Audition de M. Richard MAILLET, président de l'association « Stop à la drogue », M. Julien BAUDRY, membre de l'association, et M. Jean COSTENTIN, professeur de pharmacologie à la Faculté de médecine et de pharmacie de Rouen (26 septembre 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Nous sommes réunis pour cette dernière audition dans le cadre de notre mission commune d'information qui a commencé ses travaux il y a maintenant six mois et qui rendra son rapport, sous l'égide de notre rapporteur, dans un mois environ. Il était important d'avoir l'occasion de vous rencontrer avant de boucler nos travaux.

Conformément à notre système classique, nous allons vous donner la parole en vous demandant de vous efforcer d'être synthétique, après quoi nous passerons au jeu des questions-réponses.

M. Richard MAILLET .- Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous avoir accueillis dans ce lieu. Je suis bénévole, président de l'association « Stop à la drogue » et j'exerce par ailleurs la profession d'ostéopathe. Je suis marié, père de trois garçons de 26, 24 et 21 ans, et je suis également titulaire du diplôme universitaire de prévention des toxicomanies.

« Stop à la drogue » est une association loi 1901 qui a été créée il y a dix ans par des parents bénévoles dont l'objectif est de prévenir la consommation d'alcool, de tabac et de drogues illicites. « Stop à la drogue », ce sont 300 familles adhérentes qui nous soutiennent et nous font confiance. « Stop à la drogue » est une équipe de cinq professionnels diplômés en psychologie qui interviennent, classe par classe, du CM2 à la terminale. « Stop à la drogue », ce sont également des débats interactifs de deux heures avec les élèves, mais aussi des réunions avec les parents et les professeurs durant deux heures.

« Stop à la drogue », en dix ans, a mené des actions de prévention après de 23 000 élèves, dont 4 700 l'année dernière. « Stop à la drogue », depuis dix ans, cherche à prévenir la consommation et à aider les jeunes à trouver les arguments pour dire non à une offre de drogue en renforçant les convictions des non-consommateurs, en déclenchant une réflexion chez les expérimentateurs et les consommateurs réguliers et en montrant ce qui se cache derrière les drogues. L'idée est de découvrir où est l'arnaque avec comme conclusion : « Qui se fait avoir, qui est le blaireau, qui se fait plumer comme un pigeon, qui perd sa liberté ? »

« Stop à la drogue » implique également élèves, parents et professeurs pour qu'ils deviennent eux-mêmes acteurs de prévention.

C'est notre histoire que je voudrais partager avec vous aujourd'hui, tout au moins en partie.

En 1998, deux ans après la création de « Stop à la drogue », la politique préventive à l'école change. C'est la réduction des risques qui se met en place et qui va être déclinée en deux volets : le premier va tolérer la consommation occasionnelle, festive ou récréative ; le deuxième va prévenir l'abus d'usage et la dépendance.

A l'époque, « Stop à la drogue » n'a pas modifié sa méthode parce que, pour nous, éviter les risques, n'est-ce pas d'abord éviter la consommation ? Aujourd'hui, je souhaite montrer du doigt la faille de la réduction des risques dans les collèges et les lycées parce qu'elle a un lien avec la délinquance, thème de votre commission.

Comme vous le savez, l'alcool et les drogues illicites modifient l'état de conscience et le comportement. Notre constat sur le terrain, après dix ans, est la faille représentée par la tolérance de l'usage récréatif ou festif, de la consommation occasionnelle, l'illusion que l'on peut demander à nos adolescents de maîtriser leur consommation d'alcool ou de drogues illicites.

Avec cette tolérance de la consommation occasionnelle, non seulement on ne dissuade guère de se droguer, mais on incite les plus jeunes, les plus fragiles à croire qu'ils vont gérer l'usage du cannabis ou de la cocaïne, comme ils pensent le faire avec l'alcool et le tabac. « T'inquiète, je gère », nous disent les jeunes, ce à quoi Julien Baudry, ici présent, répondra tout à l'heure : « Tu crois gérer, mais tu es dépassé ». Si vous êtes parents ou grands-parents, vous savez bien que les adolescents ne sont pas des adultes à la maturité terminée.

Par ailleurs, il faut se demander ce qu'a donné, sur le terrain, cette tolérance de la consommation au collège et au lycée. En 1998, juste avant l'application de la réduction des risques, 27 % des jeunes à 18 ans déclarent avoir fumé au moins un joint une fois. En 2002, ils sont 57 %, à 17 ans cette fois, à déclarer l'avoir fait, soit deux fois plus en quatre ans. Ces données émanent de l'Observatoire français des drogues et toxicomanies.

