Audition de M. Eric MARLIÈRE, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) (15 mars 2006)

Présidence de M. Alex Türk, président

M. Alex TÜRK, président - Je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Je vous donne la parole immédiatement.

M. Eric MARLIÈRE - Bonjour Mesdames et Messieurs les Sénateurs. Je suis chercheur associé au CESDIP et actuellement chargé de cours à l'université de Villetaneuse, sur le campus de Bobigny, et à l'université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines. Je suis également intervenant à l'IRTS de Montrouge où je forme des travailleurs sociaux ainsi que des chefs de projet. J'ai publié un livre l'an dernier, tiré de ma thèse de sociologie. Je précise que j'ai suivi une formation d'historien avant tout. Mon mémoire de DEA de sociologie portait sur la fin du monde ouvrier à Gennevilliers, selon une approche socio-historique. Gennevilliers faisait partie de ce que l'on appelait auparavant les banlieues rouges. J'ai effectué ma thèse de sociologie sur le devenir de la dernière génération d'ouvriers du lieu, et donc en partie des enfants d'immigrés. La partie socio-historique de mon mémoire figurait dans ma thèse mais n'a pas été publiée dans mon livre. Je concluais cette partie sur ce constat : la ville de Gennevilliers n'offre plus de travail aux enfants d'ouvriers et d'immigrés à partir des années 80.

Dans les années 80, le quartier de Gennevilliers dans lequel j'ai grandi constituait un repère de bandits d'une grande violence. Nous avons aussi connu l'arrivée de la drogue dure à la fin des années 70 et au début des années 80. Le climat s'est progressivement amélioré à partir du début des années 90, ce quartier ayant été le deuxième de France à bénéficier des politiques de la ville en 1982, après les émeutes des Minguettes en 1981. Le livre publié se compose de deux parties. La première traite de l'hétérogénéité des parcours des jeunes du quartier objet de mon étude. Je suis retourné dans mon quartier d'origine, en immersion totale, durant six mois pendant lesquels j'ai pu observer les pratiques spatiales de ces jeunes. J'ai noté l'existence de sept groupes de jeunes différents qui occupaient ou non l'espace de cette petite cité HLM rénovée, qui a plutôt l'air résidentiel actuellement. J'ai opéré cette classification en fonction de différents paramètres tels que le niveau scolaire.

Ainsi, j'ai évalué à 40 % la proportion de jeunes diplômés de l'université dont un groupe dont je ne traiterai pas dans mon exposé, que j'ai appelé « les invisibles ». Je fais moi-même partie de ce groupe, composé de jeunes à la moyenne d'âge de trente ans, ayant suivi des études de très haut niveau ou qui ont fréquenté les grandes écoles de commerce.

J'ai repéré un autre groupe de jeunes, celui des « musulmans pratiquants », qui, dans ce quartier, affichent un très bon niveau d'études, beaucoup d'entre eux ayant suivi un parcours scientifique. Ils approchaient la trentaine à l'époque. 60 % de ces « musulmans pratiquants » ont un niveau d'études équivalent à Bac +5. Ils pratiquent un islam plus ou moins assidu et se réclament de la mouvance salafiste cheikhiste. Ils se distinguent donc des salafistes jihadistes et des Takfir.

J'ai identifié un troisième groupe d'individus approchant la trentaine également, à l'époque de mon étude, celui des « jeunes de la galère », plus connus médiatiquement. Ceux-ci n'ont pas effectué d'études longues et ont connu des processus d'exclusion plus ou moins rapides. Ils sont impliqués dans des activités de trafic de cannabis, de recel, généralement et travaillent parfois par le biais de sociétés d'intérim. Ce sont ceux que Gérard Mauger appelle avec ironie les « intermittents du travail ».

