à considérer le type de relation qui s'est développé entre la police et les jeunes : une confrontation violente. Nous savons tous qu'il nous faut construire une relation constante, qui s'inscrive dans la durée, entre ces jeunes et la police. Et procéder, si possible, à l'embauche de personnes issues de ces quartiers, selon un pourcentage qui reste à déterminer. C'est la question des commissariats de quartier qui se pose. Avez-vous des informations à nous communiquer à ce sujet ? D'après mes informations, la Seine-Saint-Denis est sous-dotée par rapport à bien d'autres départements pour ce qui est de ce type d'équipements.
Je soulèverai enfin la question des maisons de justice et des lieux d'accès au droit. Travaillons-nous sur ces points dans ces quartiers ?
Mme Raymonde LE TEXIER - J'ai trouvé vos exposés très instructifs. La manière dont vous articulez échec scolaire, loi SRU et discrimination sur l'appartenance ethnoculturelle, et non pas individuelle, me semble intéressante. Je souscris également à l'idée du formatage de l'élite nationale.
Je souhaiterais que vous précisiez votre pensée au sujet de l'ANRU. Nous pouvons penser que si ces quartiers ont explosé, c'est justement parce que ce sont ceux qui connaissaient le plus de difficultés. Sans doute l'action de l'ANRU alimente-t-elle également les sentiments d'angoisse, la peur du devenir et de la destruction des racines.
Monsieur Lagrange, vous avez relié le problème de réussite scolaire, qui apparaît de façon notable dès le CE2 dans ces quartiers, avec l'activité des femmes. J'aimerais que vous précisiez votre pensée sur ce point. Vous avez également fait une allusion au problème du logement, sans développer ce point. Quelle était votre pensée ?
Au sujet des ZEP, j'ai coutume de dire qu'« en France, nous avons 80 % d'école classées en ZEP et 8 % de moyens supplémentaires, et qu'ailleurs, on ne trouve que 8 % d'écoles classées en ZEP avec 80 % de moyens supplémentaires, ce qui fonctionne mieux ». Au delà de ce slogan un peu facile, pouvez-vous nous donner des exemples de dispositifs plus efficaces mis en place dans d'autres pays, avec moins de saupoudrage ?
M. Thierry REPENTIN - J'aimerais savoir si vous avez analysé l'incidence du fait associatif dans les émeutes.
Je rejoins l'interrogation de mon collègue Yves Dauge quant à la présence de l'institution républicaine qu'est la police, non pas d'ailleurs comme force répressive mais comme une marque de la république dans ces quartiers. Sa présence au quotidien, et non son intervention ponctuelle en cas de difficulté, donne une tout autre nature aux relations entre la population, jeune ou moins jeune, et la police. Cette présence quotidienne assure généralement une action beaucoup plus efficace à la partie de la police chargée des investigations. J'indiquerai qu'un maire que nous avons auditionné quelques jours auparavant estimait que 40 à 50 % des émeutes étaient liées aux rapports entre la BAC et les jeunes de sa ville.
Je rejoins volontiers Monsieur Dallier lorsqu'il affirme qu'il ne faut accorder aucune dérogation à la carte scolaire pour le primaire. Ce raisonnement vaut aussi, selon moi, pour le collège. Je prendrai ainsi le contre-pied de Yazid Sabeg, président du comité d'évaluation et de suivi de l'ANRU, qui milite contre la carte scolaire. Il convient de ne pas inverser la charge de la preuve. L'échec est plutôt lié au manque de moyens donnés aux collèges et à l'offre scolaire, en termes de classes d'excellence. Je me suis sans doute exprimé maladroitement lors du débat sur l'égalité des chances. Je rappelle cependant que je suis sénateur d'un département dans lequel le seul collège classé en ZEP est le plus important de cette entité territoriale. L'offre d'excellence que le principal propose aux parents pour les convaincre de ne pas recourir à la dérogation sont des classes de football, de handball, et d'italien. Les collèges environnants, quant à eux, offrent des classes d'excellence proposant l'apprentissage de langues étrangères plus recherchées, voire des enseignements artistiques plus poussés. J'ai la conviction que nous ne devons pas modifier la carte scolaire, sans quoi la situation deviendrait ingérable pour les maires. Moins les dérogations seront possibles, plus nous pourrons tendre vers l'égalité républicaine que nous recherchons, sous réserve que nous disposions des moyens nécessaires qui encourageront les parents à respecter la carte scolaire.