En 1996, les chefs d'établissement demandaient les interventions de notre association dans les classes de seconde et de troisième. En 1999, on nous demandait d'intervenir en classe de cinquième et de quatrième. En 2002, on nous demandait d'intervenir en CM2 ! Non seulement la consommation a explosé, mais l'âge des premières consommations s'est déplacé vers les 9-10 ans.

Il serait intéressant de comparer ces chiffres avec ceux qui correspondent à l'évolution des violences dans les collèges et les lycées. Je n'ai malheureusement pas pu le faire parce que je n'avais pas la documentation.

Certes, la réduction des risques a sûrement une place, mais ailleurs que dans les collèges et les lycées. Il est extrêmement urgent de revoir l'approche avec les collégiens si on veut diminuer les actes de violence, comme le nombre de consommateurs, en abandonnant justement la tolérance de l'usage festif et en mettant en avant l'éloge du non-usage et l'appréhension de la consommation de drogues illicites, comme l'a fait la Suède, qui a les meilleurs résultats d'Europe dans le domaine des drogues illicites.

Le deuxième point sur lequel je souhaite attirer votre attention a trait à l'influence des médias dans la progression des consommations. Combien de fois n'ai-je pas moi-même entendu, le soir, rentrant de réunion avec des parents ou des professeurs, des vedettes du show-biz ou de la musique et des présentateurs de télévision tenir des propos qui banalisaient et même valorisaient les drogues, alors même que, toute la journée, notre équipe avait rencontré des élèves en prévention ? Cette incohérence n'a-t-elle pas également contribué à l'explosion du nombre de consommateurs ?

J'en viens à mon troisième point. Nous souhaitons contribuer à votre réflexion sur la délinquance en vous proposant une démarche en direction des politiques et du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Elle consisterait à suggérer :

1) dans le domaine de la radio, d'élaborer des codes de conduite destinés à limiter les déclarations où les interviews irresponsables qui, ces dernières années, se succèdent à une vitesse de plus en plus rapprochée ;

2) dans le domaine de la télévision et des journaux, de développer des campagnes préventives avec le concours de jeunes non consommateurs visant à démoder l'usage de drogues illicites, comme on a su le faire avec succès pour le tabac (ce que l'on a réussi à faire avec le tabac, il est tout à fait possible de le réussir notamment avec le cannabis et les autres drogues), plutôt qu'une diffusion d'émissions en faveur de la dépénalisation-légalisation ;

3) dans le domaine de la musique rap ou reggae, où les célébrités jouent le rôle de modèles pour les jeunes, de s'assurer du soutien de vedettes non toxicomanes qui se mobiliseraient pour contribuer au développement d'une culture musicale sans référentiel drogue (cette contribution de vedettes a été un succès dans la lutte contre le sida ; encore une fois, pourquoi ne pourrait-on pas se servir du même système pour les drogues illicites ?) ;

4) de veiller à maintenir le caractère d'infraction pénale pour ceux qui, par des paroles, des écrits ou des images, encouragent la consommation de drogues illicites, que ce soit suivi ou non d'effet sur les jeunes, et de veiller à faire appliquer cette loi en considérant qu'entre la liberté d'expression et l'incitation à la consommation de drogues illicites par les plus jeunes, il y a une limite que la législation doit garantir pour le bien des plus jeunes et des plus faibles.

En conclusion, toute démarche préventive ne doit-elle pas s'appuyer sur les valeurs que l'on veut promouvoir dans la société comme la paix, la solidarité entre les générations, le respect de soi et des autres, autrement dit un grand stop à la violence, qui va de pair avec un stop à la drogue ?

Je vous remercie de votre attention et laisse la parole à Julien Baudry, ancien consommateur, qui a accepté de venir témoigner cet après-midi.

M. Julien BAUDRY .- Mesdames et messieurs les sénateurs, bonjour. Je tiens à vous dire que le fait de témoigner devant vous aujourd'hui est un immense honneur et un grand privilège qui me sont faits. J'ai 25 ans, je suis originaire d'un petit village à côté de Maubeuge, à la campagne, et j'ai eu une jeunesse heureuse. Je n'ai jamais manqué de rien, mes parents ont toujours travaillé et j'ai un petit frère. J'ai reçu une bonne éducation avec de fortes valeurs morales et, jusqu'à l'âge de 14 ou 16 ans, j'étais un élève doué et brillant avec de très bons résultats scolaires.

