Table
ronde consacrée à la sécurité :
Mme
Lucienne BUI TRONG, commissaire divisionnaire honoraire, ancien chef de la
section « Villes et banlieues » à la Direction des
renseignements généraux,
M. Cédric GAMBARO, commissaire
de police du Raincy,
M. Philippe LAUREAU, directeur central de la
sécurité publique,
accompagné de M. Patrick
CHAUDET, chef du bureau de la délinquance urbaine et des affaires
judiciaires,
M. Sébastian ROCHÉ, directeur de recherche
au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du
pôle « Sécurité et
société » de l'unité mixte de recherche PACTE
(Politiques publiques, Action politique,
Territoires)
(12 avril 2006)
Présidence de M. Alex TÜRK, président.
M. Alex TÜRK, président .- En votre nom, mes chers collègues, je souhaite la bienvenue aux personnes qui ont bien voulu se rendre à notre invitation pour cette audition de notre mission commune d'information.
Je vous propose, madame et messieurs, d'utiliser le système que nous utilisons depuis le début, c'est-à-dire de prendre la parole successivement durant une dizaine de minutes chacun, après quoi nous pourrons vous interroger les uns et les autres et passer à un débat plus général.
Si cette formule vous convient, je vais passer d'abord la parole à Mme Lucienne Bui Trong, commissaire divisionnaire honoraire, ancien chef de la section « Villes et banlieues » à la direction des renseignements généraux.
Mme Lucienne BUI TRONG .- J'ai travaillé à la direction centrale des renseignements généraux, c'est-à-dire que j'avais un travail d'aide à la décision pour le ministre de l'intérieur, mais aussi pour l'ensemble du gouvernement, sur des problèmes de société, en l'occurrence les problèmes des banlieues. J'ai commencé à travailler officiellement sur ce sujet en mars-avril 1991, quelques mois après l'émeute de Vaulx-en-Velin.
J'ai voulu, en mobilisant les services des renseignements généraux sur l'ensemble du territoire, faire un état des lieux de la situation et dégager les lignes de force de l'évolution de la violence urbaine, car j'avais remarqué que les émeutes ne se produisaient pas n'importe où ni au hasard mais toujours dans des zones touchées au préalable par une petite violence collective au quotidien, des phénomènes de bande ou d'attroupement qui prenaient diverses formes.
En sollicitant les renseignements généraux de terrain sur ces phénomènes, j'ai pu dégager une échelle à huit degrés de la violence urbaine qui, pour moi, constituait un moyen d'évaluer la capacité émeutière d'un site et de repérer, à travers mes fonctionnaires de terrain, des petits incidents survenant au quotidien dans des quartiers sensibles. A travers ces incidents, je pouvais considérer que tel quartier avait atteint tel niveau de violence et que si, un jour, il se produisait un incident susceptible de déclencher une réaction de solidarité de la part du petit groupe de jeunes qui occupent chaque jour l'espace public, je pouvais estimer l'intensité de leur réaction émotionnelle et la capacité de passage à l'émeute.
Ce dispositif d'observation a été mis en place dès le mois de mai 1991 sur l'ensemble du territoire vous savez en effet que les renseignements généraux sont présents dans tous les départements , et cela m'a permis de constater que la petite violence urbaine au quotidien était un phénomène en expansion géographique important : en 1991, j'avais 105 quartiers touchés par le phénomène de la petite violence au quotidien et, en 2000, j'en avais 900. Parmi ceux-ci, en 1991, j'en avais une quarantaine dans lesquels on avait atteint un niveau de violence relativement important au quotidien (le degré 4 sur mon échelle), des quartiers dans lesquels la police éprouvait des difficultés d'intervention et devait travailler de manière spécifique, et, dix ans plus tard, j'en avais 165. Il m'est donc apparu que la violence urbaine se développait de façon exponentielle.
J'ai constaté également que cette violence, qui, au début, était cantonnée aux quartiers, avait tendance au fil des années à sortir de ses bases, comme si le « nationalisme » de quartier pouvait s'exporter vers les centres-villes ou vers les lieux de vacances. C'est ainsi que nous avons vu se multiplier des violences hors quartiers commises par des groupes qui se reconstituaient et se retrouvaient de façon occasionnelle à la mer, en montagne ou en centre-ville.
J'ai aussi vérifié l'hypothèse de départ selon laquelle les émeutes ne se produisent que dans des quartiers touchés par la violence au quotidien, parce que toutes les émeutes qui ont eu lieu entre 1991 et 2000, c'est-à-dire lorsque j'étais en fonction à la DCRG, se sont passées dans des zones déjà touchées par cette petite violence qui avait atteint un certain degré.
Depuis mon départ, les choses se sont encore aggravées et ces quinze années ont été marquées par une dynamique incroyable de ce phénomène. Moi-même, je n'y croyais pas quelquefois parce que je me heurtais à beaucoup de scepticisme autour de moi. Je finissais par douter en me disant que j'exagérais, que je me focalisais trop sur ces sujets, que mes services me renseignaient trop bien sur des éléments qu'ils allaient chercher à la loupe. Finalement, cinq ans après avoir quitté mon travail, je constate que les tendances que j'avais décelées se sont révélées : en novembre, il a suffi d'une petite émeute tout à fait classique dans un territoire donné à partir d'un phénomène qui a été vécu comme une injustice et qui a donné lieu à des rumeurs et à beaucoup d'émotion, une petite émeute classique qui n'aurait pas dû durer plus de trois jours mais qui a été relancée par un incident à la mosquée, pour que cela donne lieu à un échauffement dans d'autres cités et d'autres villes, puis dans la France entière.
En l'occurrence, il s'est produit un phénomène nouveau : la capacité d'extension d'un événement qui était au départ purement émotionnel dans un site. C'était la première fois que cela se produisait de cette façon et j'en ai conclu pour ma part que la nouveauté, dans cette affaire, c'est que la crise de départ n'avait pas été gérée de manière aussi sereine que les crises précédentes. En quinze ans, j'ai en effet observé une quarantaine d'émeutes de degré 8 sur mon échelle et environ 250 émeutes de degré 7 et je sais que les services territoriaux avaient appris à gérer cela à travers la création de cellules de crise et de cellules de veille et grâce à un travail préalable sur ces domaines.
Je suis persuadée que, si cela n'a pas fonctionné cette fois, c'est parce que cette émeute a très vite été politisée et que la division qui existait au sein du gouvernement à l'époque entre différents courants a fait la une des médias pendant trois jours d'affilée. De ce fait, les médias ont montré beaucoup d'images de ces violences et l'effet d'émulation entre les cités a joué à plein. Les médias ont joué un véritable rôle de tam-tam en battant le rappel des troupes.
Pour moi, ces émeutes de novembre ont été un mouvement ludique généralisé. Dès qu'on est dans un phénomène d'émeute, on a tendance à faire entrer en jeu des interprétations politiques, sociales et sociologiques, et on se rappelle alors que ces violences ne se présentent que dans des sites marqués par certaines formes d'exclusion géographique ou sociale. Du coup, l'émeute a tendance a être considérée comme l'expression d'un malaise, comme l'expression presque légitime d'un mal-être dans une zone difficile et c'est alors qu'on en arrive au drame : quand l'émeute prend cette dimension politique, les violences se trouvent légitimées alors que moi qui, comme les policiers de terrain, connais la mentalité des émeutiers, leurs actions au quotidien, la difficulté qu'on a à les maîtriser et le mal qu'ils peuvent faire dans leur environnement, je suis persuadée qu'il s'agissait de violences ludiques. Si on n'arrive pas à faire la distinction entre, d'une part, la violence ludique et gratuite et le jeu, qui reste très destructeur et créateur de nuisances terribles dans un quartier, et, d'autre part, les problèmes d'exclusion sociale, on a tendance à considérer toutes ces violences comme légitimes et on lutte très mal contre elles.
En conclusion, je dirai simplement qu'en tant que fonctionnaire des renseignements généraux, la difficulté et l'intérêt de mon travail ont été de lutter contre l'indifférence généralisée à l'égard de ces violences au quotidien. En effet, la petite violence urbaine au quotidien, contrairement à l'émeute qui intéresse plus, est mal connue du public, même si on en parle de temps en temps dans la presse, des élus et des personnes qui ont une certaine position sociale. Or c'est une source de souffrances et de nuisances extraordinaire et c'est pourquoi, en tant que policier, j'ai toujours beaucoup lutté pour que cette affaire soit prise au sérieux par les politiques et qu'elle puisse être traitée de façon sérieuse du point de vue de la répression.
J'ajoute tout de suite qu'en tant que fonctionnaire des renseignements généraux, je n'ai jamais borné mon discours à défendre la seule répression. Mon discours de fond, c'est qu'il ne faut pas séparer l'un et l'autre et qu'il n'y a rien de plus nuisible, de plus ridicule et de plus stupide que d'opposer la répression et la prévention parce que ce ne sont pas des choses exclusives l'une de l'autre. En tant que policier, j'ai toujours défendu la politique de la ville, mais j'ai toujours demandé à tous les acteurs de la politique de la ville de comprendre l'action de la police, d'être attentifs à ce qui se passait dans ces zones et de ne pas se fier aux rumeurs et aux stéréotypes qui peuvent courir sur la police concernant son travail dans ces quartiers.
M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à M. Gambaro, commissaire de police du Raincy.
M. Cédric GAMBARO .- Je vous remercie de m'avoir invité. Je vais me présenter parce que je suis un peu moins illustre que les autres invités à cette table : je suis commissaire de police et je sais que certains d'entre vous vont trouver que je suis un peu jeune, puisqu'on me fait remarquer régulièrement que je suis très jeune pour être commissaire de police. On sort de l'École nationale supérieure de la police par trois voies d'accès maintenant un peu plus, puisqu'elle a été réformée dernièrement et, pour ma part, j'en suis sorti à 28 ans en choisissant comme premier poste Aulnay-sous-Bois.
N'étant pas originaire de la région parisienne, j'ai pu apprendre mon métier au côté d'un commissaire central, un homme d'expérience qui a pu me donner quelques ficelles et me montrer quelques problématiques. Je n'y suis resté qu'une dizaine de mois et je suis venu ensuite occuper les fonctions de chef de circonscription de la commune du Raincy/Clichy-sous-Bois.
Quand j'y ai pris mes fonctions, on m'a dit : « Tu vas voir, c'est une petite circonscription tranquille ». On pensait bien entendu à la ville du Raincy, la ville de Clichy-sous-Bois faisant moins parler d'elle. Pour autant, dès que je suis arrivé, il n'y avait rien d'extraordinaire à imaginer que des violences urbaines éclatent.
Avec mes 30 ans, je ne vais pas vous parler de la politique menée depuis quinze ans dans les quartiers ; je n'aurai pas cette prétention. En revanche, je peux vous dresser le portrait de la ville de Clichy-sous-Bois, de la délinquance qu'on y trouve et des difficultés que nous éprouvons à y travailler, et je vous laisserai me poser des questions, si vous le souhaitez, sur les événements d'octobre et de novembre dernier et essaierai d'y répondre.
Clichy-sous-Bois comptait 28 274 habitants en 1999 je n'ai pas trouvé de chiffres plus récents et ce nombre a dû évoluer depuis , avec une population très jeune, comme beaucoup de communes de Seine-Saint-Denis, encore plus jeune que la moyenne des communes de ce département, puisque 50 % de la population a moins de 25 ans. J'ajoute que 21 % des ménages sont composés de plus de cinq personnes : ce sont donc de grandes familles. Enfin, pour plus de 25 % des ménages, la personne de référence est sans emploi : en 1999, le taux de chômage était de 23,50 % il faudrait le réactualiser alors que la moyenne, à l'époque, était de 12,90 %.
La première particularité de Clichy-sous-Bois, c'est son habitat. Lorsqu'on y arrive, on est tout de suite frappé par le territoire et le paysage que l'on a devant soi, avant tout marqué par la verticalité : 78 % des logements sont collectifs et accueillent 80 % de la population, et 47 % des logements sont localisés dans des immeubles de neuf étages et plus. A ces difficultés s'ajoute la suroccupation des logements : 27,6 % des ménages de six personnes et plus résident dans des logements de trois pièces et moins. C'est colossal en termes de densité de population et cela nous demande des techniques de travail particulières.
Cette forte densité de population a pour première conséquence une dégradation importante des parties communes, aggravée par les difficultés financières que peuvent connaître les copropriétés.
Deuxième problème évident : le savoir-vivre ensemble. Ces copropriétés ou ensembles d'habitat social connaissent une forte population étrangère qui vient de divers horizons. Le Bois du Temple compte 35 % de population étrangère, le Chêne pointu 53 %, La Forestière 56 %. On parle de melting pot , mais ce n'est qu'en partie vrai puisque, tout naturellement les Français à l'étranger doivent faire la même chose , les communautés ont tendance à se regrouper par bâtiment. Nous aurons donc, selon les bâtiments, des populations provenant davantage de Turquie, du Sahel ou d'ailleurs. Cela dépend des grands ensembles.
La troisième particularité, c'est que la majorité des logements sont dans le parc locatif privé et que les résidences sont en très grande difficulté financière, tout simplement parce que le logement social n'est pas facile à trouver. Les populations en difficulté vont se tourner vers le parc locatif et vont tenter de payer leur loyer c'est le cas de la grande majorité des personnes qui louent leur appartement , mais elles ont du mal à payer des charges très lourdes. Les copropriétés étant surendettées et les syndics mal payés, ces copropriétés sont mal gérées.
Pour nous, c'est une difficulté considérable. Cela veut dire que, lorsqu'une problématique surgit sur un endroit bien identifié, nous n'avons pas d'interlocuteur. Lorsque nous demandons l'aménagement d'espaces extérieurs ou la fermeture de toits pour éviter de recevoir des cocktails Molotov ou même des réfrigérateurs, nous ne trouvons pas d'interlocuteurs valables ou on nous répond : « Nous n'avons pas de fonds publics, nous sommes privés, nous sommes surendettés, nous sommes devant le juge qui essaie de désigner un mandataire judiciaire et nous n'avons pas les moyens de procéder aux réparations ».
Une quatrième problématique s'est posée à nous. Lorsque je suis arrivé à Clichy-sous-Bois, j'ai été très étonné de voir le nombre d'épaves et de carcasses de voitures brûlées un peu partout. Je me suis donc dit qu'on ne pouvait pas laisser un tel paysage qui présentait un danger pour les enfants jouant à l'extérieur, surtout parce que cela donnait un sentiment détestable d'oppression dans la ville. Je me suis donc attaqué au problème en ne comprenant pas pourquoi mes prédécesseurs ne l'avaient pas fait, mais j'ai très vite eu la réponse : quand on veut retirer un véhicule qui ne se trouve pas sur le domaine public, il faut avoir des réquisitions des bailleurs et du syndic, et je vous assure qu'il a été très compliqué de les obtenir.
Grâce à la bonne coopération de la mairie de Clichy-sous-Bois, avec laquelle nous travaillons en réseau, nous avons pu provoquer une table ronde et mettre les syndics devant leurs responsabilités en les menaçant et en leur disant que s'il arrivait un accident, ils en seraient responsables. Finalement, c'est la responsabilité pénale qui les a poussés à agir et à nous requérir pour enlever les véhicules. En fait, nous leur mâchons la moitié de leur travail en leur disant que nous avons repéré des véhicules à l'abandon sur leur domaine et qu'ils doivent nous donner une réquisition pour faire identifier ces véhicules et saisir les propriétaires après quoi nous pourrons procéder à l'enlèvement.
