Audition de Mme Sihem HABCHI, vice-présidente, et M. Mohammed ABDI, secrétaire général du mouvement « Ni putes ni soumises » (27 juin 2006)

Présidence de M. Pierre ANDRÉ, rapporteur.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Madame et monsieur, merci d'être parmi nous aujourd'hui. Comme vous le savez, nous travaillons au Sénat sur les quartiers en difficulté et nous cherchons à déterminer les causes de ces événements douloureux, leurs conséquences et les solutions que nous pourrions apporter les uns et les autres en travaillant ensemble et en écoutant chacun. Nous souhaitons donc avoir votre éclairage et entendre votre expérience.

Mme Sihem HABCHI .- Tout d'abord, nous vous remercions de nous recevoir ici, dans un endroit qui nous est familier puisque c'est dans ces lieux que nous avons pu débattre au sein de la commission « Stasi » autour de la laïcité, principe fondateur de nos institutions, ce qui nous a permis, en tant que mouvement féministe et antiraciste, de poser la question des femmes des quartiers populaires dans l'espace public.

Avec M. Mohammed Abdi, qui est secrétaire général, nous allons tenter de vous exposer la manière dont la situation a évolué dans les quartiers populaires depuis ces dernières années et aussi la manière dont, en tant qu'association faisant partie de la société civile, nous avons essayé d'alerter à plusieurs reprises les institutions et nos concitoyens de la dégradation non seulement de la condition des femmes mais aussi d'une partie de la population française qui vit aujourd'hui en marge de la société.

Les émeutes nous ont renvoyé à la figure une chose terrible, une chose que nous ne voulions pas voir depuis plusieurs années : ces quartiers « ghettoïsés » qu'on ne voyait plus et que nous avons finalement vus au travers d'images des jeunes criant et brûlant des voitures de leurs voisins pour des raisons que nous ne connaissons pas bien en énonçant des revendications qui n'étaient pas très claires. Les seules que nous avons entendues de manière audible portaient sur le fait d'être reconnu en tant que Français et d'avoir sa place.

L'origine de ces émeutes  il ne faut pas l'oublier , c'est le meurtre ou, plutôt, la perte (c'est un lapsus que je commets mais ce mot est dans la tête de beaucoup de jeunes aujourd'hui car l'événement a été vécu ainsi) de ces deux jeunes gens dans la centrale EDF. Suite à cela, dans ce quartier de Clichy-sous-Bois mais aussi ailleurs, des organisations ont tenté de rattraper ce terrible embrasement et de parler à la population, notamment à ces jeunes, mais après les années de travail de sape des associations qui ont vu petit à petit leur subvention diminuer, lorsqu'on s'est retourné vers les associations en cherchant qui pouvait intervenir concrètement auprès de ces jeunes pour établir un dialogue, on s'est rendu compte du vide que connaissent aujourd'hui nos quartiers.

Les associations qui ont fait et qui font un travail de citoyens ont petit à petit disparu. Celles qui restent vivent beaucoup grâce au bénévolat, ce sont souvent des concitoyens qui se sont organisés, notamment pour les cours de rattrapage scolaire ou les comités « Ni putes ni soumises », que ce soit à Fontenay-sous-Bois ou à Valence, qui comptent beaucoup de bénévoles.

La question qui nous est posée est de savoir comment répondre à ce vide politique qui s'est créé dans les quartiers populaires, comment faire en sorte qu'une révolte puisse, comme tout mouvement populaire, se transformer en réelles revendications afin que l'on reste dans le cadre de notre démocratie et que ces jeunes gens participent à la vie citoyenne de notre pays.

Je vais laisser la parole à M. Mohammed Abdi, qui va vous apporter aussi quelques éléments de réponse, et je développerai par la suite la question des femmes dans les quartiers populaires.

M. Mohammed ABDI .- Merci. Je souhaite vous apporter un témoignage à partir de l'expérience que j'ai vécue personnellement en tant que citoyen qui habite ces quartiers, en tant que militant associatif, mais aussi en tant qu'attaché territorial, mon activité professionnelle m'ayant conduit à m'occuper de ces sujets.

C'est une question récurrente. Alors que des milliards ont été dépensés depuis, je sais, même si cela est un peu provocant ou décalé, que, dans ma vie professionnelle, je n'ai pas croisé un seul maire qui ne veut pas faire des bonnes choses dans sa commune.