Dans ma vie, j'ai fait une grosse erreur : j'ai accepté mon premier joint à l'âge de 16 ans. A partir de ce jour-là, ma consommation est très vite devenue une habitude, puis un mode de vie. Il fallait que je consomme toujours plus tous les jours et que je sorte toujours plus chaque week-end. C'est ainsi que j'en suis venu à consommer des drogues dites dures : ecstasy, amphétamines, cocaïne, puis héroïne. J'ai fini dans les bas quartiers, complètement rongé par l'héroïne.

Il m'a fallu très longtemps pour m'en sortir. Ce mode de vie m'a coûté tellement cher en argent et en énergie que mes salaires et mon argent de poche ne me suffisaient pas. J'en suis donc venu, dans un premier temps, à revendre mes affaires, puis j'ai volé mes parents et mes employeurs pour revendre les affaires que je volais. Ensuite, j'en suis venu à importer des drogues en provenance de Belgique et des Pays-Bas pour les revendre. J'ai également fait pousser du cannabis chez moi. Je n'avais rien à faire des conséquences, de ma santé, de mon argent, de rien. J'étais devenu un délinquant proprement dit.

Même si j'en ai honte maintenant, je suis vraiment heureux d'être sorti de ce cercle vicieux, non sans mal. Dans mon malheur, je n'ai pas trop à me plaindre, parce que je suis libre, j'ai réussi à arrêter, j'ai réussi à faire un peu d'études et, surtout, je suis vivant, ce qui n'est pas le cas de tout le monde : beaucoup de mes amis sont soit en prison, soit morts.

Aucun d'entre nous ne pensait vivre ce que nous avons vécu quand nous avons commencé. Au début, c'était simplement un phénomène de mode qui continue de se répandre à l'heure actuelle. Nous ne savions pas quelles conséquences cela pourrait avoir.

J'ai perdu cinq années d'étude et cela m'a coûté entre 20 000 et 30 000 euros. Tout cela pour quoi ? Pour rien ! C'est parti dans des volutes de fumée.

Je voudrais fonder une famille et avoir des enfants, mais, honnêtement, quand je vois ce qui se passe à l'heure actuelle  le phénomène ne cesse de s'accroître , j'ai vraiment peur pour mes enfants et pour les générations à venir, et je ne cesse de penser à tous ceux qui continuent à vivre le calvaire que j'ai vécu pendant dix ans.

M. Jean COSTENTIN .- Mesdames et messieurs les sénateurs, j'ai été convié par M. Maillet pour porter un message qui se veut plus scientifique et beaucoup moins sociétal que celui qu'il était en mesure de restituer.

Je suis médecin, pharmacien, docteur ès sciences, docteur de pharmacologie à la Faculté de médecine et de pharmacie de Rouen, et j'y dirige depuis trente ans une unité de neuropsychopharmacologie associée au CNRS. Nous travaillons sur les psychotropes, les médicaments du cerveau et aussi, bien sûr, les drogues et la toxicomanie.

Cela fait maintenant six ans que je m'irrite de voir la disjonction énorme qui existe entre le discours ambiant et la connaissance que j'ai progressivement acquise et agrégée sur les méfaits des drogues en général et sur ceux du cannabis en particulier.

Je vais vous rappeler quelques poncifs, quelques idées et quelques vérités premières qui, comme par hasard, sont les premières à être occultées ou ignorées.

Sachez tout d'abord que 70 % des jeunes ayant l'âge d'assister à la journée de la Défense nationale annoncent avoir expérimenté le cannabis, étant précisé que, derrière cette expérimentation, on trouve des attitudes fort diverses. Je vous donne un chiffre beaucoup plus important : 20 % de ceux qui l'ont essayé l'ont adopté et en sont devenus des utilisateurs réguliers, étant entendu que l'on devient un utilisateur régulier à partir d'un joint tous les trois jours.

Si l'on compare cela à l'usage d'une cigarette, on se demande ce que peut représenter une drogue que l'on ne prend qu'une fois tous les trois jours. Le problème, c'est que, de toutes les drogues, le cannabis, de par son principe actif, le tétrahydrocannabinol, est la seule à se stocker durablement dans le cerveau. Un joint reste une semaine dans la tête et de nombreux joints restent des mois entiers dans le corps.

Une étude récente qui nous vient d'Australie a été menée sur des individus qui avaient été incarcérés pour des raisons diverses dans des prisons australiennes, où le cannabis cesse d'entrer, contrairement aux prisons françaises où cette drogue coule à flot. Cela a permis de suivre, dans l'urine de ces individus, l'élimination des produits issus de la transformation du tétrahydrocannabinol. Il est ainsi apparu que, plus de huit semaines après la dernière consommation, ces sujets ont continué d'éliminer, dans leurs urines et les égouts de la ville, les produits issus de ce tétrahydrocannabinol.

