EXPOSÉ GÉNÉRAL

I. JOUEURS ET JEUX : ÉTAT DES LIEUX D'UNE PRATIQUE CULTURELLE GÉNÉRALISÉE

A. UNE INDUSTRIE EN MUTATION CONSTANTE

1. Une industrie récente

La majorité des auteurs, comme Sébastien Genvo 2 ( * ) , maître de conférences à l'Université Paul Verlaine de Metz, ou Erwan Cario, journaliste à Libération et auteur de « Start ! La grande histoire des jeux vidéo » , datent la genèse du jeu vidéo à 1962 lorsque qu'un étudiant du club de modélisme du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Steve Russel, détourne un super calculateur de l'université, le PDP-1, pour programmer Space War , qui connaît rapidement un vif succès auprès des étudiants. D'autres considèrent toutefois qu'Alexander Douglas et son jeu de morpions Oxo (1952) ou Willy Higinbotham avec Tennis for Two (1958) en seraient le véritable inventeur.

Puis, en 1972, est mis en service dans un bar de Californie le jeu Pong . « Le soir du premier jour, le téléphone sonna chez lui pour une mauvaise nouvelle : la machine était en panne. Accouru sur les lieux, Bushnell découvrit vite que la cause de la panne était le trop grand nombre de pièces coincées dans la machine. Le succès fut fulgurant. » 3 ( * ) Cette mésaventure est arrivée à Nolan Bushnell, le créateur de Pong et fondateur d'Atari en 1973 avec un capital de 500 dollars. Un an plus tard, Atari affiche un chiffre d'affaires de 3,2 millions de dollars et produit, dès 1975, une console pour téléviseur. La console est vendue avec un jeu unique et engendre, en 1976, un chiffre d'affaires de 40 millions de dollars. Le jeu vidéo est devenu grand public et sort des seules salles d'arcade 4 ( * ) .

En 1977, le nouveau modèle de console Atari offre la possibilité de jouer sur d'autres jeux, puisqu'à un jeu correspond désormais une cartouche distincte du support de lecture. Des classifications de genres pérennes apparaissent (jeux d'aventure, de simulation, de stratégie, etc.).

En 1978, le Japon entre dans l'industrie du jeu vidéo avec Space Invaders , qui rencontre un succès mitigé.

Dès lors, la production de jeux s'industrialise : en 1980, Pac-Man est le fruit d'une équipe de 800 personnes pour un coût de plus de trois millions de dollars. Le succès est immédiat aux États-Unis où 350 000 bornes de jeu sont installées dans les cafés, les bars et les salles de jeux. Vêtements, gadgets, boîtes de céréales sont édités au symbole de Pac-Man : le titre devient une franchise et fait même l'objet d'une série télévisée.

Pour autant, les éditeurs peinent à élaborer des standards et les jeux produits ne sont pas de bonne qualité. En 1983, un krach du marché du jeu aux États-Unis laisse croire à la fin de cette industrie naissante .

D'autres pays vont alors se lancer dans la production de jeux. Ainsi, c'est dans l'URSS de l'époque, à l'Académie des sciences soviétiques de Moscou, que Tetris , chef d'oeuvre absolu du « puzzle game » encore vendu aujourd'hui, voit le jour en 1984. En 1985, le japonais Nintendo sort Mario , dont la mascotte était apparue dès 1981, puis en 1989, Super Mario en concomitance avec la mise sur le marché d'un support révolutionnaire, la Game Boy . Sega, son concurrent historique, réplique avec la Game Gear en 1990. La pratique du jeu devient mobile .

Sony sort sa console de salon Playstation en 1995. Le jeu vidéo n'est plus seulement un loisir pour enfants et adolescents. Il devient un produit destiné aux adultes et une pratique à la mode.

À la fin des années 90, on assiste ainsi au succès des premiers jeux de guerre, d'action et de course extrêmement réalistes avec l' apparition de la 3D ( Tomb Raider en 1996 et Gran Turismo en 1997 sur Playstation , qui, avec dix millions d'exemplaires, est le jeu le plus vendu de l'histoire de la console).