J'ai commencé mon service à Limeil-Brévannes, une commune difficile très peuplée et très endettée qui connaît un taux de chômage très important. J'ai continué à Boissy, Villeneuve-Saint-Georges et dans des villes de province, et j'ai toujours croisé des élus, des maires, des techniciens ou des acteurs de terrain qui avaient vraiment la volonté de faire quelque chose, mais qui éprouvaient souvent des difficultés.

La première est liée à la bureaucratie. Quand une décision est prise au niveau national, son application au niveau local se fait dans des délais extrêmement longs. Cela nous causait parfois des difficultés  c'est l'expérience que j'en retire en tant que professionnel , même si j'avais cette volonté, en tant que militant associatif, de faire plus, de faire du beau et de travailler sur l'urbain (j'étais en effet dans le service de l'urbanisme).

A mon avis, il faut réellement faire quelque chose d'efficace en ce qui concerne l'intervention dans ces quartiers en prenant en compte la variable du temps. Quand on cible un quartier, on a parfois un délai de quatre à cinq ans au minimum avec des équipes et un potentiel humain pour faire les choses. Ensuite, pendant cinq ans, certains problèmes s'accumulent et on a l'impression d'un combat incessant, comme celui de Sisyphe : dès que l'on termine une zone, on a des problèmes parce que la vie change très vite.

Ma première observation porte sur cette question de la bureaucratie. Il va falloir étudier un mécanisme permettant de traduire très rapidement, sur le plan local, les décisions qui sont prises.

J'en ai une deuxième. Dans les quartiers difficiles, il apparaît aujourd'hui de nouveaux problèmes, notamment la généralisation de la violence. Il faut avoir le courage ni de la minimiser, ni de la nier. Il serait une erreur de prendre des gants quant à l'analyse de cette situation : elle est réelle, elle touche les plus faibles, notamment les femmes, comme Sihem vient de le dire, mais aussi tout le monde. C'est en effet chacun son tour. Il y a une espèce de file d'attente dans cette violence. Celui qui est agressé aujourd'hui et qui est même l'agresseur aujourd'hui se fera agresser demain, tellement la violence s'est généralisée dans ces quartiers.

Troisièmement, les repères qui existaient jadis, notamment du fait du travail associatif, deviennent beaucoup plus instables et mouvants. Certaines associations qui se créent meurent tout de suite sans que l'on sache pourquoi. Il y a une espèce de mainmise sur deux ou trois associations et des initiatives qui ne restent pas dans la durée.

Cette situation participe à la destruction du peu de repères qui existent encore et c'est ce qui fait qu'aujourd'hui, il y ait un vide, celui que Sihem a ciblé tout à l'heure et que nous avons pu constater pendant les émeutes, au cours desquelles on a atteint un statut supérieur dans ce phénomène de violence. Je ne dis pas que les violences étaient particulières en France (il y a toujours eu des phénomènes de violence et je pense même que la République s'est construite dans l'affrontement : quand j'étais étudiant, j'ai assisté à des manifestations beaucoup plus violentes que celles que nous avons connues dernièrement en Seine-Saint-Denis ou dans d'autres banlieues), mais j'ai constaté qu'elles n'avaient ni leaders, ni interlocuteurs et que, de ce fait, elles comportaient un danger de contamination.

Pour la première fois, ce type de violences a existé avec une solidarité souterraine des familles. Sur le terrain, ce phénomène de solidarité s'est exprimé de manières diverses, mais il était là et il était bien réel.

Un quatrième élément m'a interpellé et c'est une question a laquelle je n'arrive pas à trouver de réponse : je n'ai toujours pas compris pourquoi l'ensemble de la population française, au travers de ses institutions, de ses relais d'opinion, de la presse et de toute une série de relais citoyens et d'opinion, avait peur. J'ai trouvé cette peur démesurée et injustifiée, comme si cette expression violente que personne n'acceptait mais qui était là pesait sur tout le monde, comme si la banlieue marchait sur la vie, comme si une France marchait sur une autre France. Franchement, je l'ai noté et plus je m'éloignais de ces lieux de violence, plus je constatais que cette peur était réelle.

Pour moi, c'est la nouveauté et cela constitue un danger. A chaque fois que l'occasion m'est donnée, je le dis de manière brutale : il faudra prendre du temps pour observer et, en tout cas, interpeller cette attitude que nous avons tous. Pourquoi cette peur démesurée ? Pourquoi a-t-on pensé que c'était quelque chose d'exceptionnel ? Le début de réponse de ce que doivent faire les élus de la nation réside dans la réponse que nous trouverons à cette question.

Pour finir, je pense qu'il faudra aider à la multiplication de relais dans nos quartiers populaires, c'est-à-dire encourager ces relais. Nous en avons besoin parce qu'il va falloir retravailler le lien social.