Par conséquent, cette drogue qui n'est consommée que tous les trois jours, voire tous les huit jours, a des effets rémanents. Certes, l'ébriété qui est recherchée de façon essentielle ne va durer que quelques heures, mais, derrière cette expression la plus intense de l'effet, il en est une autre qui s'effiloche au long cours.

D'après les chiffres de l'OFDT que vous connaissez mieux que moi, 300 000 de nos gamins qui ont entre 12 et 15 ans ont déjà touché au cannabis. Or plus on l'essaie précocement, plus on l'adopte rapidement et plus on se détériore, car on sait désormais que le cerveau de l'enfant n'est pas fini, qu'il continue d'évoluer et de se structurer jusqu'au-delà de 20 ans et que le fait d'agir sur ce cerveau en développement par le tétrahydrocannabinol perturbe définitivement un certain nombre d'organisations synaptiques.

Depuis quelques mois, des techniques particulières nous permettent de disposer d'images qui montrent qu'au niveau du faisceau arqué, dans l'hémisphère gauche, chez les sujets qui ont été des consommateurs importants de cannabis, il existe les mêmes anomalies neurobiologiques que celles que l'on trouve chez les sujets schizophrènes.

Un joint, c'est une semaine dans la tête et de nombreux joints, c'est pour des semaines dans le corps. Le cannabis est, de toutes les drogues, la seule qui se stocke durablement dans l'organisme. Nous avons constaté la diffusion et le rajeunissement des usages ; nous constatons également l'augmentation de la teneur en principes actifs qui, sur une quinzaine d'années, a été multipliée par quinze. Il ne s'agit plus de la canette de bière et de l'ébriété qu'elle produit mais de 250 millilitres d'un whisky à 40 degrés. Oublions les fabliaux qui ont bâti la mythologie du « bon chichon » ! Le cannabis a changé. Ses utilisateurs sont devenus plus nombreux et se sont rajeunis.

Cela étant  c'est là votre intérêt principal , quelle relation peut-il y avoir entre le cannabis et l'augmentation de la violence ? Comme par hasard, la violence s'est accrue au même rythme que la progression de l'usage du cannabis. Toutefois, corrélation n'est pas preuve : ce n'est pas parce que deux phénomènes suivent la même évolution qu'ils sont forcément en relation de causalité. Voyons donc si, dans la neurobiologie du cannabis, des éléments permettent de comprendre, dans une certaine mesure, les relations qui pourraient exister entre l'un et l'autre phénomènes. Loin de moi l'idée simplificatrice qui ne voudrait voir dans l'augmentation de la violence que celle de l'augmentation de la consommation de cannabis. Je veux simplement vous montrer qu'il y a des relations entre l'évolution de ces deux courbes.

On sait que le cannabis a des effets désinhibiteurs et psycholeptiques, c'est-à-dire qu'il tire le psychisme vers le bas. Pour pallier cela, très communément, ceux qui consomment du cannabis le font avec des agents psychoanaleptiques et psychostimulants. A minima, c'est le tabac, quand ce n'est pas recherché auprès d'agents beaucoup plus stimulants que sont les amphétamines, la cocaïne ou l'ecstasy.

Le fait de décupler le besoin d'agir sur le fond d'une levée d'inhibitions est connu de longue date. C'était l'époque où  cela a été supprimé de la thérapeutique , pour faire maigrir un certain nombre d'individus, on leur donnait à la fois des amphétaminiques (c'étaient les fameux « coupe-faim ») sur un fond de benzodiazépine. Il suffit de relire les annales judiciaires pour constater le nombre de drames auxquels cela a abouti. Le fait de décupler les capacités d'action sur un fond de levée d'inhibitions amène à arbitrer en faveur de solutions souvent violentes.

J'en viens aux relations avec l'alcool. Il est avéré que la consommation de cannabis incite à la consommation d'alcool. Je vous narre brièvement une expérience qui est un grand classique de tous les laboratoires de psychopharmacologie : si vous offrez à des rats la possibilité de boire de l'eau ou une solution hydro-alcoolique, vous constaterez que, spontanément, ils se cantonnent à l'eau et n'ont aucune appétence particulière pour l'alcool. On s'aperçoit que 2 à 3 % seulement de ces animaux le font ; on mettra ceux-là de côté car ils seront intéressants à étudier pour d'autres raisons. Les rats, pour l'essentiel, ne consomment donc que de l'eau, mais si vous leur injectez quotidiennement du tétrahydrocannabinol, vous les voyez progressivement déporter leur consommation du biberon d'eau vers le biberon d'alcool.