Mme Valérie LÉTARD - Je tiens à souligner tout l'intérêt de vos exposés, extrêmement complets, et qui soulèvent quelques interrogations. Les propos que vous avez tenus sur la corrélation entre conventions passées avec l'ANRU et survenue d'émeutes m'interpellent. Peut-être est-ce parce que l'état de dégradation des logements est fortement corrélé avec les difficultés rencontrées par les jeunes que des violences ont explosé. Nous pourrions établir le même lien avec la surpopulation de certains logements.
Vous avez évoqué la question des familles nombreuses originaires du Sahel et des difficultés que les enfants connaissent au sein de leur propre famille mais également à l'extérieur, ce qui génère certains comportements. Vous avez également souligné l'intérêt de recourir aux jeunes issus de ces quartiers ou de ces mêmes familles dans les équipes d'animation ou dans les collectivités. Pourriez-vous nous donner des exemples plus précis ? Quels types d'intervention les personnes issues de ces quartiers pourraient-elles mettre en oeuvre ? De quelle manière se sont-elles formées ? Quelle action pourrions-nous mener dans ce sens pour assurer une meilleure compréhension entre les collectivités publiques et ces populations ? Il me semble important de mener une action constructive en assurant, par ailleurs, la formation et la qualification de ces jeunes.
Il me semble indispensable de maintenir le dispositif de la carte scolaire. Peut-être faut-il redéfinir les périmètres et modalités d'intervention. En effet, je viens du Nord et je ne me figure pas de quelle manière certains collèges et lycées peuvent être en mesure de prendre en charge la population des communes et territoires de référence. Comment maintenir à niveau des jeunes qui restent dans ces établissements quand 70 à 80 % d'entre eux possèdent un niveau de formation ou d'enseignement général beaucoup trop faible pour leur permettre d'accéder à d'autres formations à l'issue de leur scolarité ? Il convient de maintenir les jeunes au niveau scolaire correct dans ces établissements. L'idée de mettre en place pour les lycées des quotas d'accès aux classes préparatoires me semble pertinente. Le cas échéant, il conviendra cependant de doter ces établissements de moyens en termes de ressources humaines et de qualité de l'enseignement, pour que ces étudiants réussissent ensuite. Quelle solution de cette nature pouvons-nous imaginer ?
Nous avons évoqué la question de la présence de la police et de la sécurité dans ces quartiers. Nous avons connu la police de proximité, corps de médiation, qui avait permis de lier des contacts réguliers avec la population, par le biais d'habitants-relais, notamment. Aujourd'hui, l'action de la police s'inscrit davantage dans le cadre d'interventions ponctuelles. Avez-vous pu constater, au travers d'éléments statistiques, une évolution du comportement des jeunes en fonction de la nature des interventions policières ? Auriez-vous des éléments concrets à nous fournir, qui nous permettraient de réfléchir à la construction de la relation entre jeunes, habitants-relais, forces de sécurité et collectivités locales ?
En réaction aux émeutes, il a beaucoup été question du niveau de formation des jeunes. Le taux d'échec scolaire dans ces collèges est, certes, important. Avons-nous des éléments sur les actions que nous pourrions mener en amont, en matière de prévention précoce ? En effet, les enfants connaissent un taux d'échec scolaire important, dès le plus jeune âge. Ne pensez-vous pas qu'il devient urgent d'envisager une action en amont, c'est-à-dire de faire en sorte que de zéro à six ans, une majorité d'enfants débute leur parcours scolaire avec tous les outils nécessaires, de sorte qu'ils ne se retrouvent pas à leur sortie, à seize ans, dans l'impossibilité de reprendre une formation ou une qualification ? Des expériences de ce type ont-elles déjà été menées ? Disposons-nous, à l'heure actuelle, de dispositifs ou d'outils nous permettant d'anticiper et de prévenir l'échec scolaire ?
M. Jean-Paul ALDUY - Je réagirai aux propos que j'ai entendus. Je souhaite que l'ANRU soit auditionnée prochainement et qu'il soit possible de tenir un débat structuré. Si possible, je serai favorable à ce que des questions aient été préparées à l'avance. En effet, il serait intéressant que nous intervenions sur la base d'un questionnaire, qui, par ailleurs, aura été enrichi grâce aux auditions précédentes.