Nous avons gagné cette bataille et cela a permis d'éclaircir le paysage et de donner un aspect à peu près normal à cette ville, mais il reste que ce tout petit problème qui se règle très facilement ailleurs a été compliqué dans cette ville.
Clichy-sous-Bois a une activité économique assez faible. Il a un centre commercial Leclerc, un centre commercial au Chêne pointu, qui a été filmé pendant les émeutes à de nombreuses reprises, et des petits commerces de faible activité : des salons de thé, des taxiphones et des kebabs.
Clichy-sous-Bois n'a pas de ligne de RER ; elle est reliée au RER par une ligne de bus qu'il faut attendre. Du coup, c'est une ville enclavée. Elle n'a pas d'activités, elle a très peu de transports publics et on y retrouve essentiellement des gens qui résident sur place. Ce n'est pas une ville de passage et, même si cette logique existe par ailleurs, cela renforce encore la logique de territoire à Clichy-sous-Bois.
J'en viens à un point sur la délinquance qui est locale. Comme il y a assez peu de passage, on va retrouver les délinquants qui habitent sur le secteur. Il est compliqué de faire un panorama de la délinquance réelle de cette ville et de connaître le véritable volume des faits commis parce que la dénonciation des crimes et délits n'est pas dans les moeurs à Clichy-sous-Bois : on règle d'abord ses problèmes en communauté, et si le règlement communautaire ne fonctionne pas ou aggrave la situation, on vient voir la police pour se préserver, mais on évite de lui donner des éléments qui lui permettront de travailler. Cela ne se fait pas de parler avec la police : on a peur des représailles.
Dans ce contexte, on porte les faits à la connaissance de la police par des dénonciations anonymes ou des pétitions mais non pas par une plainte. Il faut à tout prix que ce soit collectif et que cela ne fasse pas l'objet de représailles. Surtout, quand on se décide à franchir le pas et à déposer plainte, on préfère le faire loin de son quartier : il vaut mieux ne pas être vu par des voisins en train de rentrer dans un poste de police parce qu'on ne sait pas ce qui peut s'y raconter.
Le poste de police du Chêne pointu, après huit mois de fonctionnement, avait reçu une main courante et aucune plainte. Je suis allé trouver le maire de Clichy-sous-Bois pour lui dire que le poste de police ne fonctionnait pas, il en a convenu avec moi et nous avons décidé de fermer ce poste de police. Les gens préféraient descendre au Raincy pour des raisons de confidentialité.
Les Clichois considèrent la plainte comme un simple préalable à une indemnisation par les assurances. Ils viennent donc dénoncer tout ce qui peut être indemnisé et nous avons une assez bonne connaissance de cette délinquance. Du coup, Clichy-sous-Bois a l'un des taux de criminalité les plus faibles du département.
Je vais vous donner quelques chiffres de la délinquance, mais il faut les relativiser en se disant qu'ils recouvrent sans doute autre chose, d'où l'intérêt, quand on travaille sur la délinquance, de s'appuyer sur la main-courante, qui reprend tous les petits événements que nous avons constatés et qui ont motivé une intervention, de recueillir le sentiment des partenaires en Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) et d'avoir le sentiment de la mairie ou de l'éducation nationale, c'est-à-dire d'autres indicateurs que les plaintes si nous voulons vraiment savoir ce qui s'y passe.
Je vous donne les caractéristiques de la délinquance.
Il s'agit en premier lieu d'une grosse délinquance de roulage liée à l'automobile. C'est normal : elle est mieux dénoncée pour des questions d'indemnisation. Elle représente 44,5 % de la délinquance de voie publique. Autrement dit, près d'une plainte sur deux concerne soit des vols de véhicules ou de motos, des vols à la roulotte, des vols d'accessoires ou des dégradations de véhicule. Cela implique aussi une certaine vitalité de l'économie souterraine. Quand c'est lié à la voiture, c'est qu'il y a un petit « business » derrière.
La part de dégradation est également très importante. Si on cumule les dégradations de voitures, de biens privés et de biens publics et si on y ajoute les incendies de biens privés et de biens publics, on se rend compte que cela représente 60 % de la délinquance de voie publique, c'est-à-dire plus d'une plainte sur deux.
Quant aux incendies, les chiffres sont évidemment en très forte augmentation en 2005. Il faudrait donc davantage s'intéresser à la période précédant les violences urbaines pour voir comment cela a évolué. Nous avions alors moins de voitures brûlées parce que nous avions fait un gros effort pour retirer les épaves. Cela dit, nous avions enregistré trois faits d'incendie de biens publics qui concernaient trois écoles. Incendier trois écoles, ce n'est pas rien.
J'ai quand même été surpris par le nombre d'incendies enregistré sur Clichy-sous-Bois, qu'il s'agisse de biens privés ou de biens publics, et je me suis demandé quelle en était la cause. Quand on sait que les dégradations représentent 60 % de la délinquance de voie publique, on se rend compte que l'incendie est une manière visible de dégrader. Dans la cité, il est important de faire des choses, mais aussi de le faire savoir : quand on brûle des voitures, on marque le paysage, on tient le quartier et on tient le territoire.
Je prendrai encore deux minutes pour vous parler de la délinquance des mineurs, qui sont surreprésentés dans certaines catégories de délinquance, notamment les vols avec violence et les extorsions : 83 % des auteurs interpellés pour des vols avec violence sont des mineurs, 71 % pour des extorsions, 75 % pour des cambriolages d'habitations privées et 50 % pour des cambriolages d'autres lieux tels que les caves. J'ajoute que 89 % des auteurs de dégradations de biens publics sont des mineurs. Cette délinquance est très ciblée.
Finalement, ce n'est pas ce qui est le plus réprimé par le code pénal qui est le plus durement ressenti par la population. Quand la population m'écrit (elle le fait régulièrement et j'essaie d'apporter des réponses et de recevoir les personnes), c'est essentiellement pour se plaindre de l'occupation des parties communes des halls d'immeuble. Les halls d'immeuble sont l'obsession des Clichois. Ils écrivent en disant : « Monsieur le Commissaire, aidez-nous à pouvoir entrer la tête haute dans notre immeuble ». Ils ne viennent pas nous parler de dégradations ou de vols avec violence mais de leur hall d'immeuble.
Un autre point les marque beaucoup, et je peux davantage le comprendre : les rixes entre bandes. Il arrive parfois, sans que nous en comprenions les raisons dans l'immédiat, que deux bandes se forment dans le quartier du Chêne pointu, plongent le quartier dans le noir, se réunissent à vingt contre vingt avec des bâtons, des battes et tout ce qu'ils vont trouver, en se cachant sous des cagoules ou des capuches, pour se taper dessus et dégrader tout ce qu'il y a autour d'eux. C'est une chose qui excède vraiment la population.
Je vous donne un exemple parlant. Peu de temps avant les émeutes d'octobre et novembre, nous avons eu ce phénomène au quartier du Chêne pointu, au coeur du lieu d'où sont parties les violences urbaines : deux bandes se sont affrontées trois soirs d'affilée. Nous avons essayé de faire des patrouilles et de prévenir ce phénomène et nous avons fini par comprendre ce qui motivait cet affrontement. A l'origine de l'affaire, deux enfants de 5 ans s'étaient disputés dans un bac à sable, l'un des deux gamins avait un grand frère qui s'est mêlé de l'histoire et cela avait dégénéré en conflit de clans. Il ne s'agissait pas d'un conflit communautaire mais d'un conflit de rues : telle rue était en affrontement avec la rue d'en face. C'était vraiment surprenant.
A Clichy-sous-Bois, le moindre événement peut dégénérer en un conflit entre bandes et c'est très mal vécu par la population.
Je terminerai par les difficultés que rencontre le commissariat et qui sont apparues en filigrane dans mon intervention. Le principal problème, c'est que la population s'est retirée, ne s'implique plus et a démissionné. Elle a besoin de nous, elle nous écrit et elle nous demande de l'aide, mais lorsqu'on lui dit que nous ne pourrons pas le faire sans elle, c'est un discours qui est compris mais qui n'est pas accepté. Nous ne sommes donc pas requis téléphoniquement. Or les fonctionnaires qui sont sur la voie publique doivent absolument connaître les événements de la veille, de l'avant-veille et de la semaine pour patrouiller du mieux qu'ils peuvent et pour être sur l'événement, prévenir et dissuader, parce qu'on ne peut pas compter sur un appel téléphonique à Clichy-sous-Bois pour nous indiquer que des individus se sont réunis et qu'ils préparent un mauvais coup. Sur le Raincy, cela arrive régulièrement ; à Clichy-sous-Bois, c'est très rare.
Si un événement se passe au milieu d'une foule, nous ne trouvons pas de témoins. Les victimes déposent plainte mais ne participent pas ou se rétractent. Elles nous disent les choses en procédure, mais elles n'acceptent pas de signer parce qu'elles ne veulent pas que cela se sache.
Certaines franchissent le pas. Dans ce cas, je leur garantis de suivre particulièrement leur dossier, mais cela se finit toujours de la même manière : leur voiture est incendiée, leurs enfants sont menacés sur le chemin de l'école et on doit aider ces personnes à déménager et à quitter le quartier. Ce n'est pas une solution satisfaisante. En fait, la population agit essentiellement par pétitions pour éviter d'avoir affaire à un acte isolé.
Certaines choses fonctionnent quand même bien à Clichy-sous-Bois, notamment le partenariat institutionnel. Nous avons d'excellentes relations avec l'éducation nationale, la mairie et la Poste, nous partageons l'information et cela fonctionne bien. Je regrette simplement que, sur le terrain, ce ne soit pas le cas. Les gardiens d'immeuble on peut les comprendre ne veulent pas discuter avec la police : ils ont déjà un métier difficile dans un quartier difficile et il serait compliqué pour eux de passer pour ce qu'on appelle des « balances ». L'information ne peut donc nous revenir que par les chefs d'agence et, quand elle nous revient, elle est nécessairement tronquée et indirecte et n'est plus d'actualité.
Nous avons donc énormément de difficultés. Quand nous voulons faire un travail de recueil d'informations et faire en sorte que la population sache sur quoi nous travaillons en disant : « nous nous intéressons à tel problème, aidez-nous à trouver des renseignements », ce n'est pas possible : les personnes ne nous ouvrent pas la porte et ne veulent pas être vues avec nous. C'est un gros problème.
Voilà ce que je tenais à vous dire.
M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie et je passe la parole à M. Philippe Laureau, directeur central de la sécurité publique.
M. Philippe LAUREAU .- J'ai entendu beaucoup de choses très intéressantes et je pense que mon propos sera plus court, quitte à ce que je réponde ensuite à des questions qui pourront être posées.
J'interviens en tant que directeur central de la sécurité publique, c'est-à-dire de toute la police nationale de sécurité publique, en dehors de la préfecture de police et des services spécialisés, ce qui correspond à environ 80 000 personnes qui sont sur le territoire.
Je souscris aux analyses qui ont été présentées par Lucienne Bui Trong et je ne doute pas que nous aurons aussi des points de convergence avec M. Roché qui va être amené à intervenir.
Nous sommes dans une situation un peu compliquée et il ne faut pas se voiler les yeux. Certes, nous avons eu ces événements du mois de novembre 2005, mais ce phénomène dure depuis des années. Il a pris une ampleur extrêmement importante non pas forcément parce qu'il a été mal géré mais parce que nous avions atteint un mal profond qui s'est exprimé sur le terrain et sur la voie publique. Il a pris naissance comme d'habitude sur un phénomène ponctuel qui peut être discuté et qui est gravissime : la mort de deux adolescents dans un secteur, mais c'est très souvent de cette manière que les choses s'enclenchent avec un effet boule-de-neige qui se produit dans une commune et une circonscription, qui déborde parfois jusqu'à atteindre un cadre départemental, mais qui prend rarement une ampleur nationale. Cette fois-ci, nous sommes arrivés à une ampleur nationale.
Nous sommes confrontés à une situation paradoxale depuis 2001, et je n'évoquerai pas du tout ici des aspects à caractère politique : j'ai fait 32 ans de terrain avec toute une série de régimes et de gouvernements et j'ai travaillé dans tous les contextes policiers nécessaires. Depuis 2001, nous constatons une évolution favorable de la délinquance, qu'il s'agisse de la délinquance générale ou de la délinquance de voie publique. La délinquance générale a baissé de 10 % et la délinquance de voie publique a baissé de 20 %. On peut tourner les chiffres comme on le veut et de tous les côtés : ce sont toujours les mêmes chiffres et le même système de comptage. Si ce n'était pas bon avant, ce n'est pas bon maintenant et si ce n'est pas bon maintenant, ce n'était pas bon avant de la même manière. Nous n'avons aucune raison de modifier quelque chose. Il faut donc tenir compte de cet aspect.
Pour autant, il y a un point sur lequel nous avons des difficultés de plus en plus grandes, de même que la population : les aspects de violence urbaine.
Comme l'a souligné Lucienne Bui Trong, nous avons eu des phénomènes d'émeute qui remontent à quelques années et qui avaient tendance à disparaître. Certes, nous avons connu celles du mois de novembre 2005, mais la logique d'affrontement était de moins en moins forte. La manifestation la plus forte des violences urbaines, c'est l'incendie de véhicules. Il n'y a rien de plus facile que d'incendier un véhicule. Pour nous, services de police, qui cherchons à faire le plus possible des interpellations, c'est extrêmement délicat. Dans un vol par effraction, vous avez des traces, des indices et des éléments sur lesquels vous pouvez travailler par la suite, mais, dans le cas d'un incendie de voiture, il suffit de passer dans une rue, de casser la vitre d'un véhicule et d'y jeter un objet incendiaire pour que, comme par hasard, l'incendie se propage à d'autres véhicules qui sont à côté. La population ressent alors un sentiment très désagréable parce que, naturellement, ce ne sont pas toujours les véhicules les plus performants qui sont brûlés mais des voitures de toutes natures : majoritairement des Clio ou des Fiesta.
A une certaine période, la police de proximité a été mise en place au niveau de la sécurité publique. J'aborde tout de suite cette question dont M. Roché sera amené sans aucun doute à reparler : pour moi, elle n'a rien apporté dans la forme dans laquelle elle a été mise en place. Elle aurait peut-être pu apporter quelque chose dans un autre contexte, dans la mesure où elle part d'une idée généreuse et tout à fait louable, mais elle s'appuie sur le principe selon lequel il y aurait beaucoup moins de délinquants et je pense que cette réflexion est un peu rêveuse sous cette forme, parce qu'on continue d'interpeller, de déférer et de présenter autant que faire se peut.
De même, la délinquance de violence urbaine est de la délinquance traditionnelle et les délinquants qui commettent des faits de violence urbaine sont donc des délinquants traditionnels. Nos incendiaires de voitures sont les mêmes qui commettent des vols avec violence et qui gravitent autour de milieux de stupéfiants de petit niveau.
