AUDITION DE M. PIERRE MOSCOVICI, MINISTRE DE L'ÉCONOMIE ET DES FINANCES

(mardi 17 septembre 2013)

M. François Pillet, président . - Notre après-midi d'auditions s'achève avec l'audition de M. Pierre Moscovici, ministre de l'économie et des finances. Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Moscovici prête serment.

M. Pierre Moscovici, ministre de l'économie et des finances . - Je suis heureux de m'exprimer devant votre commission d'enquête. Dans une conjoncture où les Français sont mis à contribution pour sortir de la crise économique et sociale, la fraude et l'évasion fiscales sont insupportables. C'est pourquoi le gouvernement a fait de la lutte contre ces phénomènes une priorité absolue, lutte que le précédent rapport d'Eric Bocquet avait en son temps contribué à mettre en mouvement.

La lutte vise les paradis fiscaux, afin de resserrer l'étau autour des fraudeurs. Nous cherchons à nous doter des outils d'investigations adéquats, et à adapter les sanctions applicables pour éviter l'impunité. Votre commission d'enquête s'intéresse plus spécifiquement aux banques : sujet central. En tant que ministre de l'économie et des finances, mes principaux chevaux de bataille sont d'une part la lutte contre l'opacité fiscale et le secret bancaire, d'autre part la lutte contre le blanchiment.

Ces derniers mois ont été décisifs dans la lutte contre l'opacité fiscale et le secret bancaire au niveau international - qui est bien sûr le niveau d'action pertinent. À l'issue du G20 de Londres en 2009, le président de la République d'alors, Nicolas Sarkozy, avait annoncé : « Le secret bancaire est terminé ». Or il n'a pas été éradiqué. Je me garderai quant à moi des formules définitives, et dirai plutôt que le secret bancaire vacille, comme jamais auparavant. L'émergence d'un consensus au niveau européen et international pour promouvoir la transparence fiscale est un fait tout à fait inédit.

Sans l'adoption en 2010 par les États-Unis du Foreign account tax compliance act (Fatca), rien ne se serait produit. En obligeant les établissements financiers étrangers à fournir aux autorités fiscales américaines des informations détaillées sur les comptes bancaires détenus par les contribuables américains, cette loi a marqué un tournant. Nous sommes fondés à demander à nos partenaires européens, et bientôt à ceux du G20, une information équivalente à celle qu'ils fourniront aux États-Unis. De nombreux pays, et la France au premier chef, sont désormais désireux de faire du principe d'échange automatique d'informations un standard international, comme en témoignent les conclusions de la dernière réunion du G20 à Saint-Pétersbourg.

Nous n'avons nullement attendu les décisions internationales pour agir au plan national et bilatéral. En premier lieu, j'espère signer notre accord Fatca lors de ma prochaine visite à Washington, pour les assemblées générales du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale au mois d'octobre. Ensuite, la convention sur les successions que nous avons signée avec la Suisse au mois de juillet dernier contient des stipulations majeures en termes d'échanges de renseignements. Enfin, le projet de loi de lutte contre la fraude fiscale en seconde lecture à l'Assemblée nationale prévoit d'inscrire sur notre liste interne de paradis fiscaux tous les États qui refuseront de s'engager pour l'échange automatique d'informations. Un pas de géant a été accompli ces derniers mois.

Les banques jouent également un rôle essentiel en matière de lutte contre le blanchiment, en bloquant l'entrée dans le système de flux financiers illicites. Elles sont soumises à des obligations de vigilance et de déclaration auprès de Tracfin, mécanismes essentiels pour identifier les flux illicites et, le cas échéant, leur origine et leurs commanditaires. Le blanchiment repose historiquement sur un petit nombre de délits, comme le trafic de drogue, mais sa définition s'est élargie jusqu'à inclure la fraude fiscale. Le droit français en dispose ainsi depuis 2009, et la France a défendu avec les États-Unis cette conception du blanchiment au sein du Groupe d'action financière (Gafi).

