Audition de M. François MOLINS, Procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Bobigny (28 juin 2006)
Présidence de M. Pierre ANDRÉ, rapporteur.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Monsieur le Procureur de la République, je vous remercie de votre présence. Vous connaissez l'objet de notre mission d'information : nous nous intéressons aux quartiers en difficulté pour voir pourquoi nous sommes arrivés à ces difficultés. Il nous paraît vraiment intéressant de vous entendre en tant que procureur de la République du tribunal d'un département particulièrement calme où il ne se pose pas trop de problèmes... (Sourires.)
M. François MOLINS .- Merci, monsieur le Président. Je pensais vous parler tout d'abord des enseignements et de l'analyse que l'on peut tirer à partir de la mise en perspective des événements de fin octobre et début novembre 2005 avec les épisodes auxquels nous sommes malheureusement habitués dans ce département. Lorsque nous analysons les choses, nous constatons en effet que les différences sont intéressantes et peuvent soulever un certain nombre de questions.
Comme vous l'avez dit ironiquement, le département de la Seine-Saint-Denis n'est pas un long fleuve tranquille particulièrement calme et nous sommes malheureusement confrontés très régulièrement à ces phénomènes de violence, mais nous y avons gagné aussi, heureusement, une certaine expérience en termes de réactivité, même si cela ne signifie pas toujours l'efficacité.
Je ne m'étendrai pas sur la définition des violences urbaines. Nous traitons comme des violences urbaines c'est une définition que nous partageons avec les services de police du département « les actes commis contre des biens, des personnes ou des symboles des institutions par des individus qui agissent ou qui sont soupçonnés d'avoir agi en groupe dans le contexte d'un quartier ou d'une ville, que ces actes soient spontanés, en réponse à des événements précis, ou élaborés dans le cadre d'une volonté délibérée de provocation ».
Autrement dit, nous considérons comme des violences urbaines, à Bobigny, tous les faits de destruction par incendie, percussions de véhicules de police, violences volontaires sur agents de la force publique ou sapeurs pompiers, jets de pierre sur des véhicules de police ou de pompiers, casses béliers contre des commerces ou des édifices publics.
On doit toutefois considérer que la définition traditionnelle qui était celle « d'opposition à tout signe d'autorité publique par des actions menées en groupe » est aujourd'hui largement dépassée et que le phénomène est devenu protéiforme et parfois relativement malaisé à appréhender.
Nous traitons donc dans le département, sous le terme trop général de « violences urbaines », des réalités tout aussi différentes que l'action de bandes rivales qui s'opposent dans des lieux publics ou sur la voie publique avec des armes (c'est l'une des caractéristiques du département, où les quartiers sont souvent en guerre permanente les uns contre les autres selon des traditions parfois immémoriales et que nous avons du mal à nous expliquer), les actions concertées contre les services de police, les pompiers ou les conducteurs de transports en commun et les actions concertées de dégradations en tout genre.
Les motifs de ces passages à l'acte sont problématiques et posent, pour certains d'entre eux, les limites des dispositifs locaux de prévention. En effet, si le diagnostic de la défense d'un territoire et de l'appartenance forte à un quartier est toujours avancé, il est souvent malheureusement trop court et ne permet pas toujours de mettre en place des politiques d'anticipation.
Nous nous trouvons confrontés à des difficultés importantes et nous sommes souvent amenés à délivrer aux services de police locaux des réquisitions de contrôles d'identité pour essayer de sécuriser, à titre préventif, certains sites qui nous sont désignés par les services de police (souvent des écoles, des gares ou des centres commerciaux), mais cela ne suffit pas toujours puisque, une fois que les affrontements sont réalisés, nous sommes confrontés, dans la répression, à plusieurs difficultés.
Tout d'abord, les procédures ne sont pas toujours parfaites. Il ne s'agit pas ici d'une attaque contre les services de police mais, tout simplement, de la conséquence de la volonté première des services de ramener l'ordre public. Dans une telle problématique, la nécessité de police judiciaire passe souvent dans un second plan, malheureusement.
Nous avons aussi un certain nombre de qualifications qui sont utilisées de façon plus ou moins heureuse, notamment l'association de malfaiteurs. Sur ce plan, nous avons un certain nombre de difficultés que je tiens à signaler face à cette mission d'information du Sénat et qui sont dues à la disparition, par l'effet de la loi 12 décembre 2005, de l'infraction de détention d'engins incendiaires, qui est apparue aux magistrats du parquet vous me permettrez un jugement sur ce point particulièrement inopportune, quelques semaines après les violences urbaines de novembre 2005, compte tenu de son impact sur les poursuites en cours, et qui ne fait que renforcer les difficultés que nous connaissons dans la répression de ce type de délinquance.
Pour résumer les choses, au travers d'un effort de codification du code de la défense nationale, cette infraction a tout bonnement disparu pour que ne subsiste plus dans le code de la défense que l'incrimination de détention de produits explosifs, ce qui, là aussi, quand on connaît les difficultés des poursuites devant les juridictions pénales, ne fait que rajouter à nos difficultés et renvoie notamment à la difficulté de savoir si un cocktail Molotov est un engin incendiaire ou explosif. Si c'est un engin incendiaire, il ne sera plus punissable ; s'il est considéré comme un engin explosif, il le restera. Nous aurions volontiers évité ce genre de problématiques dans la répression de ces événements.
De manière plus générale, dans les cas de figure évoqués, la conduite de l'enquête judiciaire se trouve systématiquement confrontée à la difficulté d'identifier les auteurs, de recueillir des témoignages et de ramener l'ordre public apparaissant comme prioritaire.
Sur les réponses judiciaires que nous avons en ce qui concerne ces faits, nous privilégions évidemment, à chaque fois que les enquêtes sont complètes et terminées, les poursuites rapides comme la comparution immédiate pour les majors ou les déferrements devant un juge des enfants pour les mineurs.