Les autres groupes sont constitués d'individus plus jeunes. Les « Marocains sud » sont des jeunes gens qui occupent l'espace sud de la cité et sont issus, pour la plupart, des familles d'Agadir. Ils ont réussi un parcours scolaire plus ou moins intéressant et possèdent généralement un BTS ou un DUT, ce qui leur permet d'entrer plus ou moins rapidement sur le marché du travail. J'opposerai ce premier groupe avec les jeunes issus de familles algériennes, de Grande Kabylie en particulier, qui subissent des processus d'exclusion et de délinquance semblables à ceux que connaissent les galériens. Un autre groupe est constitué d'individus plus jeunes, qui viennent de franchir l'âge de la majorité juridique. Ils ont donc 18 ans à ce moment-là et sont légèrement plus âgés que les émeutiers de 2005. Certains fréquentent le lycée quand d'autres sont entraînés dans un processus de délinquance. Ils baignent dans cette culture post adolescente, et sont donc un peu plus voyants que les autres, ce qui ne plaît pas toujours aux plus âgés engagés dans de petits trafics. Ces jeunes sont souvent en voie d'indécision. Il est intéressant de constater qu'ils ont une culture de la flexibilité beaucoup plus rapide que celle des trentenaires. C'est-à-dire qu'ils sont en mesure de passer leur Bac, tout en assurant une petite activité de trafic de cannabis et, dans le même temps, de participer à des activités d'animation sociale et culturelle.

J'évoquerai enfin un dernier groupe : celui de la génération de 80. Beaucoup, parmi les premiers toxicomanes, sont décédés. Il s'agit donc d'une génération très déchirée, plus réellement jeune. Ces individus constituent en quelque sorte la mémoire collective des jeunes. Ces individus ont parfois fait partie du monde ouvrier mais en ont été exclus rapidement, les usines fermant à l'époque.

A l'issue de cette première partie du livre, je conclus mon propos en affirmant qu'un « jeune de cité », au sens médiatique du terme, n'existe pas.

La deuxième partie de mon livre s'oppose de manière dialectique avec la première. J'ai en réalité constaté l'existence d'une culture commune à tous ces groupes, liée au passé ouvrier. Certains jeunes se réclament du monde ouvrier quand ils clament qu'ils sont fils ou filles d'ouvrier. Il est à noter que la rénovation de cette cité HLM, dans les années 80, avait donné lieu à des inaugurations et au tournage de films, caractéristique que nous ne pouvons pas généraliser à tous les quartiers. Je précise que cette cité HLM a été construite pendant la période de l'entre-deux-guerres, de 1926 à 1927. Les jeunes sont donc liés par un passé commun, ce qui n'est pas le cas pour toutes les banlieues.

Ces jeunes sont aussi réunis par la pratique culturelle véhiculée par un islam urbain et individuel. Beaucoup d'entre eux se retrouvent autour de la pratique d'un islam, certes pas aussi orthodoxe que celle des barbus. Des fêtes comme le Ramadan sont souvent partagées par ces jeunes. La pratique de l'Islam a toujours eu cours dans cette cité certes, mais était moins visible chez les parents de ces jeunes gens.

Les pratiques culturelles et traditions des pays d'origine de ces jeunes les lient aussi. Je ne les qualifierai de méditerranéennes plutôt que de maghrébines exclusivement. Comme en Espagne et en Italie, on assiste à des élans de machisme. J'ai d'ailleurs essentiellement centré mon travail sur les hommes. Étant moi-même un ancien résidant de la cité, il ne plaisait pas toujours aux hommes que j'interviewe leurs mères ou leurs soeurs. Le sociologue rencontre malheureusement sur son terrain des obstacles sociaux à la recherche, qu'il convient d'expliciter. Je préciserai ici que les femmes sont très peu présentes dans l'espace public. J'ai eu la chance, à l'époque de mon DEA, d'être entré en contact avec une jeune fille dont l'objet d'étude portait sur les jeunes femmes. J'avais donc pu tirer de la matière des entretiens qu'elle avait effectués auprès de ces jeunes filles. Nombre d'entre elles refusaient de se retrouver à traîner au bas des barres d'immeubles, aux côtés des « galériens » et des jeunes qu'elles méprisaient.

