AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Entre terre et mer, le littoral est un territoire à la fois riche écologiquement mais aussi très convoité. Il représente 9 000 km de rivages en métropole, dont 3 300 km pour la seule Bretagne, et 2 200 km de rivages pour les départements d'outre-mer. Il est constitué à 35 % de côtes sableuses, 40 % de côtes rocheuses et 25 % de marais et vasières.

Cet espace est investi de nombreuses attentes contradictoires. Entre une attractivité résidentielle croissante, une activité touristique toujours plus marquée et des activités maritimes traditionnelles en perte de vitesse, le patrimoine naturel, riche et fragile, est menacé.

La loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral (loi Littoral) a été instaurée pour préserver la qualité des paysages et de l'environnement littoral. Cette loi d'aménagement ne cherche pas pour autant à limiter le développement des territoires littoraux : elle promeut les principes de gestion équilibrée et de développement durable et maîtrisé de ces espaces.

La loi Littoral a été adoptée à l'unanimité, en dépit des réserves formulées à l'époque par le Sénat sur l'imprécision de certaines dispositions, un an après l'entrée en vigueur de la loi « soeur » n° 85-30 du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne (loi Montagne). Elle est aujourd'hui l'objet d'un consensus, à la fois sur sa nécessité et sur les difficultés posées par sa mise en oeuvre.

Si elle a incontestablement et heureusement freiné le « bétonnage » de nos côtes, force est de constater que l'esprit de cette loi est souvent mis à mal. L'imprécision de ses dispositions génère des crispations, exacerbées par un abondant contentieux dans lequel le juge s'écarte parfois de la volonté du législateur et fait prévaloir la dimension environnementale sur toute autre considération.

Les collectivités locales ayant une façade littorale rencontrent ainsi des difficultés pour aménager leur territoire. Les élus locaux, qui cherchent à organiser le développement, à la fois pour les populations résidentes et pour mieux accueillir les flux touristiques, sont confrontés à une application abstraite, instable et hétérogène des dispositions de la loi. Ils ont perdu le pouvoir d'impulser une vision sur le bord de mer : au lieu d'être une zone d'aménagement du territoire, le littoral est devenu le terrain d'une confrontation juridictionnelle entre des intérêts divergents. En conséquence, de nombreuses personnes sont confrontées à des situations financières et juridiques inextricables, aux conséquences parfois dramatiques.

Pour autant, les élus ne souhaitent pas l'abrogation de la loi Littoral, dont le bien-fondé ne saurait être remis en cause. Leur but n'est pas de bétonner en paix le littoral français, contrairement à une idée largement répandue dans les médias dès qu'une proposition de réforme est avancée.

Ils souhaitent simplement rompre avec les comportements antérieurs, en oubliant l'approche technocratique qui omet de s'adresser à ceux qui « font » le littoral au quotidien. Le coeur du problème réside dans la territorialisation inachevée, voire à peine ébauchée, de la loi Littoral. Cette situation trahit un manque de confiance patent à l'encontre des élus locaux, par une administration qui n'a jamais véritablement accepté la décentralisation des compétences d'urbanisme.

Ainsi, depuis près de trois décennies, les rapports se succèdent pour tenter d'analyser les difficultés d'application de cette loi. Les services de l'État et les élus locaux aboutissent d'ailleurs aux mêmes constats mais divergent sur les réponses à y apporter. L'administration suggère un meilleur accompagnement des collectivités dans l'élaboration de leurs documents de planification afin de résoudre les problèmes, ce qui relève au mieux du déni de réalité, au pire d'une volonté de conserver la maîtrise de l'urbanisme littoral.

En attendant, dominé par une vision abstraite et juridique, le littoral pâtit d'un affrontement stérile entre protection et aménagement, qui fige le développement des territoires concernés.

Dans ce contexte, la commission du développement durable a décidé, le 20 février 2013, de confier à deux de ses membres, Odette Herviaux et Jean Bizet, l'élaboration d'un rapport sur les difficultés d'application de la loi Littoral.

