Audition de M. Amar LASFAR, recteur de la mosquée de Lille-Sud (26 septembre 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie, monsieur le Recteur, d'avoir bien voulu répondre de manière positive à notre invitation. Comme vous le savez, nous sommes en train de terminer nos travaux d'audition dans le cadre de cette mission commune d'information sur le problème des quartiers en difficulté, et nous avons pensé qu'il était important d'avoir un éclairage sur ces questions qui touchent à la religion, mais aussi aux aspects culturels ou éducatifs.

Conformément à notre pratique, nous vous donnons la parole le temps que vous jugerez nécessaire, après quoi nous pourrons passer au jeu des questions-réponses.

M. Amar LASFAR .- Je vous remercie, monsieur Türk, de m'avoir invité à cette audition pour me donner l'occasion de parler de notre religion, de la culture musulmane au sein d'un quartier et d'une ville et de notre vécu au quotidien, que ce soit à Lille-Sud, un quartier où j'ai vécu quasiment vingt-sept ans sans le quitter, dans les autres quartiers qui composent la ville et la métropole lilloises ou dans d'autres quartiers de façon générale.

Je commence par me présenter. Je suis recteur de la mosquée de Lille-Sud et président de l'association de la Ligue islamique du nord qui est en charge de la mosquée. Je suis en même temps responsable du lycée Averroès, une initiative qui se déroule dans le quartier Lille-Sud depuis bientôt quatre ans, et président de l'Institut culturel islamique, toujours au sein de Lille-Sud. Pour nous, le 59 rue de Marquillies est un espace socioculturel et éducatif qui remplit un certain nombre de vocations.

La première est de répondre à la demande qui est celle de nos co-religionnaires, les musulmans, qu'ils soient pratiquants ou non, à travers soit la mosquée, soit l'école arabe qui dispense en même temps un minimum de sciences islamiques dont on a besoin.

La deuxième est de répondre à la demande du quartier et de la ville. La mosquée de Lille-Sud est connue au-delà des frontières du quartier, même s'il s'agit du quartier le plus peuplé de Lille : 23 000 habitants.

Il s'agit donc de répondre à la demande de nos concitoyens, de façon générale, en matière d'explications, de témoignages ou de questions que l'on peut se poser autour de la religion que nous représentons, mais également au-delà des frontières de celle-ci. J'ai été moi-même président d'un centre social entre 1982 et 1984, que l'on appelait le Centre social résidence Sud.

Nous nous adressons donc à nos coreligionnaires et à nos concitoyens mais, au-delà, nous cherchons à doter la ville de Lille d'une structure privée, certes, mais qui se veut publique et socioculturelle et qui dépasse les frontières d'un culte stricto sensu.

La Ligue islamique du Nord est une association qui a été créée il y a quasiment vingt-quatre ans, en 1982, et, depuis lors, nous n'avons pas cessé de dispenser différentes activités touchant tous les publics : jeunes ou moins jeunes, de confession musulmane ou non.

Voilà ce que je peux dire pour dresser une carte d'identité de notre association et pour montrer ce que nous faisons à la mosquée de Lille-Sud.

Le bâtiment de cette mosquée représente 1 800 m² sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, on trouve la mosquée et la salle de prière ; au premier étage, on a l'école et tout ce qui touche à l'enseignement ; au deuxième étage, se trouve le lycée Averroès, qui est abrité au sein de la mosquée elle-même, étant précisé que nous avons le projet de le délocaliser en dehors de la mosquée.

Voilà ce que peux dire, en guise d'introduction, sur Lille-Sud, sur Amar Lasfar et sur notre mosquée.

Que dire des quartiers difficiles ? J'en parlerai sans doute plus longuement à travers vos questions, mais je dirai en introduction qu'un quartier difficile est un vécu de chaque jour, avec un présent difficile et un futur sombre, difficile à imaginer, à préparer et à construire. C'est ce que vivent les gens au jour le jour.

Pour ma part, je suis venu du Maroc en tant qu'étudiant en septembre 1980 pour faire des études d'économie, après quoi, en 1998, je suis rentré dans mon pays d'origine en pensant le faire définitivement. Un autre problème s'est alors posé à moi : celui de la réintégration dans mon pays d'origine que j'avais quitté pendant huit ans. J'y suis resté six mois, j'ai été tout de suite affecté dans un institut de gestion français, l'Ecole Pigier, où j'ai enseigné cinq ou six mois, mais j'ai senti en moi que quelque chose me manquait : le quartier Lille-Sud et les activités que j'avais là-bas. Je suis donc revenu de façon définitive six mois plus tard pour m'y installer.