Il faut ajouter que la rencontre de l'alcool et du cannabis au plan des performances psychiques est proprement exécrable. J'ai une fille urgentiste qui me demande de marteler, au cours de toutes les réunions que j'organise chaque semaine, le message selon lequel l'alcool et le cannabis font très mauvais ménage. Cela se termine en effet souvent sur le platane ou en rixes à la sortie des boîtes de nuit !

Lorsqu'on amène ces jeunes gens dans les centres d'urgences, si on calcule leur alcoolémie, on se dit qu'ils ont été sages et raisonnables (ils ne sont qu'à 0,40 gramme, en dessous du seuil légal), et quand on dose le tétrahydrocannabinol dans le sang, on en arrive à 5 ou 10 nanogrammes par millilitre, ce qui n'est presque rien. Pris individuellement, ces deux agents n'auraient dû avoir aucun effet, mais leur rencontre est explosive.

Là encore, je vous cite une épreuve pratiquée dans nombre de laboratoires de psychopharmacologie. Imaginez un manche à balai qui tourne à l'horizontale sur lequel vous mettez un rongeur. Celui-ci, ne voulant pas tomber, va adapter sa démarche afin de ne pas être dépassé : il coordonne ses mouvements. Si vous lui donnez de l'alcool, jusqu'à 0,50 g/l (le législateur n'a pas mal choisi sa limite), l'animal va continuer de marcher sans être importuné. Si vous lui mettez 10 ng/kg de tétrahydrocannabinol isolément, il en est de même : il continue d'avancer. En revanche, si vous associez chacune de ces deux drogues à dose moitié moindre, vous verrez que l'animal tombe lourdement et n'ébauche même pas un mouvement pour éviter de s'écraser sur le sol.

Le cannabis incite donc à la consommation d'alcool et la rencontre du cannabis et de l'alcool est tout à fait malencontreuse, non seulement dans les phénomènes de levée de l'inhibition et de rixes, mais aussi sur la route, pour soi-même ou pour les autres.

Toujours en relation avec les violences, il est démontré que le sujet introverti, morose ou tristounet qui va rencontrer le cannabis va en éprouver un mieux soudain. Il a vraiment l'impression d'avoir trouvé son antidépresseur. Dès lors, il en use très logiquement et, comme cela donne lieu à tolérance, c'est-à-dire à une diminution progressive des effets qu'il recherche, il va bien devoir en abuser. C'est ainsi que les troubles qu'il voulait soigner non seulement ne disparaissent plus mais réapparaissent à un niveau beaucoup plus haut que primitivement.

Marie Choquet, une épidémiologiste de l'Inserm avec laquelle nous venons d'écrire un livre à trois mains qui va paraître prochainement et qui s'intitulera Le cannabis, les dangers à l'adolescence , a montré, en exploitant les enquêtes pratiquées lors des journées d'appel à la Défense, qu'il y avait une corrélation étroite entre l'augmentation des tentations et tentatives de suicide chez nos jeunes et l'accroissement de leur consommation de cannabis.

Le questionnaire était bâti sur le mode suivant : « Fumez-vous, oui ou non ? Du cannabis, oui ou non ? S'il s'agit de cannabis, combien fumez-vous ? Une, deux ou trois fois par semaine ou par jour ? Avez-vous eu des tentations de suicide et avez-vous effectué des tentatives de suicide ? ». Ce questionnaire lui a permis de démontrer la corrélation très hautement significative (1 pour 10 000) qui existe entre la consommation de cannabis et les tentations et tentatives de suicide. La suicidalité de nos jeunes est un problème préoccupant et la consommation de cannabis en est un autre, mais ces phénomènes sont en partie reliés.

Il existe également une relation entre le cannabis et la schizophrénie. On sait désormais qu'un nombre important de schizophrénies vont être décompensées ou réalisées et induites de toutes pièces par la consommation de cannabis. Il faut avoir à l'esprit que 10 % de la population des schizophrènes de France, qui représente elle-même 1 % de la population française, soit 600 000 schizophrènes, fait l'objet de morts violentes.

En considérant tous ces points, il apparaît clairement qu'il existe une incidence manifeste de l'usage du cannabis sur les comportements violents vis-à-vis non seulement de soi-même mais aussi d'autrui.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Je passe immédiatement la parole aux sénateurs qui souhaitent intervenir.