En lien avec les membres du groupe d'études Mer et littoral, vos rapporteurs ont souhaité répondre, de manière aussi concrète que possible, aux préoccupations exprimées par les élus locaux. Bien que le cadre de la loi Littoral dépasse largement le champ de l'urbanisme, les travaux ont été restreints aux dispositions des articles L. 146-1 à L. 146-9 du code de l'urbanisme, qui concentrent l'intégralité des critiques. Il s'agit en effet de s'interroger sur des règles qui rendraient, par exemple, inconstructible une grande partie du territoire des Pays-Bas. Par souci de cohérence, l'outre-mer a été exclu du champ de ce travail, en raison de la spécificité des problèmes qui s'y posent et qui pourront utilement faire l'objet d'une nouvelle étude.

A l'occasion des nombreuses rencontres et des déplacements effectués dans la Manche, dans le Morbihan, en Corse, en Savoie et Haute-Savoie, vos rapporteurs ont réalisé que les difficultés juridiques identifiées sont indissociables de facteurs humains et institutionnels. Ainsi, sans écarter la possibilité d'aménagements ponctuels, ils préconisent moins une refonte du dispositif législatif, qu'une réforme de ses modalités concrètes d'application, afin de répondre à la fois aux besoins exprimés par les différentes parties prenantes et à la volonté initiale du législateur.

I. LE PROBLÈME JURIDIQUE : UNE LOI DIFFICILE D'APPLICATION SANS TERRITORIALISATION

La loi Littoral est souvent qualifiée de loi de développement durable avant l'heure : plutôt que d'imposer des normes précises, elle demande aux communes littorales de rechercher un équilibre entre urbanisation et préservation de la nature .

Pour cette raison, certaines de ses notions sont un peu difficiles à appréhender juridiquement. Elles nécessitent un effort d'interprétation et de planification, qui n'a malheureusement pas été pleinement assumé.

A. UN DISPOSITIF GLOBALEMENT MAL COMPRIS

La bonne application de la loi Littoral dépend avant tout de la compréhension de sa finalité et de ses objectifs.

1. Les objectifs : une loi de développement durable

La loi Littoral n'est pas une loi de protection de l'environnement. Elle est avant tout une loi transversale d'aménagement et de mise en valeur des activités , qui prévient les excès de l'urbanisme et prend en compte la qualité des eaux littorales. En ce sens, elle peut être considérée comme un texte précurseur en matière développement durable.

L'article premier de la loi énonce ses objectifs, qui sont aujourd'hui codifiés à l'article L. 321-1 du code de l'environnement.

ARTICLE L. 321-1 DU CODE DE L'ENVIRONNEMENT

I. - Le littoral est une entité géographique qui appelle une politique spécifique d'aménagement, de protection et de mise en valeur .

II. - La réalisation de cette politique d'intérêt général implique une coordination des actions de l'État et des collectivités locales, ou de leurs groupements, ayant pour objet :

1° La mise en oeuvre d'un effort de recherche et d'innovation portant sur les particularités et les ressources du littoral ;

2° La protection des équilibres biologiques et écologiques, la lutte contre l'érosion, la préservation des sites et paysages et du patrimoine ;

3° La préservation et le développement des activités économiques liées à la proximité de l'eau, telles que la pêche, les cultures marines, les activités portuaires, la construction et la réparation navales et les transports maritimes ;

4° Le maintien ou le développement, dans la zone littorale, des activités agricoles ou sylvicoles, de l'industrie, de l'artisanat et du tourisme.

Les quarante-deux articles de la loi Littoral concernent de nombreux domaines comme la qualité des eaux, la gestion du domaine public maritime et fluvial, la réglementation des plages, le classement des communes touristiques ou encore la répartition des compétences entre l'État et les collectivités. Cette loi clarifie en particulier les procédures de délimitation du rivage de la mer et consacre le principe de l'usage libre et gratuit des plages.