Je terminerai en disant, parce que c'est une chose qui me tient à coeur, qu'à un moment, en France, il y avait beaucoup de points d'appui et d'éléments qui fonctionnaient comme un sas, notamment en cas d'échec ou de chute. Le service militaire en était un. L'absence de ce service militaire a créé un vide qui n'a pas été remplacé et je pense qu'il y a lieu, mesdames et messieurs, de réfléchir pour mettre autre chose à la place. On parle des actions civiques, du service civique ou d'autres choses, mais, franchement, il y a un vide sur ce point et il faudra le combler pour mieux répondre aux problèmes qui nous sont posés.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je ne vous poserai pas beaucoup de questions parce que je partage beaucoup des points que vous avez abordés, notamment ce phénomène de peur qui, à mon avis, a donné une image démesurée aux événements. Cependant, comment ressentez-vous l'attitude qu'ont eue la presse et des médias en général sur les événements que nous avons connus ? Pensez-vous que ce rôle a été positif ou négatif ?

Je me tourne ensuite vers Mme Habchi pour lui demander quel est le rôle des femmes dans les quartiers en difficulté. Je suis maire d'une ville de 70 000 habitants qui a deux quartiers difficiles et j'ai l'impression que les femmes sont de moins en moins présentes dans les structures, c'est-à-dire qu'on les voit de moins en moins, et je ne sais pas pourquoi. Quand je rencontre des jeunes, surtout des jeunes femmes, elles me disent : « Il faut absolument que vous fassiez en sorte que nos petites soeurs puissent venir plus facilement au centre social et qu'elles participent un peu plus », et je pense que c'est une chose importante.

Enfin, vous avez parlé tout à l'heure des associations qui ont plus ou moins de moyens qu'auparavant. Ce n'est pas l'objet de notre débat ici, mais je voudrais savoir si, dans les quartiers difficiles comme ailleurs, le bénévolat est actuellement en voie de disparition.

Voilà les quelques questions que je voulais vous poser.

M. Mohammed ABDI .- Je commencerai par répondre à votre première question qui porte sur le rôle de la presse en vous donnant un autre exemple. Lorsque, en 2004, la commission « Stasi » a travaillé ici sur le sujet fondamental des signes religieux à l'école, les réactions de la presse ont été très paradoxales. Beaucoup de gens disaient que l'on risquait de mettre au ban de la société ou de stigmatiser une partie de la population, mais je pense que le simple fait d'avoir permis ce débat, qui était souvent violent et même brutal, entre des gens qui se trouvaient aux antipodes les uns et les autres, des gens qui défendaient la laïcité et d'autres qui défendaient la liberté religieuse jusqu'au port des signes religieux sur la place publique, a fait aujourd'hui qu'en France, les uns et les autres ont pu comprendre un certain nombre de choses et les intégrer. Nous constatons maintenant que, dans tous les quartiers, les gens savent ce qu'est la laïcité, même si on ne va pas au fond.

Nous verrons dans quinze ans les effets positifs de cette décision qui a été prise, qui a été capitale et qui est un véritable vecteur d'émancipation et d'intégration dans ce pays. J'ai été très heureux de prendre connaissance de statistiques américaines que Le Monde a publiées hier sur la perception de la religion musulmane par la population européenne ou occidentale. On voit ainsi que la France est le premier pays dont la perception est positive. C'est ce débat autour de la laïcité qui a permis cette situation.

J'en viens à ma réponse. A chaque fois que l'on ouvre le débat, que l'on va jusqu'au bout des interrogations, que l'on nomme les situations et que l'on donne la parole à chacun, on fait de la pédagogie et on permet à des gens de comprendre et de sortir du flou et de la confusion. C'est le cas des émeutes de novembre : certains ont fait de la surenchère sur cette question réelle ; d'autres, pour éviter de stigmatiser une population et jeter de l'huile sur le feu, ont manqué à leur devoir d'information. Entre les deux, il est possible de faire une véritable information, mais aussi d'offrir un débat à tout le monde.

Mme Sihem HABCHI .- J'interviens maintenant sur le sujet des femmes, en lien avec ma première intervention sur la commission « Stasi » et la laïcité. Le mouvement « Ni putes ni soumises » a utilisé la loi comme un point d'appui, comme le dernier rempart dans les quartiers populaires car cette loi nous permettait d'exister dans l'espace public. Effectivement, dans les quartiers et les associations, du moins celles qui restent, vous verrez très peu de femmes aujourd'hui, tout simplement parce qu'elles ont disparu de cet espace public. C'est une dure réalité, mais elles participent effectivement moins à tous les espaces de solidarité.