Par ailleurs, comme cela a été souligné, on a parfois la paix dans certains quartiers qui sont pourtant extrêmement lourds et denses en matière de délinquance ou d'économie souterraine, tout simplement parce que, dans ces quartiers, ceux qui trafiquent de manière forte n'ont aucun intérêt à voir les policiers intervenir et souhaitent au contraire le calme. Néanmoins, il faut savoir que les auteurs des faits du mois de novembre sont les mêmes qui commettent par ailleurs des agressions.
Par ailleurs, même si cela ne fait pas partie de ma façon de procéder habituellement, je dois dire que, pratiquement dans tous les sites où je suis passé mes derniers postes ont été Avignon, Rouen et Lyon , j'ai insisté auprès des procureurs de la République pour qu'une sévérité extrêmement forte soit exercée en matière d'action publique pour les auteurs de faits de violence urbaine.
Autant la délinquance traditionnelle comporte des choses qui sont parfois difficiles à comprendre en termes de travail après tout, la justice est également libre et indépendante et il faut naturellement le respecter , autant nous avons affaire ici à de réels problèmes de société et si nous n'intervenons pas plus fort avec une répression beaucoup plus solide, nous ne sortirons pas de ce phénomène qui ne fait que prendre de l'ampleur. Il faut savoir que, maintenant, n'importe qui incendie des voitures, notamment des gamins de 14 ou 15 ans, avec des aspects de minorité pénale en termes d'auteurs. Pour nous, il est extrêmement difficile de faire un flagrant délit d'incendiaires de voitures. Il ne faut pas croire qu'un incendie de voiture est préparé à l'avance : c'est souvent une action ponctuelle et irréfléchie et un mécontentement.
Cela dit, il n'y a pas que des faits de violence urbaine dans les incendies de voiture. Il peut y avoir aussi parfois des différends familiaux et, naturellement, le souci d'enlever les traces et indices en matière de délinquance, mais on a aussi des comportements de révolte vis-à-vis de la société, même si c'est un grand mot : on passe à côté d'une voiture alors qu'on ne sait pas quoi faire c'est un aspect d'oisiveté et on incendie le véhicule.
A cet égard, il faut établir un consensus de tous les partenaires, qu'il s'agisse des partenaires institutionnels, des mouvements associatifs ou des élus, pour réagir sur ce point. Tout le monde est préoccupé de cette question, mais je pense qu'il faut faire encore plus d'efforts.
Quant aux quartiers sensibles, un programme sur 24 quartiers a été établi l'année dernière, mais on pourrait en faire 240 ou 500. Certes, certains quartiers sont choisis en réunion interministérielle en fonction de leur importance, mais on a beaucoup d'autres quartiers derrière et même des départements entiers. Le département de Seine-Saint-Denis n'est pas facile et il compte de multiples quartiers qui pourraient être pris dans ce contexte.
En ce qui concerne les appuis qui seraient nécessaires, on a besoin d'appuis financiers et non pas seulement d'une présence policière.
Par ailleurs, on ne peut pas reprocher aux services de police des interventions faites dans ces quartiers en disant qu'il se passait peu de choses auparavant ou qu'il semblait se passer peu de choses. Il ne faut pas oublier que nous sommes là pour chasser le délinquant, rassembler des preuves et présenter. Le travail de la police judiciaire et de la sécurité publique est de procéder, sur le terrain, à des interpellations, de réaliser un traitement judiciaire, d'agir avec la police technique et scientifique et d'établir des procédures pénales.
En fait, nous sommes passés d'une logique d'ordre public qui remontait à quelques années et qui consistait à arrêter l'émeute ou les incidents autant que faire se peut sans pour autant procéder à des interpellations. Nous sommes allés dans le sens des interpellations. Il y en a eu des milliers 5 200 en novembre parce que, comme je vous l'ai dit, c'est de la délinquance traditionnelle.
Enfin, j'attire votre attention sur la synergie qui existe entre tous les services. Mme Bui Trong pourra être satisfaite de voir l'implication des renseignements généraux, en amont, en liaison avec les services de sécurité publique. Il en est de même pour le traitement qui a été fait par les Compagnies républicaines de sécurité qui, avec nous, ont évolué dans leur fonctionnement, qui sont devenues beaucoup plus mobiles et souples et qui sont en parfaite synergie avec nous. Cela concerne également le traitement de la police judiciaire en aval.
Voilà les éléments que je souhaitais donner dans un premier temps. Mon collaborateur va parler des aspects partenariaux et du travail préventif qui est fait puisque, naturellement, il n'y a pas qu'un aspect répressif, même s'il est indispensable.
M. Patrick CHAUDET .- Je suis commissaire divisionnaire, chef du Bureau de la délinquance urbaine et des affaires judiciaires à la direction centrale de la sécurité publique.
J'occupe ce poste depuis juin 2002 et, auparavant, j'ai occupé différents postes en police judiciaire et en sécurité publique qui m'ont permis de travailler environ onze ans en région parisienne et à Paris et dix-sept ans en province dans différents départements, notamment à Avignon, de 1998 à 2002, où j'ai été l'un des commissaires qui a mis en place la police de proximité dans cette ville et dans ce département. Nous étions en effet un site pilote et nous avons été l'un des premiers départements à la mettre en place.
La ville d'Avignon est caractéristique : elle compte 100 000 habitants, intégrés dans un tissu urbain de 250 000 habitants, et nous y retrouvons à une petite échelle toutes les réalités que l'on rencontre dans certains endroits beaucoup plus exposés aux violences urbaines avec des incendies de voitures, des affrontements intercommunautaires et une délinquance très forte puisque, au prorata de sa population, Avignon est l'une des ville les plus criminogènes de France.
J'en viens à la police de proximité, dont j'ai pu constater certaines faiblesses lors de sa mise en place.
Tout d'abord, nous n'avons pas fait le choix de multiplier les implantations immobilières, contrairement à ce qui a été fait dans d'autres villes : nous avons simplement ouvert deux secteurs immobiliers dans les endroits les plus éloignés du chef-lieu de la circonscription pour faciliter l'accompagnement des plaignants vers le commissariat. Ce dispositif était tout à fait rationnel, mais j'ai quand même pu constater une certaine faiblesse dans la doctrine concernant la lutte contre la délinquance.
Ensuite, ses horaires étaient mal adaptés aux réalités de la délinquance et, si les policiers, durant la journée, étaient très présents et visibles dans les quartiers les plus exposés, on s'apercevait rapidement qu'après 18 ou 20 heures, il n'y avait plus personne dans ces quartiers et qu'on laissait la ville à la délinquance. Or nous savons par diagnostic que les faits de violence urbaine, notamment les affrontements entre bandes ou les incendies de voitures, ont lieu principalement le soir et la nuit.
Dans ce cadre, j'ai été associé, entre 2000 et 2001, à un groupe de travail réunissant tous les chefs de sûreté de France pour réfléchir à la manière dont on pourrait inverser la tendance et renforcer les dispositifs d'investigation pour être plus efficaces dans le traitement de cette délinquance. Le principe des horaires de la police de proximité n'avait pas été remis en cause, mais nous avions défini certaines pistes de réorganisation et de réforme en ce qui concerne les structures et les pouvoirs des policiers pour améliorer la situation.
Ces éléments ont été intégrés totalement dans la loi sur la sécurité intérieure, dans les instructions ministérielles et dans les instructions de la direction centrale dès 2002, à partir du moment où j'ai intégré ce bureau qui a pour vocation de comptabiliser les statistiques des violences urbaines et de la délinquance, mais aussi de mettre en place un certain nombre de dispositifs afin de favoriser une meilleure efficacité des services de police pour lutter contre cette délinquance.
On a tendance à dire que l'on a mis fin à la police de proximité à partir de 2002 et que tout a été changé, mais c'est faux. A partir de l'instruction ministérielle du 24 octobre 2002, nous avons donné plus de souplesse aux directeurs départementaux de la sécurité publique pour adapter leurs structures à la lutte contre la délinquance. Il ne s'agissait pas de remettre en cause la police de proximité (cela n'a d'ailleurs été écrit nulle part) mais simplement, comme nous l'avons demandé dans nos séminaires annuels de directeurs départementaux nous en faisons deux par an , de resserrer le maillage dans les villes où il y avait trop d'implantations immobilières et donc un éparpillement des policiers et des moyens, afin de dégager un peu de potentiel opérationnel pour être plus efficace dans les horaires de la délinquance. Nous avons également demandé de travailler sur les horaires des fonctionnaires de la police de proximité afin qu'ils soient présents au moment où se passe la délinquance.
Comme l'a dit le ministre de l'intérieur, il ne sert à rien de dire bonjour à la boulangère à 9 heures du matin si elle se fait arracher son sac à 17 heures et si l'on est incapable d'en retrouver l'auteur. Cette image permet de schématiser ce que nous avons voulu mettre en place.
Nous avons renforcé les brigades anti-criminalité. Nous avons renforcé les services d'investigation et de recherche qui existaient à l'époque, nous les avons départementalisés pour lutter contre une délinquance itinérante de plus en plus réelle et nous avons renforcé ensuite les sections d'intervention pour nous permettre de mieux riposter aux séances de violences urbaines et aux affrontements dans les cités.
Le dispositif a été assez rapidement efficace en matière de répression et nous avons moins privilégié la prévention à cette époque. Nous avons donc commencé à faire machine arrière à partir de 2004, parce que nous avons constaté qu'en dépit d'une baisse de la délinquance de voie publique et d'un certain nombre d'indicateurs de la délinquance, on voyait naître une augmentation assez sensible des violences contre les personnes.
Celles-ci font l'objet d'un indicateur tenu par l'Observatoire national de la délinquance, qui touche des réalités complètement différentes : des réalités de délinquance traditionnelles (délinquance de voie publique, violences, menaces, racket scolaire), mais aussi des réalités plus complexes comme les violences volontaires intrafamiliales ou les abus sexuels.
Si on s'aperçoit que, depuis quelques mois, les agressions sexuelles ont tendance à se stabiliser et même à diminuer légèrement, on voit poindre une augmentation des vols avec violence et du racket scolaire. Parallèlement, dès l'été 2004, le directeur général de la police avait compris qu'il fallait s'engager résolument dans la lutte contre les violences urbaines parce que certains indicateurs leur permettaient de penser qu'elles allaient repartir. Une forte répression de l'économie souterraine dans les quartiers ne pouvait pas laisser neutre cette activité de violence urbaine.
Nous avons réactivé les bureaux de coordination de lutte contre les violences urbaines dans tous les départements et ce sont les directeurs départementaux de la sécurité publique qui sont chargés de les activer. Ils réunissent tous les protagonistes de la sécurité qui peuvent amener leur expertise ou leur capacité opérationnelle pour lutter contre les violences urbaines que sont les renseignements généraux et les autres services de police tels que la police judiciaire, les polices municipales et, le cas échéant, les parquets quand ils peuvent être associés.
Enfin, au niveau national, le directeur général a créé un Bureau national de coordination des violences urbaines qui se réunit tous les mois depuis environ dix-huit mois. A l'occasion de ces réunions, auxquelles participent M. Laureau, le directeur central de la sécurité publique, ainsi que tous les directeurs centraux, nous sommes amenés à analyser les faits de violence urbaine et à convier de temps en temps des directeurs des renseignements généraux et des directeurs départementaux de la sécurité publique pour qu'ils puissent donner leur point de vue sur la situation dans leur département, des départements très exposés en matière de violences urbaines, afin de faire naître des bonnes pratiques ou initiatives qui peuvent être décelées ça et là ou, au contraire, de faire des analyses critiques sur les dispositifs qui existent et qui ne fonctionnent pas, ce qui nous permet d'avancer. Cela nous permet aussi de nous équiper et de nous donner les outils qui nous permettent de mieux mesurer ces violences urbaines.
Cela dit, il est regrettable que, d'un point de vue juridique, on parle de la notion de violence urbaine sans savoir au fond ce qu'elle représente car elle n'est pas définie juridiquement ni administrativement. Il faudrait donc faire un effort de clarification pour définir ce que sont les violences urbaines. Par exemple, les directions actives de la police nationale et de la gendarmerie n'ont pas la même définition des violences urbaines que la nôtre. Ce serait très important parce qu'à partir du moment où les choses sont bien définies, on peut mieux les évaluer.
Parallèlement, nous avons créé, à la demande du ministre de l'intérieur, il y a environ dix-huit mois, un nouvel indicateur de mesure des violences urbaines. Cet indicateur a remis en cause l'échelle de Lucienne Bui Trong, que l'on appelait le CIVU et qui permettait de mesurer les degrés d'incivilité, en montant carrément jusqu'aux niveaux d'émeutes les plus élevés. Cet indicateur était très intéressant, mais très complexe à analyser pour les services de sécurité publique. Il a donc été décidé de raccourcir cette grille et de définir neuf indicateurs qui permettent de mesurer les choses.
Cet indicateur, qui regroupe les jets de projectiles, les incendies de voitures, les affrontements entre bandes, c'est-à-dire les faits les plus caractéristiques des violences urbaines, est mis en place depuis janvier 2005 et nous n'avons pas encore le recul nécessaire pour en appréhender l'évolution.
Les sources de cet indicateur sont le système de traitement des infractions constatées (STIC), qui comprend 107 index et qui sert à prendre en compte toutes les plaintes et tous les faits de délinquance qui sont constatés par les services de police et de gendarmerie, mais aussi la main-courante informatisée, un outil qui est beaucoup mieux alimenté depuis deux ans et qui permet d'extraire non seulement les interventions de police secours comptabilisées dans cette main-courante par les policiers de sécurité publique, mais aussi les déclarations d'usagers. En effet, nombre d'usagers ne souhaitent pas forcément déposer plainte c'est le cas par exemple des violences conjugales et veulent simplement en faire un signalement aux services de police et ces déclarations sont donc enregistrées dans la main-courante.
Cet indicateur national des violences urbaines est évidemment perfectible. De toute façon, aucun indicateur, dans les services de police, n'est suffisamment fiable pour être d'une précision ou d'une rigueur scientifique suffisante, mais il permet d'appréhender une certaine globalité et une certaine réalité des incidents qui peuvent être commis dans les quartiers.
Parallèlement, il y a environ un an, le ministre de l'intérieur de l'époque a mis en place un plan d'action contre les violences qui avait vocation à faire baisser ces faits, mais force est de constater que, depuis sa mise en place, les résultats n'en ont pas été efficaces puisque les violences aux personnes ne cessent d'augmenter.
De même, un plan d'action a été établi également sur 25 quartiers sensibles, une action plus innovante et plus intéressante qui a été mise en place il y a environ dix-huit mois. Ce plan d'action permettait d'associer différents ministères sur les quartiers sensibles (l'éducation nationale, le travail et l'emploi, la police nationale, etc., c'est-à-dire tous les acteurs qui agissent dans les quartiers), afin de se focaliser et de mener une politique un peu plus forte sur ces 25 quartiers et d'en mesurer les effets.