En 1999, Les Sims (jeu de « poupées » virtuelles) marque le début des jeux de vie artificielle mettant en place un système social cohérent. Il devient, jusqu'en 2003, le jeu sur PC le plus vendu au monde.

Avec l'arrivée d'Internet, le joueur devient contributeur et co-créateur du jeu . L'interactivité modifie les formes de jeux et les façons de jouer . Dans Call of Duty (2003), le joueur contrôle lui-même la caméra et a constamment l'impression de progresser à l'intérieur d'un film de guerre. World of Warcraft symbolise, quant à lui, le succès des jeux à univers persistant (le monde virtuel et ses personnages continuent à évoluer en l'absence du joueur) et multi-joueurs. Le jeu a réuni jusqu'à douze millions de joueurs à travers le monde. L'industrie américaine, Electronic Arts et Blizzard en tête, reviennent en force sur un marché longtemps dominé par les éditeurs japonais.

Enfin, depuis 2006, on assiste à un développement protéiforme des jeux vidéo, parallèlement à la multiplication des supports ( Angry Birds sur mobile a été téléchargé 700 millions de fois). De plus petits studios, grâce aux coûts de production moins élevés des jeux en ligne et des jeux sur mobile, entrent sur le marché, tandis que d'autres collaborent avec de grands éditeurs. En France, on rappellera ainsi les succès d'Ankama ( Dofus en 2004 puis Wakfu en 2012), de Quantic Dream ( Fahrenheit en 2005, Heavy Rain en 2010, Beyong en 2013), d'Arkane Studios ( Dishonored en 2012) et de DontNod ( Remember Me en 2013).

2013 représente une nouvelle année charnière avec la sortie des nouvelles consoles, très attendues, de Sony ( Playstation 4 ) et de Microsoft ( Xbox One ).

2. Une industrie multiforme

Les jeux vidéo appartiennent, en fonction de leur « gameplay », c'est-à-dire de leur jouabilité (règles du jeu, prise en main, univers, expérience vécue par le joueur, etc.), à des catégories différentes, même si certains jeux ont des caractéristiques transversales. La classification proposée ci-après est opérée tant par les joueurs que par les éditeurs de jeux, sans constituer pour autant une nomenclature officielle . Elle varie corrélativement à l'apparition de nouvelles formes de jeux.

Les différentes catégories de jeux vidéo

La diversité des jeux vidéo disponibles et la segmentation du marché ont conduit les professionnels à regrouper les jeux vidéo selon une typologie de genre :

Aventure : l'intérêt prédominant des jeux d'aventure se focalise sur la recherche et l'exploration, les dialogues, la résolution d'énigmes, plutôt que sur les réflexes et l'action. Le joueur peut agir sur l'histoire : certains jeux d'aventures offrent ainsi plusieurs embranchements scénaristiques ;

Course : les jeux de course placent le joueur aux commandes d'un véhicule. Le joueur doit effectuer un nombre déterminé de tours de piste et lutter contre d'autres pilotes, en vue d'obtenir une place sur le podium. Deux sous-genres sont distingués : le jeu de course d'arcade et le jeu de course de simulation ;

FPS ( First-Person Shooter ) : les jeux de tir subjectif sont basés sur une visée et des déplacements où l'environnement est vu à travers les « yeux » du personnage joué. Ils font appel à l'habileté et à la rapidité du joueur. Cette perspective génère une forte identification, accentuée par des graphismes en trois dimensions ;

Gestion/ Wargames : dans les jeux de gestion et de guerre, dits aussi jeux de stratégie, le joueur endosse le rôle d'un personnage devant construire et gérer un espace de vie (une ville), de loisir (un parc d'attraction), ou gagner un combat ;