C'est ainsi qu'en vingt-six ans, j'ai vu ce quartier se détériorer, comme la plupart des quartiers de France, du fait notamment du chômage, qui touche toute la France et qui nous frappe peut-être encore plus que d'autres quartiers. Tous les maux sociaux qui frappent les quartiers nous touchent peut-être dans des proportions plus importantes : le chômage, l'échec scolaire et le manque d'équipements. Chez nous, on ne voit pas ce que l'on voit dans d'autres quartiers auxquels il a été donné des chances pour rebondir ou décoller en matière économique.

A Lille-Sud, pendant toute cette période, mis à part un grand projet qui émerge depuis six mois, celui du grand commissariat de Lille-Sud, le projet de la mosquée qui a mobilisé les énergies dans les années 90 et le grand projet de rénovation urbanistique de Lille-Sud qui est tant attendu, nous ne voyons pas d'autres projets qui tirent le quartier vers le haut et qui donnent une chance à l'habitant de Lille-Sud, qu'il soit de notre culture ou non.

Voilà ce que je peux dire en guise d'introduction et de façon très personnelle et subjective. Je vais m'efforcer, grâce à vos questions, de vous apporter d'autres précisions.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je souhaiterais que vous reveniez de manière précise sur cette période qui a été vécue à Lille-Sud aux mois d'octobre et de novembre de l'année dernière. Pouvez-vous nous dire comment les choses se sont enclenchées et si vous avez vu des différences de comportement en fonction de la religion des uns et des autres et de leurs pratiques religieuses ou culturelles ? Quelle est votre analyse, en tant qu'observateur, puisque vous étiez sur place ?

M. Amar LASFAR .- Vous savez bien, monsieur Türk, que ce problème n'est pas lié à la culture qui est la nôtre, pas plus qu'à notre catégorie sociale. Cependant, nos jeunes  je parle un peu à leur place  se trouvent concernés et impliqués de façon indirecte de par cette solidarité qui est souvent difficile à comprendre et qui s'installe de quartier en quartier, au-delà des frontières de la métropole ou de la commune. Cette culture des quartiers commence aujourd'hui à s'installer.

C'est ainsi que ce qui s'est passé dans la région parisienne s'est propagé ailleurs, certes dans des proportions moins importantes, ne serait-ce que pour dire aux jeunes en question, par un geste imprudent, bien sûr : « Je suis là, je suis solidaire et, moi aussi, je suis concerné par ce problème ».

Avons-nous joué un rôle en tant que structure associative, notamment dans le sens de l'apaisement, à travers ce que nous faisons ? Nous n'attendons pas les événements pour intervenir. A travers les activités que nous dispensons, nous inculquons ce sens de responsabilité dans notre pays car, pour nous, avant d'être jeune, on est citoyen et on est dans une République qui trace des limites. Certes, le jeune a le droit de manifester son mécontentement, de tirer la sonnette d'alarme et de dire : « Je suis là, je suis mal compris, j'ai des problèmes » et la société, notamment à travers ses élus, est là pour l'écouter et pour essayer d'intervenir, mais nous essayons de les dissuader d'utiliser d'autres moyens que ceux qui, à nos yeux, sont déjà très importants et permettent aux gens des quartiers de s'exprimer.

Durant cette période, nous avons ressenti le même sentiment que tous nos concitoyens et tous les analystes : le fait que cette période était l'occasion d'exprimer un profond malaise qui durait depuis plusieurs années et qui ne touchait, certes, qu'une partie de la société mais qui, mis sur la place publique, devenait une chose dans laquelle tout le monde se retrouve : l'exclusion économique, le chômage qui nous frappe de plein fouet plus que la moyenne nationale, l'échec scolaire, l'avenir sombre, tous ces malaises qui, dans une situation normale, sont plus ou moins supportés, soit au niveau individuel, soit au niveau collectif, et qui font l'objet de débats quand l'occasion se présente.

Ce n'est ni structuré, ni préparé. Cela relève plutôt de la spontanéité, mais cela finit par se structurer en soi. C'est ce que nous avons vécu à l'époque de la mort de Riad Hamlaoui à Lille-Sud suite au geste maladroit d'un policier qui exerçait son devoir, geste qui a ôté la vie à un jeune. Les jeunes se sont retrouvés autour d'une revendication légitime, la justice pour Riad, mais, au-delà de cette action, du geste en tant que tel et de cette mort elle-même, ils ont revendiqué autre chose.