Mon bureau a été chargé de définir un indicateur de mesures de la délinquance pour vérifier si les politiques menées dans ces 25 quartiers avaient une incidence sur la délinquance et les violences urbaines. Cet indicateur comprend des items sur la délinquance en général, sur la délinquance de voie publique, sur les violences urbaines, sur les violences scolaires, sur l'absentéisme et sur un certain nombre d'autres éléments. Les premiers résultats affichés au bout d'un an étant relativement satisfaisants, peut-être pourrait-on en tirer des enseignements.
Enfin, on pourrait encore parler longtemps des dispositifs de prévention, mais la sécurité publique est également présente sur ce thème.
M. Alex TÜRK, président .- Je passe la parole à M. Roché, directeur de recherche au CNRS, responsable du pôle « Sécurité et société » de l'unité mixte de recherche PACTE.
M. Sébastian ROCHÉ .- Je commencerai par dire qu'il faut faire preuve de beaucoup de modestie pour expliquer aujourd'hui ce qui s'est passé. A mon avis, personne ne sait aujourd'hui l'expliquer. Beaucoup de gens ont dit qu'ils savaient à l'avance que cela allait arriver. Il est dommage qu'ils ne l'aient pas écrit et qu'ils n'en aient pas informé auparavant le gouvernement.
Pour l'instant, je pense qu'il n'existe pas de base d'information qui permette de tester les explications. Si on teste un modèle de diffusion du H5N1, on dispose d'un certain nombre d'informations qui permettent de tester les modèles et de comprendre comment les choses se sont vraiment passées. Tant que l'on n'aura pas fait ce travail de façon systématique à l'échelle de la France, on ne pourra pas expliquer de manière détaillée ce qui s'est produit et on n'est pas sur la voie de le faire.
Il existe beaucoup de fausses explications relativement confortables. Suivant les camps politiques, chacun choisira la sienne. Ceux qui n'aiment pas le ministre de l'intérieur diront que c'est parce qu'il a prononcé deux mots de travers que les émeutes ont eu lieu. Personnellement, je ne suis pas du tout convaincu par ce type d'explication. Je rappellerai que M. Chevènement avait parlé de « sauvageons » et qu'à l'époque, il n'y avait eu aucune émeute. Si M. Sarkozy avait parlé de « racailloux », il n'y aurait peut-être pas eu d'émeute non plus. Je pense que ces explications sont extrêmement superficielles et qu'elles ne rendent pas compte de l'ampleur et de la profondeur de ce qui s'est passé.
Il est aussi difficile de faire la lumière sur ces événements parce que les faits ne sont peut-être pas facilement communiqués par les administrations étant donné les conséquences de leur révélation. Par exemple, je ne sais pas si on ne saura jamais ce qui s'est passé dans les minutes qui ont précédé la mort des deux jeunes enfants. Ce n'est pas évident, étant donné les conséquences politiques et personnelles qu'entraînerait le fait de livrer des informations justes.
Pour moi, dans l'état actuel de ce qu'on peut savoir, soit par la presse, soit par les analyses systématiques, il est très difficile de faire un bilan approfondi. Je vais essayer quand même de dire un certain nombre de choses tout en essayant de ne pas être trop long. Cela étant dit, je vous livre mon analyse préliminaire et mes conclusions provisoires.
Premièrement, il s'agit d'un phénomène unique : il n'y en a pas d'autre. On est donc en train d'essayer d'expliquer quelque chose d'unique, ce qui est très compliqué.
Deuxièmement, j'insiste sur le caractère plurifactoriel. Une fois de plus, ceux qui pensent qu'il n'y a qu'une seule cause à un phénomène qui a embrasé la France entière et qu'on n'avait jamais vu dans le passé font fausse route. Il y a un ensemble de causes dont il est difficile d'établir le poids de chacune, mais je vais essayer de vous donner le résumé de ma réflexion de façon rapide, en commençant pas un point sur les vagues d'émeute et les facteurs sociaux et en abordant un deuxième point sur la police.
Sur les vagues d'émeute, je crois très important de remarquer qu'il existe des séquences d'événements avec des bifurcations. Je veux dire par là que rien n'était écrit dès le début. Le premier événement, pour être très concret, est le décès des deux enfants. A partir de là, plusieurs choses pouvaient se passer (de la même façon que, lorsqu'on est en voiture, on ne peut pas prendre toutes les routes d'un même carrefour et que l'on doit choisir sa route à chaque bifurcation) et, en l'occurrence, la deuxième bifurcation très importante est la gestion du décès par les autorités.
A mon avis, il a été commis à cet égard une première erreur : le fait de botter en touche tout de suite et avant de savoir quoi que ce soit. En effet, dès le lendemain matin, le ministre de l'intérieur s'est prononcé et a dit : « Ce n'est pas nous ! » Pour des gens qui viennent de perdre leurs deux enfants dans le contexte explosif qui a été décrit tout à l'heure par Cédric Gambaro et par d'autres sur le plan statistique, je pense que c'est une chose qui a joué un rôle. Je ne dis pas que les personnes qui ont pris ces responsabilités et qui ont rejoint ensuite le ministre de l'intérieur pour faire bloc, c'est-à-dire le directeur de la sécurité publique au niveau central, le procureur et le préfet, ont cherché à aucun moment à faire mal. Je dis simplement qu'une deuxième bifurcation a été prise à ce moment-là.
La troisième bifurcation intervient au moment où les émeutes débutent véritablement à Clichy-sous-Bois, à un moment où tout n'est pas encore écrit. Comment va-t-on gérer ces émeutes ? Les a-t-on anticipées ? Les effectifs de police présents sont-ils suffisants par rapport à ce qui va se passer ? Je réponds à ces questions qu'ils sont insuffisants à ce moment-là parce que personne n'anticipe que l'on va avoir les plus grandes émeutes que la France ait connues. Je ne dis pas que j'aurais fait mieux ; je dis simplement qu'à certains moments, une succession de bifurcations nous emmène progressivement vers une situation extrêmement difficile à gérer.
On en arrive ensuite à la bifurcation qui correspond à l'extension des émeutes vers l'ensemble de l'Île-de-France, y compris vers les départements du sud, dans lesquels il y a moins de communes classées en ZUS et moins de communes dont on pouvait penser qu'elles allaient s'embraser. Nous avons donc là un phénomène de diffusion qui est complètement inconnu et qui est ingérable, sans parler des difficultés qui apparaissent à l'intérieur du gouvernement en termes de cohésion politique, de rivalités au plus haut niveau et de prises de parole dissonantes qui ont lieu à ce moment-là.
Il est forcément très complexe de gérer ce phénomène que l'on n'a jamais vu dans le passé et il y a non pas un déclencheur mais une succession d'embranchements qui nous emmènent dans une direction où personne ne veut aller.
A partir de la cinquième ou la sixième bifurcation je ne les présente pas toutes , le feu brûle et il va ensuite le faire tant qu'il y aura du carburant : à l'exemple du morceau de papier que l'on fait brûler, il y a une petite flamme, puis une très grande flamme, puis plus rien. C'est exactement ce qui s'est passé : le feu va brûler tout le carburant qu'il peut et il ne s'arrêtera que lorsqu'il aura fini de le brûler.
Si on observait la chronologie exacte des décisions et des mesures prises par le gouvernement au sujet des émeutes, on constaterait que les premières mesures les plus importantes sont prises après la décrue. Personnellement, je pense que c'est parce qu'il s'est consumé tout ce qui devait se consumer dans un phénomène dont on peut dire rétrospectivement qu'il a été une chance qu'il ne soit pas plus important. S'il y avait une véritable coordination des groupes et des bandes situés autour de l'Île-de-France et s'ils avaient pris une décision organisée de venir dans Paris, je ne sais pas ce qui se serait passé.
Le premier élément de ces émeutes est donc le système des bifurcations successives, sachant qu'à mon avis, il n'y a pas d'événement singulier qui explique les émeutes.
Le deuxième élément, c'est le caractère épidémique. Quand on essaie d'expliquer une épidémie, on a une infection initiale en l'occurrence le décès des deux enfants , puis des personnes qui vont se rassembler initialement autour de cet événement et qui vont entraîner les premières émeutes. Ensuite, il nous faut un vecteur qui emmène les émeutes ailleurs. C'est le modèle de la diffusion que l'on n'a jamais connue précédemment. Je distinguerai à cet égard deux vecteurs de diffusion.
Le premier est la proximité géographique : si on considère l'histoire des émeutes, on décèle un phénomène de contamination géographique.
Le deuxième, qui n'est pas de nature géographique et qui est probablement lié au système d'information et à l'usage des médias, permet de le généraliser dans un temps court à l'échelle d'un pays. Je ne vois pas quels peuvent être les autres facteurs, et c'est la même chose dans les pays qui ont connu des vagues d'émeute.
Il nous faut donc des facteurs qui déclenchent, puis des facteurs qui transmettent et, enfin, une réceptivité des foyers secondaires. Autrement dit, pour que le message soit bien envoyé vers les autres villes de France, il faut qu'il trouve un certain nombre de circonstances favorables qui permettent à la France entière de s'embraser.
Enfin, il faut expliquer que les émeutes sont contenues à l'intérieur de la France et qu'elles ne débordent pas substantiellement à l'étranger. Il y a un phénomène de type épidémique et il faut séquencer et expliquer chacune des phases. Or les explications de l'infection initiale, de la transmission et des foyers secondaires ne sont pas les mêmes. Je veux dire par là qu'il n'y a pas d'explications simples, comme si c'était un seul phénomène, parce que ce sont des dizaines et même des centaines de villes qui vont brûler en partie.
J'en viens à quelques éléments sur les limites des explications monofactorielles. Vous avez sans doute beaucoup entendu parler des explications liées à la précarité ou à la pauvreté. Il est indiscutable que ces facteurs ont contribué à ces événements, mais on voit très bien les limites de cette explication.
La première, c'est qu'un certain nombre de communes ou de quartiers qui ne sont pas en zones urbaines sensibles ont pris feu également.
La deuxième, c'est que, si on raisonne de manière comparative, on constate que les pays étrangers qui connaissent les mêmes problèmes économiques depuis les années 70 et les mêmes phénomènes de ségrégation ethnique et spatiale ne connaissent pas les phénomènes d'émeute. On s'aperçoit que les facteurs socio-économiques d'arrière fond sont partagés par beaucoup de pays qui ne connaissent pas les émeutes et il est donc difficile d'en faire une explication suffisante d'un point de vue logique.
J'en viens à la notion de facteur déclenchant qui, à mon avis, n'existe pas et qui est simplement une illusion rétrospective : une fois que l'on sait ce qui s'est passé, on met au début de la séquence l'événement dont on dit qu'il en est l'explication, mais c'est une illusion rétrospective, tout simplement parce que la plupart des incidents qui se produisent n'engendrent pas d'émeute. Lors d'un décès, il y a, dans un nombre important de cas, des réactions de la population, mais, encore une fois, ce n'est pas systématique. Cela veut dire qu'il faut d'autres éléments d'explication par-dessus. De même, un certain nombre d'émeutes ne sont pas déclenchées par des phénomènes de frustration ou des réactions perçues comme une injustice.
Il existe donc de nombreuses manières de déclencher les émeutes. Celle-là a été déclenchée ainsi, mais cela ne veut pas dire que c'est une cause générale de déclenchement des émeutes. On ne sait pas bien quels facteurs favorisent les émeutes ni quels événements vont les déclencher.
Je reviens sur l'exemple du bac à sable qui vous a été cité tout à l'heure : on ne peut pas dire à l'avance si cet événement va causer la suite ou non. On ne peut le dire que rétrospectivement. Je n'insiste pas sur ce point, mais je veux simplement dire que les facteurs qui sont connus aujourd'hui ne me paraissent pas de nature à expliquer complètement ce qui s'est produit.
J'aborde maintenant les éléments qui concernent la police et le ministère de l'intérieur. Cela fait évidemment partie des facteurs, mais je ne suis pas tenté de faire reposer l'essentiel du poids uniquement sur l'un des acteurs présents dans le système et je laisserai de côté les petites explications. Il me semble qu'un certain nombre de faiblesses structurelles n'ont pas été corrigées, voire peuvent avoir été aggravées, dans ce que je comprends, moi, du fonctionnement de la police française.
La première, c'est ce que j'appellerai la faible capacité d'anticipation. Je peux le dire d'autres ministères également, mais on parle ici plus de la police. Sans faire de la futurologie, ce qui a frappé les sociologues de la police en France ils ne sont pas très nombreux , c'est ce que l'on pourrait appeler une culture de la réaction : faire vite après les événements. Si je considère la gestion des outils relatifs aux violences urbaines, qui ne commence pas en 2002 avec le gouvernement de M. Raffarin, bien sûr (je ne dis absolument pas que tout était bien avant et que tout sera mieux s'il y a un après ; il y a à mon avis une continuité dans l'absence d'anticipation), on constatera que les outils relatifs à la mesure des violences urbaines sont construits et méticuleusement détruits.
Nous sommes en 2006 et les premières émeutes ont eu lieu en 1981, il y a 25 ans. Cela engage donc de nombreux gouvernements de plusieurs couleurs politiques et il n'y a dans ce que je dis aucune idée de règlement de compte avec tel ou tel. On s'aperçoit qu'en 25 ans, aucun outil qui tient la route n'a été construit en France sur ces questions. Cela devrait nous interroger et, en tout cas, cela m'interroge.
Deuxièmement, la constitution actuelle de l'INVU, qui a été détaillée tout à l'heure, est évidemment un choix qui a sa logique consistant à remplacer l'outil précédent, mais qui est tout aussi imparfait à mon avis. Si vous consultez les résultats de l'INVU aujourd'hui, vous verrez qu'il n'y a pas de pic des agressions en direction des autorités et des policiers pendant les émeutes. Si un indicateur qui est censé mesurer les violences urbaines n'a pas de pic aux mois d'octobre et de novembre, je suggère que l'on regarde un peu mieux ce qu'il contient... (Sourires.)
Cet indicateur est en fait un compromis entre les administrations pour avoir une vue nationale a posteriori. Personnellement, pour être un peu en décalage par rapport à cette vision, je pense qu'il nous faut exactement l'inverse : un indicateur local qui nous permet d'être avertis avant les événements. Je ne suis pas persuadé que l'idée de collecter très précisément, une fois qu'il est trop tard, des événements qui ne vont plus servir à rien soit la meilleure façon, pour l'Etat, d'assumer ses fonctions. Nous avons donc un système de collecte a posteriori de phénomènes extrêmement nombreux.
Troisièmement, je souhaite aborder la question de la classification « Confidentiel défense » des rapports des renseignements généraux. Cette classification m'étonne parce que je pense que les renseignements généraux apportent des informations finalement assez rares dans ce pays et qu'il n'y a pas d'autres sources d'information sur ces événements relatifs aux émeutes. Je regrette donc cette classification de rapports qui méritent d'attirer l'attention d'un grand nombre de personnes. Je ne sais pas s'il est question de revenir sur ce point et si cela correspond à un phénomène de militarisation de la police car je ne suis pas habitué de ces procédures, mais je trouve que le fait de confiner les informations relatives aux émeutes n'aide pas à la construction d'un débat, à la prise de conscience et à la délibération collective à travers différentes organisations.
Voilà ce que je pouvais dire sur les outils. Nous avons besoin de construire des outils et je pense que ceux que nous avons aujourd'hui ne sont pas suffisants.