J'en reviens aux violences urbaines d'octobre et novembre qu'il faut repasser dans le contexte auquel nous sommes malheureusement bien habitués. Le plus souvent, on peut dire que ces violences ne sont guère prévisibles, même si tous les événements qui sont à l'origine de ces faits ont toujours un trait commun : ils sont toujours perçus par les jeunes des cités ou des quartiers soit comme une injustice flagrante, soit comme une intrusion dans leurs territoires, ce qui renvoie en général à des événements fortuits plus ou moins graves. On peut en dresser une liste : actes d'autodéfense, perquisitions qui se passent dans de mauvaises conditions, affrontements entre bandes rivales, accidents de la circulation d'un jeune entraînant des blessures graves, tentative d'interpellation en flagrant délit d'un jeune suivie de rébellion et de course-poursuite, interventions des pompiers sur des incendies à l'intérieur d'une cité ou, tout simplement, incidents avec des vigiles dans des centres commerciaux.Ce sont des exemples fondés sur la pratique qui ont été perçus comme pouvant causer les dérapages que j'évoquais.
J'ai dit qu'il pouvait être intéressant de mettre tous ces événements en perspective, puisque nous sommes maintenant habitués à des dates phares dans l'année, notamment les week-ends du 14 juillet et du 31 décembre, qui se traduisent, d'après l'évolution observée au cours des années antérieures, par une évolution de plus en plus grave dans l'intensité des actes auxquels nous assistons. On constate de plus en plus de guérillas qui touchent de nombreuses communes du département et qui il faut le signaler en rapport avec les événements du 14 juillet 2005 atteignent une agressivité que nous avions peu connue dans le passé.
Pour la petite histoire, je vous rappelle que, l'an dernier, ces événements étaient postérieurs de quatre semaines à ceux qui avaient émaillé la cité des 4 000 à la Courneuve, c'est-à-dire le décès de ce jeune garçon de 12 ans atteint mortellement par une balle au cours d'une fusillade entre quatre délinquants.
Tout cela témoigne d'une évolution très inquiétante des phénomènes de violence urbaine à un double titre et que nous ne retrouvons pas dans les événements d'octobre et de novembre derniers, ce qui est intéressant.
Premièrement, ces actes apparaissent comme sous-tendus par une véritable planification. L'ensemble des services de police a ainsi relevé l'an dernier que, pendant l'été, toutes ces bandes de jeunes avaient fait preuve d'une certaine capacité d'organisation, se traduisant par la confection de multiples engins incendiaires qui avaient incontestablement fait l'objet d'une préparation matérielle substantielle.
Deuxièmement, la multiplication des lieux de commission de ces violences dans le département semblait avoir été sciemment organisée, non seulement de manière à faciliter la dispersion des auteurs d'infractions, mais aussi à retarder l'intervention des secours (nous sommes de plus en plus confrontés à des coupures générales d'électricité dans certains quartiers et certaines cités « chaudes ») et à supprimer toute possibilité de repli pour les forces intervenantes. C'est le fameux scénario du guet-apens dans lequel, sous prétexte d'un appel au secours, on attire un service de police ou de pompiers à l'intérieur d'une cité pour caillasser les véhicules et s'en prendre aux pompiers ou aux policiers.
J'en viens aux violences urbaines qui se sont déroulées à compter du 27 octobre 2005 en Seine-Saint-Denis, à la suite du dramatique décès par électrocution de deux adolescents de Clichy-sous-Bois, et qui se sont traduits immédiatement par des épisodes d'affrontement direct avec les services de police à Clichy-sous-Bois avant de déborder et de se transformer en épisodes de guérilla urbaine qui, eux, ont affecté l'ensemble du département suivant une sorte de boucle : les événements ont commencé au nord-est du département et se sont achevés, après avoir dessiné une sorte de cercle, pratiquement au point de départ au bout de deux ou trois semaines.
Ces événements ont pris un tour particulièrement dramatique puisque, au-delà de tout ce dont la presse s'est fait l'écho, nous avons subi des événements très lourds, notamment une affaire criminelle avec un mort, affaire qui n'est toujours pas élucidée, une personne handicapée physique qui a failli être brûlée dans un bus à Sevran, de très nombreux dommages aux commerces et aux édifices publics, avec, notamment, l'incendie d'un poste de police et d'une concession automobile à Aulnay, l'incendie du Conseil des prud'hommes de Bobigny, un attentat au cocktail Molotov contre la préfecture et de multiples attentats par incendie dans de nombreux collèges et lycées.
Au total, nous avons comptabilisé plus de 1 300 véhicule incendiés dans le département et 248 interpellations, que nous avons choisi de traiter suivant un mode binaire : soit les interpellations n'étaient pas fondées et les procédures n'étaient pas suffisamment caractérisées, auquel cas elles se sont traduites par des remises en liberté pures et simples ; soit, à chaque fois que le parquet estimait que la procédure pouvait conduire à des poursuites pénales, on engageait des poursuites suivant des procédures rapides (comparution immédiate pour les majeurs ou déferrement au juge des enfants pour les mineurs).
Nous avons ainsi déferré au parquet 207 personnes en l'espace de trois semaines, 122 majeurs et 85 mineurs. En ce qui concerne les 122 majeurs, 115 ont été poursuivis par voie de comparution immédiate et le tribunal correctionnel a prononcé 54 mandats de dépôt, mais aussi des peines de sursis et de mise à l'épreuve et des peines de travail d'intérêt général.
Il faut noter que, sur les décisions définitives de ces dossiers, nous aboutissons à un taux de relaxe important, puisqu'il est de pratiquement 35 %, ce qui renvoie à l'observation que je vous faisais tout à l'heure au sujet des difficultés que nous rencontrons de façon récurrente dans l'élaboration de ce type de procédures dans lequel le travail de police judiciaire est très malaisé. Nous avons effectivement un taux d'innocence reconnu par le tribunal correctionnel beaucoup plus important que dans des affaires de droit commun.
En ce qui concerne les 85 mineurs déferrés, il faut noter que 62 % d'entre eux, à Bobigny, n'étaient pas connus de la justice et qu'un tiers d'entre eux avaient moins de 16 ans, ce qui interdisait de prendre des réquisitions de mise en détention provisoire. Pour notre part, nous avons requis des mandats de dépôt contre 11 mineurs et nous avons été suivis de façon très parcellaire, puisqu'un seul mineur est parti en détention provisoire.