Voilà ce que je peux constater en tant que responsable d'une mosquée qui se trouve en plein quartier de Lille-Sud et dans laquelle il nous arrive de croiser des jeunes qui perturbent le quartier ou d'autres qui ne le perturbent pas, non pas forcément dans la salle de prière. A Lille-Sud, je suis connu en tant que « grand frère » qui croise les jeunes qui viennent prier à la mosquée  ils ne sont pas nombreux  ou qui se trouvent dans la rue et je le fais soit en tant qu'acteur associatif, soit en tant qu'ancien enseignant, soit en tant que frère impliqué et concerné par ce qui se passe. C'est ainsi que j'essaie de les écouter et de leur donner l'occasion d'exprimer ce qu'ils ont dire.

En même temps, même si nous n'avons pas de baguette magique, nous nous sommes toujours efforcés, à Lille-Sud, de les orienter vers le bon décideur, le guichet concerné ou la bonne façon de faire.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Ce que vous faites à Lille apparaît très exemplaire. Je suis maire de Saint-Quentin, une ville située entre Paris et Lille, où les choses se passent à peu près de la même façon, mais je lis des déclarations  c'était encore le cas récemment  qui nous parlent de la montée en puissance de l'islam et je constate que certains sont intervenus puissamment dans les événements. En dehors de Lille, y a-t-il, dans le nord de la France ou la région parisienne, des situations particulières qui font que certaines religions ont été à l'origine de troubles ou y a-t-il des débordements ? Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?

M. Amar LASFAR .- La religion est faite pour apaiser. Lorsqu'on parle de la religion, il faut avoir recours au silence religieux. Pour méditer, il faut respecter un minimum de conditions. De là à dire qu'il y a une montée en puissance du religieux, c'est autre chose. Nous parlons plutôt, nous, de l'intérieur, d'un retour vers Dieu d'une façon générale. Peut-être cela profite-t-il plus à l'islam  c'est une réalité , et il s'avère que, si l'homme essaie d'y retourner, ce ne n'est pas pour tourner le dos à quelque chose d'autre mais pour trouver un complément  celui qui vous parle s'intéresse à la sociologie  à ce que la société moderne lui a donné.

Ce n'est pas la peine d'insister sur les vertus de la société moderne : elles l'ont épanoui dans un certain nombre de facettes, mais, à nos yeux de religieux, l'essentiel a été mis entre parenthèses à un moment donné, à savoir Dieu, le culte et les valeurs religieuses. Cela fait une trentaine ou une quarantaine d'années que nous assistons à ce retour vers le religieux, et nous sommes même tentés de parler du retour du religieux vers les hommes parce que, pour nous, Dieu est interactif : on peut aller vers Dieu mais Dieu peut aussi se manifester et venir vers nous.

Ce retour vers le religieux se manifeste par une demande particulière à l'égard des mosquées. Je citerai notamment celle de Saint-Quentin, la mosquée Al - Salam (ou mosquée de la paix), que j'ai eu l'honneur de visiter plusieurs fois et qui est gérée par une communauté très paisible et une association que je connais bien. L'observateur a parfois du mal à comprendre cette demande particulière. Nous sentons qu'il y a une demande très importante de mosquées, de lieux de culte, de salles de cours, de salles de prière ou d'écoles d'alphabétisation en langue arabe, mais c'est une demande légitime qui exprime ce retour. C'est ce retour qui a induit cette demande en matière de lieux de culte.

J'ajoute entre parenthèses que l'on peut compter les grandes mosquées sur les doigts d'une main : nous n'avons pas beaucoup de mosquées en France mais beaucoup de salles de prière.

J'analyse ce phénomène des années 90 par la demande de se sédentariser et de se sentir chez soi. L'islam de France date des années 90. Auparavant, personne n'en parlait et personne ne prêchait en français. A cet égard, nous avons peut-être été des précurseurs à Lille-Sud puisque, en 1988-1989, j'ai fait mon premier prêche en français à Lille-Sud, ce qui est aujourd'hui quasiment le cas de toutes les mosquées. L'une des conditions de l'imamat est désormais la maîtrise de la langue française.

Cette sédentarisation et cette volonté de la communauté de s'installer de façon durable ont fait que la demande de grandes mosquées s'est accentuée. La région du Nord/Pas-de-Calais est sans doute la plus importante de France à cet égard puisque nous avons 110 à 115 mosquées dans la plus petite région de France. La région du Nord/Pas-de-Calais est connue pour sa pratique de la religion, ce qui est normal. Il faut dire que la tradition chrétienne y est pour quelque chose, et ce n'est pas par hasard que le lycée Averroès a vu le jour à Lille : c'est parce que l'enseignement catholique est important dans cette région.

Ce retour vers la religion dicte donc un comportement à observer et, surtout, certaines demandes.