Ce qui me frappe depuis 2002, et même auparavant, c'est l'oubli des banlieues. Evidemment, elles ont fait un retour en force depuis. Cela avait commencé avant 2002 avec la « mise au placard » du Système d'analyse informatisée des violences urbaines (SAIVU), lorsque M. Bergougnoux, directeur général de la police nationale de M. Vaillant, avait souhaité qu'on ne voie plus les chiffres qui sortent des indicateurs, et ce n'est donc pas du tout une question de gouvernement ou d'un autre. En tout cas, je ne suis pas favorable à l'idée selon laquelle il vaut mieux ne pas savoir.
Ce que j'appelle l'oubli des banlieues est l'application du modèle de la police judiciaire aux banlieues. Je suis tout à fait d'accord pour dire que les caïds de banlieue et les trafiquants méritent d'être poursuivis et de ne bénéficier d'aucune forme d'impunité. Je n'ai aucun problème avec cela. En revanche, je pense que les phénomènes de judiciarisation des renseignements généraux font qu'on ne peut pas à la fois être au four et au moulin et que, si on souhaite avoir des informations sur ce qui se passe pour les traiter politiquement, ce n'est pas la même chose que d'utiliser les renseignements généraux pour alimenter les procédures judiciaires. Je pense que l'on a besoin d'un système d'information relatif à ces émeutes.
La judiciarisation est constatée aussi à travers les groupements d'intervention régionaux (GIR), qui ont fait la fierté de différents ministres de l'intérieur. On appelait cela auparavant les opérations ciblées répressives, nous avons maintenant les GIR et cela correspond à des phénomènes de stabilisation que je ne vais pas décrire. Il me paraît une bonne chose de s'attaquer à la délinquance souterraine, mais on oublie toute la question de la légitimité de la police en banlieue. L'enjeu de cette légitimité a été revu avec les émeutes, mais je pense que cette question est essentielle.
Je pense également que la police de proximité était un outil du commencement d'une tentative de reconquête de cette légitimité de la police dans les zones les plus difficiles. Elle a été très mal conduite par la gauche et je ne veux pas revenir sur le passé, mais elle était un outil important. Initialement, on avait diagnostiqué que l'on avait besoin de la police de proximité dans les zones les plus défavorisées, où l'on avait besoin d'améliorer les relations entre la police et la population. Le but secondaire consistant à la généraliser n'était pas forcément une nécessité réelle pour bien faire mais uniquement une nécessité électorale.
Pour me résumer, je pense que l'on a besoin d'ancrer la police dans les territoires où il est le plus difficile d'intervenir nous en avons eu tout à l'heure un certain nombre d'illustrations extrêmement concrètes et, pour cela, de déterminer où on met les effectifs de police au niveau de la France, même si je sais que la marge de manoeuvre est faible et que les discussions avec les syndicats ne sont pas faciles.
On a également besoin, dans un contexte multiethnique, de déterminer les outils dont dispose la police pour renforcer ses liens dans la population : ce n'est évidemment pas la même chose que dans la Creuse.
Enfin, la question de la durabilité de l'ancrage de la police dans la population me paraît aussi un élément essentiel pour qu'en cas d'incident, les gens n'accusent pas la police mais aillent chercher de la protection auprès de la police.
M. Alex TÜRK .- Je vous remercie et je vous propose maintenant de passer au débat.
M. Thierry REPENTIN .- J'ai deux questions à poser.
La première s'adresse à vous, monsieur Gambaro. Vous avez cité des partenariats locaux en disant qu'ils étaient bons, ainsi que l'éducation nationale et la mairie. Je voudrais savoir comment vous qualifieriez vos relations avec le parquet et si, dans votre site, vous avez mis en place avec le parquet les dépôts de plainte sous X permettant d'engager des enquêtes qui préservent l'anonymat mais qui ne vous empêchent pas de faire votre travail.
Ma deuxième question sera pour M. Laureau et M. Chaudet. Bien que vous ayez votre propre analyse, je serais très heureux que vous puissiez communiquer à la commission l'évolution, sur cinq ans, du nombre d'implantations immobilières sur les 751 ZUS et les effectifs s'y rattachant. Vous pouvez avoir votre analyse ; nous pouvons avoir la nôtre. Une non-réponse de votre part pourrait d'ailleurs aussi être interprétée.
Je vous dis cela parce que, dans les banlieues, en une semaine, il s'est produit deux événements dramatiques.
Le premier est ce père de famille qui s'est fait tuer, qui s'est fait lyncher dans une rue, devant sa famille, ce qui prouve qu'il existe un sentiment d'impunité ou, en tout cas, de liberté d'action tel qu'un groupe peut se dire qu'il peut tuer quelqu'un en pleine journée sans que cela enclenche un phénomène d'émeute. On se dit que c'est un élément extérieur du quartier qui est venu et qui n'avait pas besoin de venir.
Moins d'une semaine plus tard, deux jeunes trouvent la mort en fuyant l'institution républicaine et cette fuite suffit ensuite, par un concours que chacun peut analyser, la mauvaise gestion ou le prétexte, pour que les choses s'enflamment.
Je pense qu'il faut traiter les deux événements parce que l'un comme l'autre sont dramatiques et que l'un et l'autre touchent, chez nos concitoyens, des réactions différentes. Le premier est d'ailleurs très difficile à vivre dans les campagnes quand on voit que l'on peut se faire tuer comme cela en pleine rue. Cela renvoie au problème de la police de proximité.
Il y a quelques semaines, des maires étaient à votre place et l'un d'eux a dit je reprends son expression sans dire de qui il s'agit qu'il attribuait 40 à 50 % des émeutes à la nature des relations entre la BAC et les jeunes de son quartier. Il s'agit d'un maire qui a vécu au quotidien ces difficultés. Il a ajouté que, lorsqu'il avait de la police au quotidien, la nature des relations établies entre la population de ces quartiers très difficiles et l'institution républicaine était d'une autre nature. On ne peut qu'entendre ce témoignage de maires.
J'ajoute que, sous couvert de l'anonymat, deux DDSP nous ont dit regretter le retrait de la police de proximité en précisant que cela arrangeait certains de leurs hommes qui ne souhaitaient pas forcément être localisés dans ces quartiers parce que c'est un métier difficile, un métier qui n'est pas forcément très gratifiant, tout en ajoutant que, lorsqu'ils avaient ce qu'ils appellent la « pol prox », cela apportait une plus grande liberté à la police judiciaire qui, de ce fait, était totalement déchargée du maintien de l'ordre ou de la présence sur le territoire : c'était fait par des hommes en uniforme. Ils ont pu ainsi avoir des affaires de police judiciaire, en déchargeant la BAC des contrôles au quotidien qui étaient faits par des hommes en contact avec la population parce que, du coup, les familles ont recommencé à rediscuter, ce qui a permis de remonter un certain nombre de filières.
Comment expliquez-vous votre différence d'appréciation au niveau central sur cet intérêt qui semble être confirmé à la fois par des maires et des DDSP qui sont en contact au quotidien ? J'ai du mal à m'expliquer ces témoignages qui ne sont pas très concordants a priori.
M. Alex TÜRK .- Comme j'ai beaucoup de demandes de parole et de questions, je vous propose d'intervenir maintenant, mes chers collègues, et de poser vos questions en indiquant à qui vous la posez, après quoi il y sera répondu globalement.
M. Yves DAUGE .- Ma question sera collective après avoir entendu nos cinq intervenants, dont j'ai apprécié tout ce qu'ils ont dit en constatant quand même que leurs approches sont diversifiées, selon qu'ils sont sur le terrain ou dans la structure.
Ma question est la suivante : pensez-vous honnêtement que vous êtes tous au clair sur la stratégie et les moyens de la police pour faire face à la crise ? Si c'est le cas, je vous demanderai de nous expliquer clairement quelle est cette stratégie.
Vous avez des doutes sur la police de proximité et vous semblez dire aussi qu'on ne l'a pas faite comme il aurait fallu la faire, ce qui n'est pas exactement la même chose. En effet, on peut être pour et dire qu'elle a été mise en place de manière incomplète.
Cela dit, il est vrai que cette question d'horaires est incroyable. Si on ferme à 18 heures, la question est réglée, mais je pensais que, dans la police, on avait compris qu'il fallait ouvrir la nuit aussi. Même dans ma petite commune, je me débrouille pour avoir des rondes la nuit avec la gendarmerie et ma police municipale et je n'ai pas besoin d'être dans un quartier sensible pour l'avoir compris. C'est une question de fond.
Quelle est donc votre stratégie ? Etes-vous au clair sur ce point et avez-vous les moyens de la mener ? Dans le fond, au-delà des mots « proximité », « prévention » et « répression », la vraie question n'est-elle pas d'être suffisamment sur le terrain en lien avec les institutions présentes, c'est-à-dire avec les organismes HLM ou privés, étant entendu qu'à Clichy-sous-Bois, vous avez des difficultés supplémentaires à cet égard ? Comment gérer tout cela sans un partenariat étroit avec les responsables du logement social qui ne sont d'ailleurs pas forcément tous à la hauteur ?
Vous avez dit que l'entente est bonne avec la mairie et l'éducation nationale, mais si on veut mener une certaine stratégie, on ne peut pas imaginer une action d'un partenaire qui ne serait pas fondée sur une connaissance permanente. Ce n'est pas la proximité qui m'intéresse mais la permanence physique, sur le terrain, la compréhension détaillée, comme un maire peut l'avoir dans sa ville, de ce qui se passe et l'anticipation. C'est très difficile à faire.
La vraie question est à mon avis celle de la permanence d'une certaine forme de police il y a des métiers divers dans la police dans une relation si étroite avec les autres institutions que nous avons une compréhension partagée de la situation dans la durée. En effet, comme vous l'avez tous dit, ces crises sont des moments dans une longue histoire.
J'ai deux questions subsidiaires : dans vos approches, que faites-vous de la police municipale ? Avez-vous pratiqué les conseils locaux de sécurité et, si c'est le cas, quels en sont les résultats ?
Mme Marie-France BEAUFILS .- Faisant partie des maires de ces communes qui ont des quartiers concernés, j'ai bien aimé la formule qui a été utilisée par M. Roché quant à cette notion de reconquête des territoires par des intervenants que j'ai toujours reconnus au travers des policiers, qui sont dans la permanence de terrain, comme vient de le dire Yves Dauge.
Même si cette police de proximité qui a été mise en place n'a pas eu tous les moyens de faire son travail correctement pour obtenir les effets escomptés, peut-on dire que, si on lui avait donné les moyens de faire son travail, on n'aurait pas été plus efficace plutôt que de décider d'y mettre fin et d'adopter une démarche plus répressive ?
Je dis cela parce qu'il me semble que, lorsque des gens sont sur le terrain, dans des horaires appropriés j'insiste sur ce point qu'ils connaissent les populations et qu'ils peuvent ressentir la manière dont évolue la situation, on peut mesurer la manière dont le terrain est en train d'évoluer et mieux mobiliser les partenaires dans leur diversité pour intervenir et pour agir. Je le ressens de cette façon, et comme j'ai eu l'impression que vous aviez des approches différentes dans ce domaine, j'aimerais que vous nous disiez pourquoi pour pouvoir avancer.
Il me semble en effet que des gens plus connus sur le terrain, qui savent rappeler la règle, redire ce qu'elle est et comment elle doit se vivre, sont des éléments de repère essentiels pour des adolescents qui, bien souvent, n'ont plus de repères dans ce domaine. Or je relie justement le rajeunissement que l'on ressent dans l'âge des délinquants qui ont été fortement présents dans les violences constatées ces derniers mois à cet affaiblissement de la présence de terrain et de la reconnaissance.
Ma deuxième question rejoint un questionnement qui a été lancé par M. Repentin et concerne les différents types d'intervenants à travers le travail des postes de police en journée et celui de la BAC ou d'autres services à d'autres moments. Sur le terrain, on ressent fréquemment qu'il n'y a pas une unité de réflexion ou de perception de la façon dont on doit agir. En tout cas, c'est ma perception. Comment expliquez-vous cela ? Cela étant, sur les quartiers, cela a des conséquences difficiles à gérer pour les élus de terrain que nous sommes, puisque nous avons la possibilité d'apprécier ces différentes choses et de demander ce qui se passe et ce qui donne des résultats, et que nous ne comprenons pas la démarche suivie. Je précise que je ne parle pas seulement des délinquants, mais de la population qui ne supporte plus un certain nombre d'événements, y compris, comme cela a été très bien dit, les présences difficiles dans les pieds d'immeuble, les provocations et tout ce que l'on connaît bien dans les quartiers.
J'aimerais donc savoir comment, dans les secteurs concernés, on peut avoir une meilleure appréciation de la réalité pour avoir un message et une intervention plus clairs et plus lisibles.
Cela m'amène à une troisième question : ne pensez-vous pas que l'on a tout intérêt à avoir une même formation de tous les policiers, qu'il y a donc besoin d'unicité d'intervention de la police et que trop de diversité d'intervention, y compris entre police nationale et police municipale, conduit à une perte de qualité d'intervention sur le terrain ?
M. Jacques MAHÉAS .- Je vais donner un témoignage et exprimer quelques interrogations.
Depuis 1977 que je suis maire de Neuilly-sur-Marne, une ville de 33 000 habitants, j'ai vu évoluer la police d'une façon favorable au moment de l'instauration de la police de proximité : on est passé de cocktails Molotov envoyés dans les postes de police au fait que nos jeunes disaient bonjour à cette police de proximité. En revanche, ces derniers temps, j'ai vu une très grande dégradation des rapports entre la police et les jeunes, ceux-ci étant de plus en plus jeunes.
En considérant globalement ce que vous avez dit les uns et les autres, je me rends compte qu'il y a une très grande cohérence entre vous puisque, en fait, tout part de l'anticipation de la police. Vous avez évoqué cette faiblesse, les uns en disant qu'il fallait une analyse sociologique pour bien s'en rendre compte, les autres en évoquant le thermomètre qui a été vu et revu. L'échelle Bui Trong était bonne, mais elle a été abandonnée en 1999, puis reprise dans le système d'analyse informatique des violences urbaines, puis abandonnée en 2003 et reprise enfin avec dix-huit indicateurs. Nous avons donc un nouveau système, mais il y manque l'occupation des halls ou les rodéos dans nos banlieues. Ce n'est donc pas simple, même s'il est vrai qu'il faut trouver un thermomètre.
Pour autant, en complément de ce thermomètre qui donne une analyse de fait on sait qu'il s'est passé ceci ou cela et on le note , le meilleur indicateur n'est-il pas un référent policier sur le terrain ? Comme je le demande depuis longtemps cela ne date pas d'hier , ne faut-il pas décider que, pour tel groupe d'immeubles, il y aura un référent policier sur le terrain qui sera en rapport, notamment, avec les gardiens, les assistantes sociales et le syndic de copropriété et qui formera un tout ?
J'ai noté que l'échelle de Mme Bui Trong a été mise de côté parce qu'on l'a considérait comme trop subjective. Il est vrai que c'est subjectif, mais peu importe ! On sait au moins qu'il va se passer quelque chose.