Les maisons de quartier ont été créées pour occuper les jeunes garçons en omettant complètement la question fondamentale de la mixité basée sur le respect et la manière de construire une société plus égalitaire, dans laquelle l'égalité entre hommes et femmes a un sens.

Quand vous parlez du bénévolat, c'est triste et vrai en même temps. Pour vivre, une association a besoin d'avoir un local. Pour cela, il faut négocier avec les maires, et si ce n'est pas accepté pour diverses raisons, notamment politiques, elle existe comme elle le peut. Il y a des bénévoles en France et les gens comprennent de plus en plus que la solidarité, comme les émeutes l'ont montré, est un rempart contre ce que nous pouvons entendre ici et là, contre cette espèce de repli ou de fossé qui est en train de se creuser dans nos populations, cette ligne de fracture qui sépare ceux qui vont rester derrière de ceux qui vont avancer.

Là encore, la laïcité est un point d'appui puisqu'elle nous permet de créer l'espace commun dans lequel nous allons pouvoir avancer dans la société, indépendamment de notre origine, de notre appartenance religieuse ou de notre origine sociale, monter dans le wagon en marche avec la garantie que l'égalité soit à la fois un moyen et un objectif.

La question du bénévolat est fondamentale, bien sûr. Aujourd'hui, nous sommes en train de glisser vers la privatisation : les associations seront les interlocuteurs principaux des services publics et devront répondre de leurs actions. Par exemple, on nous a souvent dit : « Que faites-vous dans les quartiers ? Le nombre de viols n'a pas diminué ! », comme si, en tant qu'association faisant partie de la société civile, nous devions donner des chiffres et répondre de notre action. Il faut faire très attention à cela.

Je crois au bénévolat et à la solidarité, qui relèvent d'un engagement civique de chacun et qui permettent, dans les quartiers populaires et au-delà, de créer du lien social, comme l'a dit Mohammed. L'expression « lien social » est aujourd'hui très galvaudée et vidée de son sens dès qu'on l'emploie, mais c'est une réalité : on a besoin de recréer un lien, de la mixité et de la mobilité pour qu'enfin, quand on habite dans un quartier populaire, on puisse se dire que, dans cette société, certains espaces permettent à chacun de monter dans le train en marche et de rattraper son retard.

C'est dans cet espace commun qu'il faut travailler avec comme concepts et principes fondateurs la laïcité et l'égalité.

M. Mohammed ABDI .- Le bénévolat se fait rare, notamment dans les quartiers difficiles, parce que le travail associatif n'est plus valorisé et que la tradition associative en France commence à connaître des difficultés. Quand une association se crée, elle est placée devant l'alternative soit d'être vassalisée, soit d'être marginalisée, surtout quand elle devient importante et que sa ou son porte-parole bénéficie d'un soutien populaire. L'obtention du financement public ne dépend pas de la qualité du travail ni de la présence sur le terrain mais du degré de vassalité et, si on résiste, on est renvoyé à la marginalité. C'est une vérité qui devient une donnée importante.

Il va donc falloir travailler sur le statut associatif pour donner véritablement un sens à l'engagement associatif en réfléchissant à un éventuel statut intermédiaire pour les associations d'utilité sociale, notamment pour ceux qui président des associations importantes. Savez-vous que, dans ce pays, quand on est président d'une grande association, malgré un agenda de ministre ou de Premier ministre, on n'a aucune rémunération, on n'a pas droit à la sécurité sociale et on ne peut donc pas avoir un logement ? C'est ce que vivent beaucoup de présidents et de présidentes d'associations très importantes qui sont accueillis à l'étranger comme des personnalités. En France, on ne peut pas être son propre employeur. On trouve souvent des possibilités, mais cela soulève de nombreux débats que nous avons déjà connus.

Il est urgent de réfléchir sur ce sujet et de redonner un sens aux relais. Quand j'ai travaillé sur des contrats régionaux, par exemple, comme la loi nous obligeait à nous appuyer sur les associations du secteur, j'ai constaté que, souvent, on n'écoute pas l'association des commerçants alors qu'elle est la plus puissante, mais aussi la plus exigeante et qu'elle a à sa tête une personne qui connaît bien la ville, et que l'on préfère prendre en compte une association que l'on a fabriquée pour que le dossier puisse « passer » aux yeux de la loi. Ce sont des pratiques courantes.

A un moment donné, il faut prendre le risque de donner du sens, il ne faut pas avoir peur de ce travail que font les citoyens quand ils s'organisent ou s'investissent dans le quartier.