Notre dispositif juridique anti-blanchiment implique de manière pleinement efficace nos établissements financiers. Depuis plusieurs années, ils ont pris conscience de leurs responsabilités dans ce domaine. Un pas supplémentaire a été franchi avec la loi de séparation et de régulation des activités bancaires du 27 juillet 2013. Celle-ci élargit d'abord le champ des déclarations de soupçon à Tracfin. Elle crée ensuite une nouvelle obligation de déclaration automatique et objective - même en l'absence de soupçon - de toute opération présentant un risque particulier en raison de son origine, de sa destination, ou de la nature de sa contrepartie. Ainsi d'une opération impliquant un trust . Tracfin en sort renforcé mais demeure dédié à la lutte contre le blanchiment, dont la fraude fiscale n'est qu'une composante possible.

J'en ai la certitude : un mouvement irréversible en faveur de la transparence s'est enclenché au niveau européen et international, sous la pression des États-Unis, des parlementaires et des opinions publiques. La France en est un acteur majeur.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - La liste française des Etats et territoires non coopératifs au plan fiscal vient d'être mise à jour, un peu tardivement. Les Philippines en sont sorties, les Îles Vierges britanniques, Jersey et les Bermudes y ont fait leur apparition. La Suisse, le Luxembourg, les Bahamas en sont absents. Comment expliquer la maigreur de cette liste, relativement à d'autres en vigueur dans le monde ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Cette liste est évolutive. Les critères en vigueur sont obsolètes, puisqu'ils s'appuient sur l'échange d'informations sur demande. En vertu de la loi de séparation des activités bancaires, cette liste inclura progressivement les États ne pratiquant pas l'échange automatique. Simultanément, nous progressons sur l'érection de ce principe en standard international. Le G20 s'est fixé jusqu'en 2015 pour y parvenir.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - D'après les premiers éléments de présentation du projet de loi de finances pour 2014, la lutte contre l'évasion fiscale rapportera 2 milliards d'euros supplémentaires. Grâce à quelles mesures ? Et quelles sont vos cibles ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Nous reviendrons en détail sur ces éléments dans le cadre du débat relatif à la loi de finances. La priorité donnée à la lutte contre la fraude fiscale a déjà porté ses fruits : le plan mis en oeuvre par la précédente loi de finances a porté le produit de cette lutte de 18 à 20 milliards d'euros. L'année prochaine, l'optimisation fiscale de la part des grandes entreprises et les régularisations feront partie de nos nouvelles priorités.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - Les déclarations d'intentions très fortes prononcées à l'issue du G8 en Irlande du Nord en juillet dernier, puis du G20 de Saint-Pétersbourg en septembre, témoignent, il est vrai, d'un changement de climat. Les opinions publiques s'indignent et font pression. Mais quelles mesures concrètes sont véritablement sorties des réunions internationales ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - L'acquis essentiel est la promotion de l'échange automatique d'informations comme standard international.

L'échange d'informations est une question centrale depuis le sommet du G20 de Londres en 2009. C'est alors que le forum mondial sur la transparence en matière d'échange d'informations fiscales s'est transformé et a commencé à évaluer la transparence effective de chacun des quelque 180 Etats qui le composent. La quasi-totalité de nos conventions bilatérales sont fondées sur l'échange sur demande : avec les plus récalcitrants de nos partenaires, les discussions sont âpres et les demandes doivent être très ciblées et précises pour ne pas être rejetées.

C'est pourquoi je me bats pour l'échange automatique d'informations. Sur ce dossier, la France a été une force d'impulsion majeure : dans un cadre franco-allemand d'abord, avec une première lettre signée par Wolfgang Schäuble et moi-même. Puis nous avons créé le groupe dit des cinq avec l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Espagne et l'Italie, avant d'être rejoints par la Pologne. Une majorité d'États membres nous a suivis, et nous avons manifesté le souhait, lors du conseil Ecofin du 14 mai 2013, de doter l'Union européenne d'un système d'échange automatique d'informations analogue, dans son champ et ses modalités, au système Fatca américain.