Ces acteurs associatifs et ces mosquées jouent-ils un rôle dans de tels événements ? Je réponds qu'ils jouent obligatoirement un rôle. Je me suis retrouvé aux premières loges au moment de la mort de Riad. Lorsque les gens sont venus spontanément à la mosquée pour crier : « Justice pour Riad ! », je me suis demandé si mon travail était de m'exprimer en tant que religieux sur la place publique, c'est-à-dire dans la rue, ou si j'étais là pour dispenser un conseil spirituel et répondre à des questions spécifiques en matière de religion.

La réponse est arrivée tout de suite : « Avant que je sois un religieux, je suis un citoyen concerné par le quartier et il va donc falloir éteindre le feu ». Après trois nuits d'émeute dans le quartier de Lille-Sud, bien avant les événements de l'automne dernier à Paris, le calme n'a pas pu être ramené. C'est alors qu'une idée m'est venue : je suis sorti de la mosquée et j'ai lancé un appel aux parents en leur disant : « Messieurs et mesdames, ce sont nos enfants qui sont dans la rue. La police n'a pas réussi à ramener le calme, pas plus que le politique. Ne pourrions-nous pas au moins essayer de faire quelque chose de notre côté ? »

Après la dernière prière, à 23 h 30, au mois de juin, nous sommes sortis. Le préfet de région de l'époque m'a dit : « Monsieur Lasfar, vous prenez un énorme risque en descendant dans la rue avec les parents alors que la police est là. Il faut que la police fasse son travail ». Je lui ai répondu alors : « Monsieur le Préfet, ce sont nos enfants, nos frères et nos petits frères qui sont exposés à la police. »

Je ne dis pas que nous avons réussi à le faire tout seuls, mais nous y avons contribué. En tout cas, le calme est revenu dans le quartier le lendemain. La presse a dit que le calme avait été ramené grâce à la mosquée et je me souviens qu'une journaliste de France 2 m'avait demandé : « Monsieur Lasfar, n'avez-vous pas dépassé vos prérogatives ? » J'ai répondu tout de suite : « Lorsqu'il s'agit d'éteindre le feu, je ne sais pas où sont les prérogatives de chacun. Etiquette religieuse ou non, il faut le faire ».

Je pense que les religions, d'une façon générale, ont un rôle à jouer. Certes, elles doivent toutes respecter la frontière entre le privé et le public. La laïcité est le cadre que nous avons embrassé, que nous respectons et dans lequel nous évoluons. Cependant, si la religion s'exprime en matière sociale, il reste à ceux qui s'expriment au nom de la religion de le faire selon les règles de l'art, comme le disent les spécialistes. Ils sont simplement appelés à s'exprimer ; ils ne peuvent pas rester les bras croisés.

Voilà la philosophie de la mosquée de Lille-Sud et celle d'un certain nombre de mosquées qui, aujourd'hui, suivent l'exemple de cette mosquée.

Parfois, quand Amar Lasfar s'exprime, si on ne le connaît pas et si on ne l'a pas vu à la télévision parce qu'il parle au nom d'une religion, on ne va pas dire que c'est un recteur ou un religieux. C'est d'abord un citoyen concerné par son quartier qui s'exprime.

M. Philippe DALLIER .- Avez-vous des chiffres sur les pourcentages de pratique religieuse des jeunes aujourd'hui de façon régulière (je ne parle pas de ceux qui viennent uniquement pour les fêtes) et, parmi ces jeunes qui pratiquent régulièrement, avez-vous constaté une participation inférieure aux émeutes par rapport à ceux qui y ont participé ? Autrement dit, pouvons-nous penser que les règles fixées par la religion ont pu jouer un rôle préventif pour inciter ces jeunes à ne pas participer à ces troubles ?

M. Amar LASFAR .- La pratique religieuse est très relative. En ce moment, par exemple, nous sommes 100 % à observer le mois du ramadan. Mais, derrière cette observation, il y a plusieurs sens. Le premier est celui que donne Amar Lasfar : on jeûne parce que Dieu nous a prescrit le ramadan. D'autres le font par tradition, d'autres encore par culture. Certains jeûnent aussi pour le sens de la cérémonie et de la fête : tout à l'heure, vers 19 h 39, nous aurons un moment fort que nous partagerons entre nous.

En dehors des moments forts que sont le mois du ramadan, l'aïd de la rupture du jeûne du ramadan ou l'aïd du sacrifice, le taux de pratique  ce sont les spécialistes qui observent ce phénomène et non pas moi  tourne autour de 12 à 15 %.