Il faut noter aussi que, selon les services de la protection judiciaire de la jeunesse qui se sont penchés sur tous ces jeunes, nombre d'entre eux se trouvaient dans des situations de décrochage ou de déscolarisation qui auraient dû faire l'objet de signalements de la part des services sociaux et qui ne l'avaient pas fait.
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce traitement judiciaire ? Très modestement, on peut distinguer plusieurs points.
Les premiers ont trait à l'analyse criminologique. Tous les acteurs du traitement policier et judiciaire se sont accordés à souligner l'extrême violence des comportements à l'encontre de tout le monde : citoyens, occupants de véhicules, passagers de bus, commerçants, journalistes ou piétons. En outre, la nature de ces violences et la sauvagerie de certaines scènes n'ont pas manqué de surprendre, d'autant que leurs auteurs étaient souvent signalés comme des mineurs très jeunes.
Un deuxième phénomène particulièrement inquiétant doit aussi être signalé, la presse s'en étant fait souvent l'écho depuis : se considérant comme des comédiens de scènes particulièrement graves, les auteurs de faits plantaient des décors de leurs violences en tout genre et se filmaient avec des téléphones portables. Nous avons commencé à assister à ce nouveau phénomène à la fin octobre.
De même, bien que les nombreux jours d'affrontement constituaient une réponse à des faits particulièrement graves et jugés inadmissibles (la mort de deux adolescents), il faut noter qu'aucune action n'a été revendiquée et que la quasi-totalité des auteurs interpellés est restée campée dans ses dénégations.
Enfin, la personnalité des auteurs peu ou pas connus des services de la justice a mis en lumière des déficits d'éducation et de socialisation ainsi qu'une problématique très lourde par rapport aux institutions.
En ce qui concerne le traitement judiciaire, sans entrer dans les polémiques auxquelles il a donné lieu, je tiens simplement à dire à la mission qu'il a fait l'objet d'un débriefing au sein d'une assemblée générale de magistrats et que, au-delà des différences d'approche qui ont pu exister entre le parquet, le tribunal correctionnel et les juges des enfants, tout le monde s'est accordé à souligner à l'unanimité, indépendamment des résultats sur lesquels nous pourrons revenir, la sérénité dans laquelle les juridictions, notamment le tribunal correctionnel de Bobigny, avaient fonctionné dans le cadre du jugement de tous ces individus, traitement qui se surajoutait aux contentieux déjà très abondants que nous devons traiter au quotidien.
La recherche du flagrant délit renvoie aux difficultés que j'ai indiquées tout à l'heure dans l'élucidation de ces procédures. On sensibilise toujours les services de police sur l'intérêt d'amplifier et de privilégier la recherche des situations de flagrance, parce que c'est effectivement le meilleur moyen de faire tenir les procédures et d'aboutir à des condamnations pénales.
Nous utilisons aussi fréquemment les dispositions sur le témoin anonyme (articles 706-57 et suivants du code de procédure pénale). Les événements nous ont confirmé la nécessité de mieux surveiller le phénomène dit des skyblogs , puisqu'on sait que le département de la Seine-Saint-Denis, comme d'autres, est le théâtre permanent d'affrontements entre bandes de jeunes. C'est à l'occasion d'affaires criminelles récentes que nous avons découvert l'existence de ces skyblogs dans le cadre desquels nous avons pu découvrir des textes particulièrement menaçants qui étaient échangés soit pour inciter à la guerre entre bandes rivales, soit, au contraire, pour appeler à l'union. C'est un phénomène que nous avons observé dans le cadre des épisodes des violences urbaines d'octobre et novembre.
Plusieurs centaines de blogs sont ainsi ouverts et fermés chaque année en Seine-Saint-Denis et nous pensons c'est un discours que nous tenons à chaque fois à l'égard des services de police et des renseignements généraux que leur surveillance peut être particulièrement efficace à la fois pour anticiper et surveiller les textes des messages qui sont susceptibles d'alimenter les guerres de quartier et les violences urbaines, mais aussi pour servir d'éléments de preuve dans des enquêtes pénales diligentées. J'ai en tête une affaire criminelle dans laquelle la consultation d'un blog nous a beaucoup aidés à élucider le meurtre qui avait été commis sur une commune du sud du département.
J'évoquerai une autre adaptation sur laquelle je passerai très vite : nous avons pu mener à bien ces dispositifs parce que nous avons su adapter notre permanence pénale aux événements qu'il fallait traiter. Nous l'avons fait mais je n'entre pas dans les détails en dissociant le traitement de ces affaires de la permanence générale pour le confier à un magistrat ad hoc qui, chaque nuit, était présent aux côtés du chef de la sûreté départementale, lequel était chargé d'assurer et de coordonner le dispositif de police judiciaire au sein du département. Ce magistrat était dans la salle d'information et de commandement de la police nationale, aux côtés du chef de la sûreté, ce qui lui a permis d'apprendre les faits fondant les interpellations dans un délai moyen de dix à quinze minutes après les faits, c'est-à-dire d'avoir le bon réflexe, saisir le bon service et donner immédiatement les consignes qui lui sont paru nécessaires pour essayer de sécuriser les procédures et de faire passer le plus vite possible les instructions nécessaires auprès des enquêteurs.
C'est ainsi que notre la direction de la police judiciaire a été beaucoup plus effective et c'est ce dispositif qui nous a permis à la fois d'être réactifs, de mieux traiter les dossiers et de faire remonter les informations nécessaires à notre hiérarchie, c'est-à-dire au procureur général de Paris et à la chancellerie. Si tel n'avait pas été le cas, nous n'aurions jamais été en mesure, compte tenu du nombre d'éléments qu'il fallait traiter (il faut savoir que nous avons eu jusqu'à 55 gardes à vue dans la même nuit uniquement sur les violences urbaines), de tous les traiter si nous étions restés sur les modes de fonctionnement classiques.