Il suffit de reprendre mes questions écrites au gouvernement de M. de Villepin pour voir que tout y est. J'ai d'ailleurs dit à M. de Villepin qu'il devait reprendre les questions écrites que je lui ai posées ces cinq derniers mois et que s'il avait eu une cellule, dans son ministère, qui analysait les questions écrites des parlementaires, il aurait pu avoir aussi une indication. Ce que je dis ici au point de vue parlementaire est également valable au point de vue des référents de terrain.
Enfin, vous avez analysé les faits, mais vous est-il possible d'analyser aussi les causes ? Certes, vous l'avez fait en partie, mais en tant que politiques, nous souhaitons savoir si, en règle générale, les chercheurs et la police sont capables de nous dire que, pour eux, il existe par exemple cinq causes principales.
Pour ma part, j'ai fait une analyse des violences urbaines. A mon avis, la cause essentielle est effectivement la faillite éducative ajoutée à la misère sociale. Je ne dis pas que c'est la seule, mais elle me paraît extrêmement importante parce que nous avons traversé des périodes noires de notre histoire dans lesquelles nous n'avons pas connu de telles émeutes dans les villes alors que la situation était extrêmement tendue.
Je résume mes questions de la façon suivante :
Ce thermomètre est-il le bon ?
Peut-on privilégier l'individu ?
Peut-on avoir ces référents de quartier ?
Mme Dominique VOYNET .- Je commencerai par faire une remarque en réaction à l'intervention de M. Roché. Quelles qu'en soient les difficultés, je pense qu'il faudra bien rendre public le rapport de l'Inspection générale de la police nationale, qui a été promis, sur les causes de la séquence qui a conduit à la mort de deux jeunes dans un transformateur. Tout le monde l'attend sur le terrain et on aura du mal à convaincre de la bonne foi des différents acteurs s'il n'est pas rendu public.
Dans le département dont je suis l'élue, je suis frappée de voir à quel point les jeunes policiers ressemblent finalement aux jeunes qu'ils ont en face d'eux. En complément de ce qui a été dit sur la police de proximité, qui est à mon avis une bonne façon d'assurer une présence efficace sur le terrain, j'aurais voulu que vous nous en disiez un peu plus sur les moyens dont vous disposez pour améliorer la formation de ces jeunes policiers dont on sent bien que, parfois, ils ont peur, qu'ils ne sont pas à l'aise et qu'ils ne savent pas toujours comment se comporter face à des groupes de jeunes. Cela s'illustre y compris physiquement, dans leur façon de se tenir et de se rapprocher, en hésitant entre « je roule les mécaniques » et « j'essaie de raser les murs ».
Je souhaiterais également que vous nous disiez si des mesures de fond ont été prises pour résoudre cette difficulté que l'on voit de façon exactement identique dans l'éducation nationale : de jeunes policiers qui sont en première ligne dans les quartiers alors même que les policiers expérimentés sont nommés en province dans des zones plus tranquilles.
J'en viens à un deuxième point. J'ai été surprise, mais je ne m'en plains pas, de constater qu'aucun de vous n'a dit un mot du rôle qui vous est assigné dans la lutte contre l'immigration clandestine. Certains, sur le terrain politique, se sont laissés aller à montrer du doigt les polygames ou d'autres catégories de citoyens. J'aurais donc aimé que vous nous disiez si, pour vous, c'est un phénomène à prendre en compte. Alors que vous consacrez beaucoup de temps sur le terrain à traquer les émigrants clandestins on vous demande de faire du chiffre et de les raccompagner au pied des avions , avez-vous identifié des fragilités particulières, des stratégies de débrouille ou des sentiments de relégation qui peuvent amplifier les problèmes auxquels vous êtes confrontés ?
Enfin, vous n'avez pas du tout évoqué un problème qui est toujours cité quand on discute avec les jeunes : la question des contrôles d'identité itératifs. Ma question sera un peu directe : à quoi cela sert-il ?
Mme Valérie LÉTARD .- Dans le droit fil de ce qui a été dit sur les questions liées aux interventions de la police et de l'insistance avec laquelle les différents collègues se sont exprimés sur la police de proximité, j'aimerais poser une question complémentaire qui m'a été suscitée par M. Gambaro lorsqu'il a parlé des statistiques policières.
Quand on se rend compte, après avoir écouté les uns et les autres, que l'on peut avoir des taux de délinquance extrêmement réduits, qu'il peut ressortir des statistiques qu'une certain part de la délinquance est en réduction à Clichy-sous-Bois et que cette ville peut être considérée comme ayant des bons chiffres et de bonnes statistiques alors que l'on connaît ses difficultés quotidiennes, quand, par ailleurs, on a d'autres éléments statistiques qui montrent que, chaque année, on a une réduction des faits de délinquance alors que, lorsqu'on est sur le terrain, on se rend compte que ce n'est pas la réalité ressentie par les habitants des différents quartiers, on se pose des questions, comme vous l'avez dit les uns et les autres, sur les indicateurs que l'on mesure.
Il y a effectivement, d'un côté, ce qui est avéré, constaté et pris en compte par la police en termes de dépôts et de signalements de plaintes et, d'un autre côté, ce qu'on appelle le sentiment d'insécurité, c'est-à-dire ce que les policiers et les îlotiers remarquaient et signalaient plus facilement. C'est pourquoi nous avons des communes dans lesquelles l'îlotage était très développé et où, en revanche, on avait un taux de délinquance important et identifié et des statistiques moins bonnes, puisque nous avions une remontée de signalements beaucoup plus importante.
Pour moi, c'est essentiel, parce que, si on détermine les effectifs et les moyens humains que l'on va affecter aux différents territoires en fonction des statistiques remontées à l'échelon national, si ces statistiques sont faussées et si ce n'est pas l'un des éléments pris en considération, on risque de se fourvoyer dans la répartition des moyens que l'on va mettre sur le territoire.
Ensuite, parce que, avant d'être élue, j'ai été beaucoup sur le terrain dans ces quartiers, dans mes fonctions professionnelles, j'ai eu à vivre l'expérience de l'îlotage et je me dis que l'on a tort d'opposer les différentes natures d'intervention. Je pense qu'il faut privilégier les complémentarités en ayant une police de prévention, une police de proximité et une police d'intervention. Ce ne sont pas les mêmes polices et ce ne sont pas non plus les mêmes hommes qu'il faut y mettre. Nous aurons des policiers qui seront plus dans la médiation et dans l'écoute et qui sauront être dans un quartier au quotidien et aller à la rencontre des habitants, non pas pour essayer de savoir ce qui se passe mais pour ressentir le climat général du quartier.
On se demande de quels outils il faut disposer pour anticiper la situation, mais le meilleur des outils n'est-il pas d'être sur le terrain, en contact régulier avec la population ? Lorsqu'on connaît le président du comité des locataires ou que l'on rencontre le directeur du centre social, l'assistante sociale ou même le groupe de jeunes du club de foot, on sent bien si les choses vont ou non et il n'y a pas cinquante solutions ni cinquante façons de procéder. Ensuite, il faut effectivement se demander comment on s'attaque à la délinquance et, pour cela, on a besoin d'une police d'intervention qui n'est pas la même police et qui est complémentaire.
Enfin, j'aimerais savoir comment on articule les moyens. Le soir, il faut évidemment une présence policière qui doit se faire au minimum en binôme, parce qu'on ne peut pas rester dans son bureau d'îlotier : il faut bouger sur le quartier, mais en sécurité, c'est-à-dire sans mettre dans l'insécurité les policiers qui auront à accomplir cette tâche. Comment fait-on pour que les moyens de police soient mis dans les quartiers aux horaires qui correspondent aux moments où l'insécurité est la plus importante, avec l'éventuel renfort de brigades telles que celles de la BAC qui peuvent aussi tourner sur ces quartiers, et ne peut-on pas imaginer un partenariat avec les polices municipales qui, elles, pourraient peut-être intervenir dans des horaires moins problématiques, c'est-à-dire dans la journée, pour assurer une présence ?
Je m'adresse aux uns et aux autres et je ne sais pas qui pourra m'apporter une réponse sur ce point, mais, comme le disent ceux qui, comme vous, sont confrontés à cette question au quotidien et qui expliquent les difficultés qu'ils rencontrent, on oppose un peu les gens alors que je pense qu'il ne faut pas le faire. Il faut voir où on place les effectifs et en fonction de quels critères et de quels outils on le fait. Il faut être en lien avec les habitants, connaître la situation au quotidien en ayant avec eux une relation de confiance parce qu'ils sont les meilleurs des indicateurs et répartir les moyens sur le territoire en fonction des critères qui ont été définis.
M. Philippe DALLIER .- Je vais essayer d'être bref pour vous laisser le temps suffisant de répondre, en vous posant une question sur les effectifs, une autre sur l'organisation et une dernière sur le caractère organisé ou non de ces émeutes.
Sur les effectifs, je rejoins la question de notre collègue Repentin, mais je pense qu'il sera difficile de les déterminer par zone urbaine sensible parce que beaucoup de commissariats desservent des communes qui ont des ZUS et d'autres qui n'en ont pas : c'est le cas de la mienne.
Cela dit, j'aimerais vous entendre sur les effectifs de la Seine-Saint-Denis. Cela fait onze ans que je suis maire de Pavillons-sous-Bois je dépends du commissariat de Bondy et que je vois diminuer les effectifs. Tous les ans, à la rentrée, le préfet m'écrit en me disant : « J'ai le plaisir de vous annoncer l'arrivée de x fonctionnaires », mais on ne m'écrit jamais pour me dire qu'un certain nombre d'entre eux ont été mutés. Je vous garantis que les effectifs n'ont cessé de diminuer et j'aimerais donc savoir si vous pensez que le taux de police nationale dans le département de la Seine-Saint-Denis par habitant est satisfaisant si on le compare à ce qu'il peut être dans le 6 e arrondissement de Paris.
J'en viens à ma question sur l'organisation. Je n'ai pas de religion en matière de police de proximité. Cela étant dit, quand on l'a supprimé, j'ai constaté très clairement que le sentiment que les habitants de ma commune avaient de la présence de la police nationale en ville a chuté alors que ma commune est loin d'être difficile ou très difficile. Bondy, qui jouxte la mienne, est beaucoup plus difficile, mais le sentiment qu'en ont les gens, que j'entends toutes les semaines, c'est qu'ils ne voient pas la police nationale.
L'organisation relève plutôt de votre métier que du nôtre, si je puis dire, mais on voit bien quelles en sont les conséquences. J'ai entendu Claude Dilain, le maire de Clichy-sous-Bois, me dire, même si cela a été fait en accord avec vous, que le poste de police de la tour Utrillo a été fermé...
M. Cédric GAMBARO .- Non, pas celui de la tour Utrillo. On a fermé celui du Chêne pointu.
M. Philippe DALLIER .- Dans ce cas, cela mérite d'être précisé, parce que j'ai entendu le maire de Clichy-sous-Bois et d'autres dire qu'il y a eu une perte de contact avec le terrain. Quand on dit ensuite que les indicateurs ne sont pas nécessairement pertinents et que les relations se sont dégradées entre les policiers et les jeunes, ne peut-on pas penser malgré tout que c'est lié quelque part à cela et au fait que l'organisation n'est pas tout à fait adéquate ?
Quant à la qualité des effectifs, sans parler de compétences, il est un fait qu'en Seine-Saint-Denis, nous avons, dans l'éducation nationale comme dans la police nationale, les éléments les plus jeunes : en sortant de l'école, ils sont parachutés dans les quartiers les plus difficiles. La conséquence, c'est que le jour où ils arrivent, ils déposent leur demande de mutation. Quand Jacques Mahéas dit qu'il faut un référent dans chaque quartier, c'est très bien, mais encore faudrait-il qu'il y ait une continuité. Si on ne reste que deux ans dans un quartier sensible ou en Seine-Saint-Denis, on a à peine le temps de faire le tour de la question ou d'avoir pris le pouls du quartier que l'on est déjà parti, ce qui tout aussi dramatique.
Tout cela mérite des explications et des réponses appropriées.
J'en viens enfin au caractère organisé ou non des émeutes. Je partage l'avis de Mme Bui Trong qui dit qu'a priori, ce n'était pas organisé au départ. Des véhicules ont été incendiés dans ma commune, mais il n'y a pas eu d'attaque sur les bâtiments publics. En revanche, trois ou quatre jours avant la fin, nous avons eu une attaque organisée et très ciblée de la seule entreprise de produits chimiques de ma zone industrielle. C'est parce que les gens du quartier ont vu les jeunes remonter en voiture et s'enfuir que l'on a pensé que, très probablement, ils n'étaient pas de la commune. Si ce n'était pas quelque chose de très organisé, il faudrait qu'on m'explique ce que c'est.
Par conséquent, ne pensez-vous pas qu'au fil du temps, cela s'est organisé malgré tout et peut-on vraiment dire que le fait de faire brûler des véhicules était uniquement ludique ? N'y a-t-il pas eu, au fur et à mesure, une certaine organisation, que peut-on voir là-dessous et que doit-on craindre ?
Mme Raymonde LE TEXIER .- Naturellement, comme j'interviens à la fin, certaines des questions que je souhaitais vous poser ont déjà été posées par certains de mes collègues et je m'abstiendrai donc de le faire. Cependant, alors que nous avons tous, dans le cadre de cette mission, une expérience de terrain réelle mais des appartenances politiques différentes, je remarque que nos questions et nos interrogations sont souvent les mêmes. Je vais donc vous faire part de mes commentaires qui s'ajoutent à ceux de mes collègues, tout cela étant évidemment à resituer dans le cadre de cette mission, puisqu'il s'agit de déterminer ce qui n'a pas fonctionné au cours des dix dernières années et comment on peut faire mieux, vos apports étant tout à fait intéressants à cet égard.
S'agissant de ce que vous avez dit, monsieur le Commissaire du Raincy, j'ai été tout à fait impressionnée par l'importance du pourcentage de délinquance des mineurs que vous avez cité. Je sais que, quelquefois (je précise que je suis maire d'une commune de l'est du Val d'Oise), les mineurs délinquants se voient passer commande par des majeurs comme ils ont l'avantage d'être mineurs, ils sont moins susceptibles de se retrouver chez le juge ou en prison et qu'ils n'ont parfois pas le choix de refuser parce qu'ils sont littéralement « maqués ». Je voulais savoir si vous viviez cela sur votre secteur.
Par ailleurs, j'ai été vraiment frappée par l'histoire du poste de police fermé. Le fait de fermer un poste de police parce que les gens ne veulent pas y venir me paraît surréaliste et je voudrais vraiment savoir quelle réponse on peut y apporter parce que, pour le coup, c'est le règne du non-droit et une chose qui n'est pas du tout acceptable. Ma question à cet égard est précise et s'adresse à vous cinq, à la place que chacun d'entre vous occupe : à votre avis, comment peut-on répondre à cela ?
Pour ma part, je me demande si cette police de proximité que vous dénigrez tant et qui nous a tellement plu à nous, les maires, ne pourrait pas être un début de réponse. Pour ce que j'ai vécu sur ma ville, dont je suis l'élue depuis trente ans, comme mes collègues l'ont déjà dit, je sais que la police de proximité permet un rapprochement de la police et des habitants, une relation plus facile, une sorte de respect, une parole et une confiance plus faciles.