MMORPG ( Massively Multiplayer Online Role Playing Game ) ou MMO ( Massively Multiplayer Online ) : jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs. Il s'agit de la transposition numérique du jeu de rôle traditionnel « sur table ». Le joueur incarne un personnage qui doit effectuer une quête et évolue au cours du jeu. Ce type de jeux innove par la mise en place d'univers fonctionnant 24 heures sur 24 appelés « mondes persistants » ;

Plateformes : les jeux de plateformes sont caractérisés par des sauts d'une plateforme suspendue à l'autre ou au-dessus d'obstacles, ainsi que divers « pièges » tendus au personnage contrôlé par le joueur ;

RPG ( Role Playing game ) : les jeux vidéo de rôle s'inspirent des jeux de rôle traditionnels tels que Donjons & Dragons . Le joueur incarne un ou plusieurs « aventuriers » qui se spécialisent dans un domaine spécifique (combat, magie, etc.) et qui progressent à l'intérieur d'une intrigue linéaire. Ce type de jeu est aujourd'hui largement concurrencé par les MMORPG ;

Simulation : les jeux de simulation visent à reproduire de manière réaliste les sensations ressenties aux commandes d'une voiture ou de tout autre véhicule. Ils tiennent compte des lois de la physique et des limites de la réalité, ainsi que d'un certain nombre de paramètres du comportement propres aux engins pilotés ;

Sport : les jeux de sport regroupent diverses disciplines. Ils placent le joueur directement dans l'action ou lui proposent de diriger une équipe ;

ARG ( Alternate reality games ) : produits hybrides entre jeu vidéo, cinéma et série télévisée, les ARG impliquent directement le joueur via des SMS et des sites Internet dans une histoire qui s'écrit progressivement. En France, la référence dans ce domaine sont les jeux d'Éric Viennot (que le groupe de travail sénatorial a rencontré sur le « Tweet Camp » lors de son déplacement à Bordeaux) In memoriam et Alt-Minds , qui plongent pendant plusieurs semaines le joueur dans une enquête avec l'aide de 500 sites Internet créés spécialement, d'e-mails personnalisés, d'appels téléphoniques et de rencontres réelles avec des acteurs ;

Réflexion : il s'agit des jeux de labyrinthes, de puzzles, de casse-tête et, plus largement, de tous les jeux faisant appel à la logique et à la réflexion du joueur ;

Serious games : cette catégorie de jeux permet l'accompagnement d'un apprentissage dans un contexte ludique ;

Jouet vidéo : cette catégorie de jeu récente, commercialisée pour la première fois en 2011 par Activision-Blizzard ( Skylanders ) puis par Disney en 2013 ( Infinity ), consiste en l'association d'un jeu vidéo à une figurine physique équipée d'une puce sans contact (RFID) en vue d'intégrer le personnage à l'histoire du jeu ;

Nouveaux genres : il s'agit des jeux appartenant aux catégories de dressage, élevage, musique, chant, danse, rythme (généralement des jeux d'arcade), simulation de métier, « party game ». Ces jeux requièrent l'utilisation d'un clavier, d'une manette, d'un tapie de danse, de la réplique d'un instrument de musique, etc.

Selon les derniers chiffres diffusés par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) pour l'année 2011 sur les ventes de jeux vidéo sur support physique 5 ( * ) , les jeux d'action et d'aventure dominent le marché français avec huit millions de boîtes vendues, suivis des FPS (5,1 millions d'unités), des jeux de sport (4,5 millions), des jeux appartenant à la catégorie « nouveaux genres » (trois millions), des jeux de course (2,8 millions), des RPG (2,7 millions), enfin des jeux de gestion et wargames (2,3 millions). Avec des ventes annuelles inférieures à deux millions de boîtes, se placent les jeux de plateforme, les jeux de société, les jeux de simulation et les logiciels éducatifs.

Les jeux sur support physique fonctionnent sur différents types de plateformes : les consoles de salon ( Wii de Nintendo, Playstation de Sony et Xbox de Microsoft), qui représentent environ 73 % des parts de marché, les consoles portables ( DS et 3DS de Nintendo et PSP de Sony) avec environ 17 % de parts de marché, et les ordinateurs (10 % de parts de marché).