Pourtant, la loi Littoral est essentiellement connue par le biais des dispositions particulières du code de l'urbanisme qui reposent sur deux grands principes : limiter l'urbanisation et la privatisation du front de mer (principe d'accès) ; orienter le développement vers l'arrière-pays tout en évitant le mitage (principe de continuité).

2. La méthode : une loi d'avant-garde

La loi Littoral est à la fois une loi de droit et une loi de géographie , ce qui la rend particulièrement sensible. C'est une loi qui exige une vision : elle n'a de sens qu'à condition de savoir ce que l'on souhaite comme littoral.

a) Un recours précoce à l'expérimentation

La loi Littoral est loin d'être un « acte réflexe » : rarement une loi aura été préparée par un aussi long processus de maturation. De nombreuses tentatives d'encadrement infra-législatif se sont succédées dans les dix années qui ont précédé son adoption, avec en particulier :

- l'instruction ministérielle du 4 août 1976 concernant la protection et l'aménagement du littoral ;

- la directive d'aménagement national relative à la protection et l'aménagement du littoral, approuvée par le décret n° 79-716 du 25 août 1979 (directive « d'Ornano »).

Le Conseil d'État leur a dénié tout caractère réglementaire, mais ces textes à la valeur juridique incertaine ont permis l'expérimentation des grands principes de la loi Littoral : éviter l'urbanisation linéaire du bord de mer, aménager en profondeur, prévoir des coupures naturelles, préserver une bande de cent mètres.

b) Une loi d'interprétation

Il n'existe pas un littoral, mais des littoraux . Pour englober cette hétérogénéité, les concepts de la loi Littoral sont nécessairement vagues. C'est pourquoi, elle se limite à énoncer certains principes, comme la préservation des espaces proches du rivage ou des espaces remarquables, qui nécessitent une doctrine locale d'interprétation, co-élaborée par l'administration, les élus locaux et les populations concernées.

Ce type de loi-cadre est aujourd'hui fréquent dans le domaine de la protection de l'environnement et du développement durable, en particulier au niveau européen. Il s'agit pour l'essentiel d'un droit réaliste d'inspiration anglo-saxonne qui permet une lecture plus fine du territoire . Il repose sur une obligation de résultat et accorde une place plus importante au juge chargé de son interprétation.

Ainsi, les contradictions de la loi Littoral résultent de son intégration imparfaite dans notre système de droit légicentriste d'inspiration romano-germanique, qui suppose la définition de règles précises et de périmètres rigides. Ce système repose davantage sur une obligation de moyens et le juge n'y est que « la bouche de la loi » pour reprendre l'expression de Montesquieu.

c) Un indispensable travail prospectif

À l'état de la société doit correspondre un état du littoral . Le point d'équilibre entre protection et développement résulte de cette vision collective.

Dès l'origine, le rapport Piquard 1 ( * ) sur la « France côtière » s'est voulu prospectif : les membres du groupe étaient sollicités pour livrer leur vision du littoral en 2020. Les propos tenus à l'époque par Jean Fourastié l'illustrent : « On sera tellement nombreux qu'on ne pourra plus être propriétaire privé sur le littoral, il faut donc qu'à 20 km on établisse une frontière au-delà de laquelle on achètera des tickets pour se promener, pour dormir (...) sur le littoral. Et chaque année, on consacrera une petite somme pour racheter les propriétés sur le littoral 2 ( * ) . »

Cette vision analytique et prospective de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) 3 ( * ) manque cruellement à l'actuelle politique du littoral .

3. La réalité : une loi incomprise

La plupart du temps, l'application de la loi Littoral ne pose pas de difficulté majeure. Quelques départements concentrent cependant l'essentiel des problèmes , comme la Manche, le Var, les Côtes d'Armor ou la Charente Maritime. En général, les crispations sont d'emblée aiguës lorsqu'elles existent.

a) Les principales critiques : hétérogénéité, iniquité, incohérence

Les élus se plaignent surtout de l' application à géométrie variable de la loi Littoral. Ce grief d'hétérogénéité est alimenté par l'absence de vision et de pilotage par l'État de l'aménagement littoral, la prédominance des politiques sectorielles (énergie, risques, biodiversité, eau) et l'insuffisante prise en compte de la loi dans les documents d'urbanisme.