Je préciserai que ces jeunes sont aussi intégrés à la société française. Ils maîtrisent les institutions et ont une certaine connaissance des enjeux, une bonne maîtrise de la langue. Ce sont les jeunes que l'on voit dans les médias, happés par les processus de délinquance, qui s'inscrivent dans des phases d'exclusion. J'ai donc constaté que ces jeunes sont aussi liés par leur intérêt pour la culture consumériste. Ils sont également enrôlés dans la course à la compétition. Les marques de voiture et les belles vacances, par exemple, retiennent leur intérêt. Il est d'ailleurs à noter que nombre de ces jeunes voyagent certainement plus à l'étranger que les franco-français. Ils effectuent des séjours en Thaïlande, par exemple, et retournent souvent dans leur pays d'origine. A ce propos, je me déplace régulièrement en Tunisie et au Maroc en ce moment. J'ai pu constater que ces jeunes sont mal perçus dans ces pays et souffrent d'un véritable rejet. Ils se sentent davantage de la planète « immigrée » qu'Algériens ou Marocains, etc. Je préciserai cependant que le nationalisme développé par les Algériens est plus prégnant que celui des autres. J'ajouterai que ces jeunes portent également un certain intérêt à leur corps. Ils pratiquent des sports populaires tels que la boxe ou le football mais également la course à pied. J'ai pu observer que certains de ces jeunes surveillaient leur ligne. La tenue vestimentaire est également importante à leurs yeux.

Mon livre comporte un chapitre sur les institutions vues par les jeunes. J'ai en effet pu les interroger de manière informelle et pratiquer l'analyse en situation ou en conversation. Ils portent un regard très sombre sur la société, en général, et les institutions, en particulier. La police fait partie de ces institutions. Les plus jeunes entretiennent un rapport de défiance envers les forces de l'ordre. J'ai d'ailleurs assisté à des jeux « au chat et à la souris » entre ces jeunes et les policiers de la BAC. Même les individus qui ont réussi leurs études portent un regard que je qualifierai de marxiste sur la police de l'Etat ou des bourgeois. J'ai constaté que les éducateurs étaient également très mal perçus dans ce quartier. C'est en parti dû à un historique local. Ces éducateurs sont en quelque sorte assimilés à des agents des RG. Si le quartier en question n'est pas violent aujourd'hui, certains éducateurs m'ont dit que ces jeunes évitaient de leur adresser la parole ou leur lançaient des réflexions sarcastiques telles que « Alors, t'es venu nous espionner, t'as une fiche sur nous ? ». Quant à l'animateur municipal, même s'il est issu de l'immigration maghrébine, il est perçu comme un pion ou un cobaye ou comme quelqu'un ayant renié ses origines. Je soulignerai également que ces jeunes ont également une vision du politique assez sombre. Ils développent parfois une théorie proche de celle du complot. J'entends souvent de la bouche de ces jeunes, même diplômés, que le « député est franc maçon », ceux-ci ajoutant même parfois qu'« il a fait allégeance au sionisme » et « dépend de l'Etat d'Israël ». C'est généralement un regard assez sombre qui est porté sur la société. Dans certaines communes, les jeunes me disent que leur ville est dirigée par un maire de droite qui est moins souple envers eux. Un jeune sociologue, Olivier Masclet, a publié, voilà trois ans, un livre intitulé La gauche et les cités : enquête sur un rendez-vous manqué. Il a basé son étude sur un autre quartier de la ville de Gennevilliers. J'ai, de mon côté, constaté que même les jeunes militants se sentaient trahis par le parti communiste. C'est donc un rejet encore plus important de la politique que j'ai pu constater. J'ai ainsi entendu les propos suivants : « Que ce soit Jean-Marie Le Pen ou un maire communiste, qu'est-ce que ça change pour nous, finalement ? ».

J'ai récemment contribué à un ouvrage collectif intitulé Quand les banlieues brûlent. Je souhaitais recueillir le sentiment des habitants de ces quartiers sur les émeutes. Le quartier dans lequel j'ai mené mon enquête et la ville de Gennevilliers, en général, n'avaient pas connu de violences urbaines depuis près de vingt ans. Certains jeunes m'ont affirmé que « la ville de Gennevilliers [ressemblait] plus à la Suisse à présent ». Hormis les trois catégories de population que je n'ai pu interroger, soit les néofascistes qui ne souhaitent pas parler à un sociologue, les musulmans pratiquants qui ne souhaitent pas s'exprimer sur les émeutes qu'ils ne soutiennent pas, et les personnes âgées, j'ai recueilli les témoignages et le sentiment d'un public varié. J'ai ainsi écouté les propos de mères de familles qui sentent subir le racisme du directeur d'école. Les pères de famille immigrés, las d'avoir travaillé aussi dur, se demandent aujourd'hui s'ils ont fait le bon choix en venant s'installer en France et conçoivent une certaine peur pour leurs enfants qui ne se sentent ni vraiment Algériens ou Français. J'ai également interrogé des ouvriers, « français depuis plusieurs générations », qui, s'ils ne soutiennent pas les émeutes, estiment que les politiques et les institutions les ont abandonnés. Ils constatent qu'il n'y a ni travail ni usine ; certains ont été mis en préretraite et ne touchent qu'une pension de 400 euros. J'ai aussi interviewé les « grands frères » qui observent « qu'il y a vingt ans, [eux] aussi subissaient les violences policières mais n'en faisaient pas tout un plat ». J'ai également pu recueillir le témoignage de quelques jeunes au profil proche de celui des émeutiers. N'ayant pas participé aux violences, ils disent cependant comprendre ceux qui ont pris part aux évènements. C'est sur le contenu de mon article paru dans le livre Quand les banlieues brûlent que je souhaitais conclure mon propos. Merci de votre attention.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Qui souhaite intervenir ?