Au côté des jeux sur support physique se développent les jeux en ligne. Si l'ordinateur représente la principale plateforme de lecture des joueurs avec un taux de pénétration de près de 75 %, ce n'est pas tant grâce aux jeux physiques sur PC (dont on a vu précédemment qu'ils ne représentaient que 10 % des parts de marché), qu'en raison de la pratique massive des jeux en ligne.

De fait, les jeux en ligne dominent largement les pratiques des joueurs , puisque 80 % en font usage. Si 77 % des joueurs consomment des jeux gratuits, on observe une augmentation des pratiques en faveur du jeu payant, mais également du jeu gratuit à options payantes (modèle du « Freemium » ). Ainsi, 18 % des utilisateurs de jeu gratuit déclarent acheter des options pour passer des étapes supplémentaires ou accélérer le cours de la partie. Le paiement se fait par des microachats (carte bancaire, téléphone ou Paypal ) ou en acceptant de visionner des publicités. Plus le jeu avance, plus les options payantes se multiplient. Le budget moyen dépensé dans ce type de jeux ne cesse d'augmenter (7,8 euros par mois en moyenne), certains joueurs pouvant dépenser près de 80 euros par mois, montant qui excède largement le prix d'un jeu classique (environ 40 euros).

Ce type de jeux se développe également sur les réseaux sociaux . Pour Facebook , ils représentent 15 % du chiffre d'affaires (soit environ 500 millions de dollars) avec près de 55 % des utilisateurs du réseau inscrits à un jeu. Le CNC indique sur ce point que « les développeurs de ces applications s'inspirent d'un modèle économique basé sur des coûts de développement faibles pour des revenus générés potentiellement très élevés, grâce d'une part à la publicité et d'autre part à la possibilité de fidéliser les joueurs avec le système de micro-transactions de crédits virtuels (principe du « Free-to-play ») ».

Pénétration des jeux vidéo selon le mode d'accès et le type de jeu 1 (% des joueurs)

juil-déc 2009

juil-déc 2010

juil-déc 2011

jeux en ligne totalement gratuits

49,9

50,4

46,9

jeux en ligne gratuits avec options payantes non achetées

35,9

38,0

45,2

jeux en ligne gratuits avec options payantes achetées

10,4

9,4

17,9

jeux en ligne avec accès payant

12,0

10,1

20,7

jeux achetés dans le commerce et connectés à Internet

16,0

16,0

14,9

jeux achetés dans le commerce et non connectés à Internet

39,4

35,2

43,6

1 Plusieurs réponses possibles.

Lecture : Au deuxième semestre 2011, 43,6 % des joueurs de 10 ans et plus jouent à des jeux achetés dans le commerce et non connectés à Internet.

Source : CNC - GfK.

On notera également que de plus en plus d'éditeurs, à l'instar d'Ankama, que le groupe de travail est allé visiter à Roubaix, pour son jeu en ligne payant Dofus , mettent en place des systèmes d'abonnement uniques, au détriment des abonnements à des portails de jeux.

Le jeu sur support physique constitue toutefois encore un marché plus lucratif puisque, s'agissant de la France, il s'est établi à 1,3 milliard d'euros en 2011 (contre 640 millions d'euros pour les jeux en ligne payants), même si les évolutions récentes pourraient conduire, dans les prochaines années, à une inversion de la situation.

3. Une industrie à mi-chemin entre culture et technologie

Le jeu vidéo, plus encore que les autres industries culturelles, a la particularité d'être considéré tant comme un bien culturel que comme un produit technologique. À ce titre, il constitue un objet conjoint de politique industrielle et culturelle. De fait, ministères de la culture et de l'industrie (ou de l'économie numérique) s'en partagent historiquement la responsabilité. Cette situation, outre le manque de reconnaissance institutionnelle qu'elle symbolise, conduit à ce qu'aucune de ses tutelles ne considère finalement l'industrie du jeu vidéo comme une priorité.