Ils mettent également en avant un paradoxe structurel de la loi, que Jérôme Polverini, maire de Pianottoli-Caldarello, résume ainsi : « les gros grossissent et les maigres maigrissent ». Autrement dit, les communes littorales les plus urbanisées ont beaucoup plus de facilité à se développer que les communes vertueuses qui ont cherché à préserver le patrimoine naturel. L'effet de signal est désastreux.

Enfin, ils dénoncent l' incohérence des politiques publiques , par exemple lorsque la loi Littoral empêche la mise aux normes de certaines installations, rendue pourtant obligatoire par d'autres dispositions législatives.

b) Une loi stigmatisée à l'envi

En rationnant l'espace disponible, la loi Littoral exacerbe les conflits liés à l'utilisation du sol. Que les contradictions soient réelles ou supposées, elle est stigmatisée dans la plupart des cas alors même qu'elle n'est pas toujours à l'origine des difficultés rencontrées .

La confusion est d'abord formelle, puisque la loi Littoral a perdu une grande partie de sa lisibilité en raison de son éclatement dans de nombreux codes : code général des collectivités territoriales (pouvoir de police des maires), code général de la propriété des personnes publiques (régime du domaine public maritime), code de l'environnement (régime des extractions), code de l'urbanisme (servitudes d'urbanisme).

Surtout, cette loi s'inscrit dans un espace juridique qui est aujourd'hui saturé par le cumul de normes protectrices de tous ordres (réglementaire, législatif, européen) aux finalités parfois contradictoires. Cette multiplication des contraintes alimente les conflits, juridictionnalise le littoral, et finit par dresser, à l'échelle locale, une partie des habitants contre les autres.

LE CUMUL DES PROTECTIONS SUR LE LITTORAL

La loi Littoral s'insère dans un ensemble de zonages plus ou moins contraignants. Ceux-ci ne sont pas spécifiques au bord de mer. Ils y sont néanmoins présents en grand nombre, en raison de la richesse écologique de l'espace littoral. On distingue notamment :

- les protections réglementaires (par décret ou arrêté) ou contractuelles : sites inscrits et classés, réserves naturelles, parcs nationaux, parcs naturels régionaux, arrêtés préfectoraux de protection de biotope, réseau Natura 2000 (zones de protection spéciale, zones spéciales de conservation et sites d'intérêt communautaire), zones humides ;

- les protections foncières : zones de préemption, terrains maîtrisés par le Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres, espaces naturels sensibles acquis par les conseils généraux ;

- les inventaires : zones naturelles d'intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF).

Chaque statut de protection a des objectifs et des modes de gestion spécifiques. Ces zonages ne sont pas exclusifs les uns des autres : un même territoire peut être concerné par plusieurs d'entre eux.

L'Observatoire national de la mer et du littoral (ONML) a publié, le 4 décembre dernier, une étude portant sur les « Milieux naturels protégés par voie réglementaire, foncière et contractuelle dans les communes littorales métropolitaines en 2013 ». En raison de données manquantes, le recensement des zonages n'est pas totalement exhaustif, mais il donne une idée de la spécificité du littoral en matière de cumul des protections, par rapport au reste du territoire métropolitain.

NOMBRE ET TYPES D'ESPACES PROTÉGÉS PAR COMMUNE EN 2013

Source : Observatoire national de la mer et du littoral


* 1 DATAR/Michel Piquard, Perspectives pour l'aménagement : le littoral français, rapport au Gouvernement (1973).

* 2 Le rapport sera à l'origine de la création du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres (CELRL).

* 3 Aujourd'hui Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR), prochainement intégrée au Commissariat général à l'égalité des territoires dont la création est prévue en 2014.

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