Au préalable, je préciserai que je crois profondément - et ma conviction se trouve confortée par les nombreuses auditions qui ont été menées et les contacts que j'ai pu avoir en tant que représentant de l'ANRU sur le terrain - qu'il convient de mettre en oeuvre une chaîne complète des acteurs et des actions. Dès qu'un maillon ne fonctionne pas, le mécanisme s'enraye. Vous parliez de la police de proximité. Sans présence de médiateurs spécialisés, relais de la police de proximité, cette dernière use rapidement son réseau de relations. Cette police jouant un rôle ambigu, la situation peut rapidement se dégrader. Il convient donc de mettre en place des médiateurs spécialisés, employés au sein d'associations indépendantes des collectivités locales ou de l'Etat, qui apparaîtront ainsi comme de véritables intermédiaires, et seront reconnues comme autonomes. J'ai connu des échecs important dans la mise en place d'une police de proximité car je ne disposais pas de médiateurs spécialisés, n'ayant pas obtenu du Conseil général qu'il participe à leur financement. C'est donc l'un des éléments de la chaîne qui a failli dans ce cas.
Je vous ferai part de mon analyse personnelle au sujet des ZEP. Il faut, selon moi, programmer la disparition de la carte scolaire, ce qu'évidemment nous ne pouvons faire brutalement mais sur une période de cinq à dix ans. La carte scolaire présente plus d'inconvénients qu'elle ne comporte d'avantages. Il convient d'allouer des moyens importants à des établissements ciblés, leur permettant ainsi de composer un cursus attractif, ce qui évitera de les stigmatiser. L'anecdote suivante illustrera mon propos. Le quartier de Perpignan qui a connu des troubles en mai et juin 2005 est doté d'un collège. En 1993, alors que j'étais maire de cette ville, le collège ne comptait plus que 250 élèves, dont 190 étaient issus de la communauté gitane et 60 d'origine maghrébine. J'ai introduit les classes à horaires aménagés (CHA), dans lesquelles est dispensé l'apprentissage du violon, de la clarinette, etc. Aujourd'hui, cet établissement compte une population de 600 élèves, d'origines diverses. La famille bourgeoise du quartier voisin qui souhaitait voir son enfant apprendre le violon, par exemple, l'a scolarisé dans ce collège. En l'espace de six à sept ans, grâce à l'introduction des CHA et à un travail d'accompagnement, nous avons transformé la composition sociale de ce collège, en ne mettant plus en oeuvre la carte scolaire. Je suis convaincu qu'il faut écarter la carte scolaire progressivement, en laissant la possibilité aux maires qui le souhaitent de la supprimer.
Il est tout à fait significatif de constater que ce sont précisément les soixante quartiers visés par l'ANRU qui ont été les premiers secoués. Cela prouve que nous ne nous étions pas trompés et que nous avons mené notre action là où les tensions sont les plus importantes. Je vous rappelle que l'ANRU n'existe que depuis un an et demi. Vous ne pouvez pas espérer qu'en ce laps de temps nous ayons solutionné le problème du désenclavement, de la mixité sociale ou encore de la stigmatisation visuelle, culturelle, sociale et économique de ces quartiers. Quatre années sont nécessaires au montage d'une opération. Le fait que les émeutes aient touché la majorité des soixante quartiers concernés par l'action de l'ANRU démontre que nous avons bien identifié les espaces prioritaires. J'aimerais également souligner que l'ANRU est un outil. Son efficacité dépend de l'usage qu'on en fait. Dans peu de temps, nous parviendrons à déléguer directement aux maires la gestion des montants financiers. Nous leur demanderons de justifier leur utilisation trois ans plus tard. Les responsabilités seront alors assumées par les maires. Nous verrons s'ils parviennent alors à agir vite et efficacement.
Je suis convaincu qu'actuellement deux chapitres sont sous-estimés au sein des politiques de la ville. Il s'agit du sport et de la culture. Les collèges seuls ne sont pas concernés. Le sport est la seule façon de mettre en contact ces quartiers en difficulté avec tous les autres et de bâtir une dynamique sociale. Bien entendu, là encore, il convient de disposer de personnel, d'associations, de bénévoles et de moyens financiers. La casa musicale est le lieu qui rencontre le plus grand succès à Perpignan. Il s'agit d'un lieu centré sur les musiques actuelles, comme le rap, le hip hop, le raï, et les cultures d'origines maghrébine et gitane notamment. Un millier de jeunes issus de tous les quartiers de Perpignan se retrouvent en ce lieu et font de leur diversité culturelle une richesse. Or la culture est totalement sous-estimée dans les politiques de la ville ; elle apparaît comme le supplément d'âme ajouté. Je signale que si le sport apparaît comme une composante des projets de l'ANRU, l'aspect culturel est totalement négligé là aussi, ce qui est à déplorer.