J'en viens aux perspectives et aux actions à mener dans la durée. Bien sûr, nous avons réfléchi aux causes de ces débordements de violence et aux pistes que nous pourrions suivre modestement, à notre échelle, pour essayer de mieux lutter contre leur survenance.
Il faut dire tout d'abord que le nombre et la violence des affrontements ont surpris. Il est clair aujourd'hui que l'hypothèse d'une insurrection fomentée par les délinquants de banlieue est tout à fait insuffisante pour expliquer le phénomène. On sait, de plus, que les manifestations émeutières n'ont été sous-tendues par aucune idéologie politique ou religieuse et qu'il n'y a eu ni leader, ni expression politique construite.
Tout ce qu'on retrouve derrière ces éléments, c'est la violence comme unique mode d'expression, une violence dont il faut noter qu'elle s'est très souvent portée sur la machine scolaire, qui a été particulièrement visée.
Bien sûr, on peut chercher des causes à ces effets dans le retour de balancier entre les politiques de prévention et de sécurité, mais aussi dans le fait que l'on a peut-être insuffisamment relié, ces derniers temps, les politiques de prévention et de sécurité, du fait de politiques d'empilage qui ont conduit moins à tisser des partenariats et à les renforcer qu'à multiplier des structures, ce qui ne s'est pas toujours traduit par une amélioration du travail en commun.
Pourquoi ce débordement n'a-t-il pas eu lieu dans des quartiers pourtant réputés par leur très haut niveau de délinquance ? Nous avons en effet constaté que certaines des cités des quartiers les plus durs du département avaient pratiquement échappé aux débordements que l'on avait connus dans d'autres. Quant à nous, nous avons pensé que c'était peut-être parce qu'ils étaient mieux tenus que d'autres j'ai des exemples en tête , notamment par certains caïds locaux qui ont peut-être voulu préserver leurs trafics et leurs affaires, la survenance de violences urbaines se traduisant forcément par l'arrivée de renforts de police.
En ce qui concerne le travail de fond que tous ces événements nous paraissent susciter à notre niveau, nous pensons que l'action du parquet, comme nous l'avons décidé en Seine-Saint-Denis, se fait dans une organisation territorialisée et qu'elle doit prendre plusieurs directions. Je passerai très vite sur cette organisation territorialisée. Sachez simplement que, sur les 40 communes que compte le département, nous suivons 32 comités locaux de sécurité (CLS) ou comités locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) et que chacun d'eux est lié à un magistrat référent qui assure le suivi, non pas quotidiennement mais régulièrement, avec les communes concernées, des fiches actions de ces différents contrats.
En outre, nous disposons de six groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD) qui sont actuellement implantés dans six quartiers situés à Aubervilliers, Saint-Denis, La Courneuve, Clichy-sous-Bois, Aulnay-sous-Bois et Epinay-sur-Seine, qui sont des structures non pérennes et que nous nous attachons à fermer et à rouvrir pour en faire bénéficier, au gré de l'intensité des problèmes de délinquance subis par chaque commune, les quartiers les plus prioritaires du département.
Cela est doublé d'un dispositif qui est tout à fait spécifique à la Seine-Saint-Denis : celui des correspondances justice-ville. Nous avons six correspondants qui sont choisis sur la base de conventions conclues avec certaines municipalités qui nous permettent d'agréer certains correspondants que nous soumettons de fait au secret professionnel, qui servent d'interface pour assurer le retour d'informations vers les maires sur le traitement judiciaire des infractions constatées sur leur territoire, qui ont donc la possibilité d'accéder à notre mémoire informatique et qui peuvent donner en retour toutes les informations utiles sur le traitement judiciaire au maire de la commune et au référent CLSPD.
Quels sont nos axes de travail pour les mois et les années qui viennent ?
Le premier consiste à intensifier la lutte contre les déterminants fondamentaux de la violence urbaine (je vous renvoie à l'audition précédente dont j'ai entendu la conclusion), notamment dans le cadre du trafic de stupéfiants, de l'économie souterraine et du travail illégal. Il est bien évident que le renforcement de la lutte contre ces phénomènes de délinquance repose sur le renforcement de la coordination entre le parquet et les services de police.
Dans cette optique, en Seine-Saint-Denis, nous avons été amenés, avec le préfet, à repositionner le GIR pour lui donner des objectifs non pas thématiques mais territoriaux, et pour le faire venir plus en appui sur certains sites, notamment sur les quartiers difficiles dans lesquels nous avions installé des groupes locaux de traitement de la délinquance.
Nous avons choisi aussi de mieux lutter contre les discriminations en essayant de lancer des actions pilotes, notamment dans le cadre de certains GLTD qui cumulent plus que d'autres certains niveaux d'exclusion et de pauvreté pour mieux réprimer les auteurs de ces discriminations. Nous pensons que c'est un point important au regard de l'accès à la citoyenneté et de la promotion de l'égalité des chances, un élément qui devra être développé prochainement dans le cadre du GLTD qui va être installé au mois de juillet sur la cité des Bosquets à Montfermeil.
Nous pensons également qu'il faut renouveler l'action publique en direction des zones sensibles en travaillant davantage encore le partenariat durable et solide qui a été engagé avec les communes, parce que nous ne pouvons rien faire sans elles.
Nous pensons enfin qu'il faut améliorer encore l'articulation des missions respectives de l'école et de la justice. Je vous rappelle que, pour les mineurs arrêtés à Paris, une étude a été faite par un ancien directeur de la PJJ et un commissaire de la préfecture de police placé au cabinet du procureur de Paris, qui a indiqué que 44 % des mineurs interpellés à Paris étaient déscolarisés. Nous pensons qu'il faut sortir de la sanctuarisation dans laquelle l'école s'est parfois retranchée à force de consacrer le principe de gestion à l'interne de tous les comportements déviants et qu'il faut peut-être réfléchir à une action plus collective organisant la lutte contre ce que l'on pourrait appeler la violence routinière dans les établissements et aussi pour organiser, avec des personnes capables et responsables, dans une perspective non pas de stigmatisation mais de traitement et de thérapeutique, la prise en charge pédopsychiatrique des jeunes qui présentent des troubles du comportement. On sait qu'ils sont nombreux et que les structures, malheureusement, ne sont pas encore à la hauteur.