Mme Marie-France BEAUFILS .- C'est plus au président de l'association que je m'adresserai. Dans l'analyse que vous pouvez faire suite aux rencontres que vous avez avec les jeunes au cours de votre travail pour essayer de les dissuader de consommer, abordez-vous la question financière ? Je m'explique. Bien souvent, les jeunes un peu plus âgés dans les collèges font appel aux tout jeunes pour commencer à véhiculer quelques doses de drogue et, quelque part, on les y incite en leur donnant quelques moyens financiers pour le faire. Avez-vous abordé ces questions avec eux et non pas simplement l'aspect du risque de la consommation ?

La question que je pose peut paraître secondaire, mais elle est néanmoins importante. En effet, autant l'idée d'essayer de convaincre les enfants de ne pas toucher à la drogue me paraît louable, autant on se rend compte qu'il y a des moyens pervers de les y amener et qu'ils sont parfois plus compliqués à éliminer.

M. Richard MAILLET .- Ce n'est pas un sujet qui est abordé systématiquement lors des rencontres avec les jeunes. Je ne fais plus d'interventions avec les élèves depuis quelques années, ne m'occupant que des interventions avec les professeurs et parents, mais il arrive parfois à mes intervenants d'aborder ces sujets parce que toutes nos interventions partent du principe de débats interactifs. Nous essayons toujours de partir des questions des élèves tout en développant un certain nombre d'idées que nous tenons absolument à débattre avec eux.

Je connais le phénomène que vous évoquez, mais ce n'est pas un point qui est systématiquement abordé dans toutes les classes avec les jeunes. Cela dit, je retiens l'idée, parce que c'est une chose dont nous pourrions discuter avec l'équipe des psychologues.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je tiens tout d'abord à remercier nos trois intervenants, qui ont été d'une très grande clarté et qui sont allés au fond du problème.

Professeur, vous nous avez convaincus sur les drogues, si nous en avions encore besoin, et, monsieur le Président, votre action devrait être très largement démultipliée sur l'ensemble du territoire.

Vous nous avez parlé tout à l'heure du problème des médias et de l'exemplarité de la drogue : on parle en effet plus de l'exemplarité de la drogue que du combat contre la drogue. Dans les émissions de télévision les plus regardées, c'est à celui qui fume le plus de « pétards » et c'est maintenant presque une légion d'honneur.

Ma question s'adresse à Julien Baudry, qui nous a fortement touchés par son récit clair, net et précis. Le vrai problème, non pas pour trouver des solutions, mais pour essayer de faire avancer le problème de la lutte contre les toxicomanies, est certainement de mieux connaître l'état de délabrement dans lequel on peut tomber et je relie cela à l'ensemble de ce qui a été dit. En effet, ce que vous nous avez dit ne relève pas de la recherche scientifique : vous nous avez dit que vous aviez volé et que vous auriez pu aller jusqu'à tuer, en évoquant les violences auxquelles vous aviez assisté. Que pouvez-vous attendre de la société et des élus pour faire en sorte de trouver une formule ?

Malheureusement, dans nos familles, près de chez nous, nous entendons souvent parler de cas comme le vôtre, mais comment peut-on épargner les jeunes de la désespérance et même d'un stade qui va bien au-delà ? Quand on est au fond du trou, comment peut-on en sortir ?

M. Julien BAUDRY .- J'ai connu bien pire il y a quelques années. Qu'est-ce que j'attends de la société ? Depuis que je m'en suis sorti, je m'intéresse beaucoup au domaine de la prévention parce que c'est une chose qui me touche énormément. Parallèlement à mes antécédents, j'ai eu une formation universitaire en tant que pédagogue. Tout ce que j'ai fait sous l'emprise des drogues, je ne l'aurais pas fait si je ne m'étais pas drogué. C'est mon raisonnement à l'heure actuelle.

C'est ce premier joint, à 16 ans, qui m'a amené à faire tout ce que j'ai fait par la suite. A l'heure actuelle, la politique de réduction des risques liée à l'usage de stupéfiants est nécessaire mais insuffisante. Voici ce qu'un toxicomane m'a dit un jour : « Il est tellement simple de dire non au début et tellement difficile d'arrêter par la suite ».

La réduction des risques, comme son nom l'indique, permet de réduire les risques quand la personne consomme. Elle ne permet en aucun cas d'éviter aux jeunes ce phénomène de mode qu'est la consommation et de les pousser à une réflexion sur ce sujet.

Quand j'étais en terminale, alors que je consommais déjà, un policier est passé dans ma classe avec une mallette pour faire de la prévention. La seule chose à laquelle j'ai pensé alors a été de lui voler sa mallette. Pendant toute cette période de consommation, j'ai vu les policiers comme des ennemis, j'ai eu des comportements très violents et antisociaux et je ne comprenais pas. Je pensais que je gérais cette consommation, je l'intellectualisais et je prétextais qu'elle ne m'empêchait pas de travailler, d'aller à l'école ni de passer mes examens, contrairement à certains qui ne le faisaient pas. J'ai trouvé de très nombreux arguments sur la dépénalisation, la légalisation et l'usage du cannabis à l'époque où je consommais.