Mme Catherine MORIN-DESAILLY - Nous avons évoqué la carte scolaire et les élèves mais pas les enseignants. Disposez-vous de statistiques les concernant ? Valérie Létard a souligné la nécessité de recourir à des enseignants correctement formés pour créer les conditions favorables de l'intégration de certains élèves de ces ZEP aux filières d'excellence. A l'heure actuelle, les enseignants sont envoyés ça et là, sans présélection aucune ou formation. J'avais souligné pendant le débat portant sur la loi de l'école qu'un grand nombre d'enseignants partiraient à la retraite dans les années à venir et qu'il convenait de se poser la question de la formation des professeurs. Notons que ce sont d'ailleurs les enseignants les plus jeunes et les plus démunis qui sont prioritairement affectés dans des établissements de ZEP. Or il convient de leur dispenser une formation adéquate afin qu'ils puissent affronter les problèmes d'éducation qui se posent dans ces secteurs.
Je rejoins le point de vue de Jean-Paul Alduy sur la question de la culture, sujet sur lequel j'ai d'ailleurs eu l'occasion de m'exprimer largement au cours du débat sur l'égalité des chances. La culture est largement sous-représentée, sous-estimée et sous-financée. Et pourtant, c'est bien la culture qui permettra de tisser le lien social. Des expériences extraordinaires sont menées ici ou là à l'initiative de bénévoles, d'élus, d'acteurs locaux et d'éducateurs. Nous ne trouvons pourtant pas les moyens de pérenniser les dispositifs existants. Il nous faut absolument assurer la continuité de telles actions plutôt que d'instaurer de nouveaux dispositifs, au risque de décourager ceux qui se sont investis dans de tels projets. Soyons pragmatiques et cherchons avant tout à pérenniser les structures existantes.
M. Alex TÜRK, président - Je donne la parole à Messieurs Lagrange et Oberti qui répondront à vos questions.
M. Hugues LAGRANGE - Il est difficile de répondre à tant de questions. Ce qui paraît le plus frappant aujourd'hui reste le fait que la question de la ségrégation, en termes ethnique, ait tant de mal à émerger comme telle. J'ai longtemps travaillé sur cette question. Ainsi, j'ai dû examiner l'annuaire des postes et effectuer des tabulations IRIS par IRIS pour mesurer l'évolution de la ségrégation. Si nous ne reconnaissons pas la réalité de la ségrégation ethnique et ses conséquences - elle s'accompagne en effet d'un changement de la structure sociale des quartiers - nous ne prendrons pas la mesure du problème et n'y répondrons pas. Je plaide pour cette évolution. Le travail de recherche sur la question ethnique est chronophage. Il s'agit forcément de travaux isolés car, pour le moment, en France, nous ne nous sommes jamais dotés des moyens de faire des études de manière systématique sur la question ethnique pour opérer des constats, certes pas toujours plaisants. J'ai davantage travaillé dans les Yvelines qu'en Seine-Saint-Denis. J'ai observé qu'à mesure que la proportion des familles africaines augmente dans un quartier, celui-ci perd toute élite sociale. Encore une fois, je n'établis pas de lien de causalité ; j'opère un simple constat. Chacune des dix IRIS du Val-Fourré, soit des unités de 600 à 700 familles, n'est composée que de deux ou trois familles de cadre, et cela, depuis plus de quinze ans. L'absence de cadres emporte des conséquences. Comment voulez-vous qu'une société sans tête, comme ces quartiers du Val-Fourré, construise un équilibre social et éduque ses enfants dans notre société de la connaissance ? La prise en compte du fait ethnique implique des évolutions sur le plan de la statistique publique.