Enfin, il convient de développer les actions territoriales avec l'objectif de conforter l'action de l'éducation nationale par la lutte contre l'absentéisme, le traitement des incidents et la connaissance des phénomènes de bandes.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je me tourne vers mes collègues. Souhaitent-ils poser une question à M. le Procureur ?
Mme Raymonde LE TEXIER .- Votre intervention a été très intéressante, monsieur le Procureur. Vous avez parlé des différents problèmes que vous avez détectés chez les jeunes qui ont été interpellés en novembre, du décrochage scolaire non signalé et d'une problématique lourde par rapport aux institutions. Pouvez-vous être plus précis sur ce point ?
Deuxièmement, que pensez-vous du fonctionnement des CLSPD ? Y a-t-il des choses à améliorer ?
Vous avez également insisté sur la discrimination et je pense qu'il est effectivement important de creuser cet aspect.
Enfin, comme j'ai très mauvais esprit, lorsque vous avez parlé de la nécessité de sortir de la sanctuarisation de l'école, je voudrais savoir si vous parlez de la sanctuarisation de l'école à l'égard des jeunes qui commettent des incidents, qu'on ne signale pas et qu'on protège ou de la sanctuarisation de l'école en général, cette grosse machine à laquelle il faudrait avoir le courage de toucher.
M. François MOLINS .- Je vais commencer par la fin. Je retiens plutôt le deuxième volet de la question parce que j'ai le sentiment, au travers de ce que je constate sur le département, que certains personnels enseignants sont encore très réticents à travailler avec nous alors qu'en fait, nous souhaitons lancer des actions pour les aider. Je me rends compte que cela fonctionne à certains endroits et que, dans d'autres, on assiste au contraire à un phénomène de repli, soit parce qu'on ne croit pas en ce que l'action d'une autre institution pourrait apporter, soit du fait de clivages idéologiques : il y en a dans toutes les institutions, notamment chez nous.
Même si on constate que, malgré la richesse des interventions éducatives et sociales au sein des établissements, elles atteignent leur limite et que l'on est dans le mur, on n'est pas pour autant enclin à accepter l'aide que peuvent apporter d'autres institutions. Je vois les choses de cette façon. Ce n'est pas général ; c'est un diagnostic que je porte au travers des difficultés que j'éprouve dans le traitement de l'absentéisme scolaire : bien que j'aie l'appui de l'inspecteur d'académie, je constate que le relais n'existe pas au niveau de tous les établissements.
Mme Raymonde LE TEXIER .- Nous ne pouvons que nous interroger lorsque nous constatons, comme vous l'avez fait vous-même, que les agressions et les actes de violence, qui sont le seul mode d'expression dont on dispose lorsqu'on n'a pas l'usage des mots, sont tournés le plus souvent contre des établissements scolaires. Cela signifie bien quelque chose.
M. François MOLINS .- Les cibles ne sont pas neutres. Nous avons constaté effectivement qu'énormément d'établissements scolaires ont été touchés et visés. Cela m'amène à répondre à la première question que vous avez posée sur la problématique lourde des jeunes par rapport aux institutions, car cela renvoie au fait que l'Education nationale a été une cible pour beaucoup de jeunes.
Faut-il y voir une relation de cause à effet avec les situations de décrochage et de déscolarisation que j'évoquais tout à l'heure ? Nous savons, puisque nous avons pu le décrypter dans le traitement d'affaires plus lourdes dont la presse n'a pas parlé mais que nous avons traitées après plusieurs mois, les juges d'instruction ayant été saisis, que des atteintes lourdes ont été portées contre certaines cibles et que cela représentait une forme de vengeance suite à des discriminations qui avaient été subies. Même si nous n'avons pas pu l'élucider judiciairement, d'après nos renseignements, nous avons tout lieu de penser que l'auteur de l'incendie du garage d'Aulnay-sous-Bois, qui a provoqué la mise au chômage technique de dizaines de personnes et l'incendie de 150 véhicules, est quelqu'un qui avait essayé d'entrer dans ce garage dans le cadre d'un CDD et qui avait été éconduit.
Je ne le dis pas pour le justifier : ce n'est absolument pas mon propos, mais on peut aussi y voir un élément de compréhension à l'égard de cette problématique.
Il reste la problématique très lourde qui oppose actuellement les jeunes à la police et qui nous paraît très préoccupante parce que nous percevons une évolution, sans remettre en cause la légitimité du travail des policiers qui font ce qu'ils peuvent, qui nous laisse craindre, si cela continue ainsi, de devoir gérer des événements beaucoup plus graves d'un côté comme de l'autre.
Je réponds maintenant à votre question sur les CLSPD. Je ne veux pas renvoyer la responsabilité aux élus, mais je pense que la première responsabilité de la bonne marche d'un CLSPD est d'abord celle de l'élu, parce que c'est lui qui a la charge de l'animer. Le CLSPD est une coquille : elle peut être vide et creuse, mais elle peut être aussi le réceptacle d'actions très intéressantes.
Au travers des CLSPD que nous suivons en Seine-Saint-Denis, la situation confirme l'appréciation que je viens de porter : dans certaines communes, des élus sont particulièrement investis dans leur rôle d'animation et de coordination, avec des choses qui vivent et qui fonctionnent ; dans d'autres, nous n'avons des choses qui n'existent que sur le papier et qui se traduisent par une réunion épisodique, en général une fois par an, sur laquelle nous restons sur notre faim : sur le papier, le CLSPD existe, mais on ne peut pas considérer que c'est le siège d'un partenariat effectif qui va vers un meilleur traitement des problèmes.