M. Philippe DALLIER .- Chez les jeunes ?

M. Amar LASFAR .- D'une façon générale, dans la communauté. Les gens ne sont donc pas aussi pratiquants qu'on le pense.

Cela dit, le taux de pratique chez les jeunes est plus important que chez les adultes aujourd'hui. Par exemple, sur 1 500 personnes qui viennent toutes les nuits à la mosquée de Lille-Sud (toutes les mosquées de France sont très remplies en ce moment), en dehors d'un pourcentage très minime de personnes qui continuent à célébrer le culte avec nous, les autres sont soit derrière, soit dans les couloirs de la mosquée, soit dans les classes, soit même à la porte de la mosquée, en train de fêter cette occasion, en dérangeant d'ailleurs un peu les gens du fait de leur comportement. C'est pourquoi nous alertons notre voisinage pour l'appeler à la compréhension, tout en rappelant à ces jeunes que nous comprenons ce qu'ils vivent mais que le voisinage doit être respecté. Sur ces 1 500 personnes qui viennent tous les soirs, nous en avons environ 1 000 qui sont jeunes, c'est-à-dire qui ont moins de 40 ans, sur lesquels la moitié sont des jeunes, notamment des adolescents. Les parents aiment aussi amener leurs enfants à la mosquée durant cette période.

Le fait d'être dans une mosquée et de pratiquer peut-il immuniser contre ces comportements ? Je ne vais pas vous mentir en disant qu'une fois qu'il prie, le jeune est immunisé, loin de là, mais il est censé l'être en fin de parcours, bien que l'on ne sache pas si cette fin se situe en bas âge ou plus tard. Nous n'avons pas un instrument qui montre qu'au bout de deux ou trois ans, nous avons pu inculquer à ce jeune un bagage qui lui permet d'être bien en tant que citoyen. Nous avons toujours mélangé le fait qu'il fallait être bien en tant que Français et en tant que musulman. Il n'y a pas d'incompatibilité entre le fait d'être français et d'être musulman et, pour nous, les deux éléments ne font qu'un.

Il nous arrive donc de croiser ces jeunes alors qu'ils se livrent à des choses qui ne sont pas recommandées par la religion et qui sont même dénoncées par celle-ci, mais nous savons que, parfois, c'est leur passe-temps.

Dans une proportion non négligeable, certains d'entre eux comprennent aussi dès le début, une fois qu'ils sont à la mosquée. Pour eux, lorsqu'ils viennent à la mosquée, ils tirent un trait sur ce qu'ils faisaient auparavant en disant : « J'ai assez joué », mais ce sont des jeunes qui ont entre 20 et 25 ans. Quand ils viennent, ils déclarent qu'ils ont tiré un trait sur ce qu'ils faisaient et qu'ils souhaitent désormais respecter la religion. Cela vient souvent du fait qu'ils se sont mariés et ont fondé une famille et cela coïncide avec ce foyer qu'ils commencent à fonder.

Ensuite, quelques années plus tard, nous remarquons leurs enfants alors qu'eux-mêmes, ils n'ont pas évolué et n'ont pas eu la chance de venir à la mosquée ni, surtout, à l'école, où nous inculquons un certain nombre de valeurs et où nous avons quelque 950 élèves, des « gosses » de 6  à 13 ans, sachant qu'au-delà, leur scolarité ne leur permet pas de venir quatre ou cinq heures par semaine en plus de leur cursus scolaire. Nous essayons donc de leur transmettre le maximum pendant cette période.

Celui qui n'a pas eu la chance de venir à l'école lui-même dans son plus jeune âge ramène ses enfants parce qu'il sent justement que l'enfant doit recevoir un minimum de valeurs islamiques, un minimum de connaissance de l'islam. Pour nous, l'islam est universel, mais la pratique est propre à un environnement. Nous disons d'ailleurs haut et fort que l'interprétation et la lecture sont liées au contexte et que les musulmans de France, comme tous les musulmans du monde, ont leur propre pratique. Chaque catégorie de musulman a sa propre lecture et sa propre pratique. Moi qui suis d'origine marocaine, lorsque je voyage dans le Golfe ou ailleurs, je constate qu'il y a une différence entre l'islam qui est pratiqué au Maghreb, celui qui est pratiqué dans le Golfe et, encore plus, celui de l'Iran, de la Turquie, de l'Indonésie ou du Pakistan.

L'islam de France ne se colore pas par la spécificité et le contexte français, mais nous sommes en plein processus, même s'il n'a pas encore donné ses fruits à 100 %. Ce que nous appelons l'islam de France n'est pas un slogan ; ce sont ces valeurs qui sont cultivées pour faire du Français de confession musulmane un musulman totalement décomplexé. Son pays, c'est la France, son drapeau est le drapeau français, sa langue est le français, et il apprend l'arabe en tant que deuxième langue lui permettant d'avoir accès au texte et à la religion musulmane.