Mes propos sur l'ANRU ont certainement été mal compris. Ce sont les quartiers qui posaient le plus de problèmes qui ont été pris en compte par l'ANRU au travers des soixante-deux conventions signées. Le travail des chercheurs consiste à mettre en évidence les liens. J'ai étudié 210 communes de plus de 65 000 habitants. J'ai ensuite établi un lien de corrélation entre signature des conventions et flambée de violence. Cela peut paraître évident, encore fallait-il pointer ce problème sur le plan statistique. Invité par le Conseil général de Seine-Saint-Denis, je me suis rendu dans ce département. J'ai reçu le témoignage de nombreux habitants qui évoquaient le traumatisme créé par le décalage temporel entre la démolition de leur immeuble et les solutions de relogement proposées. D'un point de vue personnel, si l'objectif de démolition me paraît légitime, la mixité étant un enjeu de première importance, la méthode reste à discuter. Je ne suis pas sûr que nous ayons suffisamment accompagné ces processus qui sont forcément très douloureux pour les familles les plus précaires.
Je travaille sur la question de la délinquance depuis vingt-cinq ans. En étudiant les éléments de la scolarisation primaire, des débuts du collège et de la délinquance, je me suis rendu compte que le facteur majeur de l'entrée dans la délinquance est l'échec scolaire dès avant la sixième. Je peux affirmer qu'un élève qui a pris du retard en sixième ou n'a pas atteint un taux de réussite de 50 % aux épreuves nationales sixième a trois ou quatre plus de chances, en termes de risques relatifs, d'être impliqué dans des délits. Je possède une liste de 80 jeunes mineurs interpellés en Seine-Saint-Denis au cours des émeutes. Parmi ceux-là, près de 30 % sont déscolarisés ou en section d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA). Autant la majorité des jeunes impliqués dans les émeutes n'a pas d'antécédent judiciaire, autant la plupart d'entre eux n'effectuent pas une bonne scolarité, un tiers d'entre eux ayant une très mauvaise scolarité. Le levier d'action privilégié consisterait à leur donner les moyens d'effectuer une progression plus importante dans les classes de primaire et du collège. Je soulignerai d'ailleurs que dans les cas où l'accompagnement à la scolarité a été soutenu et mené de façon déterminée et cohérente, la compensation nécessaire s'est produite pour les quartiers en difficulté. Au Val-Fourré, l'action d'accompagnement à la scolarité menée par des associations, à caractère général ou identitaire, concerne 800 élèves des classes primaires et du collège. L'accompagnement scolaire constitue un élément décisif. Je suis en mesure de démontrer sur le plan statistique que les jeunes qui débutent mal le CE2 et ne bénéficient pas de mesures d'accompagnement scolaire échoueront en sixième. A l'inverse, les enfants ayant suivi l'accompagnement, s'ils n'effectuent pas forcément une trajectoire des plus brillantes, passeront l'étape de la sixième sans encombre majeur.
En analysant les 720 zones urbaines sensibles (ZUS) de métropole, sur la base des fichiers de la DIV, j'ai constaté que les quartiers dans lesquels le taux d'activité des femmes a progressé dans l'intervalle intercensitaire (sur la base de l'indice 99), toute chose égale par ailleurs, ont vu le taux de non diplômés diminuer ou le taux de bacheliers augmenter. De la même façon, les quartiers dans lesquels le pourcentage de cadres a évolué de 3 à 5 %, ont connu le même phénomène. En d'autres termes, lorsqu'une maman africaine possédant un capital scolaire proche de zéro se met à travailler, en tant que femme de ménage par exemple, cela se traduit dans le comportement de ses enfants, et des garçons surtout, à l'école. Ceux-ci sont fiers que leur mère travaille. Le fait que la mère soit tournée vers l'extérieur emporte des conséquences extrêmement positives en termes de motivation et de parcours scolaire des enfants.