M. Philippe DALLIER - Selon vous, quelles sont les raisons qui expliquent le fait que Gennevilliers, qui présente de nombreux points communs avec les quartiers théâtres des émeutes, n'ait pas explosé ?

M. Eric MARLIÈRE - C'est une question pertinente à laquelle je ne saurai réellement répondre. A l'heure actuelle, certains sociologues préparent un article visant à expliquer pour quelle raison les anciennes banlieues rouges, celles de la première couronne, n'ont pas connu une telle flambée de violence. Je n'ai pas tellement d'explication à vous livrer à ce sujet. Cependant, subsistaient certaines associations dans ces banlieues, menant des activités proches de ce qui avait été développé par l'Education populaire, et qui ont contribué à maintenir un tissu social et associatif plus dense qu'ailleurs. J'indiquerai également - ce qui pourra faire frémir certains - que la présence d'un islam plus ou moins structuré dans ce quartier a contribué à tisser un lien social. Certains anciens voyous respectent aujourd'hui à la lettre certains dogmes religieux. Ce paramètre constitue l'une des pistes de mes travaux de recherche que je ne suis pas en mesure de creuser davantage actuellement, faute de moyens. J'ajouterai que certains élus locaux ont pu fortement s'investir dans les quartiers. La ville de Gennevilliers a un historique particulier, c'est-à-dire que les populations la composant se connaissent plus ou moins bien, ce qui n'est pas toujours le cas dans d'autres grands ensembles, qui connaissent un « turn-over » des populations bien plus important, d'où un lien social bien plus fragmenté.

M. Yves DAUGE - Est-ce au grand quartier du Luth que vous vous êtes intéressé à Gennevilliers ?

M. Eric MARLIÈRE - J'ai travaillé sur le quartier des Grésillons.

M. Yves DAUGE - Comment se sont passés les évènements dans le quartier du Luth ?

M. Eric MARLIÈRE - Assez bien. J'ai présenté mon livre le 18 novembre 2005 à Gennevilliers. D'après mes informations, une seule voiture avait été brûlée.

M. Yves DAUGE - Le quartier du Luth est assez radical du point de vue de l'urbanisme ; il est composé de grandes barres d'immeubles. Nous aurions donc pu nous imaginer qu'il y aurait de gros problèmes, ce qui n'a pas été le cas. Il est vrai que le quartier a connu un investissement considérable de la part des élus en termes de politique de la ville, depuis quinze ou vingt ans. Il conviendrait d'examiner de quelle manière cette politique a été mise en oeuvre cependant, celle-ci pouvant être plus ou moins bien appliquée.

M. Eric MARLIÈRE - Le quartier du Luth représente le tiers des habitants de Gennevilliers. Il a été construit au début des années 70. Une partie des cités HLM ont d'ailleurs été conçues pour les cadres supérieurs. Les immeubles qui ont été détruits il y a trois ans dans le quartier du Luth contenaient le type d'appartements destinés aux cadres, souvent des duplex confortables. A la fin des années 80, le quartier est devenu un véritable repère de trafiquants de drogue dure. J'interrogeais des anciens dealers qui témoignaient du fait que le trafic était très organisé à l'époque. Les cadres ont fui rapidement ce quartier dès le milieu des années 70. Or au début des années 70, la population fuyait le quartier des Grésillons pour venir s'installer au Luth. Aujourd'hui c'est le phénomène inverse qui se produit. Les habitants souhaitent migrer vers les Grésillons.