M. Gilbert BARBIER .- Monsieur le Recteur, vous nous présentez une situation bien réglée, comme cela peut exister dans d'autres religions. Ne pensez-vous pas que, dans un certain nombre d'autres quartiers, il y a des dissidents et des extrémistes de l'islam que vous revendiquez et qui, effectivement, ne posent pas de problèmes particuliers ?

Il semble qu'une certaine minorité échappe au contrôle de l'islam de France et qu'elle fait beaucoup de mal dans ces secteurs. Avez-vous une idée de ces extrémistes, comme on en voit dans d'autres religions, y compris dans la religion catholique ? Je pense que c'est de là que le mal vient souvent en France.

M. Amar LASFAR .- Bien sûr, et ce n'est pas une omission de ma part. En fait, je ne parle pas de ce phénomène si je ne suis pas questionné ni interpellé parce que, à mon sens  mais je peux me tromper , en parlant de ce phénomène, on leur donne plus d'importance.

L'intégrisme, ou l'extrémisme, est la voie facile que peut emprunter n'importe qui alors que la modération est la voie la plus difficile, en restant au juste milieu, sans sombrer à droite ou à gauche.

J'ajoute que le discours radical est plus ou moins attractif. Ce que je vous dis ici ne passionne pas trop les jeunes, qui disent : « Amar, quand tu nous parles, on dirait que c'est le maire ou un élu qui s'adresse à nous ». A la fin de mon prêche du vendredi, surtout quand je traite d'un sujet social, des jeunes disent : « On dirait vraiment qu'Amar Lasfar est un homme politique qui nous parle ». C'est pourquoi je dis que, lorsqu'on parle de normalité et de modération, cela n'attire pas les foules, qui sont attirées par autre chose. Le travail est très délicat dans ce genre de cas de figure.

Cependant, les extrémistes sont là et nous sommes d'ailleurs leurs premières cibles. Nous les côtoyons, en quelque sorte, nous partageons le même terrain et nous essayons de tirer le même public, ce qui n'est pas facile. Je prendrai peut-être beaucoup de temps pour arriver à des résultats alors qu'eux, en une réunion, une rencontre, ils peuvent agir sur les jeunes qui n'ont pas fait des études poussées. Ils sont donc là.

La « bataille » avec ce genre de courants consiste tout d'abord à remplir le terrain, à essayer d'être partout et d'être demandeurs de débat, parce que, du fait de leurs idées, ils ne sont pas demandeurs de débats. En effet, ils n'ont ni les armes, ni les personnes qui permettent d'engager un débat sur ces questions. Ils prennent le public en bas âge, ils le manipulent et, à un moment donné, ils en font un ennemi à lui-même. Le jeune se définit alors non pas en tant que français mais par rapport à un pays imaginaire.

Quand on lui dit : « Tu n'es pas français ? Dis-moi ce que tu es », il répond : « Je suis algérien », mais quand on lui demande de parler le dialecte algérien, il ne peut pas le faire, et quand on lui demande ce qu'il connaît de l'histoire de l'Algérie, il ne peut rien en dire. Il en est de même s'il se dit Marocain : il ne connaît rien de ce pays. Par conséquent, il n'est ni de là-bas, ni d'ici, et il se trouve donc privé de valeurs, complètement déboussolé.

Je pense qu'à long terme, ces phénomènes sont voués à disparaître, mais peut-être suis-je très optimiste, parce que le champ de la modération est en train de prendre de l'ampleur. Bien sûr, il reste à ce courant modéré et majoritaire d'être reconnu et renforcé, parce que, parfois, on ne sait pas dire où se trouve la limite de l'intégrisme. En vous parlant ici, je suis ravi que l'on me qualifie de modéré et de responsable, mais un journaliste mal intentionné peut parfois me considérer comme un fauteur de troubles dans le quartier de Lille-Sud, comme un intégriste ou comme un extrémiste. Cela dépend de mes propos : lorsque je défends la fille qui porte le voile et que je le fais avec honneur, tout en respectant celles qui ne le portent pas, je passe pour un intégriste qui ne veut pas admettre que la France refuse que l'on porte le voile.

Il s'agit donc de nous faire reconnaître et de nous donner des moyens pour inculquer les théories que je suis en train de vous livrer, que nous expérimentons depuis une quinzaine d'années et qui ont donné des résultats.

Par exemple, on oublie souvent que des gens qui sont nés à Lille-Sud sont aujourd'hui médecins ou ingénieurs. On ne parle pas de ces jeunes que j'ai eu la chance de côtoyer dans les années 1981 à 1983, lorsque j'ai dispensé des cours de soutien en économie et en gestion à l'époque, quand j'étais étudiant. On ne parle pas de ces jeunes qui ont réussi et qui sont un exemple pour leurs petits frères. En revanche, on parle de ceux qui ont sombré, des fauteurs de troubles, de ceux qui empêchent la mise en oeuvre du processus d'intégration.