C'est une question de maillage et de partenariat. Je ne veux pas dire que le maire porte la responsabilité du bon ou du mauvais fonctionnement, mais je pense que c'est lui qui a la responsabilité de l'étincelle et de mener tout cela. Ensuite, il faut des partenariats : un parquet, un commissariat, des associations et un sous-préfet qui jouent le jeu. Dans ce cas, cela fonctionne. Nous avons des exemples de contrats qui fonctionnent très bien.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Monsieur le Procureur, vous nous avez apporté un éclairage fort intéressant et vous avez été fort complet, ce qui nous évite de vous reposer beaucoup de questions.
Il reste deux points sur lesquels j'insiste en ce qui concerne les CLSPD. C'est évidemment l'implication locale non seulement du maire mais aussi de tous les partenaires qui fera leur réussite, les partenaires n'ayant pas toujours la volonté de travailler ensemble. Dans un lieu, ce sera le maire, ailleurs, ce sera le procureur ou le commissaire, mais, quand tout le monde s'entend sur quelques objectifs, cela peut fonctionner.
Pour autant, c'est aussi un moyen d'associer la population et je parle ici en tant que président d'une communauté d'agglomération, puisque c'est à ce niveau que j'ai fait passer mon CLSPD aux problèmes de sécurité et de justice. En effet, lorsque la population ne comprend pas les raisons des actions qui sont menées et si elle n'apporte pas son concours, sans parler de dénonciation ou de collaboration, ce n'est pas la peine de penser que nous essaierons de gagner quoi que ce soit.
Je vous donne un exemple. Dans le cadre de notre Comité local de sécurité et de prévoyance contre la délinquance, nous avions traité d'un point qui agace fortement la population : les tags . Tout le monde s'était mis d'accord pour demander au commissaire une véritable action sur les tags parce que, même si cela ne paraît pas important, cela contribue au sentiment d'insécurité.
Chez nous, une équipe de cinq ou six jeunes a été arrêtée un vendredi ou un samedi soir, les faits se produisant le plus souvent en fin de semaine, et il se trouve qu'ils étaient de Seine-Saint-Denis. La police les a interrogés et quand on leur a demandé les raisons pour lesquelles ils venaient à Saint-Quentin, à 120 kilomètres de chez eux, ils ont dit : « Avec nos tags en région parisienne, on ne gêne et on ne dérange plus personne. Nous avons donc décidé d'attaquer la province pour faire parler de nous ». Tout cela pour dire que l'effet d'exemplarité du département joue beaucoup sur l'ensemble de la France.
J'ai encore une ou deux questions à vous poser en lien avec ce qui nous a été dit hier au cours de nos auditions. Comme vous l'avez dit et redit et comme nous l'avons constaté nous-mêmes sur le terrain, en Seine-Saint-Denis comme sur l'ensemble de la France, il n'y a pas d'organisation, quelle qu'en soit la nature ou la forme, des violences dans les banlieues. Cependant, vous avez parlé tout à l'heure de planification. S'agit-il d'une planification des manifestations ou d'un simple calendrier ? Les 13 et 14 juillet, nous y aurons droit, puisque la presse ne cesse pas d'en parler, de même que l'on a droit, dans la nuit du 31 décembre, à Strasbourg, à « l'auto grill » : il faut brûler cent voitures !
Faites-vous allusion à ce type de planification ? Sinon, cela voudrait dire qu'il y a une organisation, auquel cas cela relèverait d'un aspect ludique.
M. François MOLINS .- Il y a à la fois une dimension d'anniversaire c'est triste à dire, mais on n'échappe plus à ces actions les 14 juillet et 31 décembre et un aspect de planification. En Seine-Saint-Denis, d'après ce que nous avons pu constater en juillet, cela s'est accompagné d'une organisation. En effet, compte tenu de l'ensemble des faits dont les pompiers et les policiers avaient été victimes et du nombre d'engins incendiaires et explosifs, (ces fameux mélanges d'aluminium, de graviers et d'acide, il est bien évident que tout cela avait été préparé à l'avance. Nous en avons la certitude. On ne monte pas du jour au lendemain des gravats, des antennes métalliques ou des projectiles sur les toits des immeubles : ce ne sont pas des choses qui se font une heure avant les faits.
Il y a donc eu une programmation à une date anniversaire et une planification de ce type d'événements.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Nous avons parlé des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance et nous avons vu apparaître en même temps les Maisons de la justice et du droit (MJD). Cela fonctionne-t-il en Seine-Saint-Denis ?
M. François MOLINS .- Nous avons sept Maisons de la justice et du droit en Seine-Saint-Denis et elles fonctionnent bien. Ce sont des points d'accès au droit et des sites dans lesquels travaillent beaucoup d'associations intéressantes pour les personnes qui sont dans la précarité. On y traite tout ce qu'on appelle la troisième voie, c'est-à-dire toutes les mesures de rappel à la loi, de médiation et de réparation pénale, qui concernent aussi bien les majeurs que les mineurs. Elles souffrent simplement d'un certain déficit géographique puisque, compte tenu du processus qui avait présidé à leur création, elles peuvent être sur-dotées dans certaines régions du département et sous-dotées dans d'autres, ce qui nous met parfois en difficulté vis-à-vis de certains élus qui souhaiteraient en avoir sans que nous soyons en situation de les leur accorder.
J'ai oublié de mentionner un élément important dans mes propos parce qu'il est en relation avec les maires et les CLSPD : en Seine-Saint-Denis, nous avons la chance de n'avoir que quarante communes, c'est-à-dire quarante maires, ce qui nous donne une facilité d'organisation et de fonctionnement très intéressante qui nous a permis de mettre en oeuvre de façon régulière et opérationnelle des relations entre les maires et le parquet à la suite de l'adoption de la loi « Perben II » qui a modifié la circulation d'informations et le code général des collectivités territoriales.
En Seine-Saint-Denis, nous avons, tous les quatre mois la dernière a eu lieu lundi dernier , une réunion entre le parquet et les maires des communes qui est réservée aux maires ou à leurs adjoints en charge de la sécurité éventuellement accompagnés de fonctionnaires territoriaux. Nous y déclinons tous les thèmes que les élus souhaitent aborder et nous avons ainsi l'occasion de présenter les difficultés d'organisation et de fonctionnement de la juridiction, d'expliquer notre politique pénale et d'indiquer nos objectifs. C'est vraiment très intéressant.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Si vous êtes nommé un jour dans le département de l'Aisne, vous ne connaîtrez pas la même situation puisque nous avons 832 communes.