Tout cela est lié à la situation des quartiers et à la manière dont ils changent. En France, tout le monde est désormais d'accord  et je me réjouis de ce consensus  pour prendre en considération la diversité de la représentativité politique. C'est très important, c'est tout à fait nouveau et c'est à mon avis une victoire.

Pour autant, même si nous avons pris beaucoup de retard dans ce domaine, la précipitation pourrait nous coûter très cher. Au lieu de nommer des gens, il faudrait créer les conditions de l'exercice de la citoyenneté dans les quartiers. Il vaut bien mieux nommer un jeune qui habite un quartier et qui s'investit dans une association de locataires plutôt que quelqu'un qui passe à la télévision. Il faut offrir des possibilités à ces personnes et il importe de ne pas susciter des frustrations. Certaines femmes qui habitent des quartiers, des communes et même parfois des villages reculés et qui appartiennent au secteur associatif font parfois un travail très important qui n'est pas pris en considération.

Ce sont des éléments que nous devons prendre en compte pour poursuivre la voie ouverte par ce consensus et cette volonté, exprimée maintenant par tous les élus, de respecter la diversité ou, en tout cas, de prendre en considération la réalité sociale dans toutes les dimensions de notre pays.

M. José BALARELLO .- J'ai été président d'un office d'HLM de 25 000 logements dans les Alpes-Maritimes, à Nice, et je connais donc les problèmes des grands ensembles. Je partage entièrement votre point de vue à tous les deux. Vous avez parlé par exemple du service militaire ; pour ma part, j'étais partisan de le réduire peut-être à six mois mais de le maintenir parce que c'était un élément de cohésion. Cela avait le mérite d'inciter des jeunes parfois déboussolés à marcher ensemble et à respecter le drapeau et c'était très important.

Vous avez parlé de la peur. Pour être dans une zone frontalière, en l'occurrence avec l'Italie, j'ai constaté que le fait que les médias des autres pays montrent les voitures en flammes dans les banlieues a eu pour conséquence que, dans notre zone touristique, beaucoup de touristes ne sont plus venus pendant quelque temps parce que les médias, notamment les chaînes de télévision, disaient qu'en France, c'était la guerre civile et la révolution.

Vous avez parlé du tissu associatif et je partage entièrement votre point de vue, mais je pense que, parfois, dans ce pays, malheureusement, on se complique la vie et que l'on complique les situations, comme vous l'avez d'ailleurs dit.

En matière de tissu associatif, je crois aux clubs sportifs. Il suffit de voir l'équipe de France, l'équipe « black, blanc, beur ». Dans les clubs sportifs, quand les jeunes apprennent à se connaître, ils se respectent et travaillent ensemble. Je suis même allé plus loin : j'avais fait acheter par l'office d'HLM trois bus d'occasion pour emmener les jeunes des grands ensembles HLM en séjour de ski, des gosses qui n'avaient jamais vu la neige ! Savez-vous qui étaient les pilotes et les moniteurs de ski ? Des policiers, des CRS ! Cela leur apprenait à la fois à se respecter les uns les autres et à respecter les policiers qui étaient devenus des amis pour eux.

Grâce à cela, il n'y a jamais eu de problème dans ces ensembles et, bien que je ne sois plus président depuis plus de dix ans (car il faut savoir que mon successeur a fichu tout cela en l'air), les gens regrettent que je ne sois plus là. Il y a des solutions, et ce n'est pas la peine de sortir des grandes écoles pour les imaginer. Vous les connaissez comme moi, elles sont simples et elles passent par beaucoup de clubs sportifs et d'associations, même si, comme vous l'avez dit, il devient de plus en plus difficile de trouver des bénévoles. On peut monter des bibliothèques populaires dans ces quartiers. Cela passe par la cohésion.

Je vous livre une dernière anecdote. Dans un quartier de Nice dans lequel il y a beaucoup de Gitans qui sont présents depuis des générations, j'avais organisé un match de football entre les Gitans et les fonctionnaires de l'office d'HLM et c'est moi qui avais donné le coup d'envoi. Les fonctionnaires avaient gagné 2 à 1 et cela s'était terminé par un repas pris tous ensemble. Ce sont des solutions simples auxquelles il faut penser. On va parfois chercher très loin des solutions alors qu'elles sont simples. Cela passe par le respect de l'autre et les associations dans lesquelles tout le monde se retrouve.

J'aimerais avoir votre sentiment sur ce que je viens de vous dire. Il en est de même pour les associations de femmes : il faut que les femmes soient présentes partout.