Ainsi, au sein du ministère de la culture et de la communication, le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) contribue au financement de jeux vidéo, dont la qualité narrative est jugée suffisante, et la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) constitue, pour les professionnels du jeu vidéo, un interlocuteur privilégié. Pour autant, il apparaît qu' aucune de ces instances auditionnées par le groupe de travail sénatorial, n'envisage en réalité le jeu vidéo au même niveau que les autres industries culturelles.

Philippe Chantepie, dans son étude sur « La création dans l'industrie du jeu vidéo » réalisée pour le ministère de la culture et de la communication en 2009 6 ( * ) , remarquait ainsi le contraste « entre la maturité économique du jeu vidéo, la croissance de ses marchés mondiaux et la méconnaissance dont il souffre au plan culturel. »

Certains pays européens, comme le Royaume-Uni ou la Finlande, limitent le jeu vidéo à sa définition industrielle. De même, le nouveau programme « Europe créative » de la Commission européenne pour la période 2014-2020 ne prévoit pas à son égard une politique spécifique. Il l'inclut en effet dans les actions prévues en faveur du secteur audiovisuel. Les 1,8 milliard d'euros dont il sera doté seront destinés essentiellement aux secteurs du cinéma et de l'audiovisuel (900 millions d'euros), ainsi qu'à celui de la culture (500 millions d'euros). Les 210 millions d'euros restants abonderont un nouveau fonds de garantie géré par le Fonds européen d'investissement, aux fins de couvrir l'octroi de prêts bancaires à de petits opérateurs, et financeront des études et analyses.

Du point de vue politique, le jeu vidéo n'a longtemps été traité que sous l'angle de ses éventuelles conséquences en matière d'addiction ou de violence chez ses usagers . L'appel à projet lancé en 2009 par Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d'État chargée de la prospective et du développement de l'économie numérique, sur le thème des « serious games », ainsi que la création, l'année suivante, de l'Observatoire du jeu vidéo, témoignent cependant d'un intérêt nouveau des politiques en faveur du jeu vidéo.

Le positionnement délicat du jeu vidéo à la frontière entre industrie et culture s'explique par la nature intrinsèquement duale du produit . D'ailleurs, pour les instituts de recherche, les jeux vidéo sont des « logiciels de loisirs » ou « loisirs interactifs », tandis que le grand public parle de « jeux vidéo ».

Pour Erwan Cario, auditionné par le groupe de travail, si le jeu vidéo est issu de l'imagination et du travail de ses auteurs, il est aussi le résultat d'une conception très encadrée. Le jeu vidéo serait donc un secteur créatif sous contraintes : contrainte technologique bien-sûr (puissance de calcul, possibilités graphiques du support choisi), mais également contrainte d'interface (moyens pour interagir avec l'univers créé) et contrainte économique et commerciale (nécessité d'être édité et distribué pour être vendu).

Cette analyse est partagée par Philippe Chantepie, dans son étude précitée, qui estime que « dans sa conception même, le jeu vidéo entretient un rapport originel aux technologies et à l'interactivité ». La particularité de la création vidéo-ludique dans son lien entre le jeu et son interactivité a pour conséquence de rendre le jeu vidéo intrinsèquement différent des formes d'art connues jusqu'alors.

Cette originalité du jeu vidéo a été reconnue par la jurisprudence après plusieurs décisions contradictoires quant à la définition à donner à ce produit (logiciel, oeuvre audiovisuelle, base de données, etc.). Dans son arrêt Cryo du 25 juin 2009, la Cour de cassation a considéré que le jeu vidéo « est une oeuvre complexe, qui ne saurait être réduite à sa seule dimension logicielle, quelle que soit l'importance de celle-ci » et a reconnu, à cette occasion, la dimension graphique, narrative et musicale - c'est-à-dire artistique - du produit.