Avec le recul, quand je repense à tout cela, je dis bravo à toutes les associations de prévention et à tous ceux qui se battent contre cette drogue, parce que, plus d'une fois, j'aurais pu tuer quelqu'un ou mourir. J'estime donc avoir vraiment énormément de chance.

Voici ce que j'attends de l'Etat, de la politique et des personnes qui ont le pouvoir de faire changer les choses. Il faut tout d'abord impliquer plus de gens dans des associations comme celle de Richard, « Stop à la drogue », qui fait de la prévention de l'usage. Je ne dis pas que la réduction des risques est mauvaise, mais que ces deux actions sont complémentaires. Si on ne veut pas tomber dépendant à un produit, le plus simple est de ne pas commencer. C'est sans équivoque.

Ensuite, on constate actuellement de gros problèmes dans les banlieues. Je sais pertinemment, de par mon vécu, que l'usage de drogues et ces problèmes sont étroitement liés. L'histoire que je vous raconte n'est pas seulement la mienne ; c'est celle de milliers de personnes. Consommation, échec scolaire, marginalisation, problèmes d'insertion professionnelle, problèmes de violence urbaine sont des phénomènes étroitement liés. C'est bien la consommation qui provoque des altérations physiques et psychiques ainsi que des troubles de la pensée et du comportement et qui induisent des conduites addictives. Si on veut casser cette chaîne, il est important d'éviter cette consommation et de ne pas banaliser les dangers liés à l'usage du cannabis.

Pour en revenir personnellement à l'époque où je ne faisais « que » fumer du cannabis, si je puis dire, étant donné que, pour moi, ce n'était pas grave par comparaison aux drogues dures que j'ai connues ensuite, j'étais incapable de me concentrer en cours. J'ai vraiment eu des comportements, uniquement en prenant du cannabis, dont j'ai vraiment honte : j'ai été jusqu'à frapper les personnes auxquelles je tenais le plus et qui étaient les plus chères à mon coeur. Si j'en suis venu à faire cela avec les personnes qui m'étaient chères, j'aurais pu aisément tuer quelqu'un sur un coup de nerf dans la rue. Je ne l'ai pas fait, bien sûr, mais il m'est arrivé, à tel ou tel moment, au quotidien, ne serait-ce qu'en attendant à un feu rouge, de subir une montée de nerfs très forte. C'est très grave. Autant cela a pu m'amuser auparavant alors que je minimisais tout cela, autant je dis à l'heure actuelle que c'est vraiment un fléau qu'il faut combattre et dont la suppression résoudrait bon nombre de problèmes à tous les niveaux.

Pour ce qui est de ce qui vous intéresse, à savoir la violence dans les quartiers, je peux dire que, dans un sens, je comprends ces jeunes, même si je ne leur donne pas raison, bien sûr, parce qu'il n'est vraiment pas facile de vivre dans des quartiers au quotidien. Il faut que des actions soient menées en dehors de la seule répression. J'entends que la loi soit appliquée et que des choses ne doivent pas être acceptées, mais il n'empêche que  j'habite encore dans un de ces quartiers  je comprends les personnes qui se révoltent. J'en ai fait partie et je vois combien il est difficile de vivre et d'être, comme on dit, en bas de l'échelle.

Il y a des réductions budgétaires et des problèmes scolaires : on ne peut pas mettre des infirmières partout, mais, même si certains éducateurs de rue font du bon travail, il faut donner plus de moyens sur le terrain et non pas seulement agir dans le domaine de la répression et de la réduction des risques.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Monsieur le Professeur, vous souhaitiez ajouter une précision.

M. Jean COSTENTIN .- Je ne connaissais pas Julien Baudry avant de l'entendre il y a quelques minutes. Ce qu'il nous a dit, je l'ai lu dans un livre qui est sorti depuis quelques semaines et qui s'intitule Hélène, j'ai commencé par un joint. L'histoire que raconte ce livre est celle d'une jeune fille, mais elle correspond exactement à celle que vient de nous décrire Julien Baudry.

J'ai retenu la nécessité d'une communication forte. Celle-ci manque cruellement dans notre pays, et même ceux qui la font se voient contestés par la MILDT, Mission interministérielle de lutte (le « l » signifie « lutte » et non pas « libéralisation », si j'ai bien compris) des drogues et de la toxicomanie.