Elle a été supprimée très rapidement, en 2002, en quelques semaines, et j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt ce que vous avez dit, monsieur Chaudet, puisque c'est vous qui nous avez dit que l'on avait demandé aux directeurs départementaux de voir comment il convenait de faire au mieux avec les effectifs dont ils disposaient et que l'on avait mis en place les BAC qui avaient eu le résultat que l'on connaît, avec plus de répression, des aspects positifs et des limites.
En réalité, si la police de proximité, qui travaillait sur la ville avec beaucoup d'intérêt, était restée affectée sur le département, je me serais fait une raison, mais tout cela a disparu complètement. Comme l'a dit notre collègue de Seine-Saint-Denis il y a un instant, nous gérons la pénurie, c'est-à-dire que, dans le Val d'Oise, nous avons de moins en moins de policiers on n'a que de très jeunes gens, jeunes hommes ou jeunes femmes, qui arrivent alors que c'est leur premier poste, qu'ils sont terrorisés et qu'ils ne savent pas où ils ont mis les pieds et que nous avons un encadrement absolument insuffisant, avec des fonctionnaires de police qui préfèrent refuser une promotion plutôt que d'être mutés sur notre secteur. Par conséquent, non seulement les policiers sont en nombre suffisant, trop jeunes et trop inexpérimentés, mais ils sont livrés à eux-mêmes.
J'ai l'impression de ne faire que des critiques. Je sais que la critique est aisée et que le reste est plus difficile, mais c'est un constat que je vous demande d'entendre.
Le fait que cet effectif soit insuffisant en nombre, en encadrement et en formation a aussi des conséquences catastrophiques dans la dégradation des relations non seulement avec les jeunes mais avec les adultes, ce qui est presque plus ennuyeux. En tant que parlementaire, il ne se passe pas un mois sans que je sois saisie par écrit de situations que je pourrais peut-être remettre en question si je ne connaissais pas vraiment les gens qui s'adressent à moi par écrit, mais il se trouve que je connais certaines de ces situations pour les avoir vécues sur le terrain : ce sont des jeunes adultes qui n'ont pas le bon nom ni la bonne couleur et qui se font interpeller, tutoyer et bousculer alors qu'ils sont en présence de leur enfant de 7 ou 8 ans, parfois pour des raisons plus que limites. Cela existe et cela a des conséquences absolument catastrophiques sur les réactions des plus jeunes et des habitants du quartier qui vivent cela de leur côté.
Je peux vous citer l'exemple d'un jeune homme avec lequel nous travaillons, qui est un collaborateur de la mairie, qui est talentueux, brillant, formé et précieux, mais qui a le « gros défaut » d'être noir. Au moment où les voitures brûlaient, en novembre, alors qu'il sortait d'une réunion de travail avec le maire et le premier adjoint, il est monté dans sa voiture devant la mairie, il est descendu devant chez lui vers 21 heures, en plein quartier « chaud », il s'est retrouvé au commissariat et il n'en est ressorti que le lendemain matin. Quand il donnait son nom en disant : « Je sors du bureau du maire, j'ai travaillé avec lui », il avait droit aux plaisanteries habituelles du genre : « Tu étais chez le maire ? J'étais chez le président de la République ! » Quand il disait : « Voilà mon portable, leur numéro est en mémoire, de même que celui du député et du premier adjoint ; vous pouvez les appeler et vérifier que je suis bien celui que je prétends être », personne n'acceptait, comme au cinéma. Malheureusement, c'est du mauvais cinéma et cela a des conséquences absolument catastrophiques.
Quand cela concerne des personnes comme celle-là, qui sont capables de prendre du recul, ce n'est pas un problème, mais quand cela s'adresse à des jeunes ou des adultes plus défavorisés qui ont moins de recul, la haine monte et cela n'arrange pas les situations.
Comme d'autres l'ont dit, j'aurais aimé que vous nous fassiez part de votre propre analyse sur la situation difficile de ces banlieues. M. le Commissaire du Raincy nous a apporté des éléments que nous connaissons mais qu'il sera intéressant de rediscuter plus tard entre nous sur l'urbanisme et sur la situation des copropriétés. J'aimerais que nous en reparlions un jour parce que, pour certains, c'est la panacée alors que le fait de sortir du logement social public pour permettre aux gens modestes d'accéder à la copropriété, d'après ce que je vis sur ma ville dans les copropriétés, est une catastrophe totale pour les raisons qu'il a décrites : il n'y a plus d'argent, on ne trouve plus de syndic pour gérer ces copropriétés, on n'a plus d'interlocuteur, elles se dégradent et on ne peut pas faire de réparations. C'est une catastrophe.
En fait, j'aurais aimé que chacun d'entre vous puisse dire que le fait que les banlieues allaient si mal était dû à trois raisons. Jacques Mahéas a dit tout à l'heure que c'était la formation et la pauvreté ; j'aurai tendance à dire que c'est la ségrégation et la discrimination, même si c'est un peu caricatural et qu'il y a beaucoup d'autres raisons. J'aurais donc aimé connaître les vôtres.
M. Alex TÜRK, président .- Je vous rappelle que nous devons partir dans une demi-heure, précisément parce que nous nous rendons à Vaulx-en-Velin, près de Lyon, pour faire le même travail. Je passe donc la parole à notre rapporteur qui m'a dit qu'il avait besoin de deux minutes d'intervention, après quoi il nous restera une petite demi-heure pour que toutes les réponses soient apportées.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je ferai une remarque et je poserai une question.
Ma remarque concerne la police de proximité, qui s'adresse à tout le monde : n'aurait-on pas intérêt à avoir un jour une définition de la police de proximité ? En effet, quand on parle de cette question, on pense bien souvent aux bobbies anglais dans les quartiers. Vous avez parlé tout à l'heure de la suppression d'implantations immobilières et je pense que nous aurions intérêt à réfléchir tous ensemble sur ce qu'est la police de proximité.
Maintenant, quand on dit qu'il faut faire une police de proximité alors qu'il n'y a plus personne dans les rues à 21 heures, si on veut avoir des policiers au-delà de 21 heures, il faut savoir de quoi on parle : je suis maire d'une commune de 70 000 habitants où il y a 120 policiers et le commissaire ne peut pas mettre plus de trois personnes dans la rue à partir de 21 heures du fait des arrêts maladie, des RTT, des 35 heures et autres.
M. Thierry REPENTIN .- Chez moi, c'est la même chose : cela représente une patrouille.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- En revanche, j'ai une compagnie de CRS et une compagnie de gendarmes mobiles, mais jamais on ne les voit dans la ville alors qu'ils n'ont aucune interdiction de le faire. Le seul problème, c'est qu'ils ne peuvent pas passer 200 heures devant les ambassades et être aussi sur le terrain.
Enfin, j'ai une dernière question à poser : pourriez-vous nous donner communication de la cartographie des violences urbaines de l'automne ? Elle nous intéresserait pour la recouper avec d'autres informations sur les quartiers sensibles.
M. Alex TÜRK, président .- Merci de votre brièveté, monsieur le Rapporteur.
M. Philippe LAUREAU .- Je vais essayer de répondre à vos demandes qui sont très denses et très riches.
Tout d'abord, j'ai le sentiment qu'au niveau des services de police, il y a une très forte attente de votre part, de même que nous avons une très forte attente vis-à-vis de vous. Cependant, je vous ferai remarquer que, dans beaucoup de cas, le policier se sent seul, en particulier en soirée, alors qu'il ne voit pas grand monde autour de lui dans les divers autres services. C'est une première remarque qui sera partagée par mes collègues. Je ne veux pas du tout être provocateur, mais il est normal que je réponde. Tout le monde a été à la fois incisif et correct ; j'essaie de faire la même chose.
De la même manière, je tiens à dire que les policiers ne sont pas à l'origine des violences du mois de novembre. Dans certains cas, j'ai cru en effet que c'étaient les comportements policiers qui les avaient amenées alors que cet aspect de mal-être et de précarité et ce sentiment d'échec des habitants des quartiers difficiles peuvent être à l'origine de cela.
Cela dit, nous sommes d'accord avec la nécessité d'améliorer un certain nombre de choses au niveau de la police et il n'y a aucun problème sur ce point.
Je tiens quand même à préciser que je ne suis pas éloigné du terrain au quotidien : j'ai passé plus de temps sur le terrain que les directeurs que vous avez côtoyés sur des postes encore plus délicats. Il faut simplement un équilibre entre tout, comme en toutes choses : il faut de l'investigation, du quotidien, des services de police générale, qui sont le socle de la police on ne peut pas travailler sans police générale , et des services spécialisés, qu'il s'agisse des renseignements généraux, de la police judiciaire, de la police de l'air et des frontières, etc. Tout cela a son existence.
Tout le monde reconnaît que la police de proximité telle qu'elle a été positionnée n'était pas une bonne chose et elle a donc été en partie réduite, mais non pas dans sa totalité : il faut bien observer les choses. J'étais hier à Angers, où dix bureaux de police se sont ouverts pour une circonscription de 200 000 habitants. Nous ne sommes pas dans un contexte conforme aux besoins.
Il y a également bien trop d'implantations dans certains endroits. Je ne dis pas qu'il n'en faut pas dans certains autres lieux, mais le policier n'est pas le seul lien social et je ne sais pas si le fait de faire du bureau de police le lien social commun pour tout le monde soit sa vocation. Je vous rappelle en effet que le policier est là pour interpeller, pour travailler, pour déférer et pour présenter.
Nous sommes face à une population ce n'est pas du tout péjoratif de plus en plus jeune et également de plus en plus violente, mais tout le monde est violent dans la société actuelle. Même des personnes qu'on n'imaginerait pas violentes le deviennent avec le temps et je crains qu'il faille malheureusement vivre avec cela. Cela dit, nous n'avons peut-être pas les réponses les plus adaptées, comme cela a été évoqué, et nous n'avons notamment pas de réponse en ce qui concerne les mineurs sur le plan pénal. Je n'accuse absolument pas la justice c'est tout simplement la réalité , mais on ne peut pas se permettre d'avoir dix ou quinze admonestations successives ou des gens interpellés pour une quinzaine de vols avec violence ou de vols à la portière sans aucune réponse.
Quand vous me dites par ailleurs qu'il faut améliorer encore la formation des policiers alors que beaucoup d'efforts ont déjà été fournis, je pense qu'il faut effectivement continuer dans ce sens. Vous avez parfaitement raison quand vous dites qu'en région parisienne, comme pour les enseignants, ce sont les plus jeunes qui vont au feu. Je suis le premier à le faire remarquer et nous essayons de trouver une solution à ce problème. Il existe maintenant des dispositifs qui obligent les gens à rester au moins cinq années en poste, mais ce n'est pas facile, parce que, malheureusement, ils vont rester presque contre leur gré. Il faudra donc trouver des mesures incitatives pour leur permettre de se sentir mieux dans leur peau.
Sur l'aspect répétitif des contrôles d'identité, il faut savoir qu'ils sont effectués dans le cadre de l'article 78-2 du code de procédure pénal et donc liés à des instructions du parquet et à des demandes qui ont été faites auprès de l'autorité judiciaire. Cela dit, je suis entièrement d'accord avec vous : il est absolument ridicule de contrôler de la même manière la même personne trois fois dans une journée quand on connaît son identité. En revanche, lorsqu'on nous demande de contrôler les gens qui se présentent dans une zone précise où des agressions ont été commises, nous ne le faisons pas à partir d'un aspect de profil mais parce qu'à minuit ou une heure du matin, ce sont presque toujours les mêmes personnes qui se représentent. C'est pourquoi il y a ce problème.
Cela peut créer ensuite un sentiment qui peut poser des difficultés, mais je réponds à votre question que cela correspond à une logique d'enquête et de contrôle dans ce contexte. Cependant, des excès peuvent être commis de la même manière sur d'autres aspects.
Quant à la collaboration avec la police municipale, il n'y a aucun problème : il me paraît évident qu'il faut arriver à un contexte relationnel, de la même façon qu'avec la vidéosurveillance. En tant que directeur de la sécurité publique, je ne ressens pas comme un « flicage » des personnes le fait de s'appuyer sur la vidéosurveillance dans telle ou telle zone. Pour autant, en ce qui concerne la police municipale, les élus savent bien qu'il n'est pas toujours évident de faire travailler une police municipale en soirée ou le dimanche.
Pour ce qui concerne les services de police, je ne voudrais surtout pas que vous pensiez que l'organisation policière se fait au petit bonheur la chance. Il y a un équilibre des forces qui a été positionné. Vous avez des policiers à toute heure et, dans certains cas j'en conviens et je suis le premier à le dire , les effectifs sont insuffisants à certaines heures, notamment en soirée, même si nous essayons de les décaler pour coller au plus près des réalités. En ce sens, la main-courante informatisée qui existe maintenant pour tout le territoire national et les vérifications techniques en matière de délinquance nous permettent d'améliorer les choses de manière systématique. Ne pensez donc pas que c'est au petit bonheur la chance. Si nous pouvions faire mieux, nous continuerions d'améliorer l'organisation.
Il faut savoir aussi que, malheureusement, la police a un coût en termes d'effectifs. En termes de recrutements, un plan pluriannuel sur cinq ans a été pris en compte, mais je crains que nous soyons relativement près des limites de l'exercice, c'est-à-dire que les recrutements ne soient plus vraiment possibles ces prochaines années, à l'exception de techniciens en matière de police scientifique ou d'agents administratifs, dont nous avons également besoin pour remettre encore du monde sur la voie publique. En tout cas, je tiens à vous rassurer sur ce point en vous disant que ce n'est pas une vue de l'esprit et que nous travaillons sur cette question de la manière la plus rationnelle possible. Je comprends très bien que vous n'en soyez pas totalement satisfaits, mais je peux vous assurer que les efforts sont faits au maximum.
Pour revenir sur l'affaire de Clichy-sous-Bois, je comprends que vous attendiez les résultats de l'enquête : c'est tout à fait logique. De toute façon, même si je ne souhaite pas avoir une vision pessimiste des choses, je pense que, si ce grave incident ne s'était pas produit à Clichy, nous aurions eu un autre déclencheur. En effet, nous sommes arrivés à un tel niveau de mécontentement, pour des raisons qui ne sont pas policières mais qui relèvent du bien-être et de la vie au quotidien, et à une telle exacerbation que je ne suis pas non plus très optimiste sur la suite Cela pourrait très bien se reproduire d'une manière ou d'une autre sans que, pour autant, on ait une négligence quelconque. Un fait déclencheur très simple peut être désormais à l'origine de problèmes très larges au plan national, quel que soit le système politique.
Voilà les éléments de réponse que je souhaitais apporter. J'espère avoir répondu le plus succinctement possible à vos questions et, si vous avez d'autres questions, je me ferai un plaisir de répondre.
M. Sébastian ROCHÉ .- Pour ma part, je vais répondre de façon encore plus succincte en revenant sur la police de proximité, dont on peut évoquer deux points : l'enjeu politique qu'elle est devenue en France et le modèle de police qu'elle constitue.