M. François MOLINS .- Ce sera plus difficile à organiser, en effet.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Cela pose un autre type de problème, puisque, comme je le dis à chaque audition, la Seine-Saint-Denis n'est pas la France. Lorsque, dans une ville c'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que nous puissions travailler au niveau d'une communauté d'agglomération , on mène une lutte efficace contre la délinquance dans les quartiers en difficulté, celle-ci se déplace. Chez nous, elle le fait de plus en plus dans les communes rurales.
Dans les départements comme le vôtre, plus la politique est efficace, plus les personnes qui posent beaucoup de problèmes atterrissent chez nous. Lorsque cela se produit dans une ville centre de 80 000 habitants entourée de 30, 40 ou 50 communes de deux ou trois cents habitants, j'ai tous les maires à dos, ce qui est toujours gênant pour un sénateur, qui me disent qu'il est bien beau d'avoir des effectifs de police supplémentaire et une justice efficace mais que ce sont eux qui récoltent toutes les difficultés. Je vous pose donc la question de l'équilibre de la France urbaine et rurale.
M. François MOLINS .- Je ne pourrai pas vous rassurer totalement, monsieur le Sénateur. Nous avons aussi un effet « splash » dans le département, même si je pense que nous en gardons quand même beaucoup sur place, mais c'est un phénomène que nous constatons à chaque fois que nous sommes efficaces : cela déborde sur les communes avoisinantes.
C'est l'une de nos grosses difficultés à l'heure actuelle. Même si nous ne sommes que sur un département, nous cumulons tellement de quartiers « chauds » dans lesquels nous avons des impératifs importants de lutte contre les trafics et l'économie souterraine que nous n'avons pas les moyens, en termes de services d'investigation de police judiciaire, de tout traiter autant que nous le voudrions et en même temps.
Cela dit, contrairement à certains départements, nous n'avons jamais des conflits positifs entre services de police pour traiter un nouveau dossier mais plutôt des conflits négatifs qui font que nous sommes parfois réduits à faire appel à des services extérieurs, notamment les services de la brigade des stupéfiants de la préfecture de police, pour leur demander de venir aussi chez nous parce que nous ne pouvons pas tout traiter nous-mêmes.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Hier, nous avons eu un responsable d'association de Clichy-sous-Bois qui fait un travail intéressant sur le terrain avec une association qu'il a créée après les événements et qui nous a dit que, pour dépassionner le climat, alors que nous approchons de l'anniversaire des événements, le signal fort qu'il faudrait donner à la jeunesse est une loi d'amnistie. Je vous pose donc la question : quels seraient les effets d'une telle mesure ?
M. François MOLINS .- Je ne vois pas comment les institutions pourraient passer l'éponge sur des faits aussi graves, l'amnistie revenant à passer l'éponge sur le côté visible de l'iceberg. A mon avis, le vrai problème n'est pas de décider l'amnistie ou non mais de traiter au fond des problèmes qui sont à la base de tout cela et qui renvoient, d'une part, à la nécessité de réprimer beaucoup plus je ne serai pas original à cet égard des comportements qui ne l'ont pas été suffisamment (je vous renvoie ici aux trafics qui sont organisés dans les cités et qui tiennent souvent ces quartiers) et, d'autre part, à l'exigence d'engager des actions de fond dans le domaine de la prévention. En effet, ce n'est pas parce que l'on réprime des gens qui méritent de l'être qu'il ne faut pas tendre la main à d'autres, dans la mesure où ce sont souvent ces quartiers qui cumulent le plus haut niveau de délinquance et je précise bien que je ne fais pas de lien mécanique entre les deux éléments et le plus haut niveau de précarité et d'exclusion.
Il y a donc matière à travailler dans les deux cas et je ne pense pas qu'une amnistie soit de nature à régler cela. Je me demande même si cela ne contribuerait pas à brouiller davantage le message de certains jeunes à l'égard de l'impunité dont ils peuvent se sentir l'objet, à tort ou à raison.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Cela deviendrait exactement comme ce qui se passe en l'attente des élections présidentielles : à partir d'une certaine période, on fait ce qu'on veut, on stationne où on le souhaite et on attend l'amnistie.
Mme Raymonde LE TEXIER .- Je ne vais pas lancer le débat sur ce point, mais je trouve que le fait d'imaginer que l'on puisse les amnistier est une façon de plus de ne pas les reconnaître, en semblant leur dire : « Vous êtes des pauvres mômes de banlieue ». Je partage donc votre point de vue sur ce point.
Si vous le permettez, monsieur le Président, j'aurais voulu reparler des MJD. Si vous dites que c'est un outil intéressant, je pense qu'il est important de le noter, ne serait-ce que pour un rappel à la loi immédiat. En effet, dans le département où j'habite, le Val d'Oise, les MJD ferment les unes après les autres, faute de moyens, parce qu'on demande maintenant aux maires de prendre tout en charge, même à ceux qui étaient à l'origine des premières MJD, depuis les locaux jusqu'à tous les aspects de fonctionnement matériel en passant par les personnes qui sont à l'accueil. Elles ferment aussi parce que les magistrats croulent sous le travail et que des déplacements dans les MJD alourdiraient encore leurs tâches. Pour avoir vécu le fonctionnement d'une MJD dans ma ville, au moment de leur création, j'ai vu l'intérêt essentiel qu'elle représentait pour un rappel à la loi immédiat. La sottise était faite le matin et, l'après-midi ou le lendemain, l'auteur de l'infraction et la victime étaient face à face, ils pouvaient discuter et il pouvait y avoir au minimum des excuses.
Si vous pensez qu'elles sont intéressantes, il sera bon que nous puissions le noter clairement dans notre rapport.