La reconnaissance institutionnelle du jeu vidéo comme produit culturel est en revanche une réalité établie de longue date dans bien d'autres pays où, devenus obsolètes, les jeux et les supports accèdent au statut d'objets de musée . Ainsi, le Museum of Modern Art (MoMA) de New York a-t-il récemment acquis Pac-Man , Tetris, Super Mario Bros et Donkey Kong , entre autres jeux vidéo mythiques, destinés à une nouvelle collection permanente de son département design. Sur fond musical d'origine, les visiteurs sont invités à jouer à certains d'entre eux. Outre l'aspect artistique de la démarche, l'initiative du MoMA permet de conserver des oeuvres, dont les supports de visionnage deviennent rapidement hors d'usage. Au-delà de l'objet, c'est également la pratique du jeu qui devient patrimoine. Les jeux vidéo possèdent même leur musée à Londres et à Berlin.

En raison des hésitations des instances culturelles sur l'intérêt qu'il convenait de porter au jeu vidéo, la France entame à peine une démarche de patrimonialisation des jeux , malgré le travail de recueil effectué par des associations de passionnés depuis les années 1990. La première démarche muséale officielle est à porter au crédit du musée des Arts et Métiers en 2010, avec son exposition Museogames . On citera également Game Story au Grand Palais entre novembre 2011 et janvier 2012, qui a retracé quarante ans d'histoire du jeu vidéo en développant une approche « esthétique et culturelle » . Le festival GamerZ se présente quant à lui comme un événement « consacré au jeu et au détournement dans la création contemporaine » .

À l'automne 2013 ouvrira une nouvelle exposition à la Cité des Sciences et de l'Industrie, dont la mise en oeuvre a été confiée conjointement à Olivier Lejade, fondateur du studio Mekensleep, et Mathieu Triclot, maître de conférences en philosophe à l'Université de technologie de Belfort-Montbéliard et auteur de « La philosophie des jeux vidéo » .

Lors de son audition par le groupe de travail, Mathieu Triclot a estimé qu' un changement important était à l'oeuvre en France en matière de légitimité culturelle du jeu vidéo , qui devient progressivement un sujet de recherche universitaire. Ainsi, deux recrutements universitaires d'enseignants-chercheurs, dont celui d'Alexis Blanchet à la Sorbonne Nouvelle (Paris III), ont été réalisés en 2012, en raison d'un nombre croissant de doctorants dans le domaine du jeu vidéo. Par ailleurs, l'Agence nationale de la recherche (ANR) contribue actuellement au financement d'une étude sociologique sur les joueurs de jeux vidéo, ce qui aurait été inenvisageable il y a encore quelques années. Cette évolution des mentalités s'inscrit à la suite de la généralisation de la pratique, qui conduit à sa légitimation.

Pour Olivier Lejade, également auditionné, ce basculement en faveur du jeu vidéo comme objet culturel est inexorable . Le jeu devient en effet lui-même un élément de culture à part entière pour des générations de joueurs, au même titre que le cinéma ou la musique dont on partage le souvenir et les références.

Il est ainsi particulièrement symbolique que, à l'été 2013, des étudiants de l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris aient choisi de peindre une fresque monumentale inspirée du jeu vidéo vedette d'Ubisoft  - Assassin's Creed- qui, dans son quatrième épisode, dont la sortie est attendue en octobre 2013, met en scène les Caraïbes du XVIII e siècle à l'âge d'or de la piraterie. Commandée par Ubisoft, l'oeuvre, qui inclut même des portraits de joueurs, sera exposée au Musée de la Marine, puis dans divers musées d'Europe.


* 2 Introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo - 2003.

* 3 Alain et Frédéric Le Diberder - L'univers des jeux vidéo .

* 4 Salles ouvertes au public rassemblant des bornes de jeux vidéo se présentant sous la forme d'un meuble muni d'un monnayeur, d'un écran et d'un dispositif de contrôle.

* 5 Le marché du jeu vidéo sur support physique en 2011 - Les études du CNC - Octobre 2012.

* 6 La création dans l'industrie du jeu vidéo - Culture études n° 2009-1 - Janvier 2009.

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