D. LES NOMBREUX INTÉRÊTS FRANÇAIS COMME EUROPÉENS FONT DE CETTE ZONE UNE PRIORITÉ
1. Une menace longtemps sous-estimée, désormais bien identifiée
a) Les Livres blancs de 2008 comme de 2013 n'ont pas suffisamment mis l'accent sur la menace sahélienne
Rédigé dans le contexte de l'intervention en Afghanistan, et marqué, sur le plan des idées, par la doctrine de l'administration Bush, le Livre blanc de 2008 ne comportait que les prémisses d'une analyse spécifique à la bande sahélo-saharienne. Cette dernière s'y trouve noyée dans le vaste « arc de crise », de l'Atlantique à l'océan Indien , de la Mauritanie au Pakistan, et ne fait pas l'objet d'un traitement différencié. Le Livre blanc considérait indistinctement que « d ans cette partie du monde, au voisinage de l'Europe, au coeur d'intérêts stratégiques pour la sécurité mondiale, des évolutions essentielles modifient les données de la sécurité de la France et de l'Europe. La poussée de l'islam radical, les antagonismes entre sunnites et chiites, la question kurde et la fragilité des régimes politiques constituent un mélange explosif. L'implantation et la mise en réseau de groupes terroristes sont devenues une donnée permanente . ».
Sur le plan de la présence militaire, le Livre blanc de 2008 disposait que la réorganisation des implantations anciennes en Afrique, autour, à terme, de deux pôles à dominante logistique, de coopération et d'instruction, un pour chaque façade, atlantique et orientale, du continent, « préservera une capacité de prévention dans la zone sahélienne. »
Dans le Livre blanc de 2013 , les zones potentielles d'intervention des armées françaises restent les mêmes, mais elles sont hiérarchisées un peu plus clairement, en partant du territoire national, de l'Europe et de ses approches. Le Livre blanc tire les conséquences de la transformation des pays arabes pour l'Europe et pour la Méditerranée. Il souligne les enjeux de l'Afrique subsaharienne, du golfe arabo-persique, de l'océan Indien. Il intègre la nécessité de protéger nos flux maritimes, notre accès à l'espace et au cyberespace.
Le Sahel dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 (extraits) Le Sahel, de la Mauritanie à la Corne de l'Afrique, ainsi qu'une partie de l'Afrique subsaharienne sont également des zones d'intérêt prioritaire pour la France , en raison d'une histoire commune, de la présence de ressortissants français, des enjeux qu'elles portent et des menaces auxquelles elles sont confrontées. (...) Pour la France, il ne fait (...) pas de doute que ces approches constituent des zones d'intérêt prioritaire pour l'ensemble de l'Union européenne, et qu'une vision commune des risques et des menaces est souhaitable et urgente. Cette priorité collective européenne devrait être d'autant plus affichée que nos alliés américain et canadien attendent de nous que nous prenions une part essentielle des responsabilités dans des zones à l'égard desquelles ils s'estiment moins directement concernés. |
Le Sahel figure expressément dans les « zones prioritaires pour la défense et la sécurité » dans lesquelles la France « entend disposer des capacités militaires lui permettant de s'engager » (plus précisément, appartiennent à cette catégorie : la périphérie européenne, le bassin méditerranéen, une partie de l'Afrique -du Sahel à l'Afrique équatoriale-, le Golfe Arabo-Persique et l'océan Indien.)
Pour autant, rajoutée sans doute in extremis compte tenu de l'intervention au Mali, l'inflexion sahélienne affichée par le nouveau Livre blanc -dont la publication fut d'ailleurs décalée notamment à cet effet- n'est certes pas exclusive, dans un contexte où la montée des menaces et la diminution des moyens auraient pu conduire à des choix plus affirmés.
Depuis Nouadhibou en Mauritanie, jusqu'à Koufra en Libye, en passant par Sebha, par Dakar et jusqu'au Tibesti tchadien en passant par N'Djamena, c'est pourtant toute une région qui s'embrase, aux portes de l'Europe. Il nous semble que cet enjeu aurait pu être mieux pris en compte dans le Livre blanc de 2013.
b) La France puis l'Union européenne ont mis en place des « Stratégies Sahel » qui demandent à être confortées
Comme nous l'avons déjà indiqué dans le premier rapport « Mali : Comment gagner la paix ? », la France puis l'Union européenne à sa suite ont mis en place des stratégies intégrées pour le Sahel (respectivement en 2008 et en 2011) qui ont toutes les deux pour caractéristique d'inclure un large périmètre d'États dans leur réflexion (plus large d'ailleurs dans le document français que dans l'approche européenne) et d'ambitionner de mener une approche transversale alliant développement, sécurité et gouvernance.
Ces réflexions sont en cours, sous l'égide du SGDSN et des services du Premier ministre dans le premier cas, et du Service européen d'action extérieure, sous l'égide du Représentant spécial de l'Union européenne, dans le second.
Recommandation : Les « stratégies Sahel » de la France et de l'Union européenne, utiles instruments transversaux de réflexion et de programmation, mériteraient d'être relancées et recentrées sur de nouveaux territoires , tels que le Niger ou la Libye, par exemple. |
c) Une prise de conscience tardive, concrétisée par une inflexion de la pratique en matière de versement de rançons d'otages
Depuis le 11 janvier 2013, certains n'ont pas hésité à affirmer, qu'ils avaient « vu venir » l'intervention au Mali. Il apparait clairement que, si la France était certes prête à intervenir (c'est d'ailleurs grâce au professionnalisme de nos militaires, dont la planification des opérations pour parer à toute éventualité est l'une des tâches), que si la France avait certes su habilement mobiliser la communauté internationale 106 ( * ) , les événements ont aussi eu leur part de surprise stratégique : et en particulier la folle audace des terroristes dans leur offensive concertée vers le sud du Mali.