Mme Dominique VOYNET .- Je souhaiterais vous entendre sur la façon dont l'éducation nationale aborde la question des convictions personnelles, qu'elles soient religieuses ou non. Pensez-vous que, dans un pays laïc comme le nôtre, l'enseignement des différentes religions ou croyances devrait être fait à l'école et, si oui, comment ? Vous sentez-vous à l'aise avec la laïcité telle qu'elle est défendue à l'école, avec cette sorte d'équidistance à l'égard de toutes les religions et cette volonté à la fois de respecter les convictions et de ne privilégier aucune de ces religions ? Comment voyez-vous les choses ?

M. Amar LASFAR .- Comme je l'ai dit tout à l'heure, les musulmans ont adhéré à la laïcité en tant que cadre dès leur déclaration d'intention de se sédentariser. Dans les années 70 ou 80, le problème ne se posait pas parce que, dans l'imaginaire de bon nombre de responsables, on considérait que ces musulmans partiraient un jour. C'est d'ailleurs ce qui explique la politique urbanistique. Ce n'est pas un hasard si Lille-Sud, le boulevard de Metz ou le boulevard de Strasbourg et tous ces quartiers se sont peuplés. Ces gens l'ont-il fait par choix quand ils sont venus de chez eux ou quelqu'un leur a-t-il révélé d'aller vers ces quartiers alors qu'il n'y avait ni mosquée, ni lieu de culte, ni phénomène musulman, ni visibilité de l'islam ? En fait, il a été mené une politique d'orientation : on a orienté ces différentes catégories de population à aller vers tel ou tel quartier et à éviter tel ou tel autre.

Quand on s'installe durablement dans un quartier, on réussit à s'en imprégner, mais aussi à l'influencer. Aujourd'hui, ce qu'on appelle les quartiers difficiles, chauds ou populaires sont la résultante d'une politique qui est menée depuis quasiment une trentaine d'années. C'est donc à ce moment-là que nous avons déclaré l'intention de rester en France de façon définitive, et non pas durable, d'épouser les valeurs de la République et de nous définir en tant que Français d'abord.

Il y a une dizaine d'années, au moment de Nord-Expo, l'ancienne foire internationale de Lille, à la porte du bâtiment où nous nous trouvions avec environ 13 000 personnes, nous avions installé une banderole qui indiquait : « Citoyens d'abord, musulmans ensuite ». Cela résume toute la philosophie des musulmans. Cela veut dire que nous optons pour les valeurs communes, avec les autres, et que, dans la voie publique, nous partageons les valeurs communes de la République. L'islam n'a d'ailleurs pas ramené des valeurs intrinsèques qui ne sont propres qu'à lui et qui ne se retrouvent pas avec les autres. Il reste que, lorsqu'on se retrouve dans la sphère privée, il y a des choses à partager.

Nous n'avons donc pas de problème avec la laïcité. Je dirai simplement que la laïcité a peut-être un problème avec nous. Nous l'avons vécu avec la loi du 15 mars sur le port du voile, ce que nous n'avons toujours pas compris jusqu'à aujourd'hui. De notre côté, nous n'avons donc pas de problème avec la laïcité et nous en respectons le cadre.

En tant qu'ancien enseignant (j'ai enseigné dans un certain nombre de lycées à Dunkerque, à Béthune ou à Lille), j'estime que, certes, l'école transmet beaucoup de ce qu'elle est censée transmettre, mais qu'en matière de religion, de culte et de valeurs religieuses, la laïcité est plus ou moins exagérée, car le fait de respecter une sphère ne veut pas dire qu'on ne peut pas l'évoquer ou en parler. Pendant des décennies, sous prétexte d'être l'institution laïque par excellence, l'école, on a commis à mon sens l'erreur de ne pas parler de Dieu. Il ne s'agit pas de prêcher pour telle ou telle chapelle ou paroisse, mais de parler de Dieu en tant que fait social, en tant que sujet qui intéresse l'élève. A la maison, on lui parle de Dieu. Par conséquent, il se trouve devant une frontière imaginaire en lui faisant comprendre qu'à l'école, on lui parle de tout sauf de Dieu alors que, chez lui, il reçoit une culture et une éducation familiales en venant dans nos mosquées, comme il peut aller au catéchisme, et on lui parle de Dieu.