Ce qui est arrivé en France n'est arrivé dans aucun autre pays du monde. En 2002, Nicolas Sarkozy arrive au ministère de l'intérieur et il fait une analyse politique de l'échec de la gauche en disant très simplement : « La gauche a perdu les élections sur la question de la sécurité ; je rejette le bilan des socialistes et je m'en démarque ». C'est en général ce que font les hommes politiques lorsqu'ils arrivent dans le cadre d'un nouveau mandat : ils disent qu'ils vont faire le contraire de leurs prédécesseurs.
Une démarcation symbolique et très forte a donc été prise par rapport à la police de proximité, mais, comme je l'ai dit, celle-ci avait déjà commencé à disparaître. Les socialistes et la majorité plurielle avaient commencé à la laisser sombrer bien avant et il a simplement veillé à ne pas la réveiller : il l'a débranchée alors qu'elle était déjà sur son lit de mort, si je puis dire. Par conséquent, elle n'a pas été arrêtée, d'une certaine manière, mais, symboliquement, il a été décidé que c'était une mauvaise manière de faire de la police.
Il en va très différemment dans le reste du monde. Les pays où l'on trouve la police de proximité, comme les États-unis et la Grande-Bretagne, sont les plus sévères du monde en matière de sanctions pénales. L'idée selon laquelle on assimile la police de proximité au travail social existe en France et nulle part ailleurs pour des raisons politiques.
J'en viens à mon deuxième point qui concerne le modèle de police que constitue la police de proximité. Ce modèle suppose trois choses.
La première consiste à rapprocher la décision du terrain. Les modèles de police de proximité sont des modèles de police décentralisée. En France, le fait d'avoir voulu faire la police de proximité depuis Paris est intéressant c'est un cas unique au monde , mais si on veut vraiment la faire, il faut décentraliser la sécurité publique et faire des réformes de structure. Sinon, on peut essayer de la déconcentrer, mais il reste à voir comment.
La deuxième chose, c'est l'intégration de la population. La police de proximité n'est pas l'accueil des plaintes ou les patrouilles de police mais l'intégration des citoyens à la police et à l'organisation des priorités policières. Cela veut dire que les citoyens doivent participer à la définition des priorités policières, bien entendu en paix publique et non pas en police d'investigation.
La troisième, c'est ce qu'on appelle en France le partenariat.
Dans le monde entier, la police que l'on qualifie de communautaire ou de proximité répond à ces trois conditions, toute la question étant de savoir comment y arriver.
Pour terminer, je dirai qu'à mon avis, une réforme de la police ne peut pas se faire une fois de plus à la marge. On est confronté au problème des jeunes policiers affectés dans les banlieues difficiles, mais toute la fonction publique fonctionne de cette façon, comme cela a été dit. C'est la structure générale de l'administration française centralisée qui fonctionne ainsi. Autrement dit, c'est ce problème qu'il faut traiter. Il faut voir si le système centralisé tel qu'il l'est aujourd'hui mérite d'être maintenu. Personnellement, je suis en faveur de la décentralisation en gardant les avantages de la centralisation. Je ne pense pas qu'il faut tout décentraliser d'un bloc ; il faut à mon avis réfléchir à ce qu'on veut décentraliser et garder les avantages des systèmes centraux, mais profiter en même temps, par des formes de décentralisation, des avantages de systèmes plus localisés. Cela consiste à faire une hybridation des deux systèmes qui existent en matière de police.
Cela nous emmène vers des choses qui dépassent les conclusions que l'on peut tirer de ce qui s'est passé.
Mme Lucienne BUI TRONG .- Je voudrais répondre brièvement à Mme Voynet et à Mme Le Texier concernant certains problèmes de fond qui se posent dans ces quartiers. Pour ma part, j'ai remarqué depuis de nombreuses années que la participation des enfants d'immigrés était très importante dans ces problèmes et je l'avais évaluée à 85 %.
Cela dit, si nous n'avons pas parlé d'immigration, c'est parce que ce n'est pas le problème de l'immigration qui est en cause directement, dans la mesure où il s'agit d'enfants qui sont tous nés en France, qui sont parfois dans notre pays pour la deuxième génération et qui ont la nationalité française. Le problème de l'immigration se pose à un niveau politique, mais au niveau des quartiers eux-mêmes, on sait simplement qu'il y a cette forte participation. Pour moi, la violence urbaine se produit dans des quartiers qui, certes, sont excentriques et qui connaissent des problèmes sociaux mais dans lesquels la population d'origine immigrée, notamment maghrébine et africaine, est importante. C'est un facteur important.
En cherchant un facteur psychologique pour expliquer ces violences urbaines, je l'ai trouvé dans un vif ressentiment contre la société française, qui est attaquée à travers ses symboles, dont la police, l'un de ses plus grands symboles. Pour autant, la police n'est pas la seule institution attaquée puisque d'autres institutions comme les pompiers, les enseignants ou les chauffeurs de bus ont aussi des problèmes. On a tendance à trop se focaliser sur la difficulté des relations entre la police et les jeunes parce qu'on retrouve ces difficultés à différents niveaux avec d'autres institutions. Voilà ce que je pouvais répondre à Mme Le Texier.
Quant à la police de proximité, je pense que l'on est en train d'analyser un rêve : celui de policiers visibles sur le terrain qui sont tous heureux. Je venais d'être en retraite et j'étais heureuse de les voir sur le terrain et les trottoirs car j'avais toujours rêvé de cela, mais c'est un rêve qu'il a été difficile de maintenir longtemps parce qu'il a été fait de bric et de broc : on a utilisé les policiers auxiliaires et les agents de sécurité et on a mis les gens les plus jeunes, mais ils se sont vite épuisés quand ils sont arrivés dans des zones très difficiles et certains en arrivaient même à se planquer dans leur poste de police sans oser sortir. On a constaté beaucoup de difficultés de mise en place.
J'ajoute que les autres nécessités perdurent. A cet égard, je tiens à rapporter ce que me disent les policiers de terrain et je serai beaucoup plus directe que vous sur ce point, monsieur Laureau sur la justice. Ils disent que la répression est une chaîne, dont une partie est policière et une autre judiciaire, et ils ajoutent que la justice est une institution sinistrée du point de vue des moyens en hommes et en matériel, incapable de suivre ce qui se passe, et qu'elle a aussi très souvent des prises de position idéologiques qui sont très mauvaises pour la police et que les policiers vivent très mal. Je tiens à le souligner.
Nous sommes un Etat de droit qui protège les citoyens, ce qui est tout à fait normal, mais cet Etat de droit fait que l'intervention de la police en tant que force de l'ordre est de plus en plus limitée et se réduit dans le judiciaire, qui ne débouche lui-même sur rien.
Ce matin même, un commissaire m'a dit qu'il avait dans son commissariat un jeune garçon qui n'est pas encore majeur, qui a été interpellé trente-cinq fois, dont huit fois pour des vols avec violence, et qui s'en sort toujours. Les policiers s'épuisent à refaire toujours ce travail décisif et ils perdent un temps fou à refaire toujours la même chose avec les mêmes personnes sans résultat. C'est ainsi qu'ils y perdent parfois le moral et la santé.
Enfin, je buvais du petit lait quand je vous ai entendu, vous, représentants de la nation, nous dire que nous manquons de moyens. Nous sommes des fonctionnaires, c'est-à-dire que nous sommes là pour appliquer les décisions politiques. Nous sommes donc obligés de faire avec tels ou tels moyens et nous sommes toujours tiraillés entre des exigences tout à fait contradictoires. L'exigence judiciaire et procédurale, comme le disait M. Laureau, est très forte et l'exigence d'être à l'écoute de la population l'est tout autant, mais elle devient presque du luxe par rapport à tout ce que nous avons à faire par ailleurs et nous trouvons donc difficilement le temps de le faire nous-mêmes.
Pour vous rassurer un peu, j'ajouterai qu'il faut bien faire la distinction entre police de proximité et partenariat parce qu'au début, je confondais les deux éléments. La police de proximité n'est pas le partenariat. Lors du colloque de Villepinte et dans toutes les réflexions qui ont été faites sur la manière de réformer le travail de la police, deux grands objectifs ont été exprimés : le partenariat et, par ailleurs, la police de proximité. Les deux se rejoignent, bien sûr, mais je constate dans la pratique que, même dans une ville où il n'y a pas de police de proximité, le partenariat se développe, que les référents au sein des écoles ou des quartiers commencent à exister et à se mettre en place et que les policiers prennent de plus en plus l'habitude de travailler avec eux. Les policiers de terrain vous le diront mieux que moi, et j'estime que cela avance par rapport à ce qui se faisait il y a encore dix ans.
M. Cédric GAMBARO .- Je partage l'avis de Mme Bui Trong sur bien des points et j'ai trouvé symptomatique que vous posiez des questions en y apportant en même temps des réponses. En fait, j'ai l'impression que vous voulez nous interroger pour conforter une opinion très précise que vous avez du problème que vous connaissez apparemment très bien. A cet égard, j'ai trouvé intéressante la question qui m'a été posée sur les relations avec le parquet parce qu'elle rejoint la question de la chaîne pénale.
Avec le parquet, nous avons des relations basiques à l'exception du secteur Utrillo, c'est-à-dire le haut de Clichy-sous-Bois, où nous avons un poste de police que tout le monde ignore. J'ai lu plusieurs fois dans la presse qu'il n'y avait pas de police de proximité à Clichy-sous-Bois, ce qui est faux. Ce poste de police est implanté à Montfermeil, mais il gère Clichy-sous-Bois et Montfermeil, c'est-à-dire les secteurs les plus sensibles. La police de proximité existe donc toujours, mais encore faut-il dire ce qu'on met derrière ce mot.
Pour en revenir aux groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD), leur but est d'individualiser la réponse pénale et ils ont porté leurs fruits : on a doublé le nombre d'écrous sur le secteur. Auparavant, on considérait que, finalement, ce n'était pas grave et on est donc passé à l'offensive le jour où on a créé le GLTD en expliquant aux magistrats que le quotidien de la personne qui vit à Clichy-sous-Bois est celui-là et que, bien que cela ne relève pas de la plus haute qualification dans le code pénal, il faut retenir que les gens sont excédés par ce comportement lorsque l'individu cumule quinze ou dix-huit procédures.
Cela dit, le problème ne se pose pas avec les magistrats du parquet qui prennent en général une décision en trois minutes au téléphone et qui ont vraiment du mérite, dans la mesure où, si nous manquons de moyens, ils en manquent bien davantage. Le problème se pose avec les juges du siège qui, à mon avis, sont dans une autre philosophie que le parquet, qui reste malgré tout dans une logique de défense de la société. Le parquet fait ce qu'il peut, même s'il pourrait encore mieux faire, de même que nous-mêmes, mais je ne tirerai pas sur lui à boulets rouges. Il fait ce qu'il peut en Seine-Saint-Denis et qui est réellement sinistré.
Quand la police demande des moyens pour la justice, ce n'est peut-être pas banal, mais nous avons le sentiment qu'à force de travailler et de multiplier les gardes à vue et les procédures judiciaires qui sont toujours plus lourdes, parce que la procédure se complexifie sans cesse, nous avons été finalement contre productifs, tout simplement parce que nous avons banalisé la garde à vue. Maintenant, les jeunes la connaissent bien : ils ont été déférés aux magistrats, ils connaissent la justice et ils ont vu qu'en bout de course, il n'y avait pas de répondant, ce qui est catastrophique. On a développé ainsi un sentiment d'impunité et je pense que cela a été vraiment une catastrophe.
J'ai parlé de la chaîne pénale à partir du moment où nous sommes saisis, mais il faut savoir que nous sommes saisis d'individus qui commettent des méfaits parce que tous les interlocuteurs et tous nos partenaires ont échoué avec eux. Autrement dit, nous devons réussir là où tout le monde a échoué avant nous. Nous travaillons en modifiant sans cesse nos politiques de travail, ce qui est très mal vécu sur le terrain. Aujourd'hui, nous aurons du mal à vendre une nouvelle manière de travailler aux gardiens de la paix : ils n'y croient plus. Nous en changeons tous les deux ou trois ans et nous avons donc besoin de stabilité et de simplicité.
J'en viens à la question sur les relations entre la police et la population. Ce matin, j'ai reçu une gradée de mon commissariat qui a fondu en larmes devant moi. Quand je lui ai demandé ce qu'il lui arrivait, elle a m'a dit qu'elle pouvait comprendre que les relations ne se passent pas bien avec les jeunes Clichois et qu'ils n'aiment pas la police mais que ce n'était pas le plus dur à supporter et elle a ajouté : « Le plus dur, ce sont les raincéens, qui sont toujours en train de nous menacer, de nous demander nos noms et de nous dire que cela va mal se passer pour nous. » Je veux dire par là que les relations entre la police et la population ne sont pas difficiles seulement avec les jeunes.
A la télévision et à la radio, nous entendons sans cesse que la police a fait ceci ou cela. Sans cesse, de nouveaux rapports tombent en nous incriminant ou en ouvrant une nouvelle enquête. Quand une enquête est faite, cela veut dire que la police est coupable. On diffuse dans l'esprit des personnes que la police travaille mal dans ce pays. C'est pourquoi je loue la direction centrale de la sécurité publique qui fait un important travail sur la communication en matière de police, car il faut aussi dire quand cela va bien.
Au Raincy/Clichy-sous-Bois, les fonctionnaires ont très mal vécu le fait que l'on réclame à corps et à cri une enquête sur les deux jeunes décédés dans le transformateur, même s'ils peuvent comprendre que l'on a besoin de savoir ce qui s'est passé. Ce qu'ils n'ont pas compris, c'est qu'on leur a reproché de courir derrière des voyous. Il a été dit : « On veut savoir s'ils ont couru ou non derrière des voyous », mais en fait, le problème était de savoir si les policiers avaient vu les jeunes entrer dans la centrale EDF et s'ils avaient pu leur porter secours, mais les choses sont tronquées puisqu'on nous dit qu'il s'agissait de savoir si les policiers couraient bien derrière les jeunes. Face à ce genre de questions, ils se demandent pourquoi ils sont payés et disent : « n'est-ce pas notre travail ? ».
Aujourd'hui, dans mon commissariat comme dans toute la Seine-Saint-Denis, le policier subit une pression importante dans la rue. A Clichy-sous-Bois, il a doublement peur : non seulement il est caillassé régulièrement et il reçoit des cocktails Molotov et ce qui n'est pas un risque putatif , mais il est confronté à un risque juridique. Les policiers ont peur de travailler et d'être mis en cause systématiquement.
Je dirai un mot pour finir. Je lis également les journaux et je sais que l'on prévoit une nouvelle réforme de la procédure pénale. Or la procédure pénale est très complexe, elle est de plus en plus technique, elle prend énormément de temps et celui qui est sur le terrain ne peut pas faire de procédure pénale. Je rejoins donc totalement la direction centrale sur ce point et je m'empresse d'affirmer d'ailleurs qu'il n'y a pas de différence entre le terrain et la direction centrale. Même si j'ai axé davantage mon discours sur un point, cela ne veut pas dire que je ne suis pas en phase avec la direction centrale. Nous sommes tous en phase et nous ne pourrions pas travailler autrement.
Voilà les réponses que je souhaitais apporter.
M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie tous les cinq. Nous aurons peut-être l'occasion de reprendre contact avec vous pour avoir des précisions sur un point ou un autre.