M. Mohammed ABDI .- Le tissu associatif joue un rôle très important et vous avez cité un exemple qui fonctionne, effectivement : les clubs sportifs. Quand un jeune vient faire du sport, on peut faire tout d'abord de la pédagogie parce qu'il est dans une dynamique de groupe, mais aussi parce qu'il y a une dynamique de réussite et d'espoir : il va apprendre une discipline pour s'en sortir et cela valorise l'activité associative.

Ce n'est pas la même chose quand on est dans une association qui fait du soutien scolaire. C'est un sacerdoce, c'est presque gratuit, cela se passe dans le quartier difficile dans lequel on habite et il faut motiver les jeunes, que l'on connaît parfois et dont certains ont un passé difficile. C'est un travail qui crée des tensions, car il est difficile de donner des cours et de faire de la remise à niveau et on baisse donc parfois les bras.

Beaucoup d'associations de femmes essaient de faire ce travail dans les quartiers, mais elles subissent souvent des pressions et des phénomènes de violence qui font qu'aujourd'hui, on ne les voit plus dans l'action : cela devient trop difficile.

C'est pourquoi j'ai insisté tout à l'heure sur la manière de valoriser ce travail et cet engagement associatifs afin qu'ils deviennent le prélude d'un engagement citoyen.

M. José BALARELLO .- Il faut les rémunérer, tout simplement !

M. Mohammed ABDI .- Alors que je travaille depuis des années sur cette question, il m'arrive parfois, dans mon activité professionnelle, de corriger les copies et de faire passer des oraux aux cadres C de la fonction publique. A l'oral, nous avons de plus en plus de femmes des quartiers difficiles qui réussissent l'écrit et qui veulent devenir catégorie C. Cela signifie que, dans certaines catégories de la fonction publique, il y aura bientôt beaucoup de gens issus des quartiers et de toutes origines. Dans cinq ans, la police nationale sera à l'image de la société et de nos quartiers populaires. Il n'y a pas de doute sur ce point et c'est déjà une réalité.

Nous sommes en présence de filles et de garçons brillants à qui, malheureusement, il manque souvent un point, notamment à cause du trac. Je me suis donc dit que nous pourrions instaurer une sorte de passeport civique qui permettrait à la personne qui a un engagement associatif, qui travaille dans une association et qui fait des choses importantes d'obtenir un point en montrant son cahier associatif comme on montre son cahier militaire. Cela pourrait être une solution.

Nous pourrions avoir la situation inverse pour un jeune qui se gare mal ou qui fait une incivilité devant un policier. Si celui-ci pouvait lui demander son « cahier de civilité » comme il peut lui demander sa carte d'identité dans le cadre de la police de proximité, cela pourrait être un bon moyen de contact. Il perdrait ainsi le point qu'il a gagné par ailleurs et cela pourrait créer une dynamique.

Il faudrait réfléchir à cela pour revaloriser le travail associatif, à l'image des clubs sportifs, comme vous l'avez dit.

M. José BALARELLO .- Vous avez raison pour les concours. Je préside le centre de gestion de la Fonction publique territoriale des Alpes-Maritimes et je sais que, dans les concours, on trouve de plus en plus de femmes.

M. Pierre ANDRÉ, président .- Je souhaiterais que vous développiez un peu plus le problème de la mixité et celui des femmes. Dans les visites que nous avons faites sur le terrain dans les quartiers en difficulté, nous avons rencontré des élus des associations sur place et il apparaît de plus en plus que la mixité se fait mal  je parle aussi en tant que maire à travers ce que je vis dans ma commune  parce que des personnes s'excluent volontairement et qu'elles ne veulent plus participer à rien.

Vous avez pris l'exemple du sport. D'après les expériences qui ont été tentées, on constate dans les quartiers que les jeunes préféreront faire du sport de façon sauvage, jouer au football ou au basket sur un terrain, mais qu'ils n'iront pas forcément dans un club sportif car ils ne veulent pas d'encadrement. C'est une façon de faire autrement, sans parler d'exclusion.

La mixité se ressent au quotidien. Quels que soient les niveaux et la position des uns et des autres, il y a un rejet de la mixité. Lorsque, en tant que maire, on décide de construire des logements sociaux en dehors des secteurs difficiles, on reçoit des pétitions et on vit des moments difficiles. A cet égard, il faut mener des opérations d'information auxquelles le tissu associatif peut collaborer très largement.