Nous poursuivons ce projet avec méthode : le week-end dernier, un autre conseil Ecofin informel a fourni l'occasion d'aborder à nouveau la question. Entre-temps, la Commission européenne a présenté au conseil Ecofin du 21 juin 2013 une proposition de révision de la directive relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal, pour élargir le champ de l'échange automatique au sein de l'Union européenne. Le texte révisé rendrait obligatoire l'échange sans conditions des informations relatives aux dividendes, aux plus-values et autres revenus financiers ainsi que les soldes des comptes payés, attribués ou détenus par un établissement financier au bénéfice direct ou indirect d'une personne physique d'un autre État membre. Simultanément, l'OCDE élabore un format d'échange universel d'informations. Ce standard, attendu pour début 2014, a vocation à s'appliquer au sein de l'Union européenne et dans le reste du monde au plus tard le 1 er janvier 2016, 2015 étant la date butoir fixée par le G20.

Notre droit interne a déjà pris la mesure de ces évolutions, puisque notre liste des États et territoires non coopératifs tiendra compte du respect du principe d'échange automatique d'informations, en vertu d'un amendement que j'ai fait adopter au projet de loi relatif à la fraude fiscale. Nous prendrons soin, lors des prochaines réunions du G20, d'éviter l'émergence de standards concurrents.

Le communiqué publié à l'issue du dernier G20 prévoit que les États prendront, en application du projet Base erosion and profit shifting (Beps) lancé par l'OCDE, des mesures de transparence applicables aux personnes morales que sont les sociétés, trusts et autres entités juridiques analogues. Nous avons été les premiers à soutenir ce projet, avec les Britanniques, les Espagnols et les Italiens. Parmi ces mesures figure la création de registres centralisés des bénéficiaires effectifs de ces entités. J'ai signé la semaine dernière avec Wolfgang Schäuble un courrier à l'attention de Michel Barnier demandant la modification en ce sens de la quatrième directive européenne anti-blanchiment.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - A quelles résistances se heurte votre volonté de favoriser la transparence ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Un mouvement politique européen et international puissant est à l'oeuvre. Certains États ayant intérêt au secret bancaire sont néanmoins réticents au changement, y compris près de nous : au sein de l'Union européenne, l'Autriche et le Luxembourg ; au dehors, la Suisse. Les accords que j'ai passés avec la Suisse avant l'été, et les discussions que nous avons au sein du G20 ou de l'Union européenne témoignent toutefois d'une irrésistible convergence vers l'adoption des standards internationaux. Le délai de deux ans fixé lors du dernier G20 peut paraître long : il est en réalité extrêmement court.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - Où en sommes-nous des discussions avec la Suisse ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - J'ai signé avec mon homologue Eveline Widmer-Schlumpf une convention sur les successions. Il revient à la ministre, ainsi qu'au conseil fédéral qui l'a approuvé, de porter ce texte devant le conseil national ; et devant les cantons, ce qui sera plus compliqué...

Nous poursuivons le débat sur l'échange automatique d'informations : d'ici 2015, la Suisse devra se conformer à ce standard à vocation universelle. Le G20 a publié un communiqué unanime. Il indique - cela n'a pas été facile à obtenir - une date de mise en oeuvre et mentionne le plan d'action de l'OCDE. Ce fut difficile à obtenir mais désormais tous les États sont contraints d'en tenir compte.

M. François Pillet, président . - Les flux démesurés d'argent liquide constatés par les douanes dans la période récente sont-ils en partance du territoire, ou y reviennent-ils ?

Nos auditions convergent vers l'idée que le dumping fiscal ne peut être combattu que par l'harmonisation fiscale. Que fait le gouvernement pour la promouvoir ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Au premier trimestre 2013, la valeur des infractions constatées n'a augmenté que de 1,1 % par rapport au trimestre précédent. Ces chiffres sont très volatils. La hausse s'explique par une opération d'ampleur exceptionnelle. L'idée selon laquelle des personnes quittent le territoire avec des valises de billets plaît beaucoup car elle est facile à raconter, mais elle est complètement fausse. J'ajoute que l'échange automatique d'informations privera bientôt ce genre de démarches de tout intérêt.

La France est historiquement très favorable à l'harmonisation fiscale européenne. À la différence de la fiscalité indirecte, les décisions relatives à la fiscalité directe sont prises à l'unanimité. Nos priorités sont d'une part l'assistance administrative entre États membres, au moyen des directives sur la coopération administrative en matière fiscale, sur la fiscalité de l'épargne et sur l'assistance administrative en matière de regroupement des créances fiscales ; d'autre part l'élimination des risques de double imposition des entreprises avec les directives mères-filles, intérêts-redevances, et fusions.