En effet, force est de reconnaître que la prise de conscience autour de la montée du danger au Sahel a été tardive . La question a longtemps été exclusivement abordée sous l'angle des otages, et non pas comme un problème de sécurité global directement posé à nos intérêts.
À cet égard, il faut saluer l'intense séquence diplomatique , à l'initiative du Président François Hollande, ouverte par l'« Événement de haut niveau sur le Sahel », en marge de l'Assemblée générale des Nations unies, le 26 septembre dernier, qui a permis de faire naître une prise de conscience partagée et de façonner un consensus international sur un sujet qui ne figurait pas jusqu'alors en tête de l'agenda international.
Indéniablement, la France a su mobiliser tant la communauté internationale que les États africains, et nos partenaires européens. Cela montre la crédibilité dont elle dispose encore aujourd'hui notamment pour ce qui concerne l'Afrique.
Même si les événements ont précipité un scénario alternatif à celui que la France avait initialement préconisé (intervention conduite par les forces africaines) et qui a donné lieu à la résolution 2085 -auquel, il faut le dire, tous nos alliés n'avaient d'ailleurs pas immédiatement adhéré 107 ( * ) - le travail de persuasion diplomatique avait été accompli.
Ce consensus, qui a réuni, il faut le noter, l'ensemble des membres permanents du Conseil de sécurité, y compris la Russie et la Chine , s'est manifesté par l'adoption de quatre résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Le soutien unanime des 27 États membres de l'Union européenne à l'intervention française a été solennellement affirmé par plusieurs conclusions du Conseil européen. Les organisations régionales africaines, qu'il s'agisse de la CEDEAO ou de l'Union Africaine, ont également apporté leur soutien à l'intervention au Mali. Enfin, l'Algérie, il faut le noter, en dépit de réticences bien compréhensibles à voir se dérouler un conflit armé impliquant une puissance étrangère sur son flanc sud, fait montre d'un esprit constructif de coopération.
Le Sahel a alors cessé de n'être considéré que sous le seul angle des otages.
Vos rapporteurs, qui ont, par le passé, l'un et l'autre déjà été confrontés à la délicate problématique de la gestion d'otages, ont délibérément choisi de ne pas aborder, dans ce rapport, une question qui exige la plus grande discrétion : celle des otages.
La vie de nos otages est naturellement au premier plan des préoccupations des responsables politiques, des militaires, des diplomates et de nos services, qui ne ménagent aucun effort pour les retrouver. Tous les entretiens menés avec les responsables français l'ont clairement montré.
Force est de constater, à la suite des responsables de l'exécutif français, que les rançons ont été le principal fonds de commerce des terroristes, en particulier AQMI et MUJAO, « manne » qui les a nourris et que l'odieux « commerce » des otages leur a procuré, aussi, peut-être, un temps, un certain gage d'impunité sur le plan militaire 108 ( * ) .
On ne peut que se désoler que les Français soient désormais la nationalité favorite des preneurs d'otages et que notre pays détienne le triste palmarès du premier État concerné par les prises d'otages. Depuis 1997, 94 Français ont été pris en otages en Afrique, contre 48 otages pour les autres nationalités 109 ( * ) . D'ailleurs aujourd'hui AQMI a fait de la France sa première cible.
L'affirmation, par le Président de la République, de la mise en oeuvre de la doctrine suivant laquelle la France ne verserait pas de rançon pour la libération des otages met évidemment les familles des otages français dans une situation très difficile, qu'on ne peut que comprendre.
Les estimations (non confirmées officiellement, voire démenties) avancées par diverses sources se situent en effet dans des ordres de grandeur qui défient l'entendement :
- d'après certaines sources 110 ( * ) , le ministre des Affaires étrangères Laurent FABIUS aurait fait état, lors d'une conférence devant des étudiants à l'automne 2012, de sommes réclamées par les ravisseurs correspondant au montant de l'aide annuelle versée par l'Agence française de développement au Mali (la somme de 90 millions d'euros était un temps évoquée) ;
- dans un entretien à I-télé , Mme Huddleston, ancienne ambassadrice américaine, a fait état d'une rançon « d'environ 17 millions de dollars » pour la libération d'otages au Niger ;
- cet ordre de grandeur est corroboré par d'autres écrits 111 ( * ) suivants lesquels les rançons versées se seraient élevées à " 13 millions d'euros " pour libérer des Français, " 3 millions d'euros " pour l'Autriche, " 9 millions d'euros " pour l'Espagne, " 3 à 5 millions " pour le Canada.
Il n'appartient pas à vos rapporteurs de confirmer, infirmer ou commenter ces chiffres. Contentons-nous de relever que de telles sommes, si elles ont réellement été versées à des terroristes, n'ont pu naturellement que conforter encore leur pouvoir de nuisance. Nous ne pouvions continuer ainsi.
D'autant que les communautés françaises sont particulièrement nombreuses en Afrique de l'Ouest et au Sahel.
* 106 Voir à cet égard le premier rapport : « Mali : Comment gagner la paix ? »
* 107 On se souviendra notamment de la position américaine à l'époque.
* 108 Certains affirment qu'en mars 2012, une occasion de frapper AQMI a été abandonnée pour ne pas mettre en danger la vie des otages cf. notamment « Notre guerre secrète au Mali », I Lasserre et T Oberlé, 2013, p. 23
* 109 Source : entretien avec des responsables militaires
* 110 « Notre guerre secrète au Mali », 2013, Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé
* 111 « AQMI, l'industrie de l'enlèvement », 2012, Serge Daniel