Je reviens sur la place des femmes dans la vie associative, mais aussi sur tout ce que nous avons pu entendre sur les problèmes des jeunes filles qui restent chez elles à cause des risques de viol ou de « tournantes », des problèmes plus propres aux femmes qu'à l'ensemble de la population des quartiers. C'est une chose que nous mesurons mal. Nous l'entendons et c'est sous-jacent, mais on en parle très peu. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur ce point ?

Mme Sihem HABCHI .- Il est vrai qu'il y a un silence assourdissant autour de la question de la femme et de son corps, depuis plusieurs années, dans les quartiers populaires. A cet égard, on a vu une réelle dégradation dans nos quartiers : pour une femme, il est de plus en plus difficile de circuler, de s'habiller comme elle le veut ou de décider d'un projet de vie propre non seulement au sein de sa famille, mais aussi au sein de sa famille élargie aux voisins. C'est tout le quartier qui vous regarde et, quand on est une jeune fille aujourd'hui, il est extrêmement difficile de se construire, d'avancer dans la société et de se dire que l'on peut participer aux projets qui se montent dans le quartier ou même sortir du quartier. Pour beaucoup, la fuite a consisté à vivre en dehors du quartier et à être invisibles dans le quartier.

A cet égard, le travail de l'association « Ni putes ni soumises » a consisté à essayer de redonner une visibilité à ces femmes dans l'espace public. Cela ne se résume pas à la liberté de circulation ; cela implique aussi de pouvoir agir, exister dans les associations, investir les lieux où il y a des jeunes garçons pour aller vers la rencontre, essayer de dialoguer, trouver de nouveaux espaces de rencontre.

La question des femmes dépasse celle des quartiers populaires. Certes, il n'y a pas de solution miracle, mais, comme l'a expliqué Mohammed, il faut inventer et mettre en place des outils novateurs dans les quartiers populaires. Il en est de même en ce qui concerne la parité. On voit bien que, sur la question des HLM, nous sommes toujours confrontés à la réalité humaine des changements de mentalité qu'il faut opérer.

La vraie question est donc de savoir comment on peut poser aujourd'hui des jalons pour aller vers l'égalité concrète. C'est une vraie question qui nous est posée, aussi bien sur les femmes que sur la question de la diversité et celle de la mixité sociale. Dans notre pays, il faut prendre la mesure de tout cela, penser qu'on ne va pas effacer avec un chiffon toutes ces années difficiles, à la fois dans les quartiers populaires et à l'extérieur. Nous en revenons à la peur, cette peur insensée dont nous avons parlé et qui pousse certains à aller plus vite.

Comment peut-on offrir aujourd'hui à toutes les femmes de ce pays d'accéder à tous les outils d'émancipation, indépendamment de leur origine ou de leur appartenance religieuse ? Comment peut-on faire en sorte que, dans tout espace public, une femme soit respectée et que l'accès à l'emploi soit favorisé ?

Il y a un travail à faire autour de l'éducation, parce que c'est bien sûr à l'école que l'on trouve de la cohésion sociale et de la mixité et que l'on fait des rencontres. L'éducation nationale est un enjeu pour l'égalité entre hommes et femmes. Comment cet enjeu, qui est lié aussi à la mobilité sociale, peut-il se concrétiser dans nos quartiers ?

Les volontés sont là. Comme l'a dit Mohammed, une partie de la population regarde l'autre, face à face. La question que nous posons aujourd'hui est simple : allons-nous décider d'avancer tous ensemble ou de faire une croix sur cette population et de la regarder de derrière, comme l'ont fait d'autres pays ?

Pour vous donner un exemple, sachez que les États-unis ont fait un choix fondamental et historique qu'il est difficile de juger aujourd'hui : « l'affirmative action », qui a permis à beaucoup d'Afro-américains d'avancer dans la société américaine. C'est une réalité, mais nous savons bien que ce sont surtout les classes moyennes qui ont été touchées, c'est-à-dire que l'on a décidé de laisser tout un pan de la société américaine de côté, comme la société américaine le sait bien. Nous l'avons vu à l'époque du cyclone Katrina, où une partie de la population américaine s'est retournée pour regarder ceux qui étaient restés sur le trottoir.

Cela fait mal parce que ce sont des Américains et parce que nous avions l'impression de regarder une partie du tiers monde. Là-bas, c'est le quart monde. Nous devons aussi comparer les modèles européens, notamment suédois, mais aussi américains, et essayer, en France, de réfléchir à la manière dont nous pouvons tous avancer ensemble pour que l'égalité devienne concrète et que ce soit un objectif et un moyen. C'est une question fondamentale et la question des femmes est cruciale à ce sujet parce qu'elle a un effet de miroir : la condition de la femme nous révèle la condition de nos concitoyens, aujourd'hui, en France.