Sachez que, dans le rectorat de Rouen, nous avons mis en place une action d'information auprès des équipes éducatives grâce au recteur de l'époque, qui est maintenant celui de Lille, Mme Bensoussan. Cette action nous a permis de couvrir l'ensemble des équipes éducatives à la satisfaction générale. Très récemment, dans le cadre de l'Académie nationale de médecine, nous avons réuni les membres du rectorat de Paris et avons mis en place, au travers des neuf bassins qui segmentent leur interaction avec les équipes éducatives, un ensemble de présentations auxquelles je vais participer avec des collègues psychiatres.

La MILDT, se sentant sans doute dépossédée d'un monopole qu'elle croit être le sien quand elle agit si mal depuis si longtemps, s'est débrouillée pour faire casser le déroulement de ce système.

Il est surprenant d'imaginer que des organismes appointés par l'Etat pour faire reculer les drogues et les toxicomanies passent autant de temps pour contrarier l'action de ceux qui, bénévoles, s'échinent à faire reculer la drogue dans ce pays. Je souhaitais vous faire part de ce point.

M. Alex TÜRK, président .- Avez-vous des informations sur les problèmes liés à l'économie parallèle ? Tout à l'heure, monsieur Baudry, vous avez évoqué le fait que, pour faire face à vos besoins, vous avez été amené à recourir à la perte de vos économies, puis à la délinquance, mais avez-vous des informations par un biais ou un autre sur ce que cela représente dans les quartiers en tant qu'économie souterraine ?

M. Julien BAUDRY .- Pour beaucoup de personnes qui habitent dans les quartiers, cela représente une activité à temps plein. Dans la ville dont je viens, Maubeuge, il est impossible d'enrayer le fléau des drogues : le temps que les policiers ou les gendarmes organisent une opération dans un quartier, ce qui prend beaucoup de temps, les autres quartiers se développent. Quand une grosse opération « coup de poing » est menée sur un quartier, beaucoup de gens partent en prison, puis les petits frères ou d'autres personnes reprennent le marché et le trafic change de secteur. On tourne ainsi de quartier en quartier.

Cela représente une énorme activité. Il y a beaucoup de demande et beaucoup d'offre. J'ai coutume de dire qu'à Maubeuge, il y a un dealer à chaque coin de rue. Je le vois au quotidien : c'est une chose très répandue ; on peut trouver de la drogue en claquant des doigts et n'importe où. Comme l'a dit le Dr Costentin, mon histoire est celle de milliers d'autres. Je connais énormément de personnes qui font cela au quotidien. Tous mes amis et toutes les personnes que j'ai fréquentées pendant dix ans ont fait ce que j'ai fait moi-même : importation et revente. C'est vraiment un mode de vie à part ; cela n'a rien d'exceptionnel.

La drogue s'est vraiment répandue non seulement dans les quartiers défavorisés mais aussi auprès de personnes issues de familles aisées (des familles de médecins ou de militaires de l'armée de l'air, par exemple) qui consomment aussi n'importe quelle drogue. Cela touche vraiment tout le monde, à tous les niveaux, sans distinction, et cela représente une grosse économie parallèle. Je me suis déjà imaginé ce que cela représentait, même si je n'ai pas de chiffres concrets. Si, en dix ans, cela m'a coûté entre 20 et 30 000 euros, je n'ose pas imaginer ce que cela peut représenter sur le nombre de consommateurs et l'étendue du phénomène. C'est inimaginable.

M. Jean COSTENTIN .- Le cannabis est une drogue peu chère qui est portée sur les épaules du tabac. Quand les choses se limitent au tabac plus cannabis, cela représente un budget d'environ 200 euros par mois. En fait, c'est une maladie d'argent de poche, avec ce balai indécent de l'argent de poche servi aux enfants, souvent à la mesure des carences affectives : moins on est présent auprès d'eux et plus on se dédouane en leur donnant beaucoup d'argent de poche. C'est de l'argent facilement gagné et de l'argent facilement parti en fumée. Je pense qu'il faut mener une pédagogie importante auprès des parents et, au-delà, auprès des familles, c'est-à-dire des oncles, tantes, parrains et marraines, pour montrer que l'argent de poche est un piège qui déroule un tapis rouge à la drogue.

Il faut savoir qu'actuellement, il y a davantage de jeunes gens  ce sont des chiffres cités par Marie Choquet au cours d'une réunion récente  qui fument du tabac et du cannabis que du tabac seul.

M. Alex TÜRK, président .- Nous n'avons plus de questions. Il me reste à vous remercier. Comme vous le voyez, vous avez parlé peu de temps, mais le message est bien passé car je vois que nos collègues sont un peu secoués.

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