Il faudrait lui parler de la cohabitation des religions, c'est-à-dire de ce que l'on appelle la religion des religions, de ce code de bonne conduite que doivent observer les religieux. L'école a souffert de cela et on parle maintenant de plus en plus de cette demande. Régis Debré a sorti un rapport dans ce sens : il faut enseigner le fait religieux et parler de Dieu à l'école pour immuniser ces élèves. Dans une logique critique que l'on doit inculquer à ces élèves, il faut parler de Dieu sans pour autant rivaliser avec quelqu'un qui parle de Dieu autrement, sans dire : « Mon Dieu est préférable au tien ».

L'école est donc appelée à jouer un rôle dans ce sens et à enseigner le fait religieux en tant que science et non pas en tant que théologie, qui est notre affaire. Nous enseignons la théologie dans nos mosquées, mais l'école de la République doit s'intéresser à ces phénomènes. Pour notre part, nous arrivons en complément.

Quand nous avons ouvert le lycée privé Averroès, on m'a demandé pourquoi je souhaitais ouvrir des établissements privés musulmans et si cela n'entrait pas en contradiction avec le discours d'ouverture que je prônais.

J'ai répondu très simplement, et je continue à le faire, que l'islam de France, ce sont des mosquées, des écoles, des institutions et, en quelque sorte, une visibilité qui empêche le musulman de sombrer dans ce discours victimaire : « Nous sommes les mal aimés de la République, on ne veut pas de nous ; à chaque fois que nous demandons une mosquée, tel ou tel maire refuse ». C'est vrai quelquefois, mais, le plus souvent, c'est imaginaire.

Nous avons donc ouvert cet établissement non pas pour rivaliser avec l'école de la République mais pour enrichir l'enseignement privé, notamment dans la région du Nord. Il est tout à l'honneur de la République d'avoir formé l'intellectuel que je suis, en France, et qui a imaginé ce projet. J'en suis fier et je remercie d'ailleurs tout le monde, parce que, dans la région du Nord, nous ne sentons pas une hostilité quelconque, ni de la part du monde politique, ni de la part du monde médiatique, ni de la part de la société dans laquelle nous vivons, notamment celle de Lille-Sud.

C'est pourquoi une telle initiative a réussi. L'année dernière, nous n'avons pas déçu, puisque nous avons eu un taux de réussite de 75 % au baccalauréat. Ce pourcentage a reflété notre priorité : que voulons-nous faire de ces élèves ? Nous avons pris onze élèves au départ et, aujourd'hui, nous en avons quatre-vingt-cinq. Il faut donc qu'ils réussissent. Sur vingt lycéens qui ont passé le baccalauréat, dix-neuf ont été admissibles et quinze l'ont obtenu. Ils sont quelque part dans des universités et des écoles d'ingénieurs françaises.

Notre priorité est donc de permettre à l'islam de se structurer à travers des établissements et d'être visible pour répondre justement à cette demande que vous avez indiquée en affirmant que la laïcité nous a donné assez d'espace pour respirer l'air et qu'il ne faut donc pas aller respirer ailleurs, inventer d'autres cadres ou sombrer dans des courants extrémistes.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie.

Mme Marie-France BEAUFILS .- Je souhaiterais avoir une dernière précision pour ne pas interpréter vos propos et pour m'assurer de vous avoir compris. Vous nous avez dit qu'il fallait que l'école parle de Dieu en tant que fait social. Pour vous, si j'ai bien compris, cela consiste à en parler un peu différemment de ce que vous faites dans une mosquée, mais, en disant cela, considérez-vous qu'à l'école, on doit faire une information sur l'histoire des religions ou sur le fait de Dieu comme étant intangible pour tout le monde, auquel cas une partie de ceux qui ne croient pas en Dieu vont se considérer exclus ? Je souhaiterais que vous précisiez votre propos parce que, pour le moment, il n'est pas clair pour moi.

M. Amar LASFAR .- Quand on parle de Dieu, on ne parle pas uniquement à ceux qui croient ; on en parle comme une donnée. Dieu est là et il y a ceux qui y croient et ceux qui n'y croient pas, mais, à un moment donné, tout le monde en parle.

Ce qui m'intéresse le plus dans ce que vous avez dit a trait à tout ce qui relève des sciences sociales et de l'histoire des religions, qui sont malheureusement très méconnues par l'élève, en particulier celle de l'islam. La tradition chrétienne a peut-être fait que, dans d'autres sphères, on parle de cela aux élèves, mais si l'élève musulman se contente de l'école, il ne connaîtra rien de l'islam en fin de parcours. C'est pourquoi je pense qu'il serait important que l'école lui parle non pas de la théologie ou de la science islamique mais des sciences des religions. Je parle donc de cela.

M. Alex TÜRK, président .- Monsieur le Recteur, mes collègues n'ayant plus d'autres questions à vous poser, nous vous remercions et vous souhaitons un bon retour à Lille-Sud.

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