Pour ce qui est de la vie associative, il ne m'est pas possible de comparer le cas de toutes les communes, faute de données précises. Il serait très intéressant de connaître la proportion des membres de minorités dans les services municipaux, comme cela se fait en Grande-Bretagne. Je rappelle que la Seine-Saint-Denis n'est pas le département objet de mon étude. Néanmoins, il m'a semblé, au travers des entretiens que j'ai pu réaliser - ces données demandent sans aucun doute à être affinées - que des villes comme Aulnay-sous-Bois ou le Blanc Mesnil, qui comptent de nombreuses cités, connaissaient une activité associative faible. Ainsi, la cité des Tilleuls du Blanc Mesnil ne compte que deux éducateurs, ce qui paraît ridiculement faible. Les nombreux travailleurs sociaux que j'ai rencontrés m'ont dit que les associations de Seine-Saint-Denis avaient connu, entre mars et septembre 2005, un report ou une suspension de crédits. Je n'ai pu vérifier ces données. Cependant, si mes informations sont exactes, il est évident que la perte de moyens financiers n'a pas été un facteur très mobilisateur pour l'action associative dans ces départements. En revanche, des communes telles que Pierrefitte, Epinay et Bobigny, dans lesquelles le travail effectué en direction de la jeunesse est mené avec cohérence et détermination et les différentes composantes de la population sont impliquées, ont connu des émeutes de durée inférieure à celles qui ont eu lieu dans le premier type de municipalité citée. Cette information est bien entendu lacunaire, raison pour laquelle je n'ai pu l'intégrer dans le modèle statistique. Je suis cependant tenté de penser que le fait associatif a eu une incidence sur le caractère des émeutes.
Je ne suis pas spécialiste des questions relatives à la police. J'aimerais cependant émettre quelques remarques. Tous les observateurs de la délinquance juvénile s'accordent à dire que notre pays a connu une augmentation considérable des procédures d'outrage et rébellion au cours des quinze dernières années. Ce phénomène marque une conflictualité particulière entre les jeunes et la police. Nombre de ces situations ont été observées dans la région parisienne. Ces procédures sont également caractérisées par la propension croissante des policiers à se constituer partie civile, ce qui atteste de la personnalisation des relations entre jeunes et police. Il semble que les policiers en situation d'interaction conflictuelle, lors de l'interpellation de jeunes, par exemple, en fassent une affaire personnelle, ce qui ne semble pas sain. A l'évidence, en région parisienne, c'est une logique de harcèlement qui s'est instaurée. J'admets d'ailleurs volontiers qu'elle puisse être réciproque. Cette tension des relations a joué un rôle certain dans l'extension des émeutes. De nombreux jeunes m'ont signifié, de multiples façons, qu'ils souhaitaient régler des comptes avec la police.
Je ne suis pas en mesure de vous donner des informations précises sur les effectifs de police par commune. Nous savons cependant que la périphérie de Paris est en sous-effectifs policiers par rapport à la capitale ; les effectifs sont insuffisants. D'une certaine façon, les jeunes sont le plus souvent confrontés à la BAC, la police d'intervention, ce qui dénote un certain déséquilibre dans les opérations de police menées. Personnellement, je me montre réservé quant à la politique générale d'une police de proximité. Il me semble difficile de mettre en oeuvre une police de proximité efficace telle que nous l'entendons. De plus, il convient certainement de ne pas mélanger les rôles. Je suis en revanche convaincu que le travail de médiation a été très irrégulier, du fait des ruptures de financement et de la suppression des emplois jeunes. De fait, les médiateurs n'ont pu jouer leur rôle de manière crédible. L'excès d'une police d'intervention conjugué au déficit de médiation a également pu contribuer au déclenchement des émeutes.
M. Marco OBERTI - Ce sont en réalité deux philosophies qui s'affrontent sur le thème de la carte scolaire. D'une part, certains considèrent qu'il faut conserver la logique territoriale et souhaitent préserver les ZEP pour donner plus de moyens aux établissements accueillant des élèves en difficulté. D'autres considèrent qu'il convient de s'éloigner de la logique territoriale, et, dans la mesure du possible, homogénéiser les conditions d'études. Ces deux perceptions n'emportent pas les mêmes conséquences. Comme vous l'avez certainement compris, je serais plutôt en faveur de la deuxième option. L'expérience montre que les parents évaluent un établissement du second degré sur la base de deux critères : l'offre scolaire et le public qui le fréquente. Les parents opèrent donc des choix sur la base d'une évaluation subtile. C'est précisément pour cette raison que nous devons agir simultanément sur les deux leviers que sont la qualité