Une femme peut-elle bénéficier d'une assistance quand elle est agressée aujourd'hui et être reconnue en tant que victime quand elle subit un viol collectif ou une violence conjugale ? Qu'est-ce que la société lui apporte ? Peut-elle accepter qu'une femme puisse prendre un congé maternel pendant un an et demi pour s'occuper de ses enfants, de même qu'un homme, en parallèle ? Ce sont des questions qu'il faut aborder et qui sont à mon avis transversales à la société française.

M. Mohammed ABDI .- Sur ce point, je vais essayer de vous donner des exemples précis, car il faut savoir que la situation des femmes dans les quartiers populaires n'est pas la même pour toutes. Les femmes issues de l'immigration, notamment africaine et maghrébine, désertent de plus en plus l'espace où s'exerce la mixité et c'est une donnée nouvelle. Pourquoi ? C'est une question qui a déjà été posée lors du débat sur les signes religieux à l'école. En tout cas, je me suis posé cette question et c'est ce qui m'a conduit à donner un coup de main à cette association.

Comment se fait-il qu'une fille de la quatrième génération qui est née en France et qui ne connaît rien du pays d'origine de ses parents se mette à porter le voile à 13 ou 14 ans ? On a beau me dire ce qu'on veut ; le cheminement qui conduit à cela doit nous interpeller. Il est un fait que, dans certaines villes, de moins en moins de femmes participent à des activités de mixité dans l'espace public.

Les causes sont sociales, et nous connaissons non seulement le problème, mais aussi son évolution : exclusion sociale, précarité, marginalisation et affirmation de soi qui conduisent à avoir des postures, à tel point que nous constatons aujourd'hui un phénomène qui se développe en France de manière très importante et qui est un droit fondamental : le regroupement familial. Nous voyons ici des jeunes filles qui retournent vers leur pays d'origine pour s'y marier. C'est un phénomène nouveau qui commence à apparaître sur le plan statistique.

Quand on interroge certaines femmes, on constate que leur espoir est de chercher un mari, de se marier, d'avoir un appartement et d'y rester. C'est la marginalisation sociale et éducative qui a conduit à cette situation de l'affirmation de soi et leur espoir est tout simplement d'être dans cette situation. C'est leur rêve. De l'autre côté, les garçons pensent la même chose et c'est un phénomène nouveau.

Cela aboutit à un nouveau patriarcat à la place d'un vide qui s'est créé, une situation à laquelle les politiques ont participé : quand le législateur a permis la mise en place de ce qu'on appelle « la politique des grands frères » pendant des années, pourquoi ne pas avoir pensé aux grandes soeurs ? On a légitimé le patriarcat et un ensemble de comportements. Du coup, une fille qui est avec les garçons devient une mauvaise fille et une fille qui choisit sa tenue vestimentaire est une fille facile. C'est cela qui a conduit les filles de ces quartiers populaires à mettre une association en place et à l'appeler tout simplement « Ni putes, ni soumises ». Ce n'est pas un choix publicitaire, mais une réalité qu'elles vivaient, une réalité des filles de France, des citoyennes françaises, sans que personne ne bouge le petit doigt parce que, depuis longtemps, en France, des institutions et des centres de recherche ont légitimé une espèce de relativisme culturel.

Au nom de « c'est mon choix », on a permis tout et n'importe quoi, jusqu'à l'atteinte à l'intégrité physique, notamment des femmes. Je suis désolé de ma véhémence, mais voilà ce que je souhaitais dire.

M. José BALARELLO .- Je vous donne mon sentiment : vous êtes tous les deux remarquables et vous avez vraiment mis le doigt sur les problèmes. Vous êtes attaché territorial, monsieur Abdi ?

M. Mohammed ABDI .- Oui.

M. José BALARELLO .- Il n'est pas évident de rencontrer des gens qui connaissent aussi bien les problèmes et qui ont le courage de les exprimer et de dire ce que beaucoup pensent et n'osent pas dire. Je trouve cela remarquable et je pense que vous devriez vous occuper de différents organismes.

M. Mohammed ABDI .- C'est peut-être parce que j'ai grandi en Auvergne... (Rires.)

M. José BALARELLO .- Le président Pompidou avait beaucoup de bon sens. Vous avez donc en même temps le bon sens auvergnat.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Nous vous remercions : vous nous avez appris beaucoup et vous faites beaucoup de choses. Comme nous rendrons notre rapport au mois d'octobre, si vous avez des messages à nous faire passer d'ici là, ils seront les bienvenus.

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