M. Yves DAUGE - En 1989, un documentaire a été réalisé sur le quartier du Luth. Il serait intéressant de le visionner. Je sais que le maire avait réagi violemment à l'époque, en accusant le cinéaste de caricaturer la réalité.

M. Thierry REPENTIN - Monsieur Marlière, vous avez donc écouté ces jeunes, analysé le fonctionnement d'un quartier et vous nous avez rapporté des propos assez pessimistes sur le regard que porte la population sur les institutions au sens large du terme. Qu'attendent les jeunes comme réponses à leurs problèmes ? D'après votre expérience, y a-t-il eu, depuis le mois de novembre dernier, des actions visant à répondre aux attentes qui se sont exprimées ? Si oui, lesquelles ? Sinon, avez-vous des suggestions à nous soumettre ? Vous connaissez bien ces populations. Est-ce une forme de dialogue qu'il convient de réinventer ? Je reste sur un sentiment d'inachevé à l'issue de votre exposé. Pouvons-nous aller au-delà de votre ressenti ? Qu'attendent les « galériens », les « musulmans pratiquants », etc. ? Peut-être les « invisibles » s'en sont-ils mieux sortis et n'ont-ils pas d'attentes particulières...

M. Alex TÜRK, président - J'ajouterai une question complémentaire. Je n'ai pas bien saisi la conclusion que vous tiriez de votre étude. Vouliez-vous dire qu'il n'existait pas de profil de jeune de banlieue dans ce quartier ? Auquel cas estimez-vous peut-être qu'il en existe un ailleurs... J'aimerais, le cas échéant, que vous le définissiez. Avez-vous, au contraire, conclu qu'il n'existait pas, en soi, de profil de jeune de banlieue ?

M. Eric MARLIÈRE - Ma typologie de groupes constitue la photographie d'un quartier à un instant T et a depuis évolué. Cette configuration existe certainement dans d'autres grands ensembles, les dimensions et pratiques spatiales étant cependant différentes. A mon sens, les jeunes connaissent différentes trajectoires. Il me semble, avec le recul, que l'école constitue l'un des éléments de fragmentation des parcours. On distingue chez ces jeunes, à partir de 20-25 ans, ceux qui ont réussi à l'école et ceux qui n'ont pas réussi. Il existe en outre ceux qui, dans leur adolescence, vont opter pour des activités délinquantes et ceux qui choisiront de ne pas suivre ce chemin, et préféreront, par exemple, s'impliquer dans le sport. Si nous pouvons retrouver ce type de configurations, notons que ces groupes de jeunes n'existent plus en tant que tels : le monde évolue, les réseaux se font et se défont. J'ajouterai que ce sont les « invisibles » qui, les premiers, subissent les discriminations au travail. Diplômés, ils ne trouvent pas d'emploi. J'écoutais précédemment l'exposé de mes collègues Hugues Lagrange et Marco Oberti, sur l'échec scolaire. Nous pouvons également parler de l'échec de ceux qui réussissent. Je vous livrerai une anecdote. Pour la rédaction de mon article, j'ai interrogé un jeune, enfant d'Algériens, titulaire d'un DESS. Il a réalisé un très bon rapport pour une entreprise de consulting. Il a finalement été licencié car il refusait que son nom soit modifié dans le rapport. Aujourd'hui, ce jeune porte en lui une colère beaucoup plus importante envers la société que ceux qui ont des pratiques délinquantes. Dans mon livre, j'explique que certains anciens délinquants, qui ont finalement trouvé un travail, m'ont affirmé qu'ils ne feraient pas le choix de la délinquance aujourd'hui, s'ils le pouvaient. Ils estiment normal de « payer leurs bêtises ». C'est un discours que je retrouve souvent chez ces jeunes qui me confient : « j'ai été un délinquant et n'ai pas fait d'études. Mais je ne comprends pas pourquoi mon frère, qui a fait un Bac +5, ne trouve pas de travail. » C'est le sort des « invisibles » qui concentre le plus d'enjeux actuellement. Ces jeunes qui ont réussi leur parcours scolaire ne sont pas, eux-mêmes, insérés professionnellement à 25 ou 30 ans.