J'ai oublié par ailleurs de vous demander tout à l'heure des précisions sur les « correspondants Ville-justice », car je n'ai pas bien compris à quoi ils servaient.
Enfin, vous avez parlé tout à l'heure d'un jeune qui a mis le feu à un garage dans lequel il semblerait qu'il avait souhaité travailler et qu'il n'a pas été recruté. Je me méfie des interprétations de ce type d'exemples qui vont donner raison à certains et qui ne veulent rien dire. Pour avoir connu des situations semblables dans ma ville, je sais que, lorsqu'ils mettent le feu au garage, ce qui, naturellement, n'est pas excusable, ce n'est pas parce qu'on leur a refusé un travail mais parce que c'est la cinquantième fois qu'on leur refuse une embauche et que, par ailleurs, leurs parents ne les ont pas soutenus dans leur scolarité, ne les ont jamais empêchés d'être dans la rue jusqu'à 1 heure du matin dès 8 ans et leur disent ensuite : « Tu es vraiment stupide, tu n'arrives pas à trouver de travail, tu vas dégager !... » C'est ainsi que l'on parle à ces jeunes. Parfois, la pression est telle que, la énième fois qu'on leur refuse une embauche, ils « pètent les plombs ». Je pense que nous parlons de la même chose.
M. François MOLINS .- Sur les MJD, je partage tout à fait votre préoccupation, puisque vous évoquez des difficultés que nous avons vécues un temps en Seine-Saint-Denis. Je ne veux pas accuser mon institution, mais je vous répondrai simplement que toute politique a un coût et que, lorsqu'on lance une politique publique, il faut les moyens de la faire fonctionner. Il faut donc des magistrats et des fonctionnaires.
Pour ma part, j'entre dans une période plus faste à Bobigny parce que nous étions sous-dimensionnés et que nous allons bénéficier d'entrées en effectifs, ce qui va nous permettre de mieux suivre les CLSPD et d'être beaucoup plus présents, mais je ne veux pas parler uniquement de mon cas.
Les difficultés que vous évoquez sur les Maisons de la justice et du droit sont clairement la conséquence des insuffisances d'effectifs de fonctionnaires au sein des juridictions. Dans la mesure où les Maisons de la justice et du droit impliquent la présence d'un fonctionnaire de catégorie B, c'est-à-dire d'un greffier, si vous liez cela aux insuffisances d'effectifs subies par les juridictions, vous avez l'explication du phénomène qui a pu contraindre certains chefs de juridiction, face à une forme de paupérisation et à une insuffisance d'effectifs, à préférer sacrifier les greffiers des maisons de justice que le greffier des juges aux affaires familiales ou du tribunal correctionnel.
Comme j'aime bien dire ce que je pense et que je ne pratique pas la langue de bois, j'affirme que c'est une chose qui, dans le passé, n'a pas été suffisamment prise en compte au niveau du ministère de la justice en termes de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires. Quand on veut créer une MJD, il faut la présence d'un greffier.
Nous devions ouvrir il y a presque un an la Maison de la justice et du droit de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil mais nous n'avions pas de greffier. Finalement, nous avons tenu bon et nous ne l'avons pas ouverte tant que nous n'avions pas un greffier disponible. Le jour où nous l'avons obtenu, nous avons pu l'ouvrir. C'est un discours, même s'il n'est pas commode à tenir, qui est beaucoup plus clair et transparent pour les élus et qui a sa cohérence.
Quant aux « correspondants Ville-justice », nous les avons réactivés et ils renvoient à l'époque des emplois jeunes au niveau du ministère de la justice. Lorsqu'ils existaient, le parquet les avait positionnés sur les relations entre le parquet et les mairies et leur but était d'être des interfaces et d'assurer la transmission des informations entre le parquet et la mairie sur le suivi des actions du CLSPD, voire d'apporter des renseignements sur des affaires qui avaient été traitées.
Finalement, les emplois jeunes ont disparu et nous n'avions plus les moyens d'assurer cette interface. Le besoin de continuer à l'assurer faisant l'unanimité tant au niveau du parquet qu'au niveau des maires, nous avons posé le problème assez fermement auprès de notre ministère et nous avons obtenu la validation de ce dispositif que nous sommes le seul parquet de France à détenir.
Il consiste à conclure avec les maires une convention qui prévoit le recrutement d'un agent, soit aux frais de la mairie, soit en utilisant des dispositifs « Borloo ». Sur les six postes dont nous disposons à l'heure actuelle, nous constatons qu'il y a parfois des anciens emplois jeunes, c'est-à-dire des gens que nous connaissons et en qui nous avons confiance, ou des personnes qui travaillaient parfois déjà au sein de la mairie dans le cadre du CLSPD. En tout cas, ils sont soumis à notre agrément par le maire et, dès qu'ils sont agréés, ils bénéficient d'un bureau au sein du palais (nous avons un bureau chez nous pour nos six correspondants), ils peuvent venir quand ils veulent, ils sont la tête de pont du parquet au CLSPD, mais aussi celle du maire, et ils ont la possibilité, dans la mesure où ils peuvent accéder à nos applications informatiques, de renseigner le maire sur les suites judiciaires des procédures qui ont été initiées sur le territoire de la commune.
Par conséquent, tout le monde s'y retrouve. Nous nous y retrouvons nous-mêmes, parce que ce sont des gens auxquels nous faisons confiance en leur apportant notre agrément dans le cadre des conventions qui nous sont soumises, c'est un moyen de rendre notre politique plus lisible (nous avons toujours de gros problèmes de lisibilité de nos politiques pénales parce que, malheureusement, le temps judiciaire n'est pas le temps médiatique et que la réponse immédiate n'est pas forcément la réponse définitive) et cela permet d'assurer un suivi dans le traitement de ces informations. Tous les maires qui en bénéficient s'en félicitent.
Alors qu'il n'y avait aucune convention il y a un an, il y en a six aujourd'hui et je pense qu'il y en aura de plus en plus avec l'ensemble des communes qui ont des CLSPD.
M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Nous vous remercions, monsieur le Procureur de la République, de cet éclairage que vous nous avez apporté.