Nous promouvons auprès de nos partenaires le projet Beps, afin de lutter plus efficacement contre l'érosion des bases fiscales. Le Conseil européen, à l'initiative de la France, a demandé à l'Union européenne de prendre part à ses travaux, y compris par voie d'harmonisation législative. La France a en outre demandé à la Commission européenne de réfléchir à la fiscalité du numérique, qui devrait être à l'ordre du jour du Conseil européen en octobre prochain. Enfin, la France continue de soutenir le projet d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (Accis), directive censée simplifier la vie des entreprises et remédier à la concurrence fiscale. Je ne vous cache pas que l'accord de tous les États membres sur ce projet ambitieux sera très difficile à obtenir.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Le gouvernement a engagé de nombreuses initiatives pour lutter contre la fraude et l'évasion fiscales. Mais ne pourrait-on pas aller plus loin que l'automaticité des échanges, en instaurant un droit de suite à l'étranger sur les contribuables français ? Les États-Unis l'ont fait : comment expliquez-vous que l'Europe, ou à défaut la France, ne s'y emploie pas ?

La taxation des transactions financière est un outil de justice. Vous paraît-il efficace pour limiter l'évasion fiscale ?

Nos auditions nous ont convaincus de l'avance technique et technologique que prenaient systématiquement les fraudeurs sur chaque nouvelle législation. Le ministère des finances a-t-il les outils d'anticipation adéquats ? Quels liens entretient-il avec la justice et les services de renseignement ?

Certaines banques victimes de fraudes bénéficient d'avantages fiscaux. L'affaire Kerviel a ainsi procuré à la Société générale un allègement de 1,7 milliard d'euros. Le Conseil d'État soumet l'éligibilité à ces avantages à l'absence de collusion au sein des instances dirigeantes de la banque, au bon fonctionnement des méthodes de contrôle, et à la réalité de la fraude - ce qui pose des problèmes de mesure. Je vous ai adressé un courrier à ce sujet : le cadre légal existant est-il satisfaisant ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Les 120 conventions bilatérales que nous avons signées s'opposent au droit de suite. Il y a là une difficulté. Il faudrait s'écarter de nos principes légaux et conventionnels pour l'imposition des contribuables ne résidant pas en France. Les objectifs d'une telle réforme devraient en outre être clarifiés. L'enjeu de l'échange automatisé des informations porte d'abord sur les contribuables actuels.

Nous soutenons le projet de taxe sur les transactions financières - une autre initiative franco-allemande, puisque c'est, là encore, d'une lettre que j'ai cosignée avec Wolfgang Schäuble que tout est parti. Des partenaires nous ont rejoints, si bien que nous avons pu présenter une coopération renforcée. La Commission européenne a effectué un travail de qualité. Nous ne le reprenons toutefois pas intégralement. C'est que le ministre de l'économie français que je suis tient à protéger notre place financière européenne continentale, Euronext. C'est un élément de souveraineté non négligeable. La taxe verra le jour, et portera sur un grand nombre de produits, dont certains dérivés. Le gouvernement français n'a en rien renoncé et je ne renie pas ce que j'ai dit dans le passé. Nous cherchons le bon calibrage. L'application à un champ géographique très large limiterait les contournements de législation. Quoi qu'il en soit, on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'un outil de lutte contre la fraude.

Nous réfléchissons à inclure les services de recherche de l'administration fiscale au sein de la communauté française du renseignement. Il existe déjà de très nombreux échanges, formels et informels, avec les forces de police et l'autorité judiciaire. J'ai eu l'occasion de visiter un certain nombre de services de mon ministère : la course juridique et technologique avec les fraudeurs est une préoccupation de tous les jours. Je tiens d'ailleurs à rendre hommage à l'exceptionnelle qualité de notre administration fiscale, composée de personnes douées et motivées.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - En nombre suffisant ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Ils sont 120 000 à la direction générale des finances publiques, donc oui. Cela étant, le ministère des finances participe à l'effort demandé à l'ensemble des administrations publiques. Cet effort est accru cette année encore, puisque 2 350 emplois ne seront pas renouvelés, dont presque 2 000 à la DGFIP. Notez que les effectifs des vérificateurs font partie des priorités définies dans le plan stratégique piloté par le directeur lui-même : ils seront donc sanctuarisés.