et la diversité de l'offre scolaire ainsi que le profil social et ethnique de l'établissement. Les études ont démontré qu'en agissant sur la qualité de l'offre seule, les établissements attireront des enfants de catégories sociales supérieures. Modifier uniquement l'offre scolaire aura des effets à la marge, demeurant très limités. En revanche, introduire la mixité au sein des établissements, en diversifiant les catégories sociales et ethniques, produit des répercussions tout autres. J'ai pu le constater au cours de mon voyage d'étude aux États-unis. L'enrichissement de l'offre scolaire suit spontanément le mouvement de diversification du public. S'en tenir à la logique stricte de ZEP sans agir sur le recrutement des établissements semble risqué. Bien entendu, il n'est pas possible d'appliquer partout la même logique. Si nous raisonnons à l'échelle de l'Île-de-France, il paraît évident qu'envisager l'introduction d'échelles scolaires différentes ne participe pas de la même réflexion selon qu'il s'agit des Hauts-de-Seine ou de la Seine-Saint-Denis. Les configurations locales ne sont pas les mêmes. Ainsi, il serait tout à fait possible de créer un profil de mixité cohérent à l'échelle d'un bassin constitué des villes de Suresnes, Puteaux, Nanterre ou Rueil-Malmaison dans les Hauts-de-Seine. Il semble possible de mêler classes supérieures, supérieures-moyennes, moyennes et populaires, grâce, notamment, à la mise en place d'un système de transport de proximité, ce que les Américains appellent le « busing ». En revanche, la Seine-Saint-Denis est composée d'espaces contigus présentant une certaine homogénéité sociale et ethnique de la population. Le système de « busing » ne serait donc pas envisageable, tant nous sommes face à la dureté de la spécialisation sociale et spatiale du territoire. Les réalités de territoires comme la Seine-Saint-Denis et le bassin de Lille et de Roubaix, inscriptions spatiales de la précarité, devront être gérées. A mes yeux, un dispositif trop rigide, de type territorial ZEP, valide simplement un état de la ségrégation urbaine, ce qui peut entraîner des effets désastreux.
Les constats que nous avons opérés au sujet de l'école révèlent un processus profond de dévalorisation des classes populaires. C'est la question centrale du débat. Pourquoi certains parents ne souhaitent-ils plus que leurs enfants cohabitent avec des élèves issus de classes populaires ou immigrées ? Pour quelle raison les classes populaires font-elles si peur dans les écoles? Je vous renvoie aux résultats de l'enquête PISA, qui compare les systèmes éducatifs des pays les plus développés. Elle a permis de démontrer que les pays qui obtiennent les meilleurs scores, en termes de réduction de l'effet de l'appartenance sociale sur les résultats scolaires, sont ceux dans lesquels la mixité sociale à l'école est la plus forte. La mixité sociale à l'école n'est donc pas un coût pour la société. Elle permet une diffusion plus large des acquis scolaires et une élévation du niveau scolaire de l'ensemble de la société. La Finlande, l'Autriche et l'Australie sont de ces pays qui ont su mettre en oeuvre la mixité sociale à l'école. C'est le fait d'associer la présence d'enfants d'origine populaire à une disqualification qui se trouve au coeur du problème à traiter.
Mme Raymonde LE TEXIER - Cette évaluation négative tient aux résultats scolaires de ces enfants.
M. Marco OBERTI - Les entretiens menés auprès des parents montrent que l'appréciation scolaire que ceux-ci se font d'un établissement est en partie due à la perception qu'ils se font de la présence des enfants de classes populaires et immigrées dans l'école.
Mme Raymonde LE TEXIER - J'ai vu la situation se dégrader, en termes de mixité sociale, à partir du moment où sont parus les résultats du brevet des collèges. Ceux-ci sont passés de 60 % à 50 % puis 45 %. Les enfants non issus de familles immigrées ont alors quitté en masse l'établissement.
M. Alex TÜRK, président - Merci Messieurs. Je rappelle le titre de votre livre : Retour sur les émeutes : créer une nouvelle solidarité urbaine, qui paraît aux Presses de Sciences Po dans un mois.
Mes chers collègues, je vous rappelle que le programme des auditions de ce jour est modifié, Monsieur Eric Maurin ayant repoussé sa venue. C'est donc Monsieur Eric Marlière qui prendra place dans les minutes qui viennent. Je vous suggèrerai à cette occasion que nous affinions quelque peu notre méthode de travail. Je vous rappelle en effet qu'il s'agit d'auditionner et de questionner. Nous devons nous efforcer de ne pas donner notre point de vue, ce que nous aurons tout loisir de faire ultérieurement. Il convient de faire parler et d'écouter les spécialistes que nous auditionnons. Je suggère également que nous prenions l'habitude de ne pas reposer une question déjà soulevée. Il convient de réserver le temps pour entendre et questionner.