Je fais également le constat, dans mon livre, qu'il n'y a plus aujourd'hui autant de travail qu'il y en avait vingt ans auparavant. J'ai constaté, au travers de mes lectures d'ouvrages de sociologues anglo-saxons et allemands, que les enjeux économiques deviennent extraterritoriaux et échappent à nos politiques. La mutation des modes de production et les effets de la mondialisation affectent la vie des habitants de Gennevilliers : comment retrouver un travail alors même qu'il n'y en a plus ? J'ai interrogé un père de famille, comptable, resté dans le quartier qui disait qu'« aujourd'hui, une partie des enjeux économiques se trouve en Chine ou en Inde. Ma nièce, titulaire d'une maîtrise de gestion, est contrainte, depuis trois ans, de travailler à la caisse à Carrefour. Il n'y a plus de travail, aujourd'hui, pour une partie des jeunes. » Louis Chauvel, auteur du Destin des générations et présent sur le plateau de télévision de France 2 récemment, démontre très bien ce phénomène. Il explique que les individus nés entre 1940 et 1950 ont profité des trente Glorieuses. Ceux nés auparavant ont vécu la période de l'entre-deux guerres et sont partis en retraite dans les années 60-70, avec des pensions parfois assez minces. Ceux qui ont vu le jour après les années 60 et 70 connaîtront un parcours beaucoup plus difficile. C'est d'autant plus dur lorsqu'un individu est issu des classes populaires, et, a fortiori, s'il est originaire d'un pays d'Afrique du Nord.

J'aimerais enfin souligner que, si les politiques de la ville ont donné de bons résultats, moi-même, jeune invisible à l'époque, j'ai pu observer que des chefs de projets qui percevaient des salaires confortables, étaient finalement très peu présents sur le terrain et n'apportaient pas forcément de plus-value. A titre anecdotique, je vous ferai part de ma visite à une chef de projet que j'ai rencontrée au cours de la préparation de mon mémoire de DEA. Je lui ai demandé de me transmettre des données de première main. J'ai donc inclus les tableaux graphiques communiqués dans mon rapport. Or un mois avant la soutenance de mon mémoire, mon directeur de recherche, Jean-Claude Combessie, normalien et agrégé de l'École d'Ulm, m'a indiqué que les données étaient totalement erronées du point de vue statistique. Pourtant, la chef de projet en question avait été engagée en qualité de démographe et agrégée de la Sorbonne. Je me suis donc posé la question de la compétence réelle de certains experts à faire du terrain. J'ai récemment rencontré un chef de projet de Villeneuve-la-Garenne n'ayant jamais visité un grand ensemble ; il s'est contenté de me donner quelques chiffres. Ce à quoi je lui ai répondu que les sociologues statisticiens du CNRS savent pertinemment qu'il est possible de manipuler les chiffres. En effet, je n'ai pas perçu le terrain derrière les données que m'a communiquées ce chef de projet. Il me semble qu'une partie des politiques de la ville doit être mieux auditionnée. Il serait intéressant de se pencher sur la répartition des fonds issus des budgets alloués aux politiques de la ville.

Concernant l'association de prévention du quartier en question, certains éducateurs compétents ont aujourd'hui été embauchés. Une dizaine d'années auparavant cependant, lorsque le quartier était encore agité, j'ai souvent rencontré des éducateurs pas toujours bien formés, certains consommant même du cannabis avec les jeunes de la cité. En outre, ils percevaient, à mon sens, des salaires que je qualifierais d'indécents eu égard à la souffrance des personnes concernées. En tant que jeune chercheur aujourd'hui, précaire moi-même - j'essaie actuellement de devenir maître de conférence ou chargé de recherche au CNRS en passant des concours difficiles et suis resté six mois en fin de droits - je trouve assez déstabilisant et révoltant de voir des experts des politiques de la ville rendre des rapports qui ne seraient pas dignes de mes étudiants de Master 1 à Bobigny. Il me semble donc qu'il convient de mener une réelle évaluation du travail de certains experts.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. N'hésitez pas à nous faire parvenir des documents écrits.

M. Eric MARLIÈRE - Je vous rappelle le titre du livre Quand les banlieues brûlent, qui comporte d'ailleurs des articles polémiques auxquels je ne souscris pas forcément. Mon objectif était de m'impliquer à nouveau dans la sociologie de terrain et d'interroger les habitants sur leur vision des émeutes. S'il n'y a pas eu d'émeutes dans ce quartier même, une certaine souffrance et amertume expliquent les théories du complot que l'on peut entendre ça et là. Il s'agit d'un cri d'alarme à mon sens.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie.

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