Je m'efforcerai de répondre le plus vite possible à votre courrier relatif à l'affaire Kerviel, dans les limites du secret fiscal...

M. Jacques Chiron . - L'attitude des États à l'égard de l'évasion fiscale change rapidement. Vous avez évoqué la piste de la taxation des multinationales du secteur numérique, qui se soustraient aisément à l'impôt. L'audition du directeur de l'OCDE l'a mis en exergue : le souci était naguère de limiter la double imposition, mais nous sommes maintenant à l'ère de la double non-imposition... Avec la complicité, il faut le dire, de certains États, certains étant membres de l'Union européenne, comme le Luxembourg ou l'Irlande.

Le G20 a manifesté son désir de suivre les recommandations de l'OCDE. Êtes-vous confiant sur leur rapidité de mise en oeuvre ? Les sommes en jeu sont énormes. De plus, comment peut-on agir plus vite au niveau européen pour empêcher les deux États les plus récalcitrants, qui partagent notre monnaie, d'affaiblir la zone euro ?

Mme Nathalie Goulet . - Certaines de nos conventions fiscales ressemblent à un sketch de Coluche : « plus tu peux payer, moins tu payes ». Celle qui nous lie au Qatar fait de la France un paradis fiscal. Envisagez-vous de revoir ces conventions ?

Nous tolérons les paradis fiscaux puisque nous acceptons, pour soutenir notre industrie de la défense et de l'armement, que nos sociétés - mais les autres font de même - les utilisent pour effectuer leurs transactions... N'y a-t-il pas là une grande hypocrisie ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Nous avons été les premiers à nous emparer des questions relatives au numérique. Ce sujet a été évoqué dans le cadre de l'initiative Beps. Nous avons en outre obtenu que ce sujet soit inclus dans le champ des conclusions du dernier G20. Peut-on agir plus vite ? Le Conseil national du numérique traduit ces exigences au plan interne. Tout s'inscrit en définitive dans un même calendrier, qui nous contraint à travailler à la conception du Fatca européen et à l'élaboration des standards de l'OCDE d'ici 2015.

La convention signée en 2007 par le précédent président de la République n'est certes pas la moins généreuse, mais elle n'a nulle valeur de modèle et nous n'excluons pas de la rediscuter. Il n'a jamais été question, dans le cadre de la loi bancaire, d'interdire à nos banques d'investir dans les paradis fiscaux, car il y a des réalités économiques et industrielles à prendre en compte. Notre démarche consiste plutôt à mieux connaître l'activité de ces places pour détecter les flux anormaux. La renégociation des conventions fiscales pour lutter contre les abus est une priorité. L'affaire du Qatar est un précédent qui ne se reproduira pas. Nous travaillons beaucoup avec nos partenaires européens ; et la convention sur les successions signée avec la Suisse témoigne de notre volontarisme en la matière. La Suisse a accepté sous la pression d'adapter un droit devenu obsolète.

M. Yvon Collin . - Merci d'éclairer notre commission d'enquête. Nous saluons votre forte mobilisation sur toutes ces questions.

Toutefois, les poursuites pour fraude fiscales sont peu nombreuses, ce qui peut donner aux fraudeurs un sentiment d'impunité. La répression pénale de la fraude est-elle suffisante ? Le « verrou de Bercy » n'est pas, à cet égard, sans nous poser problème.

Il a été suggéré lors d'une précédente audition que 25 années seraient nécessaires pour procéder aux opérations de régularisation prévues dans la circulaire du 25 juin 2013 avec les moyens existants. Pouvez-vous nous rappeler ceux-ci et nous dire comment vous compter les mettre à niveau ?

M. Philippe Dominati . - Au cours de la précédente commission d'enquête, nous avons eu des difficultés à estimer la fraude fiscale et nous étions étonnés de l'absence d'instruments de mesure fiables. Après deux ans de lutte redoublée contre la fraude, êtes-vous davantage en mesure d'évaluer le phénomène ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Nous pouvons mieux faire en termes de poursuites. C'est pourquoi le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale durcit les sanctions et donne davantage de pouvoirs à la justice et à l'administration. La direction nationale des vérifications de situations fiscales a mis en place un service dédié composé de vingt agents. Il ne faudra pas 25 ans pour traiter les 1 500 dossiers qui ont été déposés...

Par définition, la fraude fiscale ne se chiffre pas.

M. Philippe Dominati . - On peut affiner les estimations.

M. Pierre Moscovici, ministre . - Le chiffre le plus couramment avancé, d'origine syndicale - mais les syndicats ne sont pas les plus mal informés - est celui de 50 à 60 milliards d'euros. Les travaux en cours sur la TVA estiment la fraude à 10 milliards d'euros, ce qui est très significatif. J'étais hier dans le Cher avec le député Yann Galut pour travailler sur ce sujet prioritaire. L'ordre de grandeur est analogue pour l'impôt sur les sociétés. Je le répète, la fraude est évaluable, mais pas chiffrable.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - Nous sommes tous convaincus de la qualité de l'administration fiscale. J'en veux pour preuve l'engouement des banques à recruter dans la haute administration les meilleurs de leurs agents conseils en fiscalité...

Que vous inspire la présence considérable des banques françaises dans les paradis fiscaux ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Sans doute les banques recrutent-elles de bons agents de l'administration fiscale : les meilleurs lui restent néanmoins fidèles.

La loi de séparation bancaire est précisément destinée à faire la transparence sur les activités des établissements. En tant que ministre des finances, je dois répondre à la demande de moralisation exprimée par les parlementaires, mais aussi faire preuve de pragmatisme : il faut lutter contre les activités prohibées sans obérer la compétitivité d'un secteur qui emploie 400 000 personnes. Les stress-tests conduits dans le cadre de l'union bancaire ont révélé la solidité de nos établissements systémiques. Nous n'avons pas d'inquiétude.

Dans certaines opérations, le passage par tel pays est une exigence. Elle ne justifie certes pas tout, et le niveau de transparence exigé par la loi bancaire est élevé. Au fur et à mesure de l'application de la loi, les banques apprendront à faire la distinction entre le nécessaire et l'injustifiable. L'inclusion des Bermudes dans notre liste d'États et territoires non coopératifs montre que nous ne baissons pas la garde. Tout nous ramène à l'échange automatique d'informations : sa mise en oeuvre dans les deux ans à venir nous permettra d'élargir cette liste.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - L'affaire Kerviel, à qui sa banque a fait porter le chapeau de ses pertes, est emblématique des évolutions récentes du monde de la finance. Ne peut-on s'interroger sur la responsabilité de dirigeants qui annoncent un retour sur investissement de 20%, niveau impossible à atteindre sans d'excessives prises de risques ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - Je n'étais pas ministre de l'économie et des finances lorsque l'affaire a éclaté. De plus, je suis tenu au secret fiscal, et des procédures judiciaires sont en cours. Je peux vous dire néanmoins que les choses vont changer : le taux de rentabilité et de risque ne sont déjà plus les mêmes. La loi de séparation bancaire a en outre renforcé le contrôle prudentiel en introduisant le principe « qui faute, paie ». Jusqu'à présent, les déposants supportaient les conséquences des imprudences des dirigeants. Désormais, ce sont les actionnaires qui seront sollicités. De surcroît, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution est à présent dotée du pouvoir de démettre les dirigeants convaincus d'incompétence. Enfin, le contrôle des traders et des desks de trading est renforcé, de sorte que les affaires de type Kerviel sont reléguées derrière nous.

M. Éric Bocquet , rapporteur . - Quelle réaction vous inspire la demande faite par certaines banques suisses à leurs clients de présenter des garanties de conformité fiscale ?

M. Pierre Moscovici, ministre . - J'y vois un signe que le secret bancaire vacille. Les banques suisses commencent à prêter attention à leur réputation. La pression internationale, celle des parlementaires et des opinions publiques convergent pour éradiquer les pratiques indéfendables. Nous sortons de l'idée que ces comportements existeront toujours. Aucun acteur ne pourra résister au mouvement en cours pour élaborer un droit nouveau à l'échelle internationale.

M. François Pillet, président . - Monsieur